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Introduction

Les compositions dessinées sur bois par M. Adolphe Menzel pour les Œuvres de Frédéric le Grand sont ici publiées en dehors du texte auquel elles servent d'illustrations. Un premier tirage à part, fait à 300 exemplaires et mis en vente au prix de 375 francs, a été rapidement épuisé. Ces compositions furent commandées en 1843 à l'artiste, qui, dans ses dessins pour le livre populaire de Franz Kugler, la Vie de Frédéric le Grand (Leipzig, 1840), venait de faire preuve d'une connaissance profonde de l'esprit et de la physionomie de l'Allemagne au XVIIIe siècle, en même temps que sa puissance et sa richesse d'invention témoignaient des plus hautes et des plus personnelles qualités d'illustrateur.

Cette Vie de Frédéric le Grand est une pierre angulaire dans l'oeuvre de M. Menzel; il convient d'en dire quelques mots. Comme le remarquait si justement Duranty, dans la Gazette des Beaux-Arts, M. Adolphe Menzel

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y affirme déjà un art „net, ferme, pénétrant, pour qui rien ne va sans la science et l'exactitude“ . Les dessins qui ornent les premières pages furent confiés à des graveurs parisiens. Le résultat fut loin d'être satisfaisant; l'artiste reprochait, non sans raison, à ces graveurs, interprètes habituels des Tony Johannot, des Devéria et des Célestin Nanteuil, „une habileté mécanique qui avait le défaut de ramener tout dessin original à une même adroite et banale interprétation“ . Le reste de l'ouvrage fut livré à des graveurs allemands que l'artiste dirigea lui-même et qu'il habitua aux procédés rigoureux du fac-similé. Les meilleurs de ces graveurs furent Bentworth, Unzelmann et Albert Vogel. Cet effort intéressant donna le signal d'une résurrection de la gravure sur bois, en Allemagne.

On voit grandir et s'affermir, dans cette suite de 400 illustrations, le talent et l'originalité de M. Menzel. „L'artiste a commencé sous l'influence de souvenirs, de modèles; nos vignettes le préoccupent. Puis, peu à peu, de page en page, en montant jusqu'à la fin, composition, dessin et gravure s'animent, deviennent personnels; la lumière se distribue mieux, l'accent est plus vif et plus aigu, les gestes sont plus naturels, le mouvement prend plus de hardiesse; la coupe, les aspects, les groupements deviennent plus inattendus. Avec le dernier chapitre, un grand artiste est fait.“

Le roi Frédéric-Guillaume IV désirait précisément, vers la même époque, élever à la mémoire de son illustre ancêtre un monument digne de lui, en publiant une édition de luxe de ses Oeuvres complètes. Le travail fut confié à l'Académie des Sciences de Berlin et spécialement à l'historiographe du Brandebourg, au professeur Preuss. Cette édition devait être établie avec le plus grand luxe artistique, et le texte illustré par des gravures en taille-douce et de nombreuses vignettes sur bois.

Elle n'était pas destinée à entrer dans le commerce. Le roi s'était réservé d'en distribuer exclusivement les exemplaires, soit comme cadeaux à des personnages princiers, à des bibliothèques publiques, soit comme marque de haute faveur à quelques hommes de distinction. Les Oeuvres de Frédéric le Grand forment dans cette édition trente forts volumes

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in-quarto, imprimés avec le plus grand soin typographique par Decker, imprimeur de la cour, plus un volume de Table générale des matières avec Plans. M. Adolphe Menzel fut chargé de dessiner deux cents vignettes sur bois, destinées à être intercalées dans le texte. Ce grand travail, commencé à la fin de l'été de 1843, fut terminé à la Noël de 1849. L'exécution des gravures dessinées sur le bois par M. Menzel fut partagée entre Unzelmann, Hermann Müller, et Albert et Otto Vogel, c'est-à-dire confiée à la plupart des artistes qui s'étaient déjà, dans la gravure des dessins de la Vie de Frédéric, de Kugler, identifiés avec la manière du maître. Sur les deux cents vignettes, 53 ont été gravées par Unzelmann, 27 par Hermann Müller, 46 par Albert Vogel, 55 par Otto Vogel, et 19 en commun par Müller et Unzelmann. A tous M. Adolphe Menzel a rendu ce témoignage, qu'ils avaient „atteint la perfection de la fidélité dans le rendu de son dessin“ .

Presque toutes ces illustrations sont des vignettes, sous forme de culs de lampe, pour les principaux chapitres des écrits historiques, philosophiques et poétiques de Frédéric II, pour ses lettres et ses instructions militaires, réunis dans ses Oeuvres complètes. L'artiste avait été emprisonné dans un cadre rigoureux. Aucune de ces vignettes ne pouvait dépasser en largeur la dimension maximum de douze centimètres. Le dessin fait pour le titre de la nouvelle édition raille plaisamment la chose. Nous en donnons plus loin la reproduction. Un amour enfermé dans l'ouverture d'un compas mesure un espace de „douze centimètres maximum!“ Au-dessous les mots: Hic, hic salta!

On trouve rarement, dans les compositions de M. Menzel, l'interprétation de passages déterminés; l'artiste ne s'est pas astreint à suivre le texte directement et servilement. La plupart du temps, ses vignettes sont des variations libres sur des thèmes indiqués ou suggérés par le morceau littéraire, des tableaux d'évènements antérieurs, ou la représentation artistique d'idées à peine exprimées et lues, pour ainsi dire, entre les lignes. Ses compositions historiques reflètent avec la fidélité d'un miroir les époques auxquelles elles se rapportent; ses portraits sont dessinés d'après les origi-

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naux et les documents les plus authentiques, et presque toujours selon le sens dans lequel les personnages sont traités par le royal écrivain.

Un grand nombre de ces illustrations sont purement allégoriques ou emblématiques. C'est là que M. Menzel a été le moins enchaîné par le texte. C'est aussi, il faut l'avouer, la partie de son oeuvre qui sera la moins goûtée et la moins comprise du public français. La pensée y est toujours puissante, originale, incisive, mais souvent surchargée de détails et d'intentions qui en alourdissent et même en obscurcissent l'expression. Le secours d'un argument explicatif devient indispensable.10-1

Toutes ces vignettes étaient demeurées jusqu'ici à peu près inconnues du grand public, aussi bien en Allemagne qu'à l'étranger. Autant l'ouvrage de Kugler était populaire de l'autre côté du Rhin, autant celui-ci était ignoré. Perdue dans les trente volumes de l'édition officielle, cette oeuvre, où l'artiste avait dépensé des trésors de verve, d'esprit et d'imagination, serait restée pour toujours dérobée à l'admiration des amateurs, si l'administration du Musée de Berlin, dépositaire des bois originaux, ne s'était décidée à autoriser un tirage spécial des illustrations de M. Menzel.

La présente édition est donc un tirage à part, destiné à populariser un monument d'art de premier ordre et à mettre à la disposition du public français une oeuvre qui par beaucoup de côtés touche à la vie politique, artistique et littéraire de notre pays, pendant le XVIIIe siècle, et dans laquelle revivent tant de figures françaises.

En effet, le sujet ne nous tient-il pas de près et l'histoire de Frédéric II n'est-elle pas intimement mêlée à notre histoire? Les philosophes, les beaux esprits, toutes les personnalités éminentes de la France, avec lesquelles le roi de Prusse correspondait ou qu'il avait attirées à sa cour, les généraux de la guerre de Sept ans, les savants et les artistes de l'époque reviennent constamment sous le crayon de M. Menzel: M me de Pompadour, Voltaire, Rousseau, le Maréchal de Saxe, Rollin, d'Alembert, Fontenelle,

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La Mettrie, et tant d'autres, et au milieu de cette foule la figure railleuse, sceptique, autoritaire et singulièrement puissante du „vieux Fritz“ . C'est la restitution, pleine de relief et de vie, d'un temps où l'esprit et le goût français rayonnaient sur toute l'Europe.

Exprimer avec des mots le style, la vigueur, l'expression dramatique du dessin, l'observation juste et philosophique, l'intuition profonde de l'histoire, la fantaisie humoristique, la satire âpre et souvent violente, l'incroyable variété des formes, l'invention dans la mise en scène et le sentiment personnel que M. Menzel a déployés dans toutes ces compositions, serait une tâche difficile. Il faut feuilleter l'oeuvre et la voir dans son développement. Si toutes les compositions ne sont pas à la même hauteur d'inspiration lumineuse, toutes du moins se tiennent et se relient dans une admirable unité. Dans beaucoup d'entre elles, l'artiste s'élève de la vignette à la peinture d'histoire. Quelques-unes sont au nombre des créations les plus extraordinaires de l'auteur de la Cruche cassée et des planches de la Germania.

L. G.

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10-1 Tout le texte explicatif des gravures est dû à la plume très autorisée de M. L. Pietsch. Nous n'avons fait qu'en réviser attentivement la traduction.