<XXXIX>

ÉPITRE DÉDICATOIRE AU PRINCE DE PRUSSE.



Mon cher frère,

J'ai employé depuis quelque temps les moments de mon loisir à faire l'abrégé de l'histoire de la maison de Brandebourg. A qui pourrais-je mieux adresser cet ouvrage, qu'à celui qui sera un jour l'ornement de cette histoire? à celui que la naissance appelle au trône, et auquel j'ai consacré tous les travaux de ma vie?

Vous étiez instruit des actions de vos ancêtres avant que je prisse la plume pour les écrire; les soins que je me suis donnés en faisant cet abrégé, ne pourront servir qu'à vous en rappeler la mémoire. Je n'ai rien déguisé, je n'ai rien tu; j'ai représenté les princes de votre maison tels qu'ils ont été. Le même pinceau qui a peint les vertus civiles et militaires du Grand Électeur, a touché les défauts du premier roi de Prusse, et ces<XL> passions qui, par les desseins cachés de la Providence, ont servi, dans la suite des temps, à porter cette maison au point de gloire où elle est parvenue.

Je me suis élevé au-dessus de tous préjugés. J'ai regardé des princes, des rois, des parents, comme des hommes ordinaires. Loin d'être séduit par la domination, loin d'idolâtrer mes ancêtres, j'ai blâmé le vice en eux avec hardiesse, parce qu'il ne doit pas trouver d'asile sur le trône. J'ai loué la vertu partout où je l'ai trouvée, en me défendant même contre l'enthousiasme qu'elle inspire, afin que la vérité simple et pure régnât seule dans cette histoire.

S'il est permis aux hommes de pénétrer dans les temps qui doivent s'écouler après eux; si l'on peut, en approfondissant les principes, deviner leurs conséquences : je présage, par la connaissance que j'ai de votre caractère, la prospérité durable de cet empire. Ce n'est point l'effet d'une amitié aveugle qui me séduit en votre faveur; ce n'est point le langage d'une basse flatterie, que nous détestons tous deux également : c'est la vérité qui m'oblige de dire, avec une satisfaction intérieure, que vous vous êtes déjà rendu digne du rang où la naissance vous appelle.

Vous avez mérité le titre de Défenseur de la Patrie, en exposant généreusement vos jours pour son salut. Si vous ne dédaignâtes pas de passer par les grades subordonnés du militaire, c'est que vous pensiez que pour bien commander il fallait auparavant savoir obéir; c'est que votre modération vous<XLI> défendait de vous parer de la gloire que le vulgaire des princes est avide d'usurper sur l'expérience des anciens capitaines. Uniquement attaché au bien de l'État, vous avez fait taire toutes passions et tout intérêt particulier, lorsqu'il était question de son service. C'était par un même principe que Boufflers s'offrit au roi de France, la campagne de 1709, et qu'il servit sous Villars, quoiqu'il fût l'ancien de ce maréchal. Souffrez que je vous applique ce mot de Villars; lorsqu'il vit arriver son doyen à l'armée, et qu'il sut qu'il venait pour servir sous ses ordres, il lui dit : « Des compagnons pareils valent toujours des maîtres. »

Ce n'est pas seulement sur ce sang-froid inaltérable dans les plus grands périls, sur cette résolution toujours pleine de prudence dans les moments décisifs, qui vous ont fait connaître des troupes comme un des instruments principaux de leur victoire, que je fonde mes espérances et celles du public. Les rois les plus valeureux ont souvent fait le malheur des États, témoin l'ardeur guerrière de François Ier, de Charles XII, et de tant d'autres princes qui ont pensé se perdre, ou qui ont ruiné leurs affaires par un débordement d'ambition. Permettez-moi de vous le dire, c'est la douceur, l'humanité de votre caractère; ce sont ces larmes sincères et vraies que vous avez versées lorsqu'un accident subit pensa terminer mes jours,XLI-a que je regarde comme des gages assurés de vos vertus, et du bonheur<XLII> de ceux dont le ciel vous confiera le gouvernement. Un cœur ouvert à l'amitié est au-dessus d'une ambition basse : vous ne connaissez d'autres règles de votre conduite que la justice, et vous n'avez d'autre volonté que celle de conserver l'estime des sages. C'était ainsi que pensaient les Antonin, les Tite, les Trajan, et les meilleurs princes, qu'on a nommés avec raison les délices du genre humain.

Que je suis heureux, mon cher frère, de connaître tant de vertus dans le plus proche et le plus cher de mes parents! Le ciel m'a donné une âme sensible au mérite, et un cœur capable de reconnaissance; ces liens, joints à ceux de la nature, m'attacheront à vous à jamais. Ce sont des sentiments qui vous sont connus depuis longtemps, mais que je suis bien aise de vous réitérer à la tête de cet ouvrage, et, pour ainsi dire, à la face de l'univers.

Je suis avec autant d'amitié que d'estime,



Mon cher frère,

Votre fidèle frère et serviteur,
Federic.


XLI-a En février 1747, le Roi eut une attaque d'apoplexie. C'est à cette occasion qu'il écrivit à Voltaire : « J'ai pensé très-sérieusement trépasser, ayant eu une attaque d'apoplexie imparfaite. »