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DE LA SUPERSTITION ET DE LA RELIGION.

Je divise en trois parties ce morceau qui concerne la religion et la superstition; et je présenterai, pour plus de clarté et d'ordre, la religion sous le paganisme, sous le papisme, et sous la réforme.

ARTICLE PREMIER. DE LA RELIGION SOUS LE PAGANISME.

Le Brandebourg a suivi les cultes différents des divers peuples qui l'ont habité : les Teutons, qui furent ses plus anciens habitants, adoraient un dieu nommé Tuiston; César224-a dit que c'est le Dis-pater engendré par la Terre, et qui avait lui-même un fils nommé Man.

Le culte que les Germains rendaient à leurs dieux, était proportionné à leurs mœurs simples, mais sauvages et grossières : ils s'assemblaient dans des bois sacrés, chantaient des hymnes à l'honneur de leurs idoles, et leur sacrifiaient même des victimes humaines.

<225>Il n'y avait point de contrée qui n'eût son dieu particulier : les Vandales en avaient un nommé Triglaf. On en trouva encore un au Harlungerberg, auprès de Brandebourg : il était représenté avec trois têtes, ce qui marquait qu'il régnait au ciel, sur la terre et dans les enfers;225-31 c'était apparemment la Trinité du paganisme. Tacite rapporte que les Germains avaient un certain nombre de chevaux blancs qu'ils croyaient être instruits des mystères de leurs dieux, et qu'on nourrissait pour la déesse Trigla un cheval noir qui passait pour l'interprète de ses volontés.225-a Ces peuples adoraient aussi des serpents, et l'on punissait de mort ceux qui en tuaient.225-32

Dans le cinquième siècle, les Vandales abandonnèrent leur patrie, pour inonder la France, l'Espagne et même l'Afrique.225-33 Les Saxons, qui revenaient alors d'Angleterre, firent une descente à l'embouchure de l'Elbe, et prirent possession de ces contrées entre l'Elbe, la Sprée et l'Oder, que les naturels du pays avaient abandonnées; leurs dieux et leur religion passèrent avec eux dans le Brandebourg. La principale de leurs idoles s'appelait Irmansäule, ce qui signifie colonne d'Irman. Les savants étymologistes d'Allemagne n'ont pas manqué de faire dériver le nom d'Irman, de Hermès, qui est le même que le Mercure des Grecs et des Égyptiens : il est connu à tous ceux qui sont versés dans la littérature allemande, que c'est une fantaisie générale parmi leurs savants, de trouver des rapports entre les divinités de la Germanie et celles des Égyptiens, des Grecs, et des Romains.

Il n'est malheureusement que trop vrai que l'erreur et la superstition semblent être le partage de l'humanité : tous les peuples ont eu la même pente pour l'idolâtrie; et, comme ils ont tous à peu près les mêmes passions, les effets n'ont pas manqué d'y répondre. La<226> crainte donna le jour à la crédulité, et l'amour-propre intéressa bientôt le ciel au destin des hommes : de là naquirent tous ces cultes différents, qui n'étaient, à proprement parler, que des soumissions, modifiées en cent façons extravagantes, pour apaiser la colère céleste, dont on redoutait les effets. La raison humaine, altérée et abrutie par la terreur que toutes sortes de grandes calamités lui inspiraient, ne savait à qui se prendre pour se rassurer contre ses craintes; et, comme les malades ont recours à tous les remèdes, pour essayer s'ils n'en trouveront point un qui les guérisse, le genre humain supposa, dans son aveuglement, une essence divine et une vertu secourable dans tous les objets de la nature : depuis les plus sublimes jusqu'aux plus abjects, tout fut adoré; l'encens fuma pour des champignons; le crocodile eut des autels; les statues des grands hommes qui les premiers avaient gouverné des nations, eurent des temples et des sacrificateurs; et, dans les temps où des afflictions générales désolaient un pays, la superstition redoublait.

Les savants allemands ont raison de dire, en ce sens, que la superstition est la même chez toutes les nations; mais quoiqu'elle soit en général une suite de la crédulité, elle se manifeste cependant sous des nuances variées à l'infini, et proportionnées au génie des nations. J'aurais peine à me persuader que les fables ingénieuses des Grecs, Minerve, Vénus, et Apollon, eussent été connues, dans ce pays, du temps du paganisme; mais nos profonds étymologistes ne s'embarrassent pas des vraisemblances : ils croient ennoblir leur mythologie, en donnant à leurs dieux des origines grecques ou romaines, comme si le nom de ces peuples pouvait rendre l'idolâtrie plus respectable, et que l'extravagance des Grecs valût mieux que celle des Allemands.

Irmansäule n'était pas le seul dieu des Saxons; on trouva sous une de leurs idoles l'inscription suivante : « Je fus autrefois le duc des Saxons, j'en suis devenu le dieu. » Angelus soutient qu'ils adoraient le Soleil sous la forme d'une tête radieuse, et que cette idole<227> donna son nom à la ville de Sonnenbourg, où elle était placée.227-a Le même auteur227-b prétend qu'ils adoraient de même Vénus représentée à demi-nue, ayant la mamelle gauche percée par une flèche, et trois Grâces, plus petites qu'elle, qui l'entouraient; ces peuples la nommaient Magada, ce qui veut dire fille, et Angelus227-b assure qu'elle donna son nom à Magdebourg où elle avait ses autels;227-34 on voyait encore des ruines de son temple dans cette ville, avant que Tilly l'eût saccagée. Ce qui paraît de plus remarquable dans le culte que les Saxons rendaient à cette divinité, étaient les jeux qu'ils célébraient en son honneur. Ils consistaient en des tournois que faisaient tous les jeunes gens des bourgades voisines : ils déposaient une somme d'argent entre les mains des juges, pour doter une jeune fille, qui était donnée en mariage comme le prix dû à celui qui l'avait emporté à la joute. Les Annales de Magdebourg témoignent que ces jeux se célébraient encore, comme des restes du paganisme, l'année 1279 et l'année 1387.

Le luxe s'introduisit dans la religion lorsque les richesses augmentèrent. Anciennement les peuples tenaient qu'il n'était pas convenable de placer leurs dieux dans des temples bâtis de mains d'hommes, et ils les adoraient dans leurs bois sacrés;227-35 mais, à mesure que les mœurs s'adoucirent, leurs dieux vinrent habiter les villes. Cependant l'ancien usage ne fut pas entièrement aboli; car on trouve que Charlemagne défendit aux Saxons d'adorer des chênes, et de les arroser du sang des victimes.

<228>Les prêtres de ces temps étaient plus artificieux et plus fourbes que le peuple; outre leur sacerdoce, ils exerçaient une triple charlatanerie : ils fabriquaient des oracles, et se mêlaient d'astrologie et de médecine.228-36 Il ne fallait pas tant de ruses, pour abuser ce peuple imbécille et grossier; aussi fut-il bien difficile de détruire une religion ancrée par tant de superstitions dans les esprits. Toute l'Allemagne était encore attachée au culte des idoles, quand Charlemagne et, après lui, Henri l'Oiseleur entreprirent de convertir ces peuples : après bien des efforts inutiles, ils n'y réussirent qu'en noyant l'idolâtrie dans des torrents de sang humain, qu'ils versèrent.

ARTICLE SECOND. CONVERSION DES PEUPLES AU CHRISTIANISME ET DE L'ÉTAT DE LA RELIGION CATHOLIQUE DANS LE BRANDEBOURG.

La folie de tous les peuples est d'illustrer la noblesse de leurs lois, de leurs coutumes et de leur religion, par l'antiquité de leur origine. Les Allemands, non contents d'avoir dérobé leurs dieux aux Grecs, ont encore voulu passer pour aussi vieux chrétiens que les autres nations de l'Europe : ils ont trouvé dans saint Jérôme je ne sais quel passage qui dit, à ce que Staphonius228-a et Schmidtius prétendent, que l'apôtre Thomas vint prêcher l'Évangile au nord de l'Allemagne; il n'y prêcha donc que l'incrédulité, car le peuple demeura païen bien longtemps après lui.

<229>Quoi qu'on dise, il ne se trouve aucune trace du christianisme dans le Brandebourg que du temps de Charlemagne :229-37 cet empereur, après avoir remporté différentes victoires sur les Saxons et les Brandebourgeois, vint établir son camp à Wolmirstädt,229-38 auprès de Magdebourg, et il n'accorda la paix à ces provinces, qu'il avait subjuguées, qu'à condition qu'elles embrasseraient le christianisme. L'impuissance de résister à un ennemi aussi redoutable, et la crainte des menaces, conduisirent ces peuples au baptême, qui leur fut administré dans le camp de l'Empereur : mais la sécurité les ramena tous à l'idolâtrie, dès que l'Empereur se fut éloigné avec son armée de leur voisinage.

L'empereur Henri l'Oiseleur triompha ensuite, à l'exemple de Charlemagne, des habitants des bords de l'Elbe et de l'Oder; et, après bien du sang répandu, ces peuples furent subjugués et convertis. Les chrétiens détruisirent par zèle les idoles du paganisme, de sorte qu'il ne nous en est presque resté aucun vestige. Les niches de ces idoles vacantes furent remplies de saints de toute espèce; et de nouvelles erreurs succédèrent aux anciennes.

Environ l'année 939,229-a l'empereur Othon Ier fonda les évêchés de Brandebourg et de Havelberg :229-39 il crut apparemment opposer par ce moyen une digue au débordement de l'idolâtrie, à laquelle ces peuples étaient enclins, comme les princes bâtissent des citadelles dans des villes nouvellement conquises, pour réprimer l'indocilité et la mutinerie de leurs habitants.

Le Brandebourg, une fois converti au christianisme, tomba bientôt dans l'excès du faux zèle; il se rendit à la fois tributaire du pape, de l'Empereur, et du margrave qui le gouvernait. Le peuple ne tarda<230> pas à se repentir de sa sottise : il regretta ses idoles, qui étaient des objets palpables de son culte, et qui lui étaient bien moins onéreuses que les tributs qu'il payait tous les ans au pape, qu'il ne voyait jamais. L'amour de la liberté, la force d'un ancien préjugé, l'avantage de son intérêt, tout le ramena à ses faux dieux. Mistevoius, roi des Vandales, se mit à la tête du parti du paganisme renaissant; et il rétablit l'ancien culte, après avoir chassé le margrave Thierry de Brandebourg.

Ce furent encore des guerriers qui, pour la troisième fois, rétablirent le christianisme dans le Brandebourg; la religion catholique, triomphante, y parut alors sans contrainte, et entraîna après elle les plus grands scandales. Les évêques étaient ignorants, cruels, ambitieux, et de plus guerriers; ils portèrent les armes en personne contre les margraves et contre d'autres voisins, pillant, ravageant, brûlant les contrées, et s'arrogeant, malgré une vie aussi souillée de crimes, un pouvoir absolu sur les consciences.

Ces désordres étaient si communs dans ces temps, que l'histoire en fourmille d'exemples; je me contenterai d'en rapporter deux seulement :230-40 en 1278, l'archevêque Günther de Magdebourg fit la guerre à l'électeur Othon, surnommé le Sagittaire, le fit prisonnier, et l'obligea de se rançonner moyennant une somme de sept mille marcs d'argent; en 1391, l'archevêque Albert, qui était toujours armé, se saisit du sieur de Bredow, qui était gouverneur général de la Marche, prit la ville de Rathenow, et pénétra le long de la Havel, le flambeau dans une main et l'épée dans l'autre, et désola ainsi tout le pays.

L'ignorance crasse où vivaient ces peuples pendant le XIIIe siècle, était un terrain où la superstition devait fructifier : aussi ne manqua-t-on pas de miracles, ni d'aucune supercherie capable d'affermir l'autorité des prêtres. Lockelius raconte gravement que le prince Othon, ayant été excommunié par l'archevêque de Magdebourg pour des raisons frivoles, se moqua des censures de l'Eglise;<231> mais qu'il fut bien attrapé à son tour, lorsqu'il vit que des chiens affamés ne voulaient point manger des viandes de sa table; et il rentra en lui-même. Ces chiens étaient sans doute orthodoxes; malheureusement l'espèce en est perdue.

Les vierges miraculeuses, les images secourables et les reliques des saints, avaient alors une vertu toute singulière. Le sang de Belitz entre autres était fort renommé; voici ce que c'était : une cabaretière de cette ville vola une hostie consacrée, et l'enterra sous un tonneau, dans sa cave, pour avoir meilleur débit de sa bière; elle en eut des remords, car les cabaretières ont la conscience délicate; elle dénonça son crime au curé, qui vint en procession, avec tout son attirail sacerdotal, pour déterrer l'hostie; en enfonçant la pelle en terre, on vit bouillonner du sang, et tout le monde cria au miracle.231-41 L'imposture était trop grossière, et l'on sut que c'était du sang de bœuf que la cabaretière y avait versé. Ces miracles ne laissaient pas que de faire impression sur l'esprit des peuples; mais ce n'en était pas assez :231-42 la cour de Rome, toujours attentive à étendre sa domination à l'ombre des autels, ne négligeait aucun des moyens qui pouvaient l'y conduire.

Dans le XIIIe siècle se formèrent la plupart des ordres religieux; le pape en établit en Allemagne et dans le Brandebourg le plus qu'il put, sous prétexte d'affermir par là les esprits dans le christianisme. Les misanthropes, les fainéants, les paresseux et toutes sortes de gens qui s'étaient déshonorés dans le monde, se réfugièrent dans ces asiles sacrés; ils appauvrirent l'État de sujets, en se séquestrant de la société, et en renonçant à la bénédiction que Dieu donna à nos premiers parents; ils furent à la charge des citoyens, ne se nourrissant que<232> d'aumônes, ou faisant des acquisitions illicites; et quoique ces établissements fussent également contraires aux lois de la société et de la politique, le pape les introduisit dans toute l'Europe, et parvint sans opposition à lever une puissante armée de prêtres aux dépens de tous les princes, et d'entretenir de grosses garnisons dans des pays sur lesquels il n'avait aucune souveraineté : mais, dans ces temps, les peuples étaient abrutis; les princes, faibles; et la religion, triomphante.

Quand une fois le christianisme eut poussé de profondes racines, il produisit des fanatiques de toute espèce : la peste ravagea le Brandebourg en 1351, et c'en fut assez pour faire extravaguer la superstition. Pour apaiser la colère céleste, on baptisa des juifs par force, on en brûla d'autres, on fit des processions, des vœux aux images miraculeuses; et l'imagination, échauffée par tant d'inventions folles ou bizarres, enfanta enfin l'ordre des flagellants.232-43 C'étaient des chrétiens mélancoliques et atrabilaires, qui se fouettaient avec des verges d'archal dans les processions publiques; cependant le pape eut horreur de ces macérations monstrueuses, et réprouva l'ordre et ses abus.

On tourna la dévotion du public sur des objets plus doux : le pape Jean XXII établit des bureaux d'indulgences dans le Brandebourg; les augustins trafiquaient de ces indulgences, et en envoyaient le produit à Rome. Les miracles devinrent à la fin si fréquents, que les auteurs rapportent qu'il tomba, l'année 1500, une pluie de croix rouges et blanches sur tous les passants; on trouva même de ces croix dans le pain, ce qui fut regardé comme le présage d'un grand malheur.232-44

Le siècle que Léon X illustra en Italie, y ressuscitant les beaux-arts et les sciences, ensevelies depuis longtemps sous l'ignorance et le mauvais goût, ce siècle, dis-je, n'était point aussi célèbre pour les ultramontains : l'Allemagne était encore plongée dans l'ignorance la plus<233> grossière, et elle languissait sous un gouvernement tout barbare; point de mœurs; aucunes connaissances; et la raison humaine, privée des lumières de la philosophie, demeurait abrutie dans sa stupidité. Le clergé et le peuple, dans le même cas sur ces articles, n'avaient aucun reproche à se faire.

Dans ce temps où les prêtres abusaient si grossièrement de la crédulité des hommes, où ils se servaient de la religion pour s'enrichir, où les ecclésiastiques menaient la vie la plus scandaleuse, un simple moine entreprit de réformer tant d'abus : il rendit aux hommes, par son exemple, l'usage de la raison, qui leur avait été interdit pendant tant de siècles; et l'esprit humain, enhardi par le recouvrement de sa liberté, étendit de tous côtés la sphère de ses connaissances.

ARTICLE TROISIÈME. DE LA RELIGION SOUS LA RÉFORME.

Je ne considérerai point l'ouvrage de la réforme du côté de la théologie et de l'histoire; les dogmes de cette religion et les événements qu'elle fit naître, sont si connus, que ce n'est pas la peine de les répéter : une révolution si grande et si singulière, qui changea presque tout le système de l'Europe, mérite d'être examinée avec des yeux philosophiques.

La religion catholique, qui s'était élevée sur la ruine de celle des juifs et des païens, subsistait depuis quinze siècles; humble et douce sous les persécutions, mais fière après son établissement, elle persécuta à son tour. Tous les chrétiens étaient soumis au pape, qu'ils croyaient infaillible; ce qui rendait son pouvoir plus étendu que celui du souverain le plus despotique. Un misérable moine s'éleva contre<234> une puissance si solidement établie; et la moitié de l'Europe secoua le joug de Rome.

Toutes les raisons qui contribuèrent à ce changement extraordinaire, subsistant longtemps avant qu'il vînt à éclore, préparaient d'avance les esprits à ce dénouement. La religion chrétienne était si dégénérée, qu'on n'y reconnaissait plus les caractères de son institution. Rien ne surpassait, dans son origine, la sainteté de sa morale; mais la pente du cœur humain à la corruption en pervertit bientôt l'usage. Ainsi les sources les plus pures du bien sont devenues des principes de toutes sortes de maux pour les hommes : cette religion, qui enseignait l'humilité, la charité et la patience, s'établit par le fer et par le feu; les prêtres des autels, dont la sainteté et la pauvreté devaient être le partage, menèrent une vie scandaleuse; ils acquirent des richesses; ils devinrent ambitieux; quelques-uns furent des princes puissants; le pape, qui originairement relevait des empereurs, s'arrogea le pouvoir de les faire et de les déposer; il fulmina des excommunications; il mit des royaumes en interdit; et il outra si prodigieusement les choses, que de quelque manière que ce fût, il fallait à la fin que le monde se révoltât contre tant d'abus.

La religion changea, ainsi que les mœurs : elle perdit de siècle en siècle sa simplicité naturelle; et, à force de fard, elle devint méconnaissable. Tout ce qu'on y ajouta n'était que l'ouvrage des hommes : il devait périr comme eux. Au concile de Nicée,234-45 la divinité du Fils fut déclarée égale à celle du Père;234-46 et le Saint-Esprit, annexé à ces deux personnes, forma la Trinité. On défendit aux prêtres de se marier, par les ordonnances d'un concile de Tolède;234-47 cependant ils ne se soumirent à la volonté de l'Église que dans le XIIIe siècle; le concile<235> de Trente en fit depuis un dogme. Le culte des images avait été autorisé par le second concile de Nicée;235-48 et la transsubstantiation fut établie par les Pères du concile de Trente.235-49 Les écoles de théologie soutenaient déjà l'infaillibilité du pape, depuis que les évêchés de Rome et de Constantinople se trouvaient en opposition. Quelques solitaires fondèrent des ordres religieux, et rendirent toute spéculative une vie qui doit se passer en action pour le bien de la société : les couvents se multiplièrent à l'infini, et une grande partie du genre humain y fut ensevelie. Enfin toutes sortes de supercheries s'inventèrent, pour surprendre la bonne foi du vulgaire; et les faux miracles devinrent presque communs.

Ce n'était pas cependant par des changements qui regardaient l'objet de la foi, que la réforme pouvait venir dans la religion : du nombre des gens qui pensent, la plupart tournent toute la sagacité de leur esprit du côté de l'intérêt et de l'ambition; peu combinent des idées abstraites, et encore moins réfléchissent profondément sur des matières aussi importantes; et le peuple, la plus respectable, la plus nombreuse et la plus infortunée partie de la société, suit les impressions qu'on lui donne.

Il n'en était pas ainsi du pouvoir tyrannique que le clergé exerçait sur les consciences : les prêtres dépouillaient les hommes de leurs biens et de leur liberté; cet esclavage, qui s'appesantissait chaque jour, excitait déjà des murmures. L'homme le plus stupide comme le plus spirituel, dès qu'il a de la sensibilité, s'aperçoit du mal qu'il souffre; tous tendent à leur bien-être; ils endurent un temps, mais à la fin la patience leur échappe; et les vexations que tant de peuples souffraient, auraient immanquablement donné lieu à quelque réforme, si le clergé romain, fortement agité par des dissensions intestines, n'eût enfin donné lui-même le signal de la liberté, en arborant l'éten<236>dard de la révolte contre le pape. Les vaudois, les wicléfites et les hussites avaient déjà commencé à remuer; mais Luther et Calvin, aussi audacieux, et nés dans des conjonctures plus favorables, consommèrent enfin ce grand ouvrage.

Les augustins étaient en possession du trafic des indulgences; le Pape chargea les dominicains de les prêcher, ce qui excita une querelle furieuse entre ces deux ordres. Les augustins déclamèrent contre le Pape; Luther, qui était de leur ordre, attaqua avec véhémence les abus de l'Église; il arracha d'une main hardie une partie du bandeau de la superstition; il devint bientôt chef de parti; et, comme sa doctrine dépouillait les évêques de leurs bénéfices, et les couvents de leurs richesses, les souverains suivirent en foule ce nouveau convertisseur.

La religion prit alors une forme nouvelle, et se rapprocha beaucoup de son ancienne simplicité. Ce n'est point ici le lieu d'examiner s'il n'eût pas mieux valu lui laisser plus de pompe et d'extérieur, pour qu'elle en imposât davantage au peuple, qui n'est frappé et ne juge que par les sens : il paraît qu'un culte tout spirituel, et aussi nu que l'est celui des protestants, n'est pas fait pour des hommes matériels et grossiers, incapables de s'élever par la pensée à l'adoration des plus sublimes vérités.

La réforme fut utile au monde, et surtout aux progrès de l'esprit humain : les protestants, obligés de réfléchir sur des matières de foi, se dépouillèrent tout d'un coup des préjugés de l'éducation, et se virent en liberté de se servir de leur raison, de ce guide qui est donné aux hommes pour les conduire, et dont au moins ils devraient faire usage pour l'objet le plus important de leur vie. Les catholiques, vivement attaqués, furent obligés de se défendre; les ecclésiastiques étudièrent, et ils sortirent de l'ignorance crasse et honteuse dans laquelle ils croupissaient presque généralement.

S'il n'y avait qu'une religion dans le monde, elle serait superbe et<237> despotique sans retenue; les ecclésiastiques seraient autant de tyrans, qui, exerçant leur sévérité sur le peuple, n'auraient d'indulgence que pour leurs crimes; la foi, l'ambition et la politique leur asserviraient l'univers. A présent qu'il y en a plusieurs, aucune de ces sectes ne sort, sans s'en repentir, des voies de la modération : l'exemple de la réforme est un frein qui empêche le pape de se livrer à son ambition, et il craint avec raison la défection de ses membres, s'il abuse de son pouvoir; aussi devient-il sobre d'excommunications, depuis qu'une pareille démarche lui enleva Henri VIII et le royaume d'Angleterre. Le clergé catholique et le protestant, qui s'observent avec une disposition égale à la critique, sont obligés des deux côtés à garder au moins une décence extérieure; ainsi tout reste en équilibre : heureux, si l'esprit de parti, le fanatisme et un excès d'aveuglement ne les précipitent jamais dans des guerres dont la fureur est le partage, et que des chrétiens ne devraient jamais se faire!

En regardant la religion simplement du côté de la politique, il paraît que la protestante est la plus convenable aux républiques et aux monarchies; elle s'accorde le mieux avec cet esprit de liberté qui fait l'essence des premières : car, dans un État où il faut des négociants, des laboureurs, des artisans, des soldats, des sujets en un mot, il est sûr que des citoyens qui font vœu de laisser périr l'espèce humaine, deviennent pernicieux. Dans les monarchies, la religion protestante, qui ne relève de personne, est entièrement soumise au gouvernement : au lieu que la catholique établit un État spirituel, tout puissant, fécond en complots et en artifices, dans l'État temporel du prince; que les prêtres, qui dirigent les consciences et qui n'ont de supérieur que le pape, sont plus maîtres des peuples que le souverain qui les gouverne; et que, par une adresse à confondre les intérêts de Dieu avec l'ambition des hommes, le pape s'est vu souvent en opposition avec des souverains, sur des sujets qui n'étaient aucunement du ressort de l'Église.

<238>Dans le Brandebourg et dans la plupart des provinces de l'Allemagne, le peuple portait impatiemment le joug du clergé romain : c'était une religion trop onéreuse pour des pays aussi peu opulents; le purgatoire, la messe des morts et des vivants, le jubilé, les annates, les indulgences, les péchés véniels et mortels, les pénitences changées en amendes pécuniaires, les affaires matrimoniales, les vœux, les offrandes, étaient autant d'impôts que le pape levait sur la crédulité, et qui lui donnaient des revenus aussi solides que le Mexique en fournit à l'Espagne. Ceux qui les payaient étaient épuisés et mécontents; il n'était donc pas même nécessaire d'employer l'évidence des arguments, pour disposer ces esprits à recevoir la réforme; ils criaient contre le clergé qui les opprimait; un homme vint, qui promit de les en délivrer, et ils le suivirent.

Joachim II fut le premier électeur qui embrassa la religion luthérienne; sa mère, qui était une princesse de Danemark, lui communiqua ses sentiments, car la nouvelle doctrine avait pénétré en Danemark, avant que d'être reçue dans le Brandebourg. Le pays suivit l'exemple du prince, et tout le Brandebourg se fit protestant. Matthieu Jagow, évêque de Brandebourg, administra le sacrement sous les deux espèces dans le couvent des moines noirs; ce couvent devint ensuite la cathédrale de Berlin. Joachim II se distingua dans le parti, tant par les lettres de controverse qu'il écrivit au roi de Pologne, que par les discours éloquents, à ce que disent les auteurs,238-50 que ce prince prononça à la diète d'Augsbourg, en faveur des protestants.

La réforme ne put point détruire toutes les erreurs; quoiqu'elle eût ouvert les yeux du peuple sur une infinité de superstitions, il s'en conserva encore beaucoup d'autres, tant la pente de l'esprit humain<239> vers l'erreur est inconcevable. Luther, qui ne croyait point au purgatoire, admettait les revenants et les démons dans son système; il soutint même que Satan lui apparut à Wittenberg, et qu'il l'exorcisa en lui jetant un cornet d'encre à la tête. Il n'y avait alors presque aucune nation qui ne fût imbue de pareils préjugés; la cour et à plus forte raison le peuple, avaient l'esprit rempli de sortiléges, de divinations, de revenants et de démons. En 1553, deux vieilles femmes passèrent par l'épreuve du feu, pour se purger de l'accusation de sorcellerie. La cour avait son astrologue; l'un prédit à la naissance de Jean-Sigismond, que ce prince serait heureux, à cause qu'au même temps on avait découvert au ciel une étoile nouvelle dans la constellation de Cassiopée; l'astrologue n'avait pas prédit cependant que Jean-Sigismond se ferait réformé pour gagner les Hollandais,239-a dont les secours lui devinrent utiles dans la poursuite de ses droits sur le duché de Clèves.

Depuis que le schisme de Luther divisait l'Église, les papes et les empereurs firent toute sorte d'efforts pour amener les esprits à la réunion. Les théologiens des deux partis tinrent des conférences tantôt à Thorn,239-b tantôt à Augsbourg;239-c on agitait les matières de religion à toutes les diètes de l'Empire; mais toutes ces tentatives furent inutiles : il s'ensuivit enfin une guerre cruelle et sanglante, qui s'apaisa et se ranima à différentes reprises. L'ambition des empereurs, qui voulaient opprimer la liberté des princes et la conscience des peuples, l'alluma souvent; mais la rivalité de la France et l'ambition de Gustave-Adolphe, roi de Suède, sauvèrent l'Allemagne et la religion du despotisme de la maison d'Autriche.

Les électeurs de Brandebourg se conduisirent dans ces troubles avec sagesse : ils furent modérés et tolérants. Frédéric-Guillaume,<240> qui avait acquis, par la paix de Westphalie, des provinces qui lui donnaient des sujets catholiques, ne les persécuta point; il permit même à quelques familles juives de s'établir dans ses États, et leur accorda des synagogues.

Frédéric Ier fit quelquefois fermer les églises catholiques, par représailles des persécutions que l'Électeur palatin fit souffrir à ses sujets protestants; mais le libre exercice de religion fut toujours rendu aux catholiques. Les réformés essayèrent de persécuter les luthériens dans le Brandebourg; ils profitèrent des dispositions où le Roi était en leur faveur, pour établir des prêtres réformés dans des villages où il y en avait eu de luthériens; ce qui prouve bien que la religion ne détruit pas les passions dans les hommes, et que les gens d'Église, de quelque opinion qu'ils soient, sont toujours prêts à opprimer leurs adversaires, quand ils se croient les plus forts.

Il est honteux à l'esprit humain d'avouer qu'au commencement d'un siècle aussi éclairé que l'est le XVIIIe, toutes sortes de superstitions ridicules se soient encore conservées; les gens raisonnables, comme les esprits faibles, croyaient encore aux revenants. Je ne sais quelle tradition populaire portait qu'un spectre blanc se faisait voir à Berlin toutes les fois qu'un prince de la maison devait mourir : le feu roi fit saisir et punir un malheureux qui avait joué le revenant; les esprits, rebutés d'une aussi mauvaise réception, ne se montrèrent plus, et le public fut désabusé.

En 1708, une femme, qui avait le malheur d'être vieille, fut brûlée comme sorcière.240-a Ces suites barbares de l'ignorance affectèrent vivement Thomasius, savant professeur de Halle; il couvrit de ridicule les juges et les procès de sorcellerie; il tint des conférences publiques sur les causes physiques et naturelles des choses, et déclama si fort,<241> qu'on eut honte de continuer l'usage de ces procès; et, depuis lui, le sexe put vieillir et mourir en paix.

De tous les savants qui ont illustré l'Allemagne, Leibniz et Thomasius rendirent les plus grands services à l'esprit humain : ils enseignèrent les routes par lesquelles la raison doit se conduire pour parvenir à la vérité; ils combattirent les préjugés de toute espèce; ils en appelèrent, dans tous leurs ouvrages, à l'analogie et à l'expérience, qui sont les deux béquilles avec lesquelles nous nous traînons dans la carrière du raisonnement; et ils firent nombre de disciples.

Les réformés devinrent plus pacifiques sous le règne de Frédéric-Guillaume, et les querelles de religion cessèrent. Les luthériens profitèrent de ce calme : Francke, ministre de leur parti, établit, sans y mettre du sien, un collége à Halle, où se formaient de jeunes théologiens, et dont sortirent dans la suite des essaims de prêtres, qui formèrent une secte de luthériens rigides, auxquels il ne manquait que le tombeau de saint Pâris,241-a et un abbé Bécherand241-b pour gambader dessus; ce sont des jansénistes protestants, qui se distinguent des autres par leurs rigidités mystiques. Depuis parurent toutes sortes de quakers, les zinzendorffiens, les gichteliens, sectes plus ridicules les unes que les autres, qui, outrant les principes de la primitive Église,241-51 tombèrent dans des abus criminels.

Toutes ces sectes vivent ici en paix, et contribuent également au bonheur de l'État. Il n'y a aucune religion qui, sur le sujet de la morale, s'écarte beaucoup des autres; ainsi elles peuvent être toutes<242> égales au gouvernement, qui, conséquemment, laisse à un chacun la liberté d'aller au ciel par quel chemin il lui plaît : qu'il soit bon citoyen, c'est tout ce qu'on lui demande. Le faux zèle est un tyran qui dépeuple les provinces : la tolérance est une tendre mère qui les soigne et les fait fleurir.


224-a César, dans La Guerre des Gaules, livre VI, chapitre 18, dit seulement : « Les Gaulois se vantent d'être descendus de Pluton; » la fin de cet alinéa a été puisée parle Roi dans la Germanie de Tacite, chapitre 2.

225-31 Valentin ab Eickstet.

225-32 Olaus, Arnkiel.

225-33 Orose et Grégoire de Tours.

225-a Tacite, dans son livre De la Germanie, chap. 10, parle en effet des chevaux blancs dont il est ici question, mais il ne dit rien d'un cheval noir, en parlant, au chap. 40, de la déesse Hertha.

227-34 Annales de Magdebourg.

227-35 Lindenbrog.

227-a Angelus rapporte, conformément au récit de Christophe Entzelt, qu'on a fait dériver le nom de Soltwedel de celui du dieu Sol, adoré, dit-on, par les anciens habitants du lieu, qui étaient païens. Dans Angelus, il n'est pas question de Sonnenbourg; mais l'Enchaînure, après avoir parlé des Saxons, de leurs dieux, de leurs idoles, et en particulier de la colonne d'Irmen, dit, p. 8 : « Ils avaient, outre cela, le dieu Sol, Sonne, dont la ville de Sonnenbourg a pris son nom. » Le Roi a souligné le passage de sa propre main, en y ajoutant le mot Religion.

227-b Le Roi veut dire Pomarius.

228-36 Freinshemius [Trithemius] et Schmidt.

228-a L'Auteur veut dire Stapletonus. Thomas Stapletonus, Tres Thomae. Coloniae Agrippinae, 1612, in-8, p. 12. Heinrich Schmidt, Einleitung zur Brandenburgischen Kirchen-Historie. Berlin, 1740, in-4, p. 3.

229-37 Dans le VIIIe siècle.

229-38 Henri Meibomius.

229-39 Angelus.

229-a 949 et 946.

230-40 Lockelius.

231-41 1249. Annales de Brandebourg. [Le Roi parle du sang de Zehdenick; mais il rend le nom inexactement par celui de Belitz, ville où, selon Angelus, se trouvait, l'année 1247, un autre sang merveilleux.]

231-42 1270. [On ne voit pas à quoi cette date se rapporte.]

232-43 Cramer, Baronius, Lockelius.

232-44 Lockelius; Annales de Brandebourg. [L'année 1501.]

234-45 L'an 321 [325].

234-46 Origène et Saint-Justin n'étaient pas de ce sentiment; ce dernier dit, dans son Dialogue [Francof. ad Viadr. 1686. Fol.], p. 316, que la grandeur du Fils n'approche pas de celle du Père.

234-47 Tenu l'année 400.

235-48 Tenu en 781 [787].

235-49 En 1545.

238-50 Lockelius; Annales de Brandebourg. [Ces auteurs ne parlent pas de discours éloquents prononcés par Joachim II; mais Angelus fait mention des trois discours que l'électeur Joachim Ier prononça à la diète d'Augsbourg, en 1530.]

239-a Hartknoch, Preussische Kirchen-Historie, p. 524.

239-b En 1645.

239-c En 1548.

240-a On ne peut établir sur aucun témoignage authentique qu'une sorcière ait été brûlée en 1708; de plus, Thomasius commença déjà en 1701 sa polémique contre les procès de sorcellerie, qui furent restreints, en Prusse, par la sage ordonnance du 13 décembre 1714.

241-51 La communauté des biens et l'égalité des conditions : on dit même qu'ils lisent également des femmes dans leurs assemblées.

241-a François de Pâris, diacre de la paroisse de Saint-Médard à Paris, mort le 1er mai 1727, était un prêtre jésuite, qui hâta sa mort par des mortifications volontaires; il passait alors pour un saint, et l'on croyait généralement que des miracles avaient lieu sur son tombeau.

241-b Cet abbé avait une jambe plus courte que l'autre; et, pour l'allonger, il allait gambader sur le tombeau du diacre Pâris. Ce fut lui qui le premier eut des convulsions, en 1731. Arrêté et mis à Saint-Lazare en février 1732, il ne recouvra sa liberté que le 5 avril de la même année.