<101>

ÉPITRE V. A D'ARGENS.101-a SUR LA FAIBLESSE DE L'ESPRIT HUMAIN.

Oui, je doute avec vous; j'adopte, cher d'Argens,
La raison qui retient votre esprit en suspens,
Qui, loin de décider légèrement des choses,
Vous fait modestement examiner les causes.
Vous connaissez l'erreur de nos opinions,
L'aveuglement honteux des superstitions;
Je vois entre les mains d'un philosophe libre
Sa balance, en flottant, respecter l'équilibre;
Satisfait de douter, mais craignant d'affirmer,
Les fureurs des partis n'ont pu vous animer.
Fier et présomptueux dans ma tendre jeunesse,
J'aimais à décider, c'était une faiblesse;
Dans un âge plus mûr, j'ai connu mes erreurs,
Mon ignorance extrême et l'orgueil des docteurs;
<102>En songe je volais aux plaines immortelles,
Ouvrant les yeux, j'ai vu que je n'avais point d'ailes;
Je sus me défier d'un esprit inventif,
Curieux mais léger, prompt mais spéculatif,
Qui, créant des erreurs, adorait son ouvrage.
Il me semble, d'Argens, tout étant pour l'usage,
Que nous avons reçu certain degré d'esprit,
Qui, bien que limité, pour nos besoins suffit.
Cet esprit fut pour nous un présent nécessaire,
Et le ciel le devait à l'humaine misère :
Inférieur en force à tous les animaux,
L'homme aurait succombé sous le nombre des maux;
Imbécile en naissant, exposé sans défense,
La mort l'eût moissonné dès sa plus tendre enfance.
Un tissu délié, de fragiles ressorts
Artistement unis composent notre corps;
Contre les aquilons et la bise perçante
Rien ne nous garantit qu'une peau transparente;
Il fallait en tout temps combattre les saisons,
Tondre, filer, ourdir et tramer les toisons,
Charpenter dans les bois, creuser dans les carrières,
Et sur des chars tremblants mener de lourdes pierres.
Mais, sur tout autre soin, il fallait se nourrir,
Expliquer ses besoins, s'aider, se secourir,
Par des sons variés, interprètes de l'âme,
Du feu qui la nourrit communiquer la flamme,
Pour notre sûreté créer des arts nouveaux,
Rendre le fer tranchant, dompter les animaux.
Ainsi sur nos dangers la nature attendrie
A la faiblesse humaine accorda l'industrie.
Mais lorsque notre orgueil sur le bon sens prévaut,
<103>Que notre esprit trop vain veut s'élever trop haut,
Que l'homme veut percer de ses yeux téméraires
La nuit dont la nature a voilé ses mystères,
Son audace frivole, au lieu d'embrasser tout,
De son étroite sphère apprend à voir le bout.
Non, l'esprit, hors des sens, n'a plus d'intelligence,
Nos organes grossiers font toute sa puissance,
Notre raison, sans eux, comme un esquif léger,
Sans boussole et sans mâts, flotte au gré de la mer;
Jouet des aquilons, perdant le port de vue,
Elle échoue aux écueils d'une terre inconnue.
A des absurdités tout système conduit,
En évitant Scylla, Charybde m'engloutit.
Serait-ce donc à l'homme à décider en maître
Sur tant de profondeurs qu'il ne saurait connaître?
Par le rapport des sens et leurs illusions,
Il reçoit des objets quelques impressions;
A l'entendre, on dirait que le maître du monde,
Quand il forma les cieux, quand il abaissa l'onde,
Daigna le consulter sur ces profonds desseins
Qui règlent la nature et fixent les destins,
Et l'orgueilleuse Athène et la savante Rome
Définissaient les dieux, lorsqu'ils ignoraient l'homme.
Est-ce à toi, vil mortel à l'esprit limité,
D'asservir sous tes lois l'immense éternité?
Parle, insecte orgueilleux, qui régis l'Empyrée,
Vois l'abîme des temps et ta courte durée :
Aurais-tu précédé ces siècles si nombreux,
Toi qui ne vis qu'un jour, qui t'engloutis dans eux?
Ton œil, qui peut à peine endurer la lumière,
Prétend percer des cieux la brillante carrière!
<104>Plutôt des humbles champs où s'élève Berlin
L'on pourrait découvrir le superbe Apennin
Que de connaître à fond tous les premiers principes;
Et pour les deviner fussions-nous tous Œdipes,
De cent difficultés cet énigme muni
En petit comme en grand présente l'infini.
Demande à ce docteur ce qu'est la cohérence,
S'il connaît la matière et sa pure substance.
Il avouera que non, mais sans cesse il écrit,
En mots alambiqués, un roman sur l'esprit;
Par un obscur jargon il veut expliquer l'âme,
C'est un souffle, une essence, une divine flamme;
Il invente des mots au lieu de définir,
Et se perd dans sa route au lieu de l'aplanir.
Sur des sujets abstraits sa raison trop stérile,
Voulant être profonde, est tout au plus subtile.
Sait-il donc s'il est libre, ou si la volonté
Obéit en esclave à la fatalité?
Il ne se connaît pas, mais son esprit devine
Que ce vaste univers n'eut jamais d'origine,
Ou prétend expliquer comment Dieu, par trois mots,
Tira l'ordre du sein de l'antique chaos;
Et ce juge éclairé, décidant sans connaître,
Dira comme de rien se peut former un être.
Sait-il ce qu'est le vide, a-t-il pu concevoir
Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir?104-a
Laissons à cet Anglais digne de notre estime
L'honneur d'avoir trouvé par un calcul sublime
Les effets merveilleux nés de l'attraction;
Qu'il daigne m'expliquer ce qu'est l'impulsion,
<105>Et quel est ce pouvoir dont l'effet peut produire
Qu'un corps, pesant sur l'autre, également l'attire?
Le grand Newton l'ignore, et son art n'en dit rien.
Qui poussera plus loin son calcul que le sien?
Dans une région de ténèbres couverte,
Qui de ces grands secrets fera la découverte,
Si cet esprit puissant, fait pour y réussir,
Malgré tous ses efforts n'a pu les éclaircir?
Lorsqu'un enfant d'Euclide avec exactitude
Veut marquer sur un plan les lieux, leur latitude,
Niveler des vallons ou mesurer des champs,
Il éprouve d'abord ses divers instruments;
Son opération dépend de leur justesse.
Cet usage, en effet, est rempli de sagesse.
Si l'on veut raisonner, n'est-il pas de saison
De connaître avant tout quelle est notre raison?
Mais l'homme qui s'ignore au hasard s'abandonne,
Il rejette, il approuve, il décide, il ordonne;
Resserré dans lui-même, un désir curieux
Égare sa pensée et la perd dans les cieux.
Sait-il si la raison est frivole ou solide,
Si son esprit ardent peut se tenir en bride,
Ou si, malgré ce frein, par des écarts fréquents,
L'imagination emporte le bon sens?
Mais l'orgueil dans son cœur respecte sa folie,
Il craint un examen qui toujours l'humilie.
On dirait en effet que notre esprit trompeur,
Froid pour la vérité, s'échauffe pour l'erreur;
Dans cent absurdités sa faiblesse nous plonge,
Du brillant merveilleux le séduisant mensonge,
<106>S'imprimant dans l'esprit avec facilité,
Nourrit de fictions notre crédulité.
Il est comme un miroir dont la glace infidèle,
Loin de peindre à nos yeux une image réelle,
Des rayons qu'il reçoit confondant les clartés,
Défigure les traits qui lui sont présentés.
L'homme ne connaît pas jusqu'où va sa faiblesse;
Au sein de la folie il vante sa sagesse,
Enivré d'amour-propre, il chérit ses talents,
Et de sa propre main se parfume d'encens.
Ce n'est point sans raison que mon chagrin l'accuse,
Du matin jusqu'au soir voyez comme il s'abuse :
Qu'un adepte paraisse et promette son or,
Cent dupes du grand œuvre en attendront leur sort;
Leur erreur ne voit pas, du gain trop animée,
Que leur bien, au creuset, se dissipe en fumée.
Qu'un astrologue vienne, et, lisant dans les cieux,
Annonce par son art un avenir fâcheux,
Le peuple, plein d'effroi, rêveur et taciturne,
Tremble pour les malheurs que lui prédit Saturne,
Et croit, pour avertir des grands événements,
Que Dieu daigne troubler l'ordre des éléments.
Quoi! ces astres muets sont-ils donc des prophètes?
Quoi! tout est-il perdu quand on voit des comètes?
J'en sais dont les cerveaux sont vivement frappés
D'esprits et de vampirs autour d'eux attroupés;
Les ombres dans la nuit leur semblent des fantômes,
Sans cesse en frénésie, ils en ont les symptômes,
Et toujours alarmés de spectres effrayants,
Ils accusent les morts des crimes des vivants.
Les superstitieux, encor plus ridicules,
<107>Sur les absurdités n'ont jamais de scrupules.
Combien n'a-t-on pas vu d'habiles imposteurs
Du stupide public cimenter les erreurs,
Sous des mots captieux proférer des oracles,
Par des prestiges vains fabriquer des miracles!
Rassemblons tous les temps, voyons tous les pays :
De Lisbonne à Pékin, d'Archangel à Memphis,
S'en trouve-t-il un seul (je consens qu'on le nomme)
Dont le culte insensé n'ait pas dégradé l'homme?
Oui, l'homme de tout temps fut le jouet honteux
Des grossières erreurs des prêtres frauduleux;
Il a tout adoré, jusqu'à la plante vile,107-4
L'encens fuma jadis devant le crocodile.
O comble de forfaits! nos antiques Germains
Prodiguaient leur encens à des dieux inhumains,
L'erreur leur immolait, pour apaiser leurs haines,
Sur des autels sanglants des victimes humaines.
Du moins le monde, en paix suivant ses visions,
N'avait point combattu pour ses opinions;
Mais, depuis, les chrétiens dans leur sang se plongèrent,
Pour des dogmes nouveaux par fureur s'égorgèrent;
Défenseurs d'une foi qu'ils ne comprenaient pas,
Ces dévots assassins se portaient le trépas,
Et le monde changea pour des erreurs nouvelles
Ses antiques erreurs, sans rien gagner par elles,
<108>Tant dans l'aveuglement le vulgaire plongé,
Ou doute par faiblesse, ou croit par préjugé!
Mais que devient au fond cette raison si vaine,
Reine des animaux, qui fait tant la hautaine?
Je n'y vois que faiblesse et qu'imbécillité,
Le bon sens est captif de la crédulité,
Une erreur singulière est sûre de séduire,
Folard à Saint-Médard a pu nous en instruire,108-a
Le bon sens est voisin du transport insensé,
L'entre-deux par malheur est bien peu nuancé;
Oui, l'âme la plus forte est pleine de faiblesse,
Ce n'est qu'un bon esprit qui voit sa petitesse.
Les hommes doivent tout aux organes des sens,
Leur ministère instruit les esprits impuissants;
Par eux, en combinant, s'acquiert l'expérience,
C'est le seul point d'appui de leur intelligence.
Mais ne jugeant de tout que par comparaison,
Dès qu'ils sortent des sens, ils perdent leur raison;
De leur esprit borné la petite étendue
Ne peut saisir ni rendre une chose inconnue;
De tant de mots nouveaux les sons articulés
Enveloppent des riens en termes ampoulés.
De ce vaste univers atome imperceptible,
Crois-tu que l'infini devait t'être accessible?
Dans tes projets hautains il n'est point de milieu,
Tes destins sont d'un homme, et tes vœux sont d'un dieu.108-b
<109>Tandis que l'aigle atteint le séjour du tonnerre,
La timide Progné vole en rasant la terre;
Ni trop haut ni trop bas prenons un vol moyen,
La prudence le règle et lui sert de soutien.
Non, ne condamnons point cet amour des sciences
Qui remplit notre esprit d'utiles connaissances;
Qu'un sage soit savant, mais loin de s'entêter,
Qu'apprenant à connaître il apprenne à douter,109-a
Et que de sa raison gouvernant la faiblesse,
Dans son propre néant il puise la sagesse.
Un peu d'or pour un pauvre est un immense bien;
C'est apprendre beaucoup de voir qu'on ne sait rien.
De tous les animaux que l'univers enferme,
Chaque espèce a ses lois, ses limites, son terme;
La nature fixa par ses arrangements
Leurs domaines bornés à certains éléments.
L'homme est ainsi qu'Antée, illustré par la Fable :
Sur terre ce géant fut toujours indomptable,
Mais par Hercule un jour dans les airs élevé,
Perdant son élément il périt étouffé.
Il faut, sage d'Argens, s'enfermer dans sa sphère;
Qui pourrait respirer hors de son atmosphère,
Dans l'orbe de Mercure ou bien de Jupiter?
Le paon périt sous l'eau, le dauphin meurt à l'air.
De même notre esprit, sans tenter l'impossible,
Ne doit jamais sortir hors du monde sensible;
C'est l'orgueil, en un mot, qu'il nous faut étouffer.
<110>L'homme est fait pour agir, non pour philosopher.110-a
Nos organes, d'Argens, seraient d'autre fabrique,
Si l'homme eût été fait pour la métaphysique :
Notre esprit, dégagé des terrestres liens,
Pourrait, en s'élevant aux champs aériens,
Y voir ce qu'il suppose et tout ce qu'il ignore,
Ces esprits immortels, ce Dieu que l'on adore;
Nos yeux seraient perçants, nos désirs satisfaits,
On n'aurait plus besoin de microscope anglais.
Point de problème alors, tout serait axiome,
On pourrait disséquer la monade et l'atome,
Et, prenant la nature à l'instant que tout naît,
Décomposer chaque être et savoir ce qu'il est.
L'Éternel nous cacha ces objets des sciences,
Il nous rendit heureux sans tant de connaissances;
Plions modestement nos vœux à ses arrêts,
Du lot qui nous échut soyons tous satisfaits,
Qu'à notre esprit débile et prudemment timide
La modération serve toujours de guide.
Ce fut dans son école où fleurit autrefois
Ce philosophe grec110-5 dont nous suivons les lois;
Ce sage, de l'erreur craignant le bras magique,
Contre elle se couvrit de l'égide sceptique;
De notre faible esprit il connaissait l'orgueil,
Et d'un système adroit le dangereux écueil.
Cicéron, son disciple, au fond de l'Ausonie
Transporta son école et son académie.
<111>Philosophe prudent, généreux sénateur,
Père de la patrie et fléau de l'erreur,
O sage Cicéron, présidez à ma verve,
Soyez mon Uranie et soyez ma Minerve,
Vous, de qui l'éloquence en plein barreau dompta
Le rapace Verrès, l'affreux Catilina;
Qui, retiré depuis dans les champs de Tuscule,
Apprîtes à douter au monde trop crédule,
Et peignant la vertu dans toute sa beauté,
Montrâtes le chemin de la félicité.
Oui, laissons dans les cieux la science sublime,
Travaillons dans le monde à détruire le crime :
Que sert-il après tout à l'esprit curieux
De descendre aux enfers, d'escalader les cieux?
Loin de nous égarer dans ce sombre dédale,
Appliquons notre esprit à l'utile morale :
C'est elle qui, sondant tous les replis des cœurs,
Sans fard ose aux mortels reprocher leurs noirceurs,
Dévoiler leurs défauts, attaquer leurs caprices,
Distinguer hardiment leurs vertus et leurs vices,
Dompter des passions tous les transports outrés,
Changer des furieux en humains modérés,
Nous apprendre à connaître au fond ce que nous sommes,
Et rabaisser les rois jusqu'au niveau des hommes;
C'est elle qui nous fait triompher des revers.
O céleste morale, épurez tous mes vers,
Accordez Épicure avec l'âpre stoïque,
Rendez l'un plus nerveux, l'autre moins tyrannique,
Préparez le chemin qui mène à la vertu :
Plus on l'adoucira, plus il sera battu.
<112>Tant que la destinée et sa vicissitude
Prolongera mes jours, j'en ferai mon étude,
Et sans perdre à connaître un temps fait pour jouir,
Des Cartes ni Leibniz ne pourront m'éblouir.


101-a Jean-Baptiste de Boyer, marquis d'Argens, naquit le 24 juin 1704, à Aix en Provence. En 1741, il accompagna à Berlin la duchesse douairière de Würtemberg, et devint bientôt l'ami intime de Frédéric En 1769 il retourna dans sa patrie, et mourut le 12 janvier 1771, au château de la Garde, près de Toulon. Voyez ci-dessus, p. 75.

104-a Voyez t. VII, p. 127.

107-4 L'oignon.
     

[On vit le peuple fou qui du Nil boit les eaux
Conjurer l'ail, l'oignon, d'être à ses vœux propices,
Et croire follement maîtres de ses destins
Ces dieux nés du fumier porté dans ses jardins.
Boileau, Satire XII, v. 95.]

108-a Vers la fin de l'année 1781, le célèbre auteur du Commentaire sur l'Histoire de Polybe eut des convulsions sur le tombeau du diacre Paris, au cimetière de Saint-Médard, à Paris. Voyez t. I, p. 241, et ci-dessus, p. 97.

108-b C'est Apollon qui adresse ces paroles à Phaéton, dans les Métamorphoses d'Ovide, livre II, v. 56, selon la traduction que Voltaire en donne dans le IIe Discours sur l'homme, v. 84.

109-a

Vous ne prouvez que trop que chercher à connaître
N'est souvent qu'apprendre à douter.

Madame Deshoulières,

Réflexions diverses

, 1686.

110-5 Carnéade.

110-a Ce vers est tiré de la Satire sur l'Homme (Satire against Man), par le comte Rochester. Voltaire (Œuvres, édition Beuchot, t. XIII, p. 401, et t. XXXVII, p. 244) l'avait rendu ainsi :
     

L'homme est né pour agir, et tu prétends penser!