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ÉPITRE VII. A MAUPERTUIS.125-a LA PROVIDENCE NE S'INTÉRESSE POINT A L'INDIVIDU, MAIS A L'ESPÈCE.

Non, ne présumez point, sublime Maupertuis,
Que Dieu règle un détail trop au-dessous de lui :
De nos frêles destins, de notre petitesse
Le ciel n'occupe point sa suprême sagesse;
Quoi! notre individu, quoi! nos nombreux besoins
Méritent-ils sur eux de distraire ses soins?
Ce moteur inconnu, cette cause première,
En donnant une forme à l'antique matière,
Aux êtres imposa ses immuables lois :
Vers un centre commun gravitent tous les poids,
Le feu dans l'air élève une flamme ondoyante,
L'eau sans rétrograder suit le cours de sa pente.
Tout genre est limité dans son petit circuit,
D'un pepin de pommier l'arbre se reproduit,
<126>Mais jamais ce pepin ne produira des roses :
Les effets sont toujours les esclaves des causes.
Ainsi l'homme en naissant reçut les passions,
Ces tyrans de son cœur et de ses actions;
Leur empire est connu par des effets semblables :
La trahison naquit des haines implacables;
L'amour à ses douceurs mêle un cruel poison,
Il égare l'esprit et séduit la raison;
Inquiet, soupçonneux, rempli de jalousie,
Il produit la fureur ou la mélancolie;
La colère est subite, aveugle en ses accès,
Et pousse les humains au comble des forfaits.
Nous sommes tous marqués d'un de ces caractères,
Ils ont, vous le voyez, des suites nécessaires :
Un Héraclite pleure, un Démocrite rit,
L'atrabilaire est dur, et l'humain s'attendrit.
Dieu fit ces passions; une main inconnue
Dans un ordre ignoré partout les distribue;
Tant de variétés, tant de destins divers
Par leurs combinaisons décorent l'univers,
Et d'un spectacle usé renouvellent la scène.
Mais l'Être tout-puissant ne se met point en peine
Du rôle que je joue et du sort qui m'attend;
Mon principe m'entraîne, et je suis son torrent;
Si du faîte des cieux il abaisse sa vue,
Il voit d'un œil égal la rosé et la ciguë;
Le grand est son ouvrage, et dans l'immensité
Il sait manifester toute sa majesté.
Dans de vastes desseins ce Dieu peut se complaire,
Mais il est sourd aux cris du stupide vulgaire;
<127>Sans soins, sans embarras, sans peine, sans tourment,
Il sait que la nature, exécutant son plan,
Obéit à ses lois sans leur donner d'atteinte,
Et garde les vertus dont il l'avait empreinte.
Tel, sûr de son ouvrage, un horloger expert
Agence des ressorts pour agir de concert,
Et donne au mouvement son allure constante;
Au principe moteur la montre obéissante
Dans l'absence du maître accomplit ses desseins :
Et tel, ayant posé des principes certains,
Dieu soumit les effets à leurs premières causes :
Sûr des événements, il laisse aller les choses,
Ce qui nous paraît bien, ce qui nous paraît mal,
Tout concourt en effet à son plan général.
Les lois qu'à la matière imposa sa sagesse
Se bornent au devoir de conserver l'espèce,
Tout ce qui se détruit doit être remplacé.
Ainsi le temps présent répare le passé,
Ainsi nous occupons les places de nos pères,
Les aigles, les vautours engendrent dans leurs aires,
Le Rhin fournit la mer du tribut de ses eaux;
Là naissent des forêts, ici des végétaux,
Leur semence diverse, également féconde,
Alors qu'il dépérit, renouvelle le monde;
Mais leur force inhérente et leur fécondité
Ne produit qu'un seul genre à jamais limité.
Connaissez la nature, attentive à l'espèce.
Nos pertes par ses soins se réparent sans cesse.
Par sa fécondité le monde est maintenu,
Et son sein abondant fournit au superflu :
<128>Elle sait que le gland peut reproduire un chêne,
Mais de ces glands perdus elle n'est point en peine,
Qui tombent les hivers, abattus par les vents,
Et sans multiplier pourrissent dans les champs.
Qu'un déluge en été détruise la semence,
Le grain en d'autres lieux revient en abondance;
Que l'Afrique fournisse aux besoins des Français,
Que les champs des Germains nourrissent les Anglais,
Ces objets, grands pour nous, petits pour la nature,
N'importent point au monde, il poursuit son allure.
Voyez, quand le printemps vient déchaîner les eaux,
Que les torrents saxons font enfler nos ruisseaux,
Dans son cours orgueilleux l'Elbe majestueuse
Étendre sur les prés sa fange limoneuse,
Changer en serpentant la forme de son lit,
Couvrir un de ses bords de son onde qui fuit;
Sans égard au terrain, qu'il soit le mien, le vôtre,
Ce qu'elle prend à l'un, elle le rend à l'autre.
Ainsi pour l'univers il n'est rien de perdu,
Mais Dieu ne descend point jusqu'à l'individu :
Il rit de l'homme vain, qui, rempli de lui-même,
Mécontent de son sort, blâme l'Être suprême.
Eh quoi! la taupe aveugle, en son vil souterrain,
Doit-elle critiquer les palais de Berlin?
Peut-elle apercevoir leur immense étendue?
A sa motte de terre elle borne sa vue.
Maupertuis, l'homme est taupe, étroitement borné,
Par l'instinct de ses sens il se trouve enchaîné,
Ses jugements sont faux, ses lumières trompeuses.
Ce campagnard se plaint que des sources bourbeuses
<129>Coulent par le gagnage à travers ses vallons;
Il accuse les dieux; connaît-il leurs raisons?
Ce marais desséché qui forme sa prairie
A l'utile ruisseau doit son herbe fleurie,
Et ses eaux, serpentant par des détours divers,
Par les bouches d'un fleuve enrichissent les mers.
Tels sont nos préjugés. L'homme, d'un regard louche,
Voit et sent vivement le malheur qui le touche,
Mais il n'aperçoit point dans la totalité
Le bien que son mal fait à la société.
Atome imperceptible, insecte qui murmure,
De quel tort te plains-tu? que te doit la nature?
T'avait-elle promis de troubler l'univers
Pour t'épargner des soins, des peines, des revers?
Étouffe ton orgueil qui te rend misérable,
Et souviens-toi toujours du ciron de la fable.129-9
Dans l'ordre général par le ciel arrêté,
Un homme, un État même est à peine compté;
Un empire n'est rien, il disparaît dans l'ombre
De ce vaste univers, de ces mondes sans nombre
Qui nagent dans le vide autour de leurs soleils,
Supérieurs au nôtre ou du moins ses pareils.
Des plus puissants États examinons l'histoire.
J'y vois de grands revers à côté de leur gloire :
La Grèce, jadis libre, esclave des Romains;
La maîtresse des mers et des champs africains,
Par Scipion conquise, abattue et rasée;
<130>Par les Huns et les Goths je vois Rome embrasée;
Ici, tout un pays submergé par les flots,
Là, Marseille livrée aux fureurs d'Atropos;130-a
Tant de vastes États, tant d'immenses colosses,
Ébranlés et détruits par des peuples féroces :
De la vicissitude ils se ressentent tous.
Vous voyez donc que Dieu ne descend point à nous.
Insensible aux fléaux qui ravagent le monde,
Nous n'occupons jamais sa sagesse profonde,
Il voit tout dans le grand où l'homme est englouti.
Oui, dans l'immensité l'homme est anéanti,
Oui, cette vérité, qui blesse une âme vaine,
Par les événements paraît claire et certaine.
Lorsque l'astre des jours, qui règle les saisons,
De ses rayons ardents vient brûler nos moissons,
Et que les cieux d'airain, qu'à grands cris on implore,
Refusent aux mortels jusqu'aux pleurs de l'aurore,
L'État prévoit sa perte, il va manquer de pain;
Le besoin, la pâleur, la misère, la faim,
L'horreur, le désespoir et la mort implacable
Font dans tout le royaume un ravage effroyable.
Si Dieu daignait veiller sur nos faibles destins,
A ces calamités donnerait-il les mains?
Verrait-il de sang-froid le démon de la guerre
Voler d'un pôle à l'autre, en détruisant la terre,
Ces crimes, ces fureurs, ces pays ravagés,
Ces massacres affreux de mortels égorgés,
Tous ces combats sanglants qui nous ensevelissent,
Ces générations qui par le fer périssent?
<131>Malgré tant de fléaux cruels au genre humain,
L'espèce fièrement triomphe du destin.
Qu'un monarque absolu, par des arrêts très-sages,131-a
Proscrive les moineaux qui pillent les villages,
Le mal qu'ils souffriront de sa rigidité
N'approchera jamais de leur fécondité.
Les animaux privés, aux humains serviables,
Ont, pour multiplier, des ressources semblables;
Notre voracité de leur chair se nourrit,
Mais il en naît partout bien plus qu'il n'en périt.
Ce mal contagieux est présent à ma vue,
Qui ravit la génisse au joug de la charrue;
Nos prés semblent déserts, sur nos troupeaux nombreux
La mort appesantit son glaive rigoureux;
Tous les secours de l'art leur furent inutiles,
Nos champs sans leurs travaux vont demeurer stériles,
Le triste laboureur, pensif, désespéré,
Sans toucher son râteau, demeure désœuvré;
Les Français, les Bretons, la vaste Germanie,
La Prusse, tout le Nord et la froide Scythie
Éprouvent de ces maux les cruelles rigueurs.
Mais la mort vainement exerce ses fureurs :
Voici d'autres troupeaux parés de leur jeunesse,
La nature par eux réparera l'espèce.
Cette calamité rappelle à mon esprit
Les funestes fléaux dont la Prusse souffrit;131-b
<132>Citoyens malheureux! ô ma chère patrie!
De votre triste sort mon âme est attendrie.
Le trépas n'épargnait le peuple ni les grands,
Et le royaume en deuil déplorait ses enfants.
Du mal contagieux l'attaque était subite,
De ceux qu'il atteignait la vie était proscrite;
Une chaleur ardente à l'instant les brûlait,
L'haleine leur manquait, la soif les accablait,
Ils buvaient, mais hélas! nos fleuves, dans leurs courses,
Sans éteindre leur soif, auraient tari leurs sources;
Pareils à la fournaise où l'on verse de l'eau,
Leurs entrailles sentaient accroître un feu nouveau,
Leurs yeux étincelaient, leur gorge était aride,
Leur langue desséchée et leur couleur livide.
L'un vers l'autre en tremblant ils étendaient les bras,
Ils portaient sur leur front l'arrêt de leur trépas;
Ces cadavres vivants, dans des douleurs affreuses,
Sentaient couvrir leurs corps de taches venimeuses,
De ces charbons crevés sortait un poison noir,
Ils mouraient dans les cris et dans le désespoir.
O temps infortunés! ô temps vraiment funestes!
Il n'était plus alors de Nisus ni d'Orestes,
Les nœuds de l'amitié, ceux de la parenté,
Rien ne pouvait lier le peuple épouvanté.
Faut-il le rapporter? ô comble de nos crimes!
On fuyait lâchement ces plaintives victimes
Qui sentaient les fureurs de la contagion;
On les laissait mourir sans consolation.
La faim à tant de maux vint joindre sa souffrance,
Alors de tous les cœurs disparut l'espérance.
<133>Peignez-vous, s'il se peut, les horreurs de ces temps :
Les places, les maisons pleines de nos mourants;
Là, le frère expirant sur le corps de son frère,
Le cadavre du fils couvrant celui du père;
Là, les tristes sanglots et les cris douloureux
Des lamentables voix qui s'élevaient aux cieux.
Voyez ce tendre enfant qui tette à la mamelle :
Il prend sans le savoir une boisson mortelle,
Sa mère défaillante et manquant de secours
Veut même en expirant lui prolonger ses jours.
Figurez-vous ces morts privés de sépulture,
Et représentez-vous l'odeur infecte, impure,
Qu'exhalaient dans les airs tant de corps empestés,
Ces passants par l'odeur à l'instant infectés.
Nos sens n'étaient frappés que d'objets lamentables;
O jours trop désastreux! spectacles effroyables!
A la sombre lueur d'un funèbre flambeau,
Une famille entière est conduite au tombeau,
Et tous ceux qui lui font cette faveur dernière
Dans peu sont tous portés au même cimetière.
Là des monceaux de morts on détournait ses pas;
Où fuir? hélas! partout on trouvait le trépas;
La mort, jusqu'aux saints lieux insultant tout asile,
Fit un sépulcre affreux de cette triste ville,133-10
La peste avait juré la mort des Prussiens;
Il nous restait si peu des anciens citoyens,
Par les meurtres nombreux qu'avait commis sa rage,
Que ce pays désert semblait un champ sauvage.
<134>Soit que la peste alors, lasse de ses fureurs,
Terminât de nos maux les funestes horreurs,
Ou soit quelle perdît par ce ravage insigne
De son poison mortel l'influence maligne,
Le mal finit enfin, et sous un règne heureux,134-11
La Prusse répara son destin malheureux.
Le peu de citoyens qui des maux échappèrent,
Secondés par le temps, depuis la repeuplèrent;
La nature attendrie, attentive à nos jours,
Sous le nom de l'amour vint à notre secours;
Tout le peuple nouveau dont la Prusse est remplie
Au pouvoir de ce dieu doit compte de sa vie,
Et l'on n'aperçoit plus dans ces heureux États
Les traces qu'imprimait la fureur du trépas.
Si ces calamités troublaient l'ordre des choses,
La main du Tout-Puissant arrêterait leurs causes;
Mais ce qui nous paraît un malheur capital
N'est rien, quand on le voit d'un coup d'œil général.
Que cette vérité, quoique dure et sévère,
Ne nous éloigne point du plaisir nécessaire;
Le sage gagne à tout : l'école du malheur
Lui sert à mieux sentir le vrai prix du bonheur;
Il sait à quels dangers l'expose sa nature,
Dans des jours fortunés disciple d'Épicure,
Dans des jours désastreux disciple de Zénon,
Pour tous les cas prévus il arme sa raison.
Oui, tels sont nos devoirs; respectons en silence
Ces lois qu'à l'univers donna la Providence,
<135>De notre esprit borné redoutons les erreurs,
Craignons de décider sur tant de profondeurs,
Et soyons assurés, malgré nos catastrophes,
Que le ciel en sait plus que tous les philosophes.


125-a Voyez ci-dessus, p. 43 et 75.

129-9 Le Ciron et le Bœuf de La Fontaine. [Cette note est omise dans l'édition de 1760, peut-être parce qu'il n'y a aucune fable dans La Fontaine qui porte ce titre. Il est probable que le Roi a voulu parler du Moucheron et le Bœuf de Phèdre. Voyez t. IX, p. 55.]

130-a Allusion à la peste de 1720.

131-a Le Roi semble se moquer ici d'une de ses propres ordonnances, le Renovirtes und geschärftes Edict, wegen Ausrottung der Sperlinge und Krähen, daté de Berlin, le 22 juin 1744. Voyez Mylius C. C. Marchicarum, Continuatio II, p. 189, no XVII.

131-b Voyez t. I, p. 138, 143, 159 et 168.

133-10 Königsberg.

134-11 Celui du feu roi.