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ÉPITRE X. LA PALINODIE, A DARGET.64-a

J'en suis fâché, pauvre Darget,
Si ma muse trop indiscrète
De ses bons mots te fit l'objet,
Rappelle-toi que tout poëte
Doit amplifier son sujet.
Ton nom, si propre à l'hémistiche,
Vint dans mon poëme64-a à propos
Se placer comme dans sa niche,
Et je chargeai dessus ton dos
Tout ce qu'une fiction folle
Et la gigantesque hyperbole
Imagina pour mes héros.
Lorsque notre feu nous transporte,
L'esprit accouche ou bien avorte
De cent traits frappés hardiment;
Le mensonge peu nous importe,
<65>S'il s'énonce agréablement.
C'est en agissant de la sorte
Qu'Homère a plu si constamment,
Et ses ouvrages si durables
Sont un heureux tissu de fables,
Mensongères assurément.
Que sais-je si le gars Thersite
Ne fut pas homme de valeur
Auquel Homère ôta le cœur
Pour qu'Achille eût plus de mérite?
Sur ce modèle, j'eus l'honneur
De te dépeindre sodomite65-a
Chez ton luxurieux recteur,
Afin de dauber le jésuite;
J'osai te faire voyageur,
De jeunes nonnains violeur,65-a
Et, dans le pays sybarite,
Des plus mauvais romans l'auteur.65-a
Ah! quand notre verve maudite
Nous a remplis de sa fureur,
De notre cervelle animée
Il part, ainsi que d'un volcan,
Des flammes et de la fumée,
Et rien n'arrête ce torrent;
Dans ces fougueux enthousiasmes,
Nous emportant à tout hasard,
Il nous échappe des sarcasmes
Auxquels le cœur n'a point de part.
Je devine ce qui t'offense :
Ne serait-ce pas ce tableau
<66>Où ton patron ou ton fléau
Arrêta ta concupiscence?66-a
Ah! cet exemple est bien plus beau
Que celui de la continence
Du grand destructeur de Numance,
Et digne d'un saint mort puceau.
Oui, par certaine Épître encore66-b
J'ai mérité de l'ellébore
Pour avoir, dans tous tes portraits,
Follement barbouillé tes traits.
Je t'y traitai de Turc à More,
Sachant qu'aucun mortel n'ignore
Que les poëtes sont menteurs;
Comme on ne daigne pas nous croire,
J'ai cru, pour établir ta gloire,
Que je devais charger tes mœurs.
Enfin, Darget, sur ton histoire
Nul ne consultera mes vers;
Ils n'iront point à la mémoire,
Ils seront rongés par les vers.
Je veux que leur recueil stérile,
Enfant de mon oisiveté,
Périsse dans l'obscurité,
Loin des yeux d'un mordant Zoïle.
Tout auteur plein de vanité,
Qui tend à l'immortalité,
Doit, narrant avec pureté,
Avoir l'art de plaire ou d'instruire.
Moi, qui n'ai point ces grands talents,
<67>J'abandonne ces vastes champs
Aux versificateurs habiles
Qui remplacent de notre temps
Les Horaces et les Virgiles.
D'eux redoute les coups de dents,
Et non de ma muse badine,
Qui folâtre, qui te lutine,
Qui, sans consulter le bon sens,
Débite ce qu'elle imagine,
En vers mauvais, mais non méchants.
Darget, que rien ne te chagrine,
Ris tout le premier de ces vers :
Leurs sons se perdent dans les airs,
Et je crierai plutôt famine
Que de souffrir qu'on les destine
A courir par tout l'univers.
Mais si, par quelque perfidie
Dont je ne puis me défier,
Dans le monde on les expédie,
Darget, par ma Palinodie
Tu sauras te justifier.

A Potsdam, ce 10 novembre 1749.


64-a Voyez t. X, p. 238. C'est du Palladion que le Roi veut parler.

65-a Le Palladion, chant quatrième.

66-a Le Palladion, chant troisième.

66-b Épître à Darget, t. X, p. 238-247.