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A LA BARONNE DE SCHWERIN, SUR SON MARIAGE AVEC LE SCHULTHEISS LENTULUS.110-a

Daignez recevoir ce fromage
Comme un prémice de l'hommage
De messieurs les Treize Cantons.
Il est vrai, très-peu nous pensons;
Mais lorsque notre âme sommeille,
L'amour en sursaut la réveille.
Oh! pour l'amour, nous le sentons;
Aussi nous nous réjouissons
De ce qu'en ce jour d'allégresse,
Lentulus vous fera Suissesse.
Suissesse est un titre d'honneur,
Il vaut mieux que celui d'abbesse,
<111>D'Excellence, de Votre Altesse;
Bien en voudraient de tout leur cœur,
Qui, s'il leur plaît, n'en tâtront guère,
Car jeune Suisse en sa vigueur
Vaut mieux que prince octogénaire.
Mais pour vous, gardez-vous-en bien,
De vieillir dans ce beau lien;
Et comme en Suisse on vous marie,
De votre nouvelle patrie
Il est temps de savoir les lois.
Sachez donc qu'aux beautés aimables
Qui, par leurs charmes adorables,
Subjuguent et bergers et rois
Nos Suisses galants et affables
Ont constaté les plus beaux droits.
Tout lourds et grossiers que nous sommes,
Il n'est point, parmi tous les hommes
Des pantins ou Topinamboux,
En fait de preuves de tendresse,
En fait de fidèles époux,
Exceptez-en la politesse,
De plus parfaits maris que nous.
Mais lorsqu'une femme ou maîtresse
Sent de la caduque vieillesse
Sur elle appesantir les coups,
Alors, pour comble, sa tristesse
N'a d'hommages que nos dégoûts.
Des yeux rouges, comprenez-vous?
Peau tannée et gorge flétrie,
Cheveux grisons, branlantes dents,
Dos convexe et genoux tremblants,
<112>Sont des meubles de friperie
Qui ne trouvent plus de chalands
Dans toute notre Suisserie.
Eussiez-vous cent fois plus d'appas
Que Vénus n'en eut en sa vie,
Que l'amante de Ménélas,
Ou la bonne dame Marie,
Ah! ce qui n'est plus, on l'oublie,
Vieille, vous ne nous plairez pas;
C'est pis encor, car la police
Et la vénérable justice
Très-vivement vous poursuivront,
Et gravement vous soutiendront
Que par infernale malice
Vous voilà dans la vétusté.
Ah! que d'esprits profonds, en Suisse,
En physique, en moralité!
Ils disent : La malignité
Des femmes fait le caractère;
D'où vient qu'une jeune beauté
Devient une vieille sorcière?
Ceci bien plus vous surprendra :
Chez nous on ne vit, ni verra
De radoteuse ridicule;
Dès que jeunesse abandonna
Personne qui la posséda,
Sitôt la justice la brûle
Sans repentir et sans scrupule,
Car chez nous sorcières on a,
Et, je crois, tant on brûlera,
Qu'un jour à Zug ou bien à Berne
<113>Vos divins charmes on verra;
Alors dans le fond de l'Averne
Sorcières on reléguera,
Et désormais plus n'y croira.
Oui, par vous la Suisse embellie
Reviendra de son erreur;
En abjurant son hérésie,
Et chantant la palinodie,
Elle avouera de tout son cœur
Qu'il n'est d'autre sorcellerie,
Ni de prestige suborneur,
Que la séduisante magie
Des yeux de ce sexe vainqueur.


110-a Cette poésie fut présentée à Marie-Anne de Schwerin, fille du défunt ministre d'Etat Frédéric-Bogislas de Schwerin, le 17 janvier 1748, jour de son mariage avec le major et aide de camp baron de Lentulus, par treize Suisses en costume national, avec un fromage d'une grosseur extraordinaire. Le baron de Lentulus (voyez t. IV, p. 176) était lieutenant-général lorsqu'il quitta le service du Roi, le 13 décembre 1778; il mourut à Monrepos près de Berne, le 26 décembre 1786. Il est nommé ici par plaisanterie Schultheiss (avoyer). C'est le titre que l'on donnait à Berne au premier fonctionnaire de la république.