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LE MIRACLE MANQUÉ, CONTE.

Je veux chanter sur ma vielle profane
Un conte vrai qui surpasse Peau-d'âne.
Objets usés que nos tendres aïeux
Trouvaient si beaux, à présent chassieux,
Je vous implore, éternelles grand'mères
Que chaque hiver assemble autour des feux,
Dignes suppôts des contes merveilleux.
Et vous aussi, mesdames les sorcières,
Dans ce beau champ conduisez-moi des yeux;
Et vous surtout dont l'art et la puissance
Força l'enfer, et frappa dans Endor116-a
Les yeux d'un roi, par un prophète mort.
Messieurs les saints, souffrez par bienséance
Que je vous place ici selon le tour.
O vous, des cieux les sombres interprètes,
<117>Doubles fripons, menteurs et pis, prophètes,
Enseignez-moi les captieux discours
Dont vous saviez fabriquer vos oracles;
Je dois ici célébrer les miracles
D'un preux cafard, cagot et triple saint,
Vieux vétéran, maquignon de Calvin.
Les vents fougueux déchaînés en barbares,
Fabricateurs de rhumes et catarrhes,
Vinrent, l'hiver, répandre sur Berlin,
A droite, à gauche, énormes maladies,
Et, peu touchés de l'amour du prochain,
Distribuaient nombre d'apoplexies.
La Faculté, maudissant leur essaim,
Laissait mourir et perdait son latin;
Tous les quartiers chantaient leurs élégies,
Invectivant Éole et le destin.
Dans les douceurs d'une paix fraternelle,
Gromaticus117-a vivait avec deux sœurs
Qui du beau temps fabriquaient la nouvelle,
Faisaient par an deux almanachs menteurs
Où se trouvait l'histoire peu fidèle
Ou bien plutôt l'impertinent roman
Des grands flambeaux cloués au firmament.
Gromaticus, docteur d'astrologie,
Du bon Phébus faisait le substitut,
Et, renommé savant dans la magie,
<118>De chaque fou recevait le tribut,
Seul revenu dont longtemps il vécut,
Lorsque la mort, qui faisait sa récolte,
En tapinois sur-le-champ l'accola,
Subitement, en un seul tour de volte,
Sur le carreau roide mort le coucha.
D'abord, grands cris; ses bonnes sœurs pleurèrent,
Et de leurs voix si fortement hurlèrent,
Qu'à ce grand bruit leurs voisins s'éveillèrent.
Un peuple entier chez le mort s'assembla;
Les plus sensés point on ne consulta,
Mais seulement les duègnes, les commères,
Qui, décidant de toutes les affaires,
Sur certain cas très-expertes, dit-on,
Quoique manquant de rime et de raison.
Dans cette foule, et parmi le tumulte
D'un grand concours de peuple curieux,
Parait soudain une figure occulte,
A l'œil hagard, à l'air fastidieux,
Bouche béante et face triste et sombre.
Du noir enfer semblait sortir cette ombre;
Chacun le prit pour un magicien,
Pour un démon, pour un antichrétien.
L'aurait-on cru? ce farfadet sinistre,
A large audace, à rabat de ministre,
Était, dit-on, grand théologien.
D'abord, du mort les deux sœurs l'entourèrent,
De les aider humblement l'invoquèrent;
Sur quoi rêvant, le bon prélat enfin,
Sans autre avis, résolument décide
Qu'en invoquant le céleste Dauphin,
<119>On nourrira ce cadavre livide
De restaurants, de bouillons et de vin,
Le piquera par une cantharide,
Pour rappeler son esprit clandestin.
« Je vais, dit-il, confondre l'incrédule,
Et l'esprit fort, encor plus ridicule;
Ces scélérats crèveront de chagrin,
Voyant le mort ressusciter demain. »
L'invention fut partout applaudie,
Et tout s'empresse alors dans la maison :
L'une à la hâte apporte l'eau d'Hongrie,
L'autre, en courant, du baume d'Arabie,
Là, près du feu, on réchauffe un bouillon.
Dans la maison c'était beau carillon :
Tous les parents chez le mort s'empressèrent,
Si rudement des coudes se choquèrent,
Qu'à terre on vit sauter plus d'un flacon,
Et qu'en leurs mains maints verres se brisèrent.
Comme au rivage on voit après le flux
Dans peu de temps succéder le reflux,
On vit ici se presser par la porte
D'un peuple fou la nombreuse cohorte;
Il entre, il sort, et par le défilé,
Lassé de voir, il s'était écoulé.
Le saint alors dévotement s'avance :
« Ne perdez point, leur dit-il, patience,
Tout doit à gré dans peu nous réussir;
Pour le présent, laissons, par bienséance,
Au pauvre mort le loisir de dormir;
Sortons, demain il faudra revenir. »
Après qu'au mort on eut ouvert la bouche,
<120>Et que sa sœur, bonne et sainte Mitouche,120-a
L'eut abreuvé d'un bouillon restaurant,
Chacun s'en fut, rempli de ce spectacle,
Et curieux de l'inouï miracle
Qu'opérerait ce pieux charlatan.
Ce jour enfin pour leurs souhaits arrive.
Avant qu'un coq eût chanté le matin,
Des bons parents la troupe fugitive
Vint promptement retrouver leur cousin.
On le revit, hélas! toujours de même,
Roide, immobile et le visage blême;
Le saint revint, et fortement promit
Que, par l'effet de son pouvoir suprême,
On reverrait le mort sortir du lit;
Sur quoi d'abord nouveaux bouillons on fit.
Enfin, depuis, huit jours on attendit;
Point de miracle; on attend le quinzième;
En espérant on va jusqu'au vingtième;
Mais pas un mot que le bon saint leur dit,
Pour le malheur du mort, ne s'accomplit.
Et quelle fut l'abattement énorme,
Lorsque, voulant juger du fait en forme,
Jusques au fond le cas s'approfondit!
Quelqu'un du mort leva la couverture;
Ciel! il sentit .... fais-en la conjecture,
Ami lecteur; je sais que tu m'entends,
Et volontiers de cette idée impure
<121>Je veux ici t'épargner la peinture.
Bref, on vit bien qu'il était enfin temps
Que le bon mort fût mis en sépulture,
Et le cafard, malheureux en augure,
Devint, depuis, la fable des parents.
Lorsqu'une fois on est en train de croire,
L'esprit se plie à toute absurdité;
La fable alors passe pour vérité,
Et le mensonge est égal à l'histoire;
On s'étourdit, on reçoit toute erreur
Qu'un cerveau creux engendra par boutade :
Quand une fois le bon sens bat chamade,
Adieu raison, à jamais serviteur!

Corrigé à Potsdam, 28 octobre 1749. (Envoyé à Voltaire le 3 mai, à Algarotti
le 19 mai 1740.)


116-a I Samuel, chap. 28, versets 7-19.

117-a Le 8 mars 1740, l'astronome Kirch fut frappé d'une attaque d'apoplexie dont il mourut le lendemain, âgé de quarante-cinq ans. Son cadavre offrit un singulier phénomène : c'est que, ses trois sœurs ne pouvant se résoudre à lui donner la sépulture avant qu'on y aperçût des signes de corruption, il se conserva trois semaines, sans qu'on pût y en découvrir de sensibles. Il est vrai que le froid excessif qui avait régné pendant le grand hiver durait encore au mois de mars. (Formey) Histoire de l'Académie des sciences. Berlin, 1752, in-4, p. 65.

120-a Sainte Mitouche est un personnage de la Pucelle de Voltaire (V, 21), qui a mis sous le texte la note suivante : « On disait autrefois sainte n'y touche, et on disait bien. On voit aisément que c'est une femme qui a l'air de n'y pas toucher; c'est par corruption qu'on dit sainte Mitouche. » L'expression usitée aujourd'hui est sainte nitouche.