CHANT Ier.

Je ne suis né pour chanter des héros;
Un flageolet me tient lieu de trompette.
Pégase court et par monts et par vaux
Quand sur sa croupe il porte un vrai poëte;
Quand je le monte, il semble une mazette,
Le plus rétif de tous les animaux.
Je veux pourtant chanter de ma voix rauque
Ce Valori, ce fameux champion
Qui, par l'effet de son destin baroque,
Des Prussiens fut le palladion,
Et pour lequel se fit mainte blessure.
Quand les hussards, fins et rusés matois,
<182>De l'enlever essayant l'aventure,
Autour du camp venaient en tapinois.
O vous, divin et très-bavard Homère!182-a
Des rimailleurs et l'oracle et le père,
Qu'ont adoré tous vos commentateurs,
Gens ennuyeux, comme vous radoteurs,
Trompez pour moi le vigilant Cerbère,
Échappez-vous de ses sombres cachots;
Inspirez-moi des chants toujours nouveaux,
Qu'à l'Hélicon votre flambeau m'éclaire.
Par vous d'Achille on connaît la colère;
Mais cet Achille, encor qu'un grand héros,
Qui pourfendit et tua ses rivaux,
Ensanglantant du Xanthe l'onde claire,
N'est dans le fond qu'un héros en chimère.
Bien autre était le vaillant Valori,
Dans les combats par son père aguerri,
Dont je vous fais l'histoire véritable;
C'est un héros au-dessus de la Fable.
O protectrice aimable de Berlin!
Je vous implore, immortelle Hédewige,
Pour un rebelle élève de Calvin.
Que vos attraits, par un nouveau prodige,
En inspirant votre dévot cousin,
Jettent sur lui rien qu'un regard bénin.
Au paradis dites un patenôtre,
Favorisez ce poëme badin;
L'ouvrage alors sera censé le vôtre,
Si l'assistez de votre appui divin.
<183>Le bon Charlot,183-a chassé de Silésie,
Avait mené ses fiers Autrichiens
Dans un bon camp où, regorgeant de biens,
Ils menaient tous une joyeuse vie,
Comme prélats dans leur grasse abbaye.
Au bord de l'Elbe ils faisaient leur séjour;
Le mal était que l'armée ennemie
Avait sitôt l'autrichienne suivie,
Qu'on entendait, si l'on n'était bien sourd,
Du camp lorrain le prussien tambour.
Dans ce camp fort, le valeureux Lorraine
Sur l'ennemi vainement se déchaîne;
Il voit souvent ses partis écloppés,
Tout balafrés, s'enfuyant hors d'haleine,
Et dans les champs leurs membres dissipés.
« Hélas! dit-il, s'appuyant sur Rosière,
Qui ressemblait à l'homicide Mars,
A quel saint dois-je adresser ma prière?
Qui diable peut rassembler nos fuyards?
Si tant de fois j'ai tenté les hasards,
Je n'en puis mais, beaucoup je m'en chagrine,
Si nous voyons que l'aigle des Césars
Sous tant de coups menace enfin ruine. »
« Prince, lui dit prudemment son ami,
Quittez, quittez la tristesse et l'ennui;
Au noir chagrin ne soyez pas en proie :
Qui pleura hier rit peut-être aujourd'hui.
<184>Que les plaisirs, les festins et la joie
Fassent cesser la douleur qui vous noie.
Vous éprouvez le destin des combats;
Si m'en croyez, faisons un bon repas.
Demain, s'il plaît à l'aveugle fortune,
Sur l'ennemi versant notre rancune,
A notre tour nous ferons grand fracas. »
Il dit; d'abord la table fut couverte
De mets exquis; on en mangea sans perte.
Trente laquais à la démarche alerte
Volaient sans fin de la table au buffet.
Du vin du Cap à longs traits on buvait;
L'âpre Pontac, le pétillant Champagne,
Différemment les verres colorait,
Et le filet des langues déliait.
Le Saint-Ignon, qui battait la campagne,
Dans son harnois très-fort se démenait.
Le bon Charlot en perdit la tristesse,
Et sur son front la brillante allégresse
Tout doucement sa douleur effaçait.
Déjà chacun parlait de sa maîtresse.
Se déridant, le bon Charlot riait;
Toujours buvant, bientôt plus ne savait,
Plein des vapeurs d'une bruyante ivresse,
Ce que sa langue, allant toujours, disait;
Il clignotait de sa faible paupière,
Ne voyait plus, tout avec lui tournait.
Il veut marcher, il retourne en arrière,
Moitié tombant et moitié chancelant,
De ses deux bras dans l'air se débattant;
<185>On le ramène, et, selon sa coutume,
Le fait coucher dans un bon lit de plume.
Son confesseur à propos arriva,
De ses deux doigts allongés le signa,
Brailla latin, marmotta quelque psaume,
En s'adressant à saint Pierre ou Jérôme;
Ce qui d'abord au bon Charlot donna
D'un doux sommeil le plus parfait symptôme,
Car pour dormir remède sûr, dit-on,
C'est d'écouter un onctueux sermon.
Depuis trente ans eût-on une insomnie,
D'abord bâillez, l'âme est appesantie;
Ouvrant la bouche et baissant le menton,
Fermant les yeux, tombez en léthargie.
Déjà la nuit a de son voile obscur
Couvert le ciel et toute la nature,
Et des hiboux, oiseaux de triste augure,
Retentissait le cri amer et dur,
Quand tout à coup sur la tente du prince,
D'un vol plus leste et prompt que l'épervier,
Vient de l'Olympe un farfadet tout mince;
C'était, dit-on, un saint de son métier,
Qui, plus, était le saint de la province.
Tout doucement il s'approche de lui,
Dit à Charlot : « Si je viens aujourd'hui,
C'est que je veux vous porter mon appui.
Népomucène était mon nom de guerre,
Qu'on me donna lorsque je fus sur terre;
On m'y traita, comme savez, fort mal.
Je confessais, et mon devoir austère
<186>Sur certain point m'obligeait au mystère,
Lorsque mon roi, mon prince très-brutal,
Voulant savoir ce que je devais taire,
Me fit couper, dans ce séjour fatal,
La langue, afin d'assouvir sa colère,
De ce malheur je sus bien me moquer;
Et, pour un saint, plus ou moins d'une langue,
C'est moins que rien; on bavarde, on harangue,
Sans langue enfin on peut bien s'expliquer.
Vous le savez, la gente britannique
Très-clairement ce phénomène explique.186-18
Mais revenons à l'important sujet
Qui de là-haut m'a fait mettre en voyage.
Du paradis je partis comme un trait
Lorsque je vis faiblir votre courage,
Que mon héros si fort se lamentait.
Quoi! mon héros, disais-je, est catholique,
Et nous verrons un maudit hérétique
Barbarement le prendre en son lacet?
Car, quoique saint, eh! Dieu me le pardonne,
Je hais ces gens qui ne vont point au prône;
Ce sont coquins, sacriléges, félons,
Qui, brocardant et les saints et la messe,
Nous affublant de mauvaises raisons,
De nos autels ont éclairci la presse.
Je veux punir ces infâmes vauriens,
Et protéger votre race orthodoxe,
Mes chers Hongrois, mes chers Autrichiens.
Or, écoutez, ce n'est point paradoxe :
<187>Si vous voulez dompter les Prussiens,
Bien vous gardez de déployer la force;
Trop mal souvent vous en êtes trouvés;
De la valeur appréhendez l'amorce.
Si mes conseils en ce jour vous suivez,
Un autre tour il vous convient de prendre;
C'est un secret que je vais vous apprendre.
Comme jadis était dans Ilion
Cette immortelle égide de Minerve,
Enchantement qui de tout mal préserve,
Le Prussien a son palladion.
Sainte Hédewige et sainte Geneviève
Leur ont donné certain marquis français;
Au gros marquis tiennent tous leurs succès.
Tant que du camp l'ennemi ne l'enlève,
Le Prussien sera toujours heureux;
Si quelque jour le hussard vous le happe,
A tous vos coups nul Prussien n'échappe :
Enlevez donc ce Valori fameux. »
Il dit; et puis, sans nulle autre étiquette,
Monsieur le saint remonte sa chouette,
Et prend son vol au benoît paradis.
Le bon Charlot en est tout ébahi;
Il ne sait plus ou s'il rêve, ou s'il veille.
« Ah! saint Joseph, dit-il, quelle merveille!
N'en doutons point, tout va nous réussir;
Le ciel s'en mêle, il va nous secourir,
Et l'on verra bientôt changer les choses. »
Déjà l'Aurore au visage vermeil,
Vers l'orient, de ses beaux doigts de roses,
<188>Avait ouvert les portes du soleil,
Et les oiseaux, par leur tendre ramage,
Et les clairons, et le bruit du tambour,
Et le soldat buvant, faisant tapage,
Tout annonçait l'aube d'un heureux jour,
Quand le Lorrain, essuyant sa paupière,
Dit : Qu'à l'instant on appelle Rosière.
Rosière arrive, et le héros lui dit :
« Dans un moment je vais quitter le lit.
Courez, volez; par votre voix sonore,
Avertissez du retour de l'aurore
Tous nos héros; que sans perte de temps
Dans cette tente ils aient à se rendre;
Et lorsque tous ici seront présents,
Bientôt sauront ce qu'il faut leur apprendre. »
Il part; dans peu arrivent ces guerriers,
Sur des coursiers tant superbes que fiers.
Ne pensez pas que j'aie la folie,
Ami lecteur, de vous historier
De leurs chevaux la généalogie.
Podarge188-a à tous eût-il donné la vie,
Le dire ici serait vous ennuyer.
Vint le premier Wallis, chargé d'années;
Du vieux Nestor il eut les destinées,
Grand babillard, peu d'accord, dur, aider.
Vint après lui ce Lobkowitz farouche,
Le fou Spada, le sage d'Aremberg;
Waldeck, ayant le blasphème à la bouche,
Le suit, jurant et le ciel, et l'enfer.
<189>Puis vient, riant d'un rire âpre et amer,
Stein, qui passait pour Momus de l'armée;
Saint-Ignon suit, tout dérangé d'hier;
Puis des Saxons la troupe parfumée,
Gens doucereux, et qui, peur d'accident,
Jusqu'à mordieu! disent tout poliment.189-a
Ce chevalier189-19 pincé, droit comme un cierge,
Parmi ceux-là paraît avec éclat.
Et le dernier, ce fut vous, Kolowrat;
Aux pieds des saints, aux autels de la Vierge,
Vous ignorez si vous êtes soldat.
Seul après tous arriva ce béat.
Au beau milieu de la troupe guerrière
Parut Charlot; il était comme un dieu;
Odeur de saint se sentait en ce lieu;
Sa face était brillante de lumière.
Le pot en tête et la dague au côté,
Et s'appuyant sur sa longue rapière,
Il leur parla d'un ton de majesté :
« Mes chers amis, las de nous laisser battre,
A notre tour faisons le diable à quatre;
Car plus longtemps ne convient de souffrir
Les Prussiens chez nous, dans la Bohême.
Oui, j'ai trouvé, la nuit, un stratagème
Pour les chasser, même sans coup férir;
La nuit, un saint me l'a dit à moi-même. »
A ce discours, tout le monde se tut;
<190>Mais tout à coup il s'élève un murmure,
Et Lobkowitz, voulant parler, dit : Chut!
Le bruit s'accroît, on parle sans mesure,
Tel qu'on entend quand, vers la Saint-Michel,
Le lourd Pierrot va troubler les abeilles.
En bourdonnant, l'essaim sort des corbeilles,
Et dans l'instant il obscurcit le ciel;
Pour l'apaiser en vain l'on se tourmente,
Il perd lui seul sa fureur insolente,
Et doucement rentre en sa ruche à miel.
Ces indiscrets alors ainsi parlèrent,
Et Lobkowitz contre eux très-fort fâchèrent.
Mais à la fois tous lassés de parler
Font succéder à cette irrévérence
Un très-profond et sévère silence,
Si grand, que tous ils purent écouter
Une souris dans la tente trotter.
Lors Lobkowitz leur dit : « Ayez donc honte;
Le bon Charlot vous fait un si bon conte! »
Mais tous les chefs criaient à se crever :
Qu'il dise donc ce qu'il a pu rêver!
Le bon Charlot, reprenant la parole, Dit :
« Ne prenez ce discours pour frivole;
Faut enlever du camp des ennemis
Ce Valori, ce badaud de Paris.
Le gros marquis les rend seul invincibles;
Quand l'aurons pris, ces ennemis terribles
Dans un moment seront tous déconfits;
Nous serons chats, ils seront nos souris. »
D'hier au soir le prince est encore ivre,
<191>Dit Saint-Ignon; et le brutal Waldeck
Répond : « Soit dit sans manquer de respect,
Avec vous tous j'aurais honte de vivre,
Si je tenais propos aussi suspect.
Ce sont, ma foi, des contes de grand'mères;
Eh! que m'importe et saints et sorcières?
Notre destin dépend de notre bras.
Qui sans frémir affronte le trépas
A son parti donnera la victoire.
Venez, amis; que, nous comblant de gloire,
Le Prussien terrassé sous nos pas
Dans tous les temps transmette à la mémoire
Tout ce qu'a fait Waldeck dans les combats. »
Le Kolowrat, à ce discours profane,
En marmottant faisait signes de croix,
En implorant le souverain des rois;
Et, redressant ses deux oreilles d'âne,
Dit : « Que la foudre extermine à jamais
Ce prince impie, accablé de forfaits!
Waldeck, au ciel moins d'étoiles ne brillent
Qu'en cent façons saints et saintes fourmillent.
Aux papegauts, qui sont gens vrais croyants,
Ils font l'honneur de se rendre visibles;
Aux scélérats, à tous les mécréants,
Qui, comme vous, ont des cœurs insensibles,
Il n'est échu que d'éternels tourments. »
« Ah! ventrebleu! dit Waldeck en furie,
Onc ne me fit affront aussi sanglant;
Oui, fussiez-vous propre fils de Marie,
Ce fer serait lavé dans votre sang. »
<192>Très-prudemment d'Aremberg les sépare :
« D'un si beau sang, princes, soyez avares;
S'il doit couler, ce n'est pas dans le camp.
Le sort pour vous tous deux qui se prépare
Est, leur dit-il, plus illustre et plus grand.
Ce médecin qui de chez nous ne bouge
Dans un moment à tous deux donnera
De l'ellébore ou de la poudre rouge,
Et le courroux bientôt s'apaisera. »
C'est sur ce ton que d'Aremberg parla.
Par ses propos, l'extravagant Spada
Les fit tous deux en même temps sourire.
Mais, cher lecteur, comment puis-je décrire
Comme le sang de Waldeck s'apaisa?
Comme la mer, après un long orage,
Brise ses flots sur le prochain rivage,
Ainsi Waldeck longtemps après gronda.
Le vieux Wallis, chargé de son grand âge,
Leur dit : « Jadis on était bien plus sage;
Quand de mon temps un conseil se tenait
Auprès d'Eugène, aucun ne remuait.
On écoutait dans un profond silence
Quand Starhemberg, qui longuement parlait,
A tout propos crachait une sentence.
J'ai même vu le conseil qui durait
Depuis l'aurore à l'autre matinée. »
- On y dormait? lui répliqua Spada.
- « Non, point du tout. Ce conseil s'assembla
Pour disposer de la grande journée
Où l'on battit nos gens près d'Almanza,192-a
<193>Répond Wallis; on n'était point volage.
Jeunes héros, suivez l'ancien usage.
Le bon Charlot, qui nous a rassemblés
Pour haranguer dans un conseil de guerre,
Ne prétend point que l'ordre en soit troublé. »
Eh! qu'en dirait la Reine et l'Angleterre?
Le duc saxon193-a civilement répond,
Tirant le pied, faisant la révérence :
« Oui, bon seigneur, vous avez grand' raison.
Enlevons donc l'ambassadeur de France,
Aux Prussiens imprimons cet affront;
Car, en effet, avec notre canaille,
L'enlèvement vaut mieux que la bataille.
Et quant à moi, disciple de Luther,193-a
Je suis Charlot, fût-ce même en enfer;
Tous nos Saxons sont vos auxiliaires.
Que vos saints donc mènent nos gens de guerre. »
« Ah! jour de Dieu! dit le fougueux Waldeck,
L'œil enflammé, sans pudeur, sans respect,
Prince saxon, vous parlez comme un lâche.
Dans les repas vous faites le bravache,
Et, comme on sait, ne manquez par le bec;
Mais lorsqu'il faut payer de sa personne,
Vous évitez, prince, de ferrailler;
Les Prussiens vous font toujours plier.
Eh! quelle est donc cette affreuse Gorgone
Qui fait, Saxons, que votre cœur frissonne?
Que dira-t-on de nous dans l'univers,
<194>Quand on saura que ces grands capitaines,
Et ces soldats qui remplissent ces plaines,
Assez nombreux pour dompter les enfers,
Se sont laissé blouser par certains rêves,
Qu'un farfadet renverse leurs esprits,
Et, n'employant la force ni le glaive
Pour terrasser leurs vaillants ennemis,
N'ont rien osé que par ruse et finesse,
Lâches secours dont s'arme la faiblesse,
Pour enlever un gros marquis français?
Ce bel exploit, si digne de mémoire,
Chez nos neveux vous comblera de gloire;
Le monde entier vous lâchera ses traits.
Dieu sait comment, pour plaisanter et rire,
Sur nos héros s'égaiera la satire.
Au moins, messieurs, ne le trouvez mauvais
Si le public sans pardon vous déchire :
C'est en deux mots ce que je dois vous dire. »
Très-brusquement reprit le duc lorrain :
« Vous ne savez, Waldeck, ce que vous dites,
Quoique d'ailleurs vous ayez vos mérites;
Ce soir, plutôt que le jour de demain
Le Valori sera sur nos limites.
La nuit, ainsi me l'ordonna le saint;
Sa volonté, qui fut toujours parfaite,
Ainsi qu'aux cieux, dans notre camp soit faite! »
Tous les héros dirent : « Il a raison.
La question an est toute décidée;
Le quomodo reste encore en idée.
Comment s'y prendre, et de quelle façon? »
<195>Waldeck leur dit : « Mon âme magnanime
S'offre à vos vœux pour cet exploit sublime.
Si vous voulez, j'enlève dès ce jour,
De cette armée et fière, et triomphante,
Au beau milieu de son camp, de sa tente,
Le Valori, même au bruit du tambour. »
- « Vous surpassez, dit Charlot, mon attente,
Généreux prince, en qui l'ardeur brillante
Vient d'effacer les héros d'alentour. »
Alors ces chefs, du ton de gens habiles,
Sur tous ces points faisant les difficiles,
De leurs raisons fortement entêtés,
Se hérissant de cent difficultés,
Dans tous les lieux voyant tomber la foudre,
Sentaient le mal sans pouvoir le résoudre.
Mais le Lorrain, en ressources fécond,
Leur dit : « Venez, prenons la gent hongroise.
Deux cents hussards tout au plus suffiront;
Ils perceront, à l'honneur de Thérèse,
Et Valori du camp enlèveront. »
- « Je n'entends rien à tout votre colloque,
Répond Waldeck; je crois que l'on se moque.
J'ai commandé de gros corps à la fois;
Deux cents hussards n'est pas assez pour moi,
Pour Saint-André ce serait un emploi. »
- « Non pas, seigneur, daignez me faire grâce,
Dit Saint-André; c'est à vous, Nadasdy,
Chef des Hongrois; signalez votre audace. »
En retroussant sa barbe noire et grasse,
L'Hongrois lui dit : « Je laisse ce parti,
<196>Sans l'envier, au jeune Dessewffy. »
Charles, voyant que tous prennent le large,
En rejetant leur emploi sur autrui,
Leur dit : « Je veux qu'on finisse aujourd'hui;
A Dessewffy je commets cette charge.
Qu'il aille donc préparer le combat;
Tous nos héros dans l'instant vont le suivre. »
Le Saint-Ignon, de la veille encore ivre,
Lui dit : « Charlot, le pain fait le soldat;
Le ventre vide, on fait fort mal la guerre.
Prince, mangeons; ainsi le veut Homère. »196-a
Fallut manger, tout le monde avait faim;
Et, les morceaux entassés dans la bouche,
Demi-mâchés, se heurtant en chemin,
Le corps gonflé, l'estomac plein de vin,
La troupe part engager l'escarmouche.
Deux cents hussards, renforcés de Tartares,
Sur des coursiers plus vites que les vents,
Partent du camp au bruit de cent fanfares.
Ami lecteur, veux savoir quelles gens
Lors combattaient sous des noms si barbares?
Communément on les nommait uhlans;
On les disait grands dévoreurs d'enfants.
Ils sont tous forts, terribles à la vue,
La tête chauve, et l'œil plein de fureur,
Le nez camard, bras et poitrine nue,
Gens faits exprès pour inspirer l'horreur,
Portant en main leur lance à pointe aiguë,
Et remplissant les airs de leur clameur.
<197>Des Prussiens bientôt la garde alerte,
Toujours au guet, les découvrit de loin,
Foulant aux pieds l'herbe encor fraîche et verte.
Au général on députe sans perte,
Pour les secours dont on avait besoin.
Il vient, il voit la campagne couverte
D'Autrichiens; un des Hongrois déserte :
« Ce jour sans coups ne se passera point;
Le duc lorrain veut prendre la licence
D'escamoter par un sien partisan
Je ne sais quel ambassadeur de France,
Qu'on nous a dit gîter dans votre camp. »
Il dit, et part; le prince, dans l'instant,
Par le hussard averti de la chose,
Aux ennemis un gros des siens oppose,
De ses dragons, de ses chevau-légers.
Parmi ceux-là se distingue la bande
Que l'intrépide et preux Chasot197-a commande,
Tous vieux soldats, dans les combats experts,
Qui, débandés, voltigeant dans la plaine,
Se ralliant plus prompts que les éclairs,
Tous réunis, suivent leur capitaine,
Sur l'ennemi, qui parfois les attend,
Viennent tomber impétueusement,
Et par leurs coups portent la mort certaine.
Les deux partis s'approchent lentement;
Tout ce que peut et l'adresse et la ruse,
L'invention et les subtilités,
Se pratiquait alors des deux côtés.
<198>Le Prussien voit que l'Hongrois l'amuse,
Et l'Hongrois voit ses desseins éventés.
Sur le talus d'une double colline,
Le camp du Roi sur la plaine domine.
Tels que l'on voit les dangereux lions
Couchés dans leur redoutable repaire,
Telles étaient ces fortes légions,
Qui suspendaient leur ardeur sanguinaire,
Et, dans leur camp se tenant en repos,
Voyaient sans trouble approcher leurs rivaux.
Leur droite était sur très-haute montagne;
L'autre aile allait, traversant la campagne,
Du bord de l'Elbe assurer son appui;
Et dans ce camp d'accès inabordables,
Plein de soldats aux Lorrains formidables,
Le Prussien ne craignait rien pour lui.
Mais Dessewffy voltigeait dans la plaine,
Tout alentour découvrait le terrain,
Et, se flattant d'une espérance vaine,
Formait encor quelque nouveau dessein.
Chasot s'avance, et l'autre, qui le guette,
Sur son cheval faisant la pirouette,
Donnant des deux, vient au-devant de lui.
« Je suis, dit-il, le vaillant Dessewffy;
Dans mon pays j'ai plus de deux cents vaches,
Aux ennemis j'ai pris chevaux, panaches.
Quel est ton nom? » - « Je m'appelle Chasot,
Dit l'autre, et suis le plus vaillant des hommes.
Mon père a plus de cent boisseaux de pommes;
Je suis Normand et du pays de Caux.
<199>Celui des deux aura tout l'avantage,
Qui marquera le plus constant courage;
Nous combattons aux yeux de l'univers. »
L'Hongrois lui tire un coup de carabine;
La balle siffle et vole dans les airs.
Chasot lui dit : Tu hâtes ta ruine;
En même temps le frappe sur l'échiné;
Mais le coup manque, et tombe du revers.
L'Hongrois se tourne, et de son cimeterre
Décharge un coup dessus son adversaire;
Chasot le pare, il atteint son cheval,
Qui, trébuchant, se laisse choir à terre.
Chasot tomba comme un coup de tonnerre.
D'abord l'Hongrois veut saisir son rival;
Le brave Ruesch199-a le voit, et le repousse.
Au preux Chasot il n'arriva de mal,
Si ce ne fut d'estropier son pouce.
Il se relève et monte un polonais.
En attendant, le vigilant Hongrois
Détache, et fait, par une marche adroite,
Du Prussien tourner le camp à droite.
En même temps, pour cacher ses projets,
Il escarmouche, harcèle à sa manière,
Pour que son monde, arrivant par derrière,
Puisse saisir le gros marquis français.
De ce côté, selon les conjectures,
Les Prussiens avaient pris leurs mesures.
Le bon Charlot et ses Autrichiens
Examinaient par de longues lunettes
<200>Tout le combat de ces braves athlètes,
Croyant charger Valori de liens.
De tous côtés alors les Prussiens
Fondent serrés sur l'ennemi, qui plie.
L'Hongrois le voit, il court, il parle, il crie :
Hussards, à moi! qu'ici l'on se rallie!
Ce n'était plus qu'une confusion;
Des Prussiens la redoutable épée
Du sang uhlan était toute trempée.
Très-grande en fut alors l'effusion,
Et dans l'horreur qu'offrit cette déroute,
On ne voyait toutes parts sur la route
Que bras coupés, que morts et que mourants;
Pour échapper à l'ardente poursuite,
Chacun hâtait sa course dans sa fuite.
Muse, dis-moi comment en ces moments
Chasot brilla, faisant voler des têtes,
De maints uhlans faisant de vrais squelettes,
Et des hussards, devant lui s'échappant,
Fendant les uns, les autres transperçant,
Et, maniant sa flamberge tranchante,
Mettait en fuite, et donnait l'épouvante
Aux ennemis effarés et tremblants.
Tel Jupiter est peint armé du foudre,
Et tel Chasot réduit l'uhlan en poudre.
Le bon Charlot, ses princes, ses héros,
A fuir aussi durent bien se résoudre,
Voyant sur eux fondre leurs fiers rivaux.
Comme l'on voit le lièvre de son gîte,
Tout effaré, se lever au plus vite,
<201>Quand il entend des lévriers jappants;
A toutes jambes il court à travers champs,
Les chiens légers, après lui s'allongeant,
Avidement courent à sa poursuite;
S'il peut gagner un bosquet dans sa fuite,
Il est sauvé; les chiens, le poursuivant,
Pour le lancer en vain perdent leur temps :
Tels, échappés de la main homicide
Du fier Chasot, plus redouté qu'Alcide,
Tremblants d'effroi, les uhlans, les hussards,
Rentrés au camp, maudissaient les hasards.


182-a Voyez ci-dessus, p. 18 et 34.

183-a Voyez l'Art de la guerre, t. X, p. 316, où Frédéric donne les éloges les plus flatteurs au prince Charles de Lorraine pour son passage du Rhin. Voyez aussi t. III, p. 50-54.

186-18 La fille sans langue, qui parle, selon ce qu'en rapporte la Société royale de Londres.

188-a Un des chevaux de Ménélas. Iliade, chant XXIII, v. 293-295.

189-19 Le chevalier de Saxe.

189-a

Et jusqu'à Je vous hais, tout s'y dit tendrement.

Boileau,

Satire III

, v. 188.

192-a Le 20 avril 1707. Voyez t. III, p. 111, et t. X, p. 314.

193-a Le Roi veut parler du feld-maréchal saxon Jean-Adolphe II, duc de Saxe-Weissenfels, né en 1685, mort en 1746. Voyez t. III, p. 124 et 189.

196-a Iliade, chant XIX, vers 160-170. Voyez t. III, p. 85; t. VII, p. 18 : et t. X, p. 301.

197-a Voyez t. III, p. 129 et 160 : t. X, p. 217 : et ci-dessus, p. 27.

199-a Voyez t. III, p. 69 et 173.