<194>En calculant mes pas, je n'en suis pas moins dupe
Des caprices du sort et des événements;
Je perds en vains projets de précieux moments.
Ma constance, aux abois du fardeau qui m'excède,
D'un soin opiniâtre y veut porter remède;
Mais quel esprit perçant pourra me conseiller
Par quel art ce chaos pourra se débrouiller?
Ah! quelque fermeté qu'ait l'âme la plus forte,
Un torrent de malheurs sur elle enfin l'emporte;
Quand on n'a plus d'espoir, le courage tarit,
Et l'esprit révolté contre ses fers s'aigrit.
Le fatal ascendant du sort qui m'enveloppe
Infecte mes esprits d'un poison misanthrope :
J'ai pris ma vie en haine, et le jour en horreur;a
Et lorsque la raison adoucit cette aigreur,
Qu'un intervalle heureux permet que je respire,
D'un désastre nouveau l'on s'empresse à m'instruire :b
Pour nourrir ma douleur, hélas! que d'aliments!
J'épanche en votre sein mes secrets sentiments.
Jamais l'ambition ni l'intérêt infâme
N'ont pu tenter mes sens ni subjuguer mon âme :
Un sentiment plus grand, plus noble et généreux.
Au sortir du berceau m'embrasa de ses feux.
Mon cœur vous est connu; vous savez qu'il dédaigne
Les symboles pompeux d'un despote qui règne,
Que, souvent entouré d'un appareil si vain,
Vous m'avez toujours vu moins roi que citoyen.


a Racine dit dans Phèdre, acte I, scène 3 :
     

J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.

b Le Roi parle ici des échecs que les généraux Platen et Knobloch essuyèrent en Poméranie, le 20 et le 25 octobre, et dont la suite fut la perte de Colberg, le 16 décembre. Voyez t. V, p. 150-152.