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ODE AU PRINCE HÉRÉDITAIRE DE BRUNSWIC.25-a

Lorsque les nations, fougueuses, égarées,
Offrent dans les combats, de leur sang altérées,
Des objets abhorrés;
Qu'au milieu de l'effroi, des horreurs, des alarmes,
La pitié recueille et fait sécher les larmes
Des peuples éplorés;

Tandis que du destin la maligne influence
S'obstine à fatiguer par sa persévérance
Les Prussiens accablés;
Que par les longs assauts de vingt rois en furie
Les fondements du trône et ceux de ma patrie
Déjà sont ébranlés;

Tandis que, dans les camps de ces peuples perfides,
Des gouffres infernaux je vois les Euménides
Sortir de chez les morts,
<26>Mêler leurs noirs flambeaux aux foudres meurtrières,
Aux feux de la discorde, aux flammes incendiaire
Qui désolent ces bords :

Mes esprits, accablés d'une douleur perçante,
Ont entendu soudain une voix consolante,
Digne de les calmer,
Qui réveille en mon cœur, à ses chagrins en proie,
Un sentiment éteint d'espérance et de joie,
Lent à se ranimer.

Ainsi, quand l'aquilon par de fougueux ravages,
D'un pôle jusqu'à l'autre amassant les nuages,
Répand l'obscurité;
En perçant l'épaisseur de cette vapeur sombre,
L'astre éclatant du jour darde à travers cette ombre
Un rayon de clarté :

Ainsi, dans les horreurs du destin qui m'oppresse
La clarté reparaît, j'aperçois ma déesse,
J'entends ses sons flatteurs;
Elle ne sème point la crainte et l'épouvante;
Le Plaisir, l'Espérance, et leur troupe charmante,
Sont ses avant-coureurs.

Dans les airs je la vois, de cent bouches armée,
Faire en tous les climats de sa voix renforcée
Retentir les échos;
Je l'entends entonner la trompette guerrière,
Traçant dans un cartouche éclatant de lumière
Quelques noms de héros.

<27>On ne la vit jamais plus brillante et plus vive,
Plus prompte à publier à l'Europe attentive
De rapides progrès.
Quel est ce nom chéri que profère sa bouche,
Qui l'occupe tout seul, qui ravit et qui touche
Mes sens par ses attraits?

Sans interruption l'indiscrète révèle
Sa vertu, ses exploits, sa valeur immortelle,
Si dignes de son rang;
Ce héros, dont l'esprit unit dès sa jeunesse
Le solide au brillant, l'ardeur à la sagesse,
Est de mon propre sang.

Regardez-le, ma sœur, l'amour vous y convie;
Dans vos flancs vertueux ce héros prit la vie
Et ses rares talents;
Votre belle âme en lui retraça son image,
De son auguste père il a tout le courage
Et les grands sentiments.

Dans ses plus beaux succès, toujours doux et modeste.
Lorsque son bras vainqueur, au Français trop funeste,27-a
Remplit leur camp de deuil,
Dans le cours triomphant d'une heureuse fortune,
Toujours sans s'éblouir son âme peu commune
A repoussé l'orgueil.
<28>Ces victimes de Mars près du Rhin moissonnées,
Passant les sombres bords, aux ombres étonnées
Ont publié son nom;
Le dépit des héros troubla tout l'Élysée;
Mais votre ombre en courroux parut la plus lésée,
O Henri le Lion!

Des abîmes profonds que le Cocyte enserre
Elle part indignée, et cherche sur la terre
Son fils et son rival;
Elle en apprend bien plus que de la renommée;
Elle voit le héros au milieu d'une armée
Sur un char triomphal.

« Je vous cède, dit-elle, et jamais mon courage
N'a produit les hauts faits qui dès votre jeune âge
Étonnent les humains.
J'ai dû tous mes succès à ma grandeur sans borne;
Vos lauriers sont, ainsi que tout ce qui vous orne,
L'ouvrage de vos mains.

Heureux sont les parents aussi tendres qu'habiles
Dont les sages conseils, à votre aurore utiles,
Mon fils, vous ont conduit!
Ils sont récompensés par une immense usure;
D'un champ reconnaissant au soin de leur culture
Ils recueillent le fruit.

Adieu, vivez heureux; qu'une tête si chère
Soit à l'abri des coups dont un destin contraire
Peut menacer les jours;
<29>Et que le juste ciel, dont le bras vous protége,
Vous préservant du plomb et du fer sacrilége,
En prolonge le cours! »

En finissant ces mots, cette ombre magnanime
S'éloigne en gémissant, s'élance dans l'abîme.
Et se dérobe aux yeux;
Par trois coups redoublés les dieux, de leur tonnerre,
Ont daigné confirmer et promettre à la terre
Des présages heureux.

Tandis que, sans penser, cette foule commune
De guerriers indolents a blanchi sans fortune
Dans les travaux de Mars,
Et voit sans profiter ce que l'expérience
Des sublimes secrets de la haute science
Découvre à ses regards;

O vous, jeune héros, dans un âge débile,
Comment avez-vous pu dans ce siècle stérile,
En tout abâtardi,
Vous élever tout seul à côté des Turennes,
Des Weimars, des Condés, et des grands capitaines,
Par un vol si hardi?

Ce généreux effort, c'est le sceau du génie,
Qui, libre en ses transports, loin de la route unie,
Vole se signaler;
Par sa rapide course au bout de la carrière
Il voit que lentement la méthode en arrière
Rampe sans l'égaler.

<30>N'allez pas soupçonner qu'une lâche tendresse,
D'un sang qui vous chérit la force enchanteresse,
Puissent m'en imposer;
J'en atteste vos faits, votre âme noble et pure;
Ce sont mes préjugés : quelle est donc l'imposture
Qui puisse m'abuser?

Ah! périsse à jamais toute éloquence impie
Qui, pour empoisonner une aussi belle vie,
D'orgueil veut l'infecter,
Qui prodigue au hasard l'encens et le mensonge,
La remplit de dédains et dans l'erreur la plonge,
Trop lâche à la flatter!

Mais quand les nations du même ton s'expriment,
Lorsque nos ennemis à regret vous estiment,
Et chantent vos exploits,
Dans ce concert charmant que l'univers répète,
Par quel droit faudra-t-il que ma bouche muette
Vous refuse sa voix?

Jamais la politique ou l'intérêt infâme,
Tâchant de remuer les ressorts de mon âme,
Ne purent l'ébranler;
Trop sincère ennemi de toute extravagance,
Ma muse aurait mieux fait, en gardant le silence,
De la dissimuler.

Non, non, les plus grands rois, si fiers de leur puissance,
Ne forcèrent jamais ma libre indépendance
A vanter leurs talents;
<31>L'audace couronnée, avide de louange,
N'attirera jamais, si mon cœur ne s'y range
L'odeur de mon encens.

Et comment célébrer ces fardeaux de la terre,
Fantômes qu'à leur honte on arma du tonnerre,
Sur le trône engourdis,
Ou caresser l'orgueil de ces âmes altières,
Vivant dans la mollesse, inflexibles et fières,
Dignes de nos mépris?

On ne me verra point par des soins si frivoles
Trahissant ma raison, aux pieds de ces idoles,
Parer leurs vains autels;
Malgré ma probité, malgré ma conscience,
Par d'infidèles poids peser sur ma balance
La vertu des mortels.

Ah! ne profanons point les sons de l'harmonie
Et le charme enchanteur qui rend la poésie
Le langage des dieux.
Loin de prostituer les accords de ma lyre,
Je laisse déchirer aux dents de la satire
Les vices odieux.

Mais lorsque la vertu s'offre avec la victoire,
En brûlant d'élever un trophée à la gloire,
J'entonne mes concerts;
Charmé de son éclat, ses beautés immortelles
Raniment de mon feu les vives étincelles,
Et m'inspirent des vers.

<32>Tandis que mon ardeur au Pinde me transporte,
Et que l'enthousiasme et sa brillante escorte
Subjuguent ma raison,
Qu'échauffé des exploits du héros que j'admire,
Leur charme tout-puissant, auteur de mon délire.
Me tient lieu d'Apollon;

Sur mon front décrépit les fleurs se sont fanées,
Le temps amène en hâte et l'âge et les années
Sur ses rapides pas;
De mes jours passagers la briève durée,
Trop prompte à s'écouler, dans peu sera livrée
A la faux du trépas.

Ah! quoique de mes sens la force s'évapore,
Cher prince, satisfait d'avoir de votre aurore
Vu les premiers rayons,
Si mes yeux ne sont plus témoins de votre gloire,
Si la mort me ravit d'une aussi belle histoire
Grand nombre d'actions;

Je puis au moins prévoir par mes heureux présages,
En perçant l'avenir et de la nuit des âges
La sombre obscurité,
Qu'après les longs travaux d'un courage intrépide
Votre nom s'accroissant ira d'un vol rapide
A l'immortalité.

(Janvier 1760. Voyez la Correspondance de Frédéric avec le marquis d'Argent.)


25-a Voyez t. IV, p. 157 et 209; t. V, p. 6-8, et t. VI, p. 251, §. 18.

27-a Allusion au combat de Gohfeld, 1er août 1759. Voyez t. V, p. 8.