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ÉPITRE CHAGRINE.

Ici-bas tout est vanité.
Ce roi sage et couvert de gloire,
Ce roi des Hébreux tant vanté,
Salomon nous l'a répété;
Puisqu'il l'a dit, il faut l'en croire
Sur cette triste vérité.
Pour moi, qui n'ai point l'honneur d'être
Aussi savant que ce grand maître,
L'école de l'adversité
Me l'a malgré moi fait connaître.
J'ai tout vu, j'ai de tout goûté;
La bonne et mauvaise fortune
M'ont souvent, à leur tour chacune,
Impertinemment ballotté.
Las de la blonde et de la brune,
J'abandonne à de plus heureux
Ma place, qui sûrement tente
Les novices désirs de ceux
Qui, voyant sa face brillante,
N'ont pas vu son revers affreux.
Sur cette scène si mouvante
Où l'Europe nous représente
<53>Ces bizarres événements,
Où la cruelle politique,
Chaussant le cothurne tragique,
Se plaît à culbuter les grands,
Acteur malgré moi dès longtemps,
Quelquefois, contre mon attente,
J'entendis la voix consolante
De légers applaudissements.
A présent, de longs sifflements
Dont mon oreille s'épouvante
De toutes parts glacent mes sens.
Ah! quittons, lorsqu'il en est temps,
Ce théâtre qu'à tort l'on vante,
Et toute la troupe insolente
D'actrices, d'acteurs sans talents,
Race infâme autant qu'ignorante,
Qui n'a raison, esprit, ni sens.
Irai-je encor sur mes vieux ans
Flotter au gré de l'onde errante
Qu'agite le souffle des vents,
Ou de la fortune inconstante
Gueuser les frivoles présents;
Toujours dans la cruelle attente
De ses dons ou de ses refus,
Sentir dans mon âme flottante
Le choc des mouvements confus?
Pourrai-je, après l'expérience
De tant de malheurs superflus,
M'en retourner par imprudence
Dans l'empire de l'inconstance;
Exilé de chez ses élus,
<54>De la crainte et de l'espérance
Éprouver Le flux et reflux?
Non, non, il est temps d'être sage;
Puisque la fortune m'outrage,
Suffit, je ne l'implore plus.
Que, l'âme joyeuse et ravie,
La jeunesse au front ceint de fleurs,
Ivre de plaisirs et d'erreurs,
Soit idolâtre de la vie;
Elle en écrème les douceurs.
Le charme passe; elle est suivie
D'afflictions et de malheurs,
Et ce cercle qui se répète,
Au mouvement de la navette
Mêlant le bien avec le mal,
Me rappelle cette coquette
Dont l'esprit sans cesse inégal,
Par un caprice de toilette
Décidant de son amourette,
Quitte l'amant pour son rival.
Qu'elle aille donc offrir ses charmes
A quiconque en voudra jouir;
Ni ses caresses ni ses larmes
N'ont plus le don de m'attendrir.
Mon œil dans l'avenir discerne,
Sans le secours de la lanterne
Dont Diogène se para,
Tout ce que le destin fera;
Pourrai-je donc en subalterne
Souffrir que l'insolent me berne
Aussi longtemps qu'il le pourra?
<55>Ah! qu'il berne qui le voudra
Des fous que sans cesse il gouverne;
Bien fin qui m'y rattrapera,
Et s'il ne se peut par la porte,
Par la fenêtre sauvons-nous.
Une âme généreuse et forte
Du moindre outrage entre en courroux.
Sans que l'amour-propre me flatte,
Je vois sans pâlir les revers
Dont m'atteint la fortune ingrate;
Et, las d'en avoir trop souffert,
L'exemple de plus d'un Socrate
Pour descendre dans les enfers
Me montre des chemins ouverts.
Rempli des vapeurs de ma rate,
J'imite un amiral que mate
Un grand nombre d'autres vaisseaux :
Sitôt que son navire éclate
D'un coup qui perce sous les flots,
Et qu'il voit le cruel pirate
Près d'assaillir ses matelots,
Pour se sauver de l'abordage,
Pour prévenir son esclavage,
L'officier courageux et fier
Se détermine, et fait résoudre
Ses soldats d'allumer la poudre :
Le vaisseau saute, et vole en l'air.

A Leipzig, ce 15 octobre 1757.