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A MYLORD MARISCHAL SUR LA MORT DE SON FRÈRE.108-a

Vous pleurez, cher mylord, votre douleur amère
Redemande un héros, un ami tendre, un frère;
La gloire qui l'ombrage aux portes du trépas,
Quoique illustrant son nom, ne vous console pas.
Cette noble union que le sort a détruite
Fut moins l'effet du sang que l'effet du mérite.
J'ai vu de ses beaux jours éteindre le flambeau,
Et j'ai de ses lauriers couronné son tombeau.
Dans ce combat affreux, s'il eût encor pu vivre,
Son bras aurait forcé la victoire à le suivre;
Mais de l'airain tonnant les foudres en courroux,
Prêt à triompher d'eux, l'abattent sous leurs coups.
Fatale ambition, que d'illustres victimes,
Que d'amis, de héros moissonnés par tes crimes!
<109>Nos hameaux, nos cités, tous nos États sont pleins
De parents éplorés, de veuves, d'orphelins,
Qui réclament en vain par leurs cris, par leurs larmes,
Nos vengeurs moissonnés par le tranchant des armes.
Ah! la gloire s'achète au prix de trop d'horreurs;
Mes lauriers teints de sang sont baignés de mes pleurs.
Dans ces calamités, dans ces douleurs publiques,
Je me vois accablé de malheurs domestiques :
En moins de deux hivers, tel est mon triste sort,
Sur tout ce que j'aimais j'ai vu fondre la mort;
Elle enleva ma mère, et son fils, et sa fille.109-a
O jours de désespoir! quel coup pour ma famille!
Une mère, l'espoir, l'honneur de notre sang,
Un frère jeune encor, l'héritier de mon rang,
Une sœur, vrai héros, vaste et puissant génie,
A laquelle à jamais mon âme était unie!
Pour ne point succomber sous de pareils tourments,
Il faut un cœur d'airain, privé de sentiments,
Aux cris de la nature obstinément rebelle,
Qui ne connut jamais d'amitié mutuelle.
Dans l'abîme des maux où le sort m'a plongé,
Le cœur rongé d'ennuis et l'œil de pleurs chargé,
D'une réflexion mille fois repoussée
La ténébreuse horreur occupe ma pensée.
On nous dit que ce Dieu qu'au ciel nous adorons
Est doux, juste et clément, et, mylord, nous souffrons :
Comment concilier ses entrailles de père
Avec l'homme accablé du poids de sa misère?
Jeune, faible, imprudent, éperdu, sans repos,
Dès ma première aurore en butte à tous les maux,
<110>Les vices, la douleur et le péril m'assiége.
J'ignore mon destin : d'où viens-je? où suis-je? où vais-je?
J'éprouve, en parcourant ce cercle étroit des ans,
De souffrance et de maux les douloureux tourments;
Quand je touche à la fin de ma triste carrière,
La fille Atropos vient clore ma paupière,
Et la vertu divine et le crime infernal
Dans ce monde maudit ont un destin égal.
Rien ne fléchit ce Dieu, ni le prix des offrandes,
Ni l'odeur des parfums; il est sourd aux demandes
Des mortels écrasés par ses cruels décrets.
Les voilà révélés, ces importants secrets :
Mylord, qu'importe donc la triste connaissance
De ce bras qui m'accable et cause ma souffrance,
Si la mort de mes maux peut seule me sauver?
Il est, il est des maux qu'un mortel doit braver;
La stoïque raison dont le flambeau m'éclaire
M'apprend à me roidir contre un malheur vulgaire,
A calmer le chagrin, à dissiper l'effroi
D'un désastre qui peut n'influer que sur moi.
On a vu des mortels dont l'âme peu commune
Foule aux pieds la grandeur, méprise la fortune,
D'un infâme intérêt déchire les liens,
Tranquille, inébranlable en perdant les faux biens,
Et dans sa décadence, aux trahisons en butte,
Oppose un front serein aux apprêts de sa chute.
Ne croyez pas, mylord, que j'emprunte le ton
De l'homme chimérique inventé par Platon :
Loin de vous étaler l'emphase scolastique,
C'est moi qui parle, instruit par ma dure pratique.
J'ai vu mes ennemis saccager mes États,
<111>J'ai vu mes vœux trahis par le sort des combats,
Près de mes oppresseurs se sont rangés mes proches,
Sans m'emporter contre eux en de justes reproches;
J'ai vu souvent la mort prête à fondre sur moi,
Sans qu'un trouble secret m'ait fait pâlir d'effroi.
Dans nos calamités la commune épouvante
N'a pu rendre un moment ma constance flottante;
Le pouvoir absolu, le faste, la splendeur,
Étaient des objets vils pour mon superbe cœur.
Prêt à perdre cent fois la vie et mes provinces,
Le sort, qui contre moi réunit tant de princes,
N'a pu me rendre encore un objet de pitié;
Mais s'il touche aux saints nœuds que forme l'amitié,
Par cet endroit cruel, cher mylord, il m'accable.
Achille, au talon près, était invulnérable.
A tout autre malheur on trouve des secours,
Le temps après l'orage amène de beaux jours;
Mais qui peut réparer des pertes éternelles?
Quand la mort a blessé de ses flèches cruelles
Ces parents, ces amis, objets de nos souhaits,
On s'en voit séparé, cher mylord, pour jamais.
Réclamez-les aux cieux, invoquez l'enfer même,
L'Achéron ne rend plus ceux qu'on pleure et qu'on aime;
L'irrévocable loi de la fatalité A ce terme arrêta notre témérité.
Pour toujours, chère sœur, je vous ai donc perdue!
Le bras d'un Dieu cruel, sur ma tête étendu,
Par des coups redoublés à me perdre occupé,
Au plus sensible endroit à la fin m'a frappé.
Avec mille regrets, ô mânes que j'adore!
Je rappelle les jours de ma première aurore,
<112>Où, sitôt que mon cœur a paru s'animer,
Mes premiers sentiments furent de vous aimer.
De l'amour des vertus l'heureuse sympathie
Forma notre union par l'estime nourrie,
Et bientôt la raison développée en nous
Consacra pour jamais des sentiments si doux.
De notre attachement telle était l'origine,
Dès notre berceau même il a poussé racine;
Nous croissions ainsi sous l'auguste pouvoir
De parents dont les mœurs dictaient notre devoir;
Nous n'avions entre nous ni secret ni mystère,
Et la sœur ne faisait qu'une âme avec le frère.
Dès lors, combien de fois, sensible à mes douleurs,
Ses généreuses mains ont essuyé mes pleurs!
Comme dans les jardins on voit de jeunes plantes
S'entre-prêter l'appui de leurs tiges naissantes,
Pour éluder les coups des vents impétueux,
Nous nous prêtions ainsi des secours vertueux.
Depuis, dans les dangers d'un plus terrible orage,
Son héroïque exemple affermit mon courage.
Combien de fois enfin, facile à m'égarer,
Du piége où je tombais elle sut me tirer!
Le vice à son aspect n'osait jamais paraître,
De mes sens mutinés elle m'a rendu maître,
C'était par la vertu qu'on plaisait à ses yeux.
Une aussi sage amie est un bienfait des cieux;
Les avis, les secours s'y rencontrent en foule,
Tandis qu'au premier choc se dissipe et s'écoule
L'hypocrite ramas d'amis sans probité,
Parasites rampants de la prospérité.
Quand au bruit d'un revers leur troupe m'abandonne,
<113>Je sens le prix d'un cœur qui chérit ma personne,
Qui dans l'adversité redouble de ferveur,
Console, agit, s'empresse, affronte mon malheur.
Rare félicité, trop courte et peu goûtée,
Que le destin barbare a trop peu respectée!
O jour rempli d'horreurs! ô souvenir affreux!
Sur mon front pâlissant se dressent mes cheveux.
Je crois le voir encor, l'exécrable ministre,
Organe et messager de ce trépas sinistre;
Quand en perçant mon cœur il pensa m'immoler.
La force me manqua, je ne pus lui parler;
Stupide, inanimé, sans voix et sans pensée,
Tout d'un coup éclata ma douleur oppressée.
La mort n'égale point tout ce que j'ai souffert,
C'est un pire tourment que celui de l'enfer;
Je détestais le jour, je fuyais la lumière,
Et j'aurais de ma main abrégé ma carrière,
Quand, pour comble de maux, la voix de mon devoir
Me força d'arrêter le cours du désespoir.
Vains songes de l'orgueil! ô majesté suprême!
Un roi moins que le peuple est maître de lui-même.
L'État presque abattu, colosse chancelant,
Ne conservait d'appui que mon bras languissant;
Il fallait s'opposer à l'Europe en furie,
Il fallut m'immoler au bien de la patrie,
Voler dans les combats, vivre pour la venger.
Je respirais la mort, j'appelais le danger;
Mais quel cruel emploi pour une âme égarée,
Dans un chagrin mortel au désespoir livrée,
De porter, dans l'horreur qui dévorait mes jours,
Aux places en danger de rapides secours,
<114>D'opposer aux essaims que vomissait la terre,
De peuples ramassés, dévoués à la guerre,
En cent endroits lointains les mêmes défenseurs,
De prévoir, calculer, conjurer les malheurs!
Je sens que ce fardeau m'accable et m'importune.
Heureux qui, dégagé du joug de la fortune,
Inconnu, mais tranquille en son obscurité,
S'afflige sans témoins et pleure en liberté!
Quand pourrai-je briser mes entraves dorées?
Quand pourrai-je quitter ces funestes contrées,
Et hâter ce moment, à mes chagrins si doux.
Qui me réunira, divine sœur, à vous?
Nos ombres, dès ce jour des dieux favorisées,
Parmi le peuple heureux des plaines Élysées,
Sans craindre le destin, qui ne peut les troubler,
De tant de maux soufferts pourraient se consoler :
Et nos deux cœurs, brûlant de flammes éternelles.
Aux respectables lois de l'amitié fidèles,
Cultiveraient en paix cette tendre union.
Quoi! ma raison s'égare; ah! quelle illusion
Me dépeint de ces lieux l'image mensongère?
D'un songe séduisant la vapeur passagère
Sur nos sens engourdis règne dans le sommeil;
L'austère vérité le dissipe au réveil.
Oui, la raison détruit par sa clarté réelle
Le fantôme chéri d'une vie immortelle;
Tout ce qu'on se promet du ciseau d'Atropos,
C'est un oubli profond, un durable repos.
L'irrévocable loi met nos cendres éteintes
Hors du pouvoir des dieux, à l'abri des atteintes;
Là nous ne craindrons plus ces troubles orageux,
<115>D'un aveugle destin enfants impétueux.
De cent rois conjurés les armes triomphantes
Contre des corps détruits deviennent impuissantes;
Le chagrin dévorant qui nous ronge le cœur,
Et l'abreuve à longs traits d'une amère douleur,
En de froids ossements ne trouve plus sa proie.
Du ciel en vain sur eux le courroux se déploie.
On ne viole point l'asile de la mort,
Elle est des malheureux le refuge et le port.
C'est donc un bien réel que de cesser de vivre :
Ce moment fortuné de nos maux nous délivre;
Dès que nous avons bu des sources du Léthé,
Tout ce qui fut est tel que s'il n'eût point été.
Tant d'illustres Romains, dans des revers extrêmes,
Ont su par le trépas s'en délivrer eux-mêmes;
Que d'exemples fameux, soutenus de grands noms,
Les Caton, les Curius,115-a les Brutus, les Othon!
On les imite à Londre, et l'Anglais libre et ferme
Aux rigueurs du destin prescrit lui-même un terme.
Qu'un misérable esclave encor flétri des fers
Redoute plus la mort que des affronts soufferts,
Il peut vivre en infâme et mourir comme un lâche;
Sa basse ignominie à nos regards se cache,
Par la honte avili, par l'opprobre écrasé,
Son exemple odieux est partout méprisé.
L'école des héros fournit d'autres maximes,
La gloire en recueillit les sentences sublimes;
Son crayon nous traça les chemins de l'honneur,
<116>Nous apprit à dompter la faiblesse et la peur,
Et nous dit que souffrir que le sort nous outrage,
C'est moins humilité que défaut de courage.
Les dieux, par un accord conforme à nos souhaits,
Promirent à nos jours d'attacher leurs bienfaits.
Si ce bien corrompu un bien ne peut plus être,
On doit y renoncer, tout homme en est le maître;
Rompant le fil fatal de ses jours désastreux,
On leur rend tout le bien que l'on a reçu d'eux.
Voilà, dans les horreurs du destin qui m'accable,
Les sentiments secrets d'un cœur inébranlable
Qui, sans importuner le ciel par son encens,
Sans mendier de lui ni faveurs ni présents,
De son joug dégoûté, désabusé du monde,
Vit par l'unique espoir sur lequel il se fonde,
Que s'il sauve l'État, quitte de son emploi,
Il pourra disposer en liberté de soi.

De Breslau, en décembre 1758.


108-a Le feld-maréchal Jacques Keith, né le 11 juin 1696, à Inverugie-Castle en Ecosse, fut tué à la bataille de Hochkirch. Deux jours après, le 16 octobre 1758, Frédéric dit à son lecteur de Catt, à ce que celui-ci rapporte dans ses Mémoires (manuscrits) : « Vous me voyez affligé. J'ai bien pleuré pour le cher maréchal. Je le regrette au delà de l'expression. » Le frère aîné du feld-maréchal, George Keith, maréchal héréditaire d'Écosse, plus connu sous le nom de mylord Marischal, naquit en Écosse le 3 décembre 1686, et mourut à Potsdam le 25 mai 1778.

109-a Voyez t. IV, p. 207 et 252.

115-a Le Roi veut parler de C. Scribonius Curion, ami de César, qui, après avoir perdu son armée dans la bataille que le roi Juba lui livra devant Utique, l'an 704 de Rome, y trouva la mort qu'il désirait. Voyez J. César, De Bello civili, livre II, chap. 42.