<132>

AU MARQUIS D'ARGENS.

Marquis, quel changement! moi, chétif, moi, profane,
Qui fréquente peu le saint lieu;
Moi, sans toque et brevet dont la faveur émane
Du sacré serviteur des serviteurs de Dieu,
Qui m'anathématise et me damne;
Moi, dont l'attachement au culte naturel
Ne reconnut jamais que la pure doctrine
Empreinte dans nos cœurs par une main divine,
Ne servit ni Baal, ni le Dieu d'Israël;
Moi, que l'adversité nourrit à son école,
Qu'à Vienne un frauduleux écrit
A dépeint errant et proscrit;
Moi, que plus d'un ministre, en son cerveau frivole,
Plus d'un cafard tondu, décoré d'une étole,
Sur le vague récit d'un téméraire bruit
Avait cru de longtemps détruit :
Par un coup imprévu l'inconstante Fortune,
Qui me sacrifia pour plaire à mes rivaux,
Contre eux a tourné sa rancune,
Et me relève sur les flots;
Et cet homme bénit, ce dévot personnage,
Qui dévore son Dieu cinquante fois par an,
Qui, pour triompher de Satan,
<133>De Vienne à Kloster-Zell trotte en pèlerinage,
Héros qui par brevet eut le titre de sage,
Sans avoir été terrassé
Recule chaque nuit de village en village,
Comme un barbet meurtri qui fuit le voisinage
Du cuisinier qui l'a fessé.
O fantasque Fortune! enfin en est-ce assez?
Comme de notre sort ta cruauté se joue!
Celui-ci sous un dais est par ta main placé,
Et celui-là du trône est jeté dans la boue.
Mais le souvenir du passé
Sur l'avenir enfin m'éclaire;
Toi-même, tu m'appris le cas
Que d'une coquette on doit faire;
Nonobstant tes divins appas,
Ni ta tendresse mensongère
Ni ton brillant retour ne me séduiront pas.
Mais, dis-moi, par quelle sottise
Vas-tu te frotter à l'Église?
Contre un saint qu'elle canonise
Tu prends l'intérêt d'un damné;
Dis-moi, quel pouvoir t'autorise.
A poursuivre un prédestiné?
Que diront dans les cieux la .. et Bellone
De la farce que tu leur donne,
Et que dira Sa Sainteté?
Ne pense pas qu'on te pardonne
Ce tour de ta déloyauté;
Crains qu'outré de ta manie,
A Rome on ne t'excommunie.
En ce cas, l'univers, en tressaillant d'effroi,
<134>Frappé de cette dure et terrible sentence,
Tandis que tout mortel au fond du cœur t'encense,
Par crainte de l'enfer s'enfuira loin de toi;
Et ton temple désert et vide
Nous fera la même pitié
Que le sacré temple où réside
La déesse de l'amitié.
Depuis, en ruminant sur cette ample matière,
Marquis, j'ai trouvé la raison
Pourquoi cet homme orné de toque et de toison
D'une écrevisse a pris la démarche en arrière.
Le vieux Satan, esprit malin,
A nous nuire toujours enclin,
Naguère l'induisit d'une étrange manière :
Par des travaux nombreux il occupa son temps,
Si bien que, deux jours du printemps,
Le guerrier fatigué ne dit point son bréviaire :
Et quoique son grand nom à Vienne soit prôné,
Par saint Népomucène il se vit condamné
A faire un bout de pénitence,
Et la Fortune exécuta
D'un tour de main cette sentence;
Voilà comment il recula.134-4
Après quoi de toute œuvre pie
Tout bon chrétien présomptueux,
Scrutant son zèle fastueux,
Des ruses de Satan et de soi se méfie.

(Wilsdruf, 19 novembre 1759.)


134-4 Le maréchal Daun avait reculé de Torgau jusqu'à Dresde.