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ÉPITRE.170-a

Enfin, le triste hiver précipite ses pas,
Il fuit, enveloppé de ses sombres frimas;
Le soleil vient dorer le sommet des montagnes,
Ses rayons renaissants ont fondu les glaçons,
Les torrents argentins tombent dans les vallons,
Et leurs flots serpentants humectent les campagnes.
Les autans rigoureux, les fougueux aquilons,
Dans les antres du Nord ont cherché leur asile;
Le printemps vient, tout rit; le souffle des zéphyrs
Rend le sein de la terre abondant et fertile,
Il ramène aux mortels la saison des plaisirs.
La nature aux abois, sans force et décrépite,
Que l'hiver a pendant six mois
Ensevelie sous ses lois,
Triomphe du tombeau et d'un sommeil stupide,
Comme l'insecte chrysalide
<171>Ressort de son cocon plus brillant qu'autrefois.
La jeune, la charmante Flore,
Profitant de ces jours sereins,
Incessamment va faire éclore
Ses fleurs, l'ornement des jardins.
Les doux parfums de l'air, la chaleur, tout conspire
A ranimer l'essor de nos sens morfondus,
A nous réunir aux élus,
Sous le voluptueux empire
Qu'étend sur tout ce qui respire
Le prestige enchanteur des charmes de Vénus.
Déjà son feu divin inspire
L'amour qu'en gazouillant expriment les oiseaux;
Elle échauffe l'instinct des habitants des eaux;
Par elle le berger pour sa Phyllis soupire,
Tandis qu'un même amour enflamme ses troupeaux;
Reine de la nature, elle amollit et touche
Le cœur sanguinaire et farouche
Des tigres, des lions, des cruels léopards;
Les accents de sa belle bouche
Ont su fléchir jusqu'au dieu Mars.
Mais lorsque toute la nature
S'abandonne à l'instinct d'une volupté pure,
Que l'amour de ses feux paraît tout ranimer,
Que l'air retentit du murmure
Des amants qui sous la verdure
Chantent le doux plaisir d'aimer,
Un austère devoir m'ordonne de m'exclure
Des charmes enchanteurs que je viens de nommer.
L'honneur parle, la gloire altière
<172>Va m'entraîner dans la carrière
Où l'implacable Mars au regard inhumain,
Parmi des tourbillons de flamme et de poussière,
Fait dans des flots de sang rouler son char d'airain.
L'esprit est occupé par des exploits rapides,
Il n'est plus là d'Amour, de Cinyre ou d'Iris;
On ne voit que des Euménides,
Parmi le meurtre et les débris,
Exciter, animer par l'éclat de leurs cris,
Dans l'effort du combat, ces guerriers homicides,
Du vif désir de vaincre et de la gloire épris;
Et l'on n'aperçoit d'autre image
Que rapt, violence et carnage.
Tandis que l'univers ne paraît aspirer
Qu'au noble emploi de réparer
L'immense et mémorable perte
Que l'espèce humaine a soufferte,
Quand la nature enfin va partout s'occuper
Du doux plaisir de reproduire,
Une fatale loi nous condamne à détruire
Tous ceux que Mars a tardé d'extirper.
Eh quoi! la nature féconde
Dans sa profusion n'a pu nous départir
Qu'un moyen pour entrer au monde!
Il en est cent pour en sortir.
Ne devrions-nous pas diminuer le nombre
De ces chemins semés de douleurs et de maux?
Mais l'homme, atrabilaire et sombre,
En invente avec soin chaque jour de nouveaux.
Ah! quelle fureur nous enivre,
<173>Pour t'immoler, ô Mars, nos plus tendres désirs!
Qu'il en coûte, ô gloire, à te suivre!
Nous avons deux moments à vivre,
Qu'il en soit un pour les plaisirs.

De Freyberg, avril 1760.


170-a Frédéric envoya à Voltaire cette Épître sur le printemps, le 1er mai 1760; elle était alors intitulée, Epître sur le commencement de cette campagne. Il l'envoya en même temps au marquis d'Argens.
     Dans la traduction allemande des Œuvres posthumes (Nouvelle édition. A Berlin, 1789, t. VII, p. 108), ce morceau est intitulé Der Frühling (Le Printemps).