<224>

ÉPITRE A MONSIEUR MITCHELL,224-a SUR L'ORIGINE DU MAL.

Ministre vertueux d'un peuple dont les lois
Ont à leur sage frein assujetti les rois,
Chez vous la liberté respire auprès du trône,
Et contient le tyran, s'il fulmine et s'il tonne.
Vos princes, jouissant d'un droit vraiment royal,
Sont libres s'ils font bien, enchaînés s'ils font mal.
Que leur sort est heureux! qu'ils sont dignes d'envie!
Ils sont à la vertu liés toute leur vie,
La justice et les lois ont réglé leur devoir,
Et leur caprice en vain réclame leur pouvoir.
Pourquoi, mon cher Mitchell, pourquoi l'Être suprême
N'a-t-il donc pas daigné nous enchaîner de même?
Nous garderions empreint le sceau de sa bonté,
Nous n'aurions point, hélas! la triste liberté
<225>De quitter la vertu pour embrasser le vice;
Pourquoi nous exposer au bord du précipice?
Moins libres dans nos choix, nous serions plus heureux,
Et la nécessité nous rendrait vertueux;
L'innocence et la paix habiteraient la terre,
Plus de destruction, d'assassinats, de guerre.
Quel grand sujet, Mitchell, à nos réflexions!
Comment concilier ces contradictions?
L'Être suprême est bon, et l'homme est misérable,
Pour nos faibles esprits abîme impénétrable,
Mais secret important loin de nos yeux placé,
Auquel tout notre sort se trouve intéressé.
D'où vient le mal moral? d'où vient le mal physique?
Votre Locke profond, si sage et méthodique,
Et Clarke, et Shaftsbury, n'auraient osé risquer
De toucher cette énigme et de nous l'expliquer.
J'écarte de vos yeux ces visions trop folles
Dont la Grèce égarée inondait ses écoles.
Elle attribuait tout au pouvoir du hasard;
Un système lié par la sagesse et l'art,
Dont l'ordre, le rapport, le but se manifeste,
Démontre ouvertement un ouvrier céleste.
Le hasard n'est qu'un mot, sans rien signifier,
A l'orgueil ignorant qui sert de bouclier.
Voulez-vous de Manès adopter le système,
Concevoir de deux dieux l'égalité suprême?
L'un est l'auteur des biens, l'autre répand les maux,
La discorde aussitôt rendra ces dieux rivaux.
Si Rome succomba quand César et Pompée
Luttaient pour s'arracher leur puissance usurpée,
Quel serait, pensez-vous, le sort de l'univers,
<226>Si le ciel combattait le pouvoir des enfers?
Du trouble et du désordre obligés de s'accroître
Un chaos plus confus aurait donc dû renaître.
Pour soutenir ce monde et pour le protéger,
Un Dieu suffit; son bras ne peut se partager.
Ce Dieu, dont la nature a publié la gloire,
Dont chaque astre en son cours rappelle la mémoire,
Est non seulement grand, éternel et puissant,
Mais clément, débonnaire, et surtout bienfaisant.
Ce sont ces attributs que l'univers adore,
N'est-ce pas sa bonté que tout mortel implore?
Tels sont les traits frappants qu'il grava dans nos cœurs.
Un être malfaisant, objet de nos terreurs,
Ne peut être le Dieu que des anthropophages;
L'unique auteur du bien reçoit l'encens des sages.
Venons au nœud gordien où gît tout l'embarras;
Pope en le maniant ne le dénoua pas.
Comment, me direz-vous, un Dieu si débonnaire
De maux accumulés accabla-t-il la terre?
Quel est l'auteur du mal? Je ne vous réponds rien :
Le mal peut-il venir de l'auteur de tout bien?
De ce sujet abstrait les ténèbres sublimes,
Effrayant ma raison, découragent mes rimes;
Moi, qui chez saint Thomas n'ai point pris mes degrés,
Modeste adorateur des mystères sacrés,
Je crains d'être profane en touchant ce problème.
Passe pour votre roi des Henri le huitième,
Possesseur du savoir de nos loyaux aïeux,
Plein de la scolastique et d'auteurs ténébreux,
Qui versa sur Luther pour la gloire papale
Tous les flots érudits d'horreur théologale;
<227>De son travail ingrat, dont Léon dix fit cas,
L'écrit au Vatican fut rongé par les rats.
Si cependant, Mitchell, vous désirez d'apprendre
Ce qu'ont dit des auteurs qu'on ne saurait entendre,
Sur leurs pas hasardeux osons nous essayer;
Mais, hélas! ces docteurs n'ont pu que bégayer.
Nous devrons convenir, ignorants que nous sommes,
Que l'Être tout-puissant ne devait rien aux hommes;
Rien n'ayant pu gêner son pouvoir absolu,
Il a pu les former selon qu'il a voulu.
L'éternel artisan, débrouillant la nature,
Ne fit point de contrat avec la créature,
Sans qu'elle y consentît, il lui donna le jour;
Nous fûmes condamnés à vivre en ce séjour
Pour qu'on versât sur nous de deux tonneaux célestes
Des biens si passagers et des maux si funestes.
Mais d'autres animaux sont aussi malheureux;
Tout être éprouve ici des destins rigoureux.
L'homme ne tient-il pas à la nature entière?
Il est un composé des corps de la matière.
Voyez ces éléments en guerre et divisés,
Par leur choc éternel l'un à l'autre opposés,
La chaleur et le froid, et le sec, et l'humide,
Prêts à briser le frein qui les retient en bride;
Et vous vous étonnez du choc des passions,
Enfants séditieux de nos sensations!
L'homme, étant le jouet de la vicissitude,
Joint à quelques vertus beaucoup de turpitude;
Si dans ce tourbillon il se change en effet,
Il ne pouvait pas être impassible et parfait;
C'est de l'Éternel seul l'attribut légitime.
<228>Mais quel est le principe enfin qui nous anime?
Vous le voyez, tout corps vit par le mouvement,
Rien ne peut se mouvoir que par le changement.
Tandis que notre sort par nécessité change,
Nous ne pouvons jouir d'un bonheur sans mélange,
Nos parents, nos amis doivent naître et mourir,
Nous devons pleurer, rire, espérer et souffrir.
Mais pourquoi, direz-vous, l'homme est-il dans le monde?
Ces êtres qu'enfanta la nature féconde,
La chaîne qui descend de l'homme aux végétaux,
Du sublime Newton aux moindres vermisseaux,
De la profusion accidents nécessaires,
Sont produits pour orner les plaines sublunaires;
Peut-être l'Éternel voulut qu'en ce séjour
Tout atome jouît de la vie à son tour.
Voyez dans vos jardins, sous un tas de poussière,
Les fourmis à l'écart creuser leur fourmilière;
Pourraient-elles penser que la faveur des dieux
Créa pour les fourmis l'eau, la terre et les cieux?
Sans les voir, en passant, le maître du domaine
Écrase sous ses pieds leur engeance hautaine.
L'auteur de la nature est au-dessus des lois,
Il n'est point notre esclave, il est libre en ses choix;
Dans un des moins parfaits des univers possibles,
D'un bonheur passager il nous fit susceptibles.
S'il est des scélérats, opprobres des humains,
Nous avons des Catons et des Marc-Antonins :
Soyons contents, ce monde à nos vœux doit suffire.
A moins que d'être enfer, il ne serait pas pire,
Répond le philosophe avec simplicité.
Pénétrez donc au fond de la difficulté;
<229>Je veux savoir comment un Dieu juste, équitable,
Fait souffrir l'innocent ainsi que le coupable.
J'éprouve un sort affreux; mais l'ai-je mérité?
Et Dieu contre un mortel peut-il être irrité?
S'il est injuste, ô ciel! quelle pensée horrible!
L'ignorance ou l'erreur est mon lot infaillible.
Le mal ne peut venir d'un être tout parfait;
Quelle origine a-t-il? d'où vient-il? qui l'a fait?
Essayons cependant s'il n'est aucune route
Moins fertile en écueils, pour nous tirer de doute.
Supposez avec moi, sans toucher aux autels,
Que l'univers et Dieu sont tous deux éternels.
L'homme, animal pensant, et le reptile insecte
Sont tous deux composés d'une matière abjecte;
Cette imperfection n'a pu se démentir,
Et les êtres divers ont dû s'en ressentir.
Dès qu'on ne fait plus Dieu l'auteur de cet ouvrage,
Le mal est nécessaire et devient mon partage;
On ne m'entend donc point me plaindre ou murmurer
Quand je vois la vertu gémir et soupirer,
Et le crime insolent, dans sa cruelle ivresse,
De son triomphe injuste accabler la faiblesse.
Sans doute un créateur s'y devait opposer,
Mais Dieu jusques à nous ne peut se rabaisser;
Il borne son pouvoir à des lois générales,
A la fécondité dont ses mains libérales
Raniment l'univers dans son épuisement,
Au principe inconnu de ce grand mouvement
Qui pousse et qui retient dans sa course rapide
Ces globes enflammés qui nagent dans le vide.
En scellant ses travaux du sceau de sa grandeur,
<230>Dieu seul de ce grand tout est le conservateur,
Les saisons et les jours, c'est lui qui les dispense;
Mais de lui jusqu'à nous l'intervalle est immense.
Peut-être la matière, indocile à traiter,
Rebelle à ses desseins, a su lui résister.
Deux causes existant, égales en puissance,
L'agent n'a pu sur l'autre emporter la balance;
De deux mauvais partis il lui restait le choix,
Et sur le moins mauvais il a réglé ses lois.
Peut-être, en me voyant étaler ce système,
Votre raison, Mitchell, n'y souscrit pas de même;
Vous cherchez l'évidence en ces sujets obscurs;
Mais l'art conjectural a-t-il des côtés sûrs?
La matière éternelle et pourtant imparfaite,
Loin de vous contenter, vous choque et vous arrête.
A ces objections que répondrai-je, hélas!
Aucun objet parfait ne me frappe ici-bas;
L'homme a contre l'erreur des armes offensives,
Mais ses opinions manquent de défensives.
Le mal est dans le monde, il n'est que trop certain;
On ne peut l'en bannir, on le déguise en vain.
Pour ne point voir en Dieu le promoteur du crime,
J'en charge la matière, elle en est la victime;
Je défends la bonté, l'honneur de l'Éternel,
Je puis mal deviner sans être criminel.
Mais on me presse encore, on s'efforce à me dire
Que nous sommes heureux. Hélas! je le désire;
Mais pour me le prouver, ne pleurez donc jamais,
Que je n'entende plus ni soupirs ni regrets.
Notre sort, me dit-on, ne paraît point étrange;
Dieu plaça les humains entre la brute et l'ange.
<231>Je sais qu'aux animaux l'homme est supérieur,
L'ange est plus inconnu; mais je serais d'humeur
De laisser à Milton les anges et les diables,
Pour ce bizarre auteur sujets inépuisables.
On me répète encor que l'homme limité
Ne peut concevoir Dieu ni son immensité;
D'un point dans l'univers, dont il a quelque indice,
Il juge en souverain de ce vaste édifice;
Ce qu'il critique enfin, et qu'il appelle un mal,
Est admirable et bien conçu dans le total.
Je n'escalade point des lieux inaccessibles,
Le crime et la douleur sont des objets sensibles;
Je sais que mon esprit est très-faible et borné,
En suis-je moins à plaindre et moins infortuné?
Le vice est mon tyran, mes vertus sont restreintes;
Quel cœur assez cruel peut condamner mes plaintes?
La douleur me pénètre, en déchirant mon corps,
Le chagrin de l'esprit use enfin les ressorts,
L'avenir me prédit des maux d'une autre espèce,
Dont la caducité menace ma vieillesse;
De périls renaissants, de maux environné,
Je suis dans des tourments à vivre condamné.
Ah! quel mortel voudrait, dans la nature entière,
Renaître et parcourir de nouveau sa carrière?
Voilà la vérité. Mais un docteur d'Oxford,
M'anathématisant, vous dira que j'ai tort,
Qu'il sait tout, et qu'il peut, aidé de sa science,
D'un roi pyrrhonien accabler l'ignorance;
Il croit qu'en ce séjour on nous veut éprouver,
Que nous portons la croix afin de nous sauver,
Que l'âme au désespoir, contrite, infortunée,
<232>De gloire dans les cieux se verra couronnée;
Mais sur trois millions à jamais réprouvés,
A peine deux mortels en tout seront sauvés;
Puissiez-vous être admis parmi leur petit nombre!
Je hais, je vous l'avoue, un docteur dur et sombre
Qui veut que Dieu créât jadis le genre humain
Pour brûler dans le gouffre où gît l'esprit malin,
Et prétend me prouver par son jargon bizarre
Que mon maître est injuste autant que lui barbare.
Laissons cet insensé que l'erreur a séduit,
Des décrets éternels profondément instruit,
Dans ses égarements, imbu de ses chimères,
Sans scrupule au démon assigner tous ses frères;
Tandis que le bourru se plaît à disputer,
La modeste raison me condamne à douter.
D'un esprit curieux la vive intempérance
Croit par la conjecture aller à l'évidence;
Mais au lieu de pouvoir atteindre aux vérités,
Elle égare, elle induit en cent absurdités.
C'est le conte du pauvre accablé de détresses :
Pour sortir du besoin il chercha des richesses,
Un trésor qu'on disait caché sous son foyer;
Mais il fut confondu d'y trouver du fumier.

A Breslau, le 28 de décembre 1761.


224-a Sir Andrew Mitchell, né à Aberdeen en 1710, envoyé de la Grande-Bretagne à la cour de Frédéric, vint à Berlin le 8 mai 1756, et y mourut le 28 janvier 1771. Voyez t. V, p. 75. Voyez encore l'Éloge de Milord Maréchal par d'Alembert. A Paris, 1779, p. 80.