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ÉPITRE CONTRE MESSIEURS LES ÉCORNIFLEURS, EN GREC PHILOCOPROS.

Ah! quelle insupportable engeance
Que ces traitants, que ces commis,
Vrais excréments de la finance,
Brigands que l'enfer a vomis!
Sans les voir, je bâille d'avance,
En traçant leurs noms ennemis.
Pour des vers remplis d'élégance
Quel nom discordant que Boué,28-a
Par Apollon désavoué!
Ma plume refuse d'écrire
Ces mots, vrai jargon de l'enfer,
De Wurm, van Zanen28-a ou ...;
Mon oreille en est le martyre,
Ces noms seuls servent de satire.
Mais voyez les originaux
Chargés du fatras de leurs baux,
<29>Griffonné de leur écriture;
Les voilà-t-il pas, échauffés
Par l'intérêt et par l'usure,
Qui me salissent de l'ordure
Du change, de contrats biffés,
De grimoire, de tablature,
De billets signés, parafés,
Et de leur banque qui m'ennuie?
Les sottes gens! la sotte vie!
Je me consume et je maigris
Pour qu'un tour de nécromancie,
Que le juste ciel leur dénie,
Mette leurs billets al pari.
O plats revendeurs de carotte,
De la gloire à jamais proscrits!
Connaissez-vous les Aristote,
Les Locke, ou du moins les La Motte?
Non, grâce à vos pesants esprits,
Vous ne lisez point leurs écrits;
Votre séquelle famélique
Ne trouve de puissant attrait
Qu'aux règles de l'arithmétique;
Pousser à quinze l'intérêt,
Entasser, c'est votre logique.
Venez, messieurs du bois, venez;
Les sages du Péloponnèse
(Soit dit sans qu'il leur en déplaise)
N'avaient l'esprit si raffiné
Que vous, débitant votre thèse :
« L'argent donne au plus hébété,
Dites - vous, de l'habileté. »
<30>Ah! messieurs, je me pâme d'aise
Aux rayons de votre clarté;
Quelle abominable fadaise,
Digne de l'immortalité!
Quel est ce seigneur débonnaire?
C'est le grand fléau des brasseurs;
Les étriller est son affaire,
Ils sont fripons, ils sont voleurs.
On le croit, mais c'est un mystère
Du plus fin des écornifleurs;
S'il suce ardemment le vulgaire,
C'est qu'il croit, suivant ses docteurs,
La pauvreté très-nécessaire
Pour le maintien des bonnes mœurs
Ah! sort des rois, sort des humains,
Quel destin bizarre et baroque
Me fourra parmi ces vauriens!
Quand leurs propos, leurs entretiens,
Quand en eux enfin tout me choque,
Ah! fallait-il quitter pour eux
Ces héros que mon cœur invoque,
Et ces chants si mélodieux
D'un Homère, qui nous enflamme,
D'un Virgile, qui touche l'âme,
Parlant le langage des dieux,
Pour les cris d'un tripot infâme?
Fuyons promptement vers ces bois
Où les Muses dictent leurs lois,
Où ces neuf filles de Mémoire
Remplissaient mon cœur autrefois
Du brûlant désir de la gloire.
<31>Mes crimes doivent s'expier,
J'abjure mes erreurs sans peine;
J'irai dans les eaux d'Hippocrène
Me plonger, me purifier.
Là, sombre et dur financier,
De ta fange et de tes ordures
Je nettoyerai les souillures;
Pour toi, pourris dans ton bourbier.
Oui, j'en jure par le Permesse,
Et par toi, divin Apollon,
Que de Plutus la folle ivresse
N'offusquera plus ma raison,
Et que, rejetant ce poison,
Je te célébrerai sans cesse
Dans la demeure enchanteresse
Que j'obtiens au sacré vallon.

Faite à Berlin, 1765.


28-a Pierre Boue, Wurmb et van Zanen, négociants hambourgeois et hollandais que le Roi employa en 1765 pour organiser la banque de Berlin.