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ÉPITRE A LA REINE DOUAIRIÈRE DE SUÈDE.86-a

Quoi donc, ô tendre sœur! l'amour de vos parents
Vous a fait affronter Neptune et les autans?
Les abîmes ouverts d'une mer orageuse
N'ont point épouvanté cette âme courageuse
Qui, vous faisant quitter le trône et vos États,
En comblant tous nos vœux vous remet en nos bras?
C'est en vain que le temps, l'éloignement, l'absence,
Ont sourdement miné votre austère constance;
Six lustres révolus n'ont donc pu réussir
A nous ôter, ma sœur, de votre souvenir.
Des droits sacrés du sang l'inviolable empreinte
De nœuds jadis formés resserre encor l'étreinte :
Qu'un aussi grand exemple éclaire les mortels!
Assez et trop longtemps auprès de ses autels
L'Amitié languissait isolée en son temple;
Dans nos jours dégradés il n'était point d'exemple
Que deux cœurs généreux, vrais et constants amis,
Sans un vil intérêt fussent toujours unis.
Le temple était désert, il menaçait ruine,
<87>Quand pour le réparer paraît une héroïne.
Sur son front éclatant luit l'étoile du Nord,
La douce majesté s'annonce à son abord;
Elle est par la déesse en son temple reçue,
Ses décombres plaintifs ont attristé sa vue,
Mais c'est par son secours qu'on va les relever.
Ma sœur, c'est donc ainsi que vous osez prouver,
En dépit des fureurs et des cris de l'envie
Contre les cours des rois, et leur règne, et leur vie,
Qu'en nos jours la vertu peut trouver dans ces cours
Des cœurs assez parfaits, dignes de ses amours.
Allez, vils artisans de fraude et de mensonge,87-4
Répandre sur les rois tout le fiel qui vous ronge;
Vos efforts insensés sont désormais perdus,
Ulrique en prendra soin, on ne vous croira plus.
Par des traits trop frappants elle a su vous confondre,
Contre l'expérience il n'est rien à répondre.
Rentrez dans le néant dont vous êtes sortis,
Méprisés, détestés, confondus, avilis;
Le coup qui vous écrase est émané du trône.
C'est venger noblement les droits de la couronne,
Quand par l'aspect frappant de toutes les vertus
On atterre à ses pieds les monstres confondus.
Vous allez donc, ma sœur, sur les traces d'Hercule,
Par de nobles travaux vous rendre son émule,
Écraser sous vos pas les calomniateurs,
Du vulgaire égaré dissiper les erreurs,
Venger les opprimés, et montrer qu'une reine
Peut encor sur les cœurs régner en souveraine.
<88>Qu'il est beau de donner d'aussi grandes leçons!
Ah! pour vous admirer, ma sœur, que de raisons!
Avez-vous vu nos cœurs voler sur le rivage,
Vous attendre à Stralsund, à votre heureux passage,
Les peuples vous bénir, nos vœux vous devancer?
Sans doute en ce moment vous avez dû penser :
Quelque odieux que soit l'éclat du diadème,
Si le vice me craint, tout cœur vertueux m'aime;
Mes frères, mes parents, ma famille, mes fils
Sont tous par sentiment mes fidèles amis.
Ah! puissiez-vous, ma sœur, un temps immémorable
Profiter et jouir d'un sort si favorable!
Le rang ni les grandeurs ne font pas les heureux;88-a
Il en est moins encor chez ces ambitieux
Qui, de commandements et de puissance avides.
Par des tourments pareils à ceux des Danaïdes,
Sans remplir leurs désirs se laissent consumer :
Ma sœur, on n'est heureux qu'autant qu'on sait aimer.


86-a La reine de Suède, veuve du roi Adolphe-Frédéric depuis le 12 février 1771, arriva à Berlin le 3 décembre de la même année. Voyez t. IX, p. x, 206 et 207, et t. X, p. 167.

87-4 L'auteur du Système de la nature, qui conseille le régicide; l'auteur des Préjugés, qui adopte les mêmes maximes. Ils appellent les cours les foyers de la corruption publique.

88-a La Fontaine commence son poëme de Philémon et Baucis par ce vers :
     

Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux.