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ÉPITRE A MADEMOISELLE DE KNESEBECK,130-a SUR LE SAUT QU'ELLE FIT DE SON CARROSSE LORSQUE SES CHEVAUX PRIRENT LE MORS AUX DENTS.

Qui m'aurait dit qu'un jour sur ma guitare,
Dont les accords sont peu mélodieux,
Je chanterais, à l'envi de Pindare,
Des Prussiens les exploits glorieux,
Non ces combats qui renversent les trônes,
Mais les hauts faits d'illustres amazones,
Plus beaux, plus grands et plus merveilleux?
Viens, Calliope, il faut que tu m'inspires
Pour bien chanter ces exploits étonnants.
Ah! je te vois, en me rebutant, rire
<131>Qu'un vieux soudard, chargé du poids des ans,
Le front ridé, les cheveux blanchissants,
Se croie encor dans l'âge du délire,
Et d'Apollon veuille toucher la lyre.
Eh bien! sans toi, sans tes puissants secours,
Pour réveiller cette flamme divine,
Il suffira que ma muse mesquine
Se représente avec tous ses atours
La Knesebeck, ce vrai phénix des cours,
Et de nos temps la plus grande héroïne.
Oui, je la vois; son air est assuré,
Son front serein; son esprit ferme et calme,
Qu'aucun péril n'a jamais altéré,
Est toujours sûr de remporter la palme.
Telle autrefois, défendant les Latins,
Près de Turnus parut cette Camille,
Tant célébrée autrefois par Virgile,
Dont la valeur retarda les destins
Du bon Énée et des guerriers troyens.
Notre nymphe est plus belle et plus jolie,
Peut-être aux champs de Mars moins aguerrie,
Moins sanguinaire en livrant des combats,
Mais préférable en pudeur, en appas,
A ce qu'était la nymphe d'Italie.
Aurai-je assez de force en mes poumons
Pour vous chanter sans abaisser mes sons,
Sans verbiage, en rapporteur fidèle,
Ce qui rendit cette fille immortelle?
Non, ce n'est point l'adresse des coursiers
Qui triomphaient aux joutes olympiques,
Et dont Pindare en ses vers héroïques
<132>Peint les héros couronnés de lauriers;
Mais ce seront des efforts de courage
Qu'Hercule aurait eu peine d'égaler :
Voir de la mort la redoutable image,
Et cependant agir sans s'ébranler.
Venons au fait; tableau d'après nature
N'a pas besoin d'être orné de bordure.
Ceci n'est point la légende d'un saint,
Mais un grand fait reconnu pour certain.
La Knesebeck, sur un beau char portée,
Se promenait au parc près de Berlin;
D'un ciel tout clair l'aspect l'avait tentée
De respirer un air pur et serein,
Qu'en toute ville opulente, habitée,
Il faut chercher dans les champs au lointain.
Son char à peine a passé la limite
De nos remparts, que ses coursiers ardents
Trop ressemblants aux chevaux d'Hippolyte,
Bientôt fougueux, prennent le mors aux dents.
Mais aucun monstre à gueule flamboyante,
Le dos couvert d'écaillé jaunissante,
Du fond des eaux sur eux ne s'élança;
Un hasard seul ainsi les courrouça.
Mon héroïne, en gardant contenance,
Vit sans pâlir la grandeur, l'éminence
Du sort affreux qui ses jours menaça.
Là se présente à son âme assurée
Les flots profonds des rives de la Sprée;
Ah! quel spectacle affreux et plein d'horreur,
D'être exposée à se voir bien mouillée,
Et qui pis est, engloutie ou noyée!
<133>Quand à la cour on est dame d'honneur,
Que faire, hélas! en un pareil malheur?
Désespérer est chose fort commune,
Mon héroïne avait un plus grand cœur;
Elle sut bien gouverner la fortune,
Et se sauver par excès de valeur.
Tel et moins fier parut le grand Eugène
Quand, de Belgrad à demi ruiné
Accélérant la conquête prochaine,
Il fut soudain des Turcs environné.
Il soutint bien l'honneur du diadème;
Prenant d'abord un parti décisif,
Il marche au Turc dans ce péril extrême,
Le bat, le force, et le rend fugitif.
Mon héroïne agit en tout de même;
Sans s'émouvoir, lamenter ou pleurer,
Hors de son char, sans se désespérer,
L'air assuré, le maintien toujours libre,
Elle s'élance, et connaissant à fond
Les lois qu'observe un corps en équilibre,
Elle retombe heureusement à plomb,
Tandis qu'au loin, d'une course rapide,
Ses six coursiers entraînèrent leur guide.
Tout était grand, la résolution,
Et le projet, et l'exécution,
Qui délivra notre illustre héroïne
Du soin, fâcheux plus qu'on ne l'imagine,
De présenter ses charmes à Pluton,
Ou d'assister, dans ce gouffre profond,
Au grand couvert de dame Proserpine,
Ce qui n'est plus à présent du bon ton.
<134>Que Rome encore avec faste publie
La fermeté, l'audace de Clélie,
Dont le cheval rapidement nagea,
En la sauvant du camp de Porsenna,
Au quadrupède en est tout le mérite :
Mais la Romaine, ainsi prenant la fuite,
A sa parole indignement manqua.
La Knesebeck n'était point en otage;
Elle pouvait selon sa volonté
Sauter d'un char dont la rapidité,
Près de quitter les dunes du rivage,
Allait noyer elle et son équipage.
Plus d'un guerrier a partagé l'honneur
De ses exploits avec toute l'armée;
Quand d'un beau feu sa troupe est animée,
Ce feu peut rendre un ignorant vainqueur.
Mais notre belle a le noble avantage,
Plus recherché, plus rare et plus flatteur,
Que ses exploits lui sont dus sans partage;
Par sa valeur surmontant le danger,
Elle dédaigne un secours étranger.
Si tout concourt à sa solide gloire,
Il manquera pourtant à son histoire
Un grand poëte, un célèbre artisan,
Comme il en fut aux bords de l'Éridan.
Combien de noms bien dignes de mémoire
Sont peu connus dans ce vaste univers!
Un exploit perd, s'il n'a, pour le répandre,
Un fier prôneur qui le vante en beaux vers.
A tout propos on nous cite Alexandre,
Sans rappeler les faits d'un conquérant
<135>Aussi rapide, et dans le fond plus grand,
Qui subjugua lui seul l'Asie entière.
Si l'on néglige à ce point Tamerlan,
C'est qu'il ne put trouver dans le Levant,
Pour relever sa vertu guerrière,
Un Quinte-Curce, un Virgile, un Homère.
Ce Tamerlan se trouvait dans le cas
Où vos exploits seront réduits, ma chère;
Pour les chanter vous ne trouverez pas
Un Arioste, un Dryden, un Voltaire.
De ces grands saints je suis l'humble valet,
Et leur trompette en mes mains est sifflet.
Quel prix auront des vers welches, tudesques,
Sans élégance, encor moins pittoresques,
Et réprouvés par l'abbé d'Olivet?135-a
Un rimailleur rebuté d'un puriste
A devant lui la perspective triste
Qu'étant beaucoup rabaissé sous Brébeuf,135-b
Il est chanté par le coq du Pont-neuf.
Mais en dépit des talents que refuse
Le dieu des vers à mon ingrate muse,
Je puis pourtant, sans trop m'aventurer,
A l'univers prouver et démontrer
Qu'on trouve ici parmi nos Prussiennes
<136>Autant et plus que n'a souvent vanté
La très-bavarde et docte antiquité
Dans les hauts faits de ses concitoyennes.
J'honore fort Homère et ses sirènes,
Mais quoi qu'ait dit ce grand poëte grec,
Je lui soutiens que sa Penthésilée136-a
Ne peut en rien jamais être égalée
A notre illustre et brave Knesebeck.

(Mars 1773.)


130-a Wilhelmine de Knesebeck, fille de Jean-Christophe de Knesebeck, qui, à sa mort, arrivée le 22 février 1789, était lieutenant-colonel dans le régiment des grenadiers, en garnison à Potsdam. Fort jeune encore, elle fut nommée dame d'honneur de la reine Sophie-Dorothée. Ses fonctions l'appelèrent deux fois en Suède : elle y accompagna la princesse Ulrique en 1744, et y fit plus tard un second voyage. Mademoiselle de Knesebeck mourut à Berlin le 12 juin 1802, âgée de près de soixante-dix-huit ans et très-estimée de la famille royale pour ses talents et ses vertus. On trouve une lettre de cette dame au marquis de Valori, en date du 10 juin 1750, dans les Mémoires de Valori, t. II, p. 315-317. Voyez plus haut, p. 22; et Lettres familières et autres de M. le baron de Bielfeld. A la Haye, 1763, t. II, p. 162.

135-a L'abbé d'Olivet, dans la nouvelle édition de son Traité de la prosodie française, 1766, avait critiqué le Roi sur le mot crêpe, dont ce dernier avait retranché le final dans une pièce imprimée parmi les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Voyez t. XI, p. 172. Voyez aussi la lettre de Voltaire à Frédéric, du 5 janvier 1767, et la lettre de Voltaire à l'abbé d'Olivet, de la même date.

135-b Ces vers sont une réminiscence de l'Art poétique de Boileau, ch. I, v. 98-100, où le poëte se moque des hyperboles que Brébeuf a accumulées dans sa traduction de la Pharsale de Lucain, I. VII. - Le Pont - neuf a été longtemps occupé par les vendeurs de mithridate et les joueurs de marionnettes. Voyez t. XII, p. 253.

136-a Voyez, t. X, p. 168.