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I.(b) ODE A MON FRÈRE HENRI.158-a

Tel que d'un vol hardi s'élevant dans les nues,
Déployant dans les airs ses ailes étendues,
S'échappant à nos yeux,
L'oiseau de Jupiter fend cette plaine immense
Qui du monde au soleil occupe la distance,
Et perce jusqu'aux cieux;

Ou telle que l'on voit, dans l'ombre étincelante,
Dans son rapide cours la comète brillante
Éclairer l'horizon,
Éclipsant tous les feux de la céleste voûte,
Tracer au firmament, dans son oblique route,
Un lumineux rayon :

<159>Tel, subjugué du dieu dont le transport m'inspire,
Plein de l'enthousiasme et du fougueux délire
De ses accès divins,
Je m'élance soudain des fanges de la terre
Au palais dont les dieux font tomber le tonnerre
Sur les pâles humains.

Mes accents ne sont plus ceux d'un mortel profane,
C'est Apollon lui-même, animant mon organe,
Qui parle par ma voix;
Des destins éternels la volonté secrète
Se dévoile à mes yeux, je deviens l'interprète
De leurs augustes lois.

O Prussiens! c'est à vous que l'oracle s'adresse,
Vous, que l'acharnement d'un sort barbare oppresse
Sous cent calamités :
Sachez qu'aucun État dans sa gloire naissante
N'éprouva sans revers la course triomphante
De ses prospérités.

Rome parut souvent au bord du précipice,
Sans que pour son secours l'appui d'un dieu propice
Détournât son affront;
Les sénateurs en deuil pleuraient la république
Quand Annibal, vainqueur, de ses guerriers d'Afrique
Eut écrasé Varron.

Au sein de ses dangers s'accrut son espérance;
Elle maintint ses murs plutôt par sa constance
Que par ses légions.
<160>Prêt à récompenser ce sublime courage,
Mars nomma pour vengeur d'un si cruel outrage
L'aîné des Scipions.

Du Tibre désolé le démon de la guerre
Porte, en passant les mers, sur la coupable terre
Le carnage et l'horreur;
Dans les champs africains l'ennemi prend la fuite,
Rome fut délivrée, et Carthage réduite
Sous son nouveau vainqueur.

Dans nos jours criminels, la guerre qui vous mine,
Prussiens, semble annoncer la prochaine ruine
De vos vastes États;
L'Europe frénétique, et l'œil brûlant de rage,
Porte dans votre cœur la flamme, le carnage,
L'horreur et le trépas.

Cette hydre, en redressant ses têtes enflammées,
Vomissant des soldats, enfantant des armées,
Sur nous fond en courroux;
Le monstre vainement de vos mains triomphantes
Sentit l'effort puissant; ses têtes renaissantes
Bravent encor vos coups.

Si la Haine et l'Envie, avides de leur proie,
Pensent traiter Berlin comme Agamemnon Troie
Après la mort d'Hector,
O peuple généreux! abattez leurs trophées;
Leurs couleuvres bientôt sous vos pieds étouffées
Feront changer le sort.

<161>C'est dans les grands dangers qu'une âme magnanime
Peut déployer la force et le pouvoir sublime
Du courage d'esprit.
Qu'importe la tempête et Jupiter qui tonne?
L'homme qui, plein d'effroi, lui-même s'abandonne
Est le seul qui périt.

Le souverain des dieux, de ses mains libérales,
Répand sur les humains, de deux urnes égales,
Et les biens et les maux;
Tandis que la nature attentive, assidue,
Fait naître en même temps la casse et la ciguë,
Le cèdre et les roseaux.

Ce mélange fâcheux de souffrance et de gloire
De l'archive des temps remplit la longue histoire
De désastres cruels.
Un bonheur toujours pur, dont l'éclat se conserve,
Se refuse à nos vœux; le destin le réserve
Pour les dieux immortels.

Au courage obstiné la résistance cède,
Un noble désespoir est l'unique remède
Aux maux désespérés;
Le temps met fin à tout, rien n'est longtemps extrême,
Et souvent le malheur devient la source même
Des bonheurs désirés.

Les aquilons mutins d'un ormeau qu'on néglige
Par leurs fougueux assauts font incliner la tige,
Qui cède pour un temps;
<162>Mais de la molle arène et du niveau de l'herbe
Il se lève, et dans peu de sa tête superbe
Il ombrage les champs.

Dans les bras d'Amphitrite, où son éclat expire,
Le soleil de la terre abandonne l'empire
Aux ombres de la nuit;
Mais ses rayons vainqueurs au point du jour éclipsent
Ces flambeaux lumineux, ces astres qui pâlissent,
Et l'obscurité fuit.

Telle m'apparaissant couverte de ténèbres,
Ma patrie éplorée, à ses voiles funèbres
Attachant ses regards,
De nos calamités l'âme encore effrayée,
Sur nos lauriers flétris tristement appuyée,
Maudissant les hasards;

Malgré tant de périls, de revers mémorables,
Recourbé sous le poids des destins implacables
Contre elle déchaînés,
J'entrevois, à travers cette ombre que j'abhorre,
Les prémices charmants et la naissante aurore
De ces jours fortunés.

Les dieux pour les mortels ne font plus de miracles;
Entourés de dangers, de gouffres et d'obstacles
Qui bordent leur chemin,
Ils leur ont départi l'audace et le courage,
Utiles instruments dont le pénible ouvrage
Asservit le destin.

<163>Le tribut de la mort se doit à la nature,
C'est lui rendre son bien, dont on tire l'usure
Pendant qu'on en jouit;
Mévius le lui paya de même que Virgile,
Thersite comme un lâche, en vrai héros Achille,
Et tout s'évanouit.

Cette mort, dont on craint la redoutable image,
Peut vous rendre immortels, si vous vengez l'outrage
De vos lares, Prussiens.
L'amour de la patrie, à Rome secourable,
Changeait en demi-dieux de ce peuple adorable
Les moindres citoyens.

Eh quoi! notre siècle est-il donc sans mérite?
Du monde vieillissant la masse décrépite
Est-elle sans vertus?
Par ses productions la nature épuisée
Laisse-t-elle en nos temps la terre sans rosée,
L'Océan sans reflux?

Non, non, de ces erreurs écartons les chimères.
Rome, de tes guerriers les vertus étrangères
Ont illustré nos camps;
Nos triomphes, témoins de cent faits héroïques,
Transmettent de nos chefs aux fastes historiques
La gloire et les talents.

Vous, que notre jeunesse avec plaisir contemple,
De leurs futurs exploits le modèle et l'exemple,
L'ornement et l'appui,
<164>Soutenez cet État, dont la gloire passée,
Mon frère, sur le point de se voir éclipsée,
Chancelle aujourd'hui.

Ainsi les temps féconds qui jamais ne s'épuisent
Fourniront des appuis, tant que les astres luisent,
O Prusse! à ta grandeur;
Ainsi ma muse annonce en ses heureux présages
Du bonheur de l'État jusqu'à la fin des âges
La durable splendeur.

Que le sein déchiré des serpents de l'envie,
Arrachant nos lauriers, l'affreuse Calomnie
Frémisse de fureur;
Qu'elle lance sur nous de ses armes fatales
Des traits empoisonnés aux ondes infernales
Pour blesser notre honneur :

Qu'importe? aucun mortel ne fut invulnérable;
Mais il trouve un vengeur dans l'arrêt équitable
De la postérité.
Une âme magnanime, amante de la gloire,
Malgré ses envieux fait passer sa mémoire
A l'immortalité.

C'est ainsi que ma muse au pied d'un vieux trophée
A pu ressusciter de la lyre d'Orphée
Les magiques accords;
Que par des sons hardis ma trompette guerrière
Des Prussiens aux combats d'une illustre carrière
Secondait les transports.

<165>Et dans l'horreur des camps, aux rives de la Saale,
Tandis qu'à ses fureurs la Discorde infernale
Livrait tout l'univers,
Que des antres du Nord les neiges pacifiques
S'apprêtaient à voiler tant d'images tragiques,
Phébus dicta ces vers.

Ce 6 d'octobre 1757.

Federic


158-a Voyez t. XII, p. 1-8.