<195>

VII. LETTRE A VOLTAIRE.195-a

Grand merci de la tragédie de Socrate; elle devrait confondre le fanatisme absurde, vice dominant à présent en France, qui, ne pouvant exercer sa fureur ambitieuse sur des objets de politique, s'acharne sur les livres et sur les apôtres du bon sens.

Les frocards, les mitres, les chapeaux d'écarlate
Lisent en frémissant le drame de Socrate;
L'atrabilaire amas de docteurs, de cagots,
De la raison humaine implacables bourreaux,
En pâlissant de rage, en bouffissant leur rate,
D'absurdes zélateurs vont soulever les flots.
Si des Athéniens vous empruntez les dos
Pour porter à ceux-ci quelque bon coup de patte,
Les contre-coups sont tous sentis par vos bigots.
Déjà leur cabale est accrue
Du concours imposant des Mélites nouveaux,
Pédantesques tyrans, la honte des barreaux.
On s'empresse, on opine, et la troupe incongrue,
En vous épargnant la ciguë,
Pour mieux honorer vos travaux,
<196>Élève des bûchers, entasse des fagots.
Le brasier étincelle, et déjà part la flamme
Qu'allume la main de l'infâme
Pour consumer ce bel esprit,
Ce brillant précepteur d'un peuple qu'il éclaire;
Mais au lieu de griller Voltaire,
Ils ne pourront rôtir que son malin écrit.

Je vous en fais mes condoléances. Cependant, tout pesé, tout bien examiné, il vaut mieux le livre que l'homme. Vous devez bien croire que je ne me joindrai pas à ces gens-là; et si vous vous plaignez que je vous mords, c'est à mon insu, ou du moins sans intention. Pensez, je vous prie, que je suis environné d'ennemis, pressé de toute part; l'on me pique, m'éclabousse; ici l'on m'insulte; enfin la patience succombe. L'instinct d'un sentiment trop vif l'emporte sur la voix de la raison, et la colère irritée s'enflamme. Je suis dans quelques moments

Comme un sanglier écumant
Qui résiste et qui se défend
Contre les durs assauts d'une meute aguerrie.
On le poursuit avec furie;
Il attaque, il blesse, il pourfend,
Et donne à propos de sa dent
Des coups à la race ennemie,
Qui le suit de loin en jappant.
Trop irrité dans sa colère,
Il brave le fer inhumain,
Et, brouillant les objets qu'il trouve en son chemin,
Un innocent agneau lui paraît un Cerbère.
L'homme, ainsi que cet animal,
S'il souffre, irrité par le mal,
Livre à l'instinct des sens sa faible intelligence.
<197>Sous le despotisme fatal
De la sanguinaire vengeance,
Souvent son aveugle fureur
Confond le crime et l'innocence.
Le sage, qui voit son erreur,
Le plaint, le déplore, et soupire;
Détournant ses pas sans rien dire,
Il fuit d'un malheureux l'esprit rempli d'aigreur.

Laissez-moi donc ronger mon frein tant que dure cette pénible campagne, et attendez qu'un ciel serein ait succédé à tant d'obscurs nuages. Votre imagination brillante me promène à Vienne; vous m'introduisez au conseil de chasteté; mais sachez que l'expérience m'apprend ce que c'est de se frotter à de méchantes femmes.

Hélas! pensez-vous qu'à mon âge,
Le corps en rut, l'esprit volage,
L'on cherche, d'amour agité,
De Vénus le doux badinage,
Les plaisirs et la volupté?
Ce temps heureux, c'est bien dommage,
Loin de moi s'est précipité,
Et les eaux du fleuve Léthé
En ont même effacé l'image.
La tendre fleur du pucelage,
Ni l'empire de la beauté,
Sur un vieillard courbé, voûté,
Ne gagnent qu'un faible avantage.
Le conseil de la chasteté
Devient par force mon partage;
Continence est nécessité;
A cinquante ans on est trop sage.
Cependant, pour vous révéler
<198>Des maux que je devrais celer,
Je souffre d'un cruel supplice :
Trois grands mois passés, j'eus l'honneur
De recevoir, pour mon malheur,
D'une certaine impératrice
Une brûlante chaude ...
Ces lauriers sont pour les amants
Dont la folle ardeur de leurs flammes
Mesure, par trop imprudents,
Leur peu de force avec les femmes.

Je n'ai point eu, cette campagne-ci, de vision béatifique dans le goût de celle de Moïse.198-a Les barbares Cosaques et Tartares, gens infâmes à considérer en tout sens, ont brûlé et ravagé des contrées, et commis des inhumanités atroces. Voilà tout ce que j'ai vu d'eux. Ces tristes spectacles ne mettent pas de bonne humeur.

La Fortune inconstante et fière
Ne traite pas ses courtisans
Toujours d'une égale manière.
Ces fous nommés héros, et qui courent les champs,
Couverts de sang et de poussière,
Voltaire, n'ont pas tous les ans
La faveur de voir le derrière
De leurs ennemis insolents.
Pour les humilier, la quinteuse déesse
Quelquefois les oblige eux-même à le montrer.
Oui, nous l'avons tourné dans un jour de détresse,
Les Russes ont pu s'y mirer;
Cette glace pour eux n'a point été traîtresse,
On les a vus, pleins d'allégresse,
<199>S'y pavaner et s'admirer;
Voilà le sort de ma vieillesse.
Cependant cet homme bénit
Par l'antechrist siégeant à Rome,
Ce Fabius, ce plaisant homme,
Qui sur sa tête réunit
De la vanité la plus folle
Le brillant et frêle symbole,
Commence à décamper de nuit.
Je n'ose dire qu'il s'enfuit,
Jusqu'ici la pudeur nous cache
Cette attitude qui le fâche;
Mais, comptez sur moi, nous verrons
Dans peu ses culs dodus et ronds,
Sans façon, sans tant de grimace,
Lorsque, plus pressés, ils courront
Sans honte nous montrer le revers de leur face.
Alors un certain duc, s'illustrant à jamais,
Sauvera l'empire français
Sans capitaines, sans finance,
Sans Amérique, sans prudence,
Jusqu'en ses fondements sapé par les Anglais;
Couvrant tous ces objets d'un voile de prudence,
Et lâchant quelques mots remplis de complaisance,
Au genre humain rendra la paix.
Et moi, quittant l'harnais, et le casque, et l'épée,
De trop de sang humain trempée.
Je partirai soudain d'ici;
J'irai, consolant ma vieillesse
Par l'étude de la sagesse,
M'ensevelir à Sans-Souci.

<200>Ce lieu me vaut les Délices.200-a Par illusion je croirai vivre hors le grand monde, et quelquefois j'y serai solitaire. Jouissez de votre ermitage. Ne troublez pas les cendres de ceux qui reposent au tombeau; que la mort au moins mette fin à vos injustes haines. Pensez que les rois, après s'être longtemps battus, font enfin la paix; ne pourrez-vous jamais la faire? Je crois que vous seriez capable, comme Orphée, de descendre aux enfers, non pas pour fléchir Pluton, non pas pour ramener la belle Emilie, mais pour poursuivre dans ce séjour de douleur un ennemi que votre rancune n'a que trop persécuté dans ce monde. Sacrifiez-moi votre vengeance, ou plutôt immolez-la à votre réputation. Que le plus grand génie de la France soit aussi l'homme le plus généreux de sa nation. La vertu, votre devoir, vous parlent par ma bouche; n'y soyez pas insensible, et faites une action digne des belles maximes que vous débitez avec tant d'élégance et de force dans vos ouvrages. Nous touchons à la fin de notre campagne; elle sera bonne, et je vous écrirai, dans une huitaine de jours, de Dresde, avec plus de tranquillité et de suite qu'à présent. Adieu, négociez, travaillez, jouissez, écrivez en paix, et que le dieu des philosophes, en vous inspirant des sentiments plus doux, vous conserve comme le plus bel organe de la raison et de la vérité.

Federic.


195-a Voyez t. XII, p. 127-131.

198-a Exode 23, 20-33. Voyez t. XII, p. 129.

200-a Nom d'une terre que Voltaire possédait près du lac de Genève, et où il alla demeurer au mois de mars 1755.