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IX. ÉPITRE SUR LA FERMETÉ ET SUR LA PATIENCE.

Tout est également partagé dans ce monde,
Le plaisir enchanteur et la douleur profonde;
Et l'appât séduisant d'un durable bonheur
N'est qu'une illusion, un fantôme flatteur.
Cet éclair éblouit une âme encor nouvelle,
L'imagination la saisit avec zèle;
Mais le novice heureux, si vivement frappé,
Par le malheur, hélas! trop vite est détrompé.
Son esprit incertain et son âme flottante
De l'excès de l'espoir tombe dans l'épouvante;
Vil esclave du sort, se livrant au torrent,
Tantôt il est trop vain, tantôt il est rampant.
Vois ce fleuve rouler ses ondes salutaires,
Son cours toujours égal et ses eaux toujours claires;
Tantôt par cent canaux on le voit serpenter,
Tantôt, les unissant, ses bras le font enfler.
Il baigne en ce vallon les fleurs de la prairie,
Il traverse plus bas des déserts d'Arabie;
<44>Une digue en ce lieu le force à se courber,
Et là, c'est un rocher qui le fait détourner.
Par sa douce saveur, le bord qui l'environne
Est orné des présents de Flore et de Pomone;
Il fait éclore, au sein de la stérilité,
Les biens de l'abondance et la fécondité,
Et, roulant sur la fange ou sur la molle arène,
Va se mêler aux mers où sa course l'entraîne.
C'est ainsi que d'un front ferme et toujours égal
Il te faut recevoir et le bien, et le mal;
Sans orgueil à la cour, sans bassesse à la ville,
Malade ou vigoureux, également tranquille,
Sans t'impatienter de ton sort clandestin,
Sois satisfait du lot qui t'échut du destin.
Le ciel a réuni par d'éternelles chaînes
Les fruits de notre gloire ou l'effort de nos peines;
L'esprit ferme et constant brille dans les hasards,
L'inflexibilité réussit dans les arts.
En vain tu t'applaudis de ton vaste génie,
Si tu n's patient, Apollon te renie.
Pesne,44-a moins vigilant, se laissant rebuter,
Au-dessus de Rigaud44-a n'aurait pu se placer;
Par son pinceau savant la nature imitée
Croit voir, en l'admirant, un nouveau Prométhée.
Ce Petrini44-1 vanté, dont les doigts diligents
Forment ces doux accords qui chatouillent tes sens,
Et dont la main paraît, sur sa harpe empoignée,
A sa toile ourdissant une active araignée,
<45>Ce ton mélodieux qui fait naître l'amour,
N'est pas chez Petrini l'ouvrage d'un seul jour.
Mille difficultés contre lui s'opposèrent;
Par ses soins redoublés ses doigts se délièrent.
Les arts sont comme Églé, dont le cœur n'est rendu
Qu'à l'amant le plus tendre et le plus assidu.
Mais sans parler des arts que notre goût cultive,
Ta constance jamais ne peut rester oisive.
Quel que soit ton destin, quel que soit ton état,
Guerrier, prêtre, commis, sujet ou potentat,
Ta vertu trouvera toujours ample matière;
Des épines sans nombre empliront ta carrière,
Le chagrin dévorant est prêt à t'assaillir,
Sans le malheur fatal tu ne saurais vieillir.
Ce Romain généreux trahi par la fortune,
Persécuté longtemps par l'envie importune,
Scipion, le grand Scipion, de Numance vainqueur,
Vit ses lauriers salis d'un infâme imposteur;
Et ce libérateur d'une ingrate patrie
D'un banc injurieux subit l'ignominie,
Sans qu'il perdît sa gloire et sa tranquillité.
Socrate, aussi stoïque et plein de fermeté,
Vida sans murmurer la coupe de ciguë;
Il sentit le trépas sans avoir l'âme émue,
En consolant encor par ses mâles discours
Ses amis désolés qui déploraient ses jours.
L'Auguste des Français vit, dans un court espace,
Dans un même tombeau les débris de sa race;
De cet arbre superbe un faible rejeton
Resta seul à Louis pour soutenir son nom.
Arbitre de la paix, arbitre de la guerre,
<46>Récompensant les rois46-2 ou punissant la terre,
Asservissant l'Europe à ses vastes desseins,
Ce Louis ne fut pas maître de ses destins.
Sensible à ses revers, mais d'un cœur toujours ferme,
Ce roi de ses succès vit expirer le terme,
Et Tallard à Blenheim par Eugène vaincu
Ne put ni l'affaiblir ni le rendre abattu.
Au palais des Destins46-a est un tableau céleste;
On y voit notre sort tant heureux que funeste,
Le malheur y sert d'ombre, et le bien de clarté.
Cette ombre donne au jour plus de vivacité;
Des maux perpétuels rendraient l'homme stupide,
Un bonheur sans revers deviendrait insipide.
Ce sage assortiment convient à l'univers,
S'il déplaît à nos yeux de nuages couverts.
Ainsi, pour modérer notre joie insensée,
Par les cieux le dégoût fut près d'elle placé;
Pour flatter nos chagrins, pour adoucir nos maux,
La constance fut mise au cœur des vrais héros.
Au temple du Bonheur elle sert de colonne,
Sa force le soutient et le perfectionne.
Ce bâtiment fragile a peu de fondements,
Il tremble et tressaillit au seul souffle des vents.
L'imagination en fut la fondatrice,
La sagesse étaya ce frivole édifice;
Mais l'homme impatient remarque avec regret
Que le temple à l'instant à ses yeux disparaît.
O toi,46-3 dont la vertu fit naître dans mon âme
De la tendre amitié la généreuse flamme!
<47>Toi, qui sus attacher mon bonheur à ton sort,
Ami, sur ta douleur sache faire un effort.
Que l'âge injurieux, amenant la faiblesse,
Efface sur ton front les ris et la jeunesse,
Qu'il amortisse en toi ce feu si pétillant
Dans ton air, dans tes yeux, dans tes discours brillants;
Et qu'au lieu des plaisirs et de la gaîté pure,
Qu'à notre seule aurore accorda la nature,
Il amène avec soi le cortége infernal
De la douleur aiguë et du chagrin fatal;
Quand, fondant sur ton corps, la goutte impitoyable
Sur ton lit étendu te tourmente et t'accable,
Que tes membres enflés, affaiblis et perclus,
Relâchent leurs ressorts par les maux abattus :
Alors à ton secours appelle l'espérance,
L'oubli, la fermeté, la sage patience.
Ces fleurs naissent partout, on n'a qu'à les cueillir;
Ta volonté suffit pour les faire fleurir,
Comme au haut de ces rocs escarpés, effroyables,
Croissent pour nos besoins des simples secourables.
Que sert au voyageur fatigué du chemin
De quereller tout haut son astre et son destin?
Ce n'est pas en jurant que son chemin se change,
Que ses pieds embourbés se tirent de la fange;
Son esprit agité devient un imposteur,
Il augmente sa peine et grossit son malheur.
C'est par présomption que notre cœur murmure,
Nous sommes tous comblés des dons de la nature;
Mais des présents du ciel l'homme peu satisfait
Veut jouir sans chagrin d'un bonheur plus parfait.
Il ne lui suffit point que le soleil l'éclaire,
<48>Ses vœux sont plus hardis; son cœur plus téméraire
Veut un air toujours pur, des cieux toujours sereins.
Nous sommes nés sujets et non pas souverains.
Quelle est donc la raison que cet homme en furie
Dans ses fougueux accès se démène et s'écrie :
Je suis trop malheureux, je suis infortuné?
Un pointeur hasardeux au jeu l'a ruiné;
Du sein de la mollesse il vole à l'indigence.
Mais le ciel, après tout, te doit-il l'abondance?
Te doit-il tous les biens avec la volupté?
Il te donne bien plus, t'accablant de santé,
Et ce Crésus dont l'or remplit ton cœur d'envie
Troquerait avec toi pour jouir de la vie.
Cet hypocondre obscur et chargé de vapeur
Du sombre désespoir respire encor l'horreur.
Il pense que du ciel la main appesantie
Le poursuit par fureur et par antipathie.
En accusant le ciel, reconnais ses bienfaits;
Tous les dons qu'il te fit pour toi n'ont plus d'attraits?
A tes chagrins présents uniquement sensible,
Ton âme à ses faveurs est donc inaccessible?
Les biens qu'il répandit pour assouvir tes sens,
Tes trésors, tes emplois, tes amis, tes enfants,
D'un mal peu dangereux l'atteinte passagère,
Les efface à l'instant de ton âme légère?
Aussi lâche qu'ingrat, ton cœur impatient
Est si peu courageux que peu reconnaissant.
L'impatience, hélas! facile à nous séduire,
D'un mal peu dangereux nous abîme en un pire.
Bajazet, qu'un vainqueur48-4 avait fait encager,
<49>Esclave malheureux, voulut se délivrer,
Suivant de son instinct la fureur indiscrète,
Crut de forcer ses fers, et se brisa la tête.
Préférons sagement notre état, tel qu'il est,
Au futur incertain, au repentir sujet.
Ce monde est une mer par cent écueils fameuse,
Par les vents soulevée, écumante, orageuse;
Le péril suit le calme, et la sécurité
Y fonde uniquement notre tranquillité.
Quand le danger paraît pressant, inévitable,
Oppose à sa terreur un front inébranlable;
Si ton navire heureux est secondé des vents,
Cale modestement tous tes voiles à temps.
Que ta prospérité ne t'enfle point d'audace,
Mais ne t'avilis point au temps de ta disgrâce;
Sois sage, sois prudent, commets le reste au sort,
Tes succès, tes revers, et ta vie, et ta mort.
C'est ainsi que l'Athos, de sa cime exhaussée,
Contemple avec mépris la vague courroucée;
Les aquilons mutins se brisent à ses pieds,
Les nuages en vain sont contre lui ligués.
L'orage rugissant, la foudre épouvantable,
Ne sauraient ébranler sa tête inaltérable;
Entouré de dangers, il garde son repos,
Tandis qu'aux bords des mers on voit de vils roseaux,
Chancelants, incertains, dont la tige tremblante
Au souffle des zéphyrs s'agite d'épouvante.

Ce 17 mars 1740.

Federic.


44-1 Fameux joueur de harpe qui est à mon service.

44-a Voyez ci-dessus, p. 34. Le peintre français Hyacinthe Rigaud excellait dans le portrait; il mourut en 1743. Voyez t. VII, p. 40.

46-2 La famille d'Angleterre, fugitive en France.

46-3 Césarion. [Voyez t. X, p. 24; et t. XI, p. 36, 102, 106 et 134.]

46-a Voyez la Henriade, chant VII, vers 278 et suivants.

48-4 Tamerlan.