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XIII. ÉPITRE A M. DE CHASOT.69-a

Ici l'on voit un peuple sot
Qui suit la mode et la coutume,
Et qui, vicieux et bigot,
Assez stupidement présume
Que l'air farouche d'un cagot
De tout esprit sage est le lot.
L'enfer, offusquant leurs idées,
Trouble leurs débiles cerveaux,
Et leurs âmes, intimidées
De ces démons, de ces bourreaux,
Voient les tourments infernaux :
Sisyphe, qui roule sa roche,
Ces damnés rôtis à la broche,
Ces spectres qui sont fricassés,
Et ceux-là qu'un démon écorche,
Et tous ces vieux contes usés
Qu'enfanta l'ignorance crasse
De ces bons vieux siècles passés.
Plus peureux qu'un lièvre qu'on chasse,
<70>Leur tremblante et dévote race
Condamne tous les agréments
Que de nos jours le court espace
Ne nous fournit que rarement,
Et que la nature féconde
A daigné placer dans le monde
Pour soulager tous nos tourments.
La peur dicta leur catéchisme,
Et de cette vertu sublime
Qu'ils nous vantent effrontément
Elle est l'unique fondement.
La terreur qui les aiguillonne
Les mène à matines, au prône,
Les fait bâiller dévotement
Et fredonner absurdement
Quand l'orgue, en mugissant, seconde
La voix dont le bourdonnement
Ressemble à l'Océan qui gronde,
Et lorsque les prédicateurs
Des tons de leur voix glapissante
Leur font entendre les clameurs
Dans les voûtes retentissantes.
Zélés à leur opinion,
Ils vous damnent d'un air sauvage
Tous ceux qui, suivant la raison,
Croient l'Être suprême bon,
Et non pas un anthropophage;
Et dans leur mystique jargon
Nous décochent l'obscur langage
Que jadis au grégeois rivage
Tous les pontifes d'Apollon
<71>Et ceux de Jupiter Ammon
Tenaient à ceux du voisinage,
Lorsque d'un songe ou d'un présage
On leur demandait la raison.
Leur ridicule espoir se fonde
Sur les malheurs de l'univers;
Ils annoncent la fin du monde,
Ils prophétisent les revers.
Mais je prostituerais mes vers
En faisant le portrait immonde
De ces esprits faits de travers;
Ma muse, dans son badinage,
Préfère le plaisir volage
Au ton gravement ennuyeux
D'un censeur pesant et sérieux.
Heureux Chasot, que la nature
Daigna partager de son mieux,
Qui n'importunes point les cieux,
Et suis ton instinct sans murmure,
De tes ébats l'ingénuité
Me paraît cent fois préférable
A la farouche austérité
D'un dévot sombre et misérable.
Jamais ton cœur ne fut ému
D'un fantôme nommé scrupule;
Il m'est, dis-tu, tout inconnu,
Je ne connais que la crapule.
Ah! le débauché, le mutin,
A qui l'on devrait la bascule!
Mais non, lisez saint Augustin,
Dont Bayle peint la gentillesse;
<72>Comme vous, il fut libertin.
Il demandait, en sa jeunesse,
Au Dieu maître de son destin
Que chez lui l'austère sagesse
Ne fût qu'un fruit de sa vieillesse;
Ce débauché, ce vrai lutin,
Pieux scélérat, homme divin,
De ses ébats, de son ivresse
Se refaisait chez sa catin.
Comme lui, vous êtes un saint,
Non pas un saint à la Lucrèce,72-6
Mais un saint qu'en l'antique Grèce
Sapho n'aurait pas méprisé,
Que Neuville, cette Circé
Pleine d'amour et de tendresse,
Sans sacrement eût épousé,
Et que La Roche,72-7 bonne dame,
Chérit bien du fond de son âme.
Suivez, Chasot, de vos plaisirs
La carrière pleine de charmes;
Poussez jusqu'au bout vos désirs,
Faites verser de douces larmes,
De ces pleurs qu'un plaisir nouveau
Tire des yeux de l'innocence,
Et que la pudeur au tombeau
Verse au sein de la jouissance.
Goûtez les jours délicieux
Que voit éclore le bel âge,
<73>Ces moments doux et précieux
D'un bonheur court et trop volage,
Le plus beau présent que des dieux
La main prodigue et toujours sage
A fait à ces terrestres lieux.
Ne regrettez point des richesses
L'avantage vain et trompeur;
L'amour, le vin et vos maîtresses
Sont d'un prix bien supérieur;
Le vrai bonheur de notre vie
Est le contentement du cœur.
Chasot, votre heureuse folie
Vaut la sagesse d'un docteur
Dont la triste philosophie,
De cent subtilités munie,
Au sein du berceau de l'erreur
Endort son obscure manie.
Quelle extase, quels doux transports,
Quel feu, quels baisers, quels efforts,
Lorsque d'une beauté touchante
La jouissance nous enchante!
Ma foi, le plaisir de jouir,
Le tendre amour est préférable
Au plaisir sec de réfléchir;
L'homme est plutôt fait pour sentir
Que fait pour être raisonnable.
Heureux qui sait des préjugés
Renverser l'antique barrière,
Qui de ces fantômes forgés
Méprise l'absurde colère,
Et qui, sans craindre l'Achéron,
<74>Ni Tisiphone, ni Cerbère,
Professe une vertu sincère,
Qu'il tire de son propre fond!
Ainsi, conservant l'âme pure,
Suivez la pente des plaisirs,
Suivez l'instinct de la nature;
Mais sachez borner vos désirs.
Heureux disciple d'Épicure,
Jouissez de la volupté;
Mais fuyez la morale impure
Que prêche un cynique effronté.
Tantôt soupirant pour Claudine,
Et tantôt brûlant pour Chloris,
Laissez vieillir entre les ris
Votre âme légère et badine.

Federic.

Voici une instruction pastorale que j'adresse à une de mes ouailles de Remusberg. Si la morale ne vous en paraît pas toute divine, vous la trouverez du moins fort sortable avec l'humanité. On me traiterait de profane et d'impie, si l'on savait que j'ai dit qu'il est encore problématique si la chasteté est une vertu ou non; que l'équité et l'humanité sont les seules vertus; et que ce ne doit point être les craintes d'un enfer, des démons et de je ne sais quelles billevesées qui doivent nous inspirer l'amour de la vertu.

Dans mon système de morale, tout homme raisonnable doit pratiquer la vertu, parce qu'il est de son intérêt d'être vertueux, et parce que la vertu a des attraits indicibles pour une âme bien née.74-a

Je ne sais aucun gré à un homme violent de ce qu'il ne se porte <75>point envers moi jusqu'à la dernière extrémité par l'appréhension de l'enfer; mais je me sens pénétré de reconnaissance envers une personne qui me fait quelque bien par sentiment et par bonté de cœur. Je suis persuadé que le philosophe de Cirey et la déesse du newtonisme seront de mon sentiment. Il n'y a, selon moi, rien de plus simple et de plus naturel; ce serait le triomphe de la raison que de voir des hommes sans erreurs, et ce serait celui de la vertu que de les voir humains par discernement. Il est à craindre que ce phénomène ne se verra guère autre part qu'à Cirey, cet endroit aimé des cieux, cet endroit où il paraît que la nature eût voulu assembler tout ce qu'elle a trouvé de plus achevé dans l'univers.

Je prie le poëte philosophe de vouloir bien me communiquer ses idées sur cette morale. J'espère que vous ne la traiterez pas comme Despréaux celle d'Abelly.75-a


69-a Envoyée à Voltaire. Voyez t. III, p. 129 et 160; t. X, p. 217; et t. XI, p. 27, 36 et 197.

72-6 Lucrèce, qui se tua par chasteté.

72-7 Personne charitable qui rend au public de Berlin le même service que Mercure rendait dans l'Olympe au maître des dieux.

74-a Voyez t. IX, p. 101.

75-a Louis Abelly, auteur de la Medulla theologica, mort évêque de Rodez, en 1691, avait soutenu la fausse attrition par des arguments que Boileau a réfutés dans son Épître XII, Sur l'amour de Dieu, v. 159-162.