<112>

XXIII. ÉPITRE A D'ALEMBERT.

Le temps, cher d'Alembert, nous détrompe de tout;
De nos folles erreurs il découvre le bout.
J'ai passé les beaux jours où les plaisirs fourmillent,
Mes ans se sont accrus, et mes yeux se dessillent.
Je ne sers plus le dieu qu'on adore à Paphos;
Épicure m'appelle en vain sous ses drapeaux;
Il trouvera sans moi, pour remplir son étable,
De pourceaux sensuels un amas innombrable.
Des préjugés brillants m'avaient préoccupé;
Quand ma raison mûrit, ils se sont dissipés.
Je rougis en secret alors que ma mémoire
De mes illusions me rappelle l'histoire.
Ceint du bandeau des rois, j'eus de l'ambition;
Je voulus que la gloire éternisât mon nom,
Sans songer à ce peuple abruti dans la fange
Qui dispense au hasard le blâme et la louange,
Et dont le vil encens, des sots considéré,
Ne mérita jamais d'être trop désiré.
Les travaux, les soucis absorbèrent ma vie,
Je courtisais Bellone, en servant Uranie;
<113>Mon esprit, occupé sans cesse de projets,
Dans l'obscur avenir découvrait des objets
Pour servir de pâture à son inquiétude.
L'art de régner devint ma principale étude;
Je croyais qu'un génie, en redoublant d'effort,
Combinant tous les cas, pût maîtriser le sort.
Mais qu'est l'homme, en effet, et quelle est sa prudence?
Un rien met en défaut sa courte prévoyance,
Les éternelles lois de la fatalité
Confondent son orgueil et sa dextérité.
Et ce rang, ce pouvoir dont les princes stupides,
Même en le possédant, deviennent plus avides,
Ils pensent y goûter dans la sécurité
D'un torrent de délice et de prospérité,
Ce rang empêche-t-il qu'ils ne restent des hommes,
Esclaves du destin tout comme nous le sommes?
O sage d'Alembert! vous voyez leur erreur;
Et la pourpre et la bure éprouvent le malheur.113-a
L'un pleure sur le trône, et l'autre en sa chaumière,
Le chagrin fait gémir l'âme la plus altière.
La preuve en est partout : ouvrons les champs de Mars,
Contemplons ce héros, le jouet des hasards;
Il triomphe, et bientôt le voilà mis en fuite,
Un lâche fait manquer le dessein qu'il médite.
Ainsi le sort des rois et des plus grands États
Dépend de l'instinct mâle ou craintif des soldats.
Ah! que d'illusions dans cette triste vie!
Qui l'aurait osé dire? ô vous, philosophie!
Du vaste firmament vous réglez les ressorts;
Mais ne connaissant point quels sont les premiers corps,
<114>Ces agents immortels, les principes des choses,
Vous jugez des effets, en ignorant les causes.
L'antiquité soutient que par vos arguments
Vous avez subjugué l'emportement des sens.
Et que des malheureux, dès qu'ils vous entendirent,
En essuyant leurs pleurs, chez vous se réjouirent.
J'étais désespéré, plongé dans la douleur,
Lorsqu'un trépas subit eut enlevé ma sœur.114-13
J'appelais Uranie; elle vint à mon aide,
Condamna mes regrets sans y porter remède,
Appuya sur le mal et sa nécessité,
Blâma stoïquement ma sensibilité :
Son austère froideur me fut insupportable.
Tout n'est que vanité; ce monde misérable
Nous promet mille biens, comme ce charlatan
Qui d'un air effronté vend son orviétan;
On l'avale à longs traits, séduit par l'espérance.
Et l'on est bien puni par sa propre imprudence.
On cherche le bonheur, on voudrait le saisir,
On croit l'apercevoir, on brûle d'en jouir.
Ici, la volupté, plus loin, c'est la science,
Ou c'est le héroïsme, ou l'altière puissance;
Là, ce sont des trésors qu'on veut accumuler;
Tant l'homme en ses désirs est fait pour s'aveugler!
Il n'approfondit rien, croit sans qu'il examine;
Sa passion l'emporte, il rêve, il imagine;
Son fantôme à ses yeux est un être réel.
Ainsi, cher d'Alembert, l'objet essentiel
Est de détruire en soi la brillante chimère
De ce bonheur parfait, inconnu sur la terre,
<115>D'écarter et le voile, et cette obscurité
Qui dérobe à nos yeux la pure vérité,
De penser qu'ici-bas un moment d'existence
Exige moins de soins et moins de pétulance.
Pourquoi tous ces projets? pourquoi tous ces désirs?
L'instant qui suit peut-être emporte nos plaisirs.
Sur la fin de nos jours, l'âge à pas lents s'avance,
Il s'est associé la sage expérience;
Son pouvoir est si grand, sa force a tant d'attrait,
Qu'en prononçant un mot le charme disparaît,
Qui dans notre jeune âge offusquait notre vue;
O ciel! pourquoi si tard nous est-elle rendue?
De tout ce long discours, en deux mots, je conclus
Qu'on ne peut être heureux qu'en aimant la vertu.

(22 octobre 1776.)


113-a Voyez t. XIII, p. 91.

114-13 La margrave de Baireuth.