<158>

XXXI. SIX ÉPITRES EN VERS SUR L'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE.158-a

I.

Malgré tout l'art et le manége
De l'inflexible Gribeauval,158-b
Qui nous tend maint et maint piége;
Malgré tout le bruit infernal
Des bombes et canons d'un siége,
Je lis, quand mon esprit s'allége,
De Fleury158-a l'étendu journal,
Plein du scandale monacal
Et de ce pouvoir sacrilége
Qu'usurpa le trône papal.
Le volume dix-neuvième
Se finira demain au soir;
Catt, c'est à vous de me pourvoir,
<159>Dès après-demain, du vingtième.
Envoyez donc, quand vous pourrez,
Dans le taudis où je réside
L'histoire infâme et parricide
De ces scélérats tonsurés.

A Bögendorf, ce 30 septembre 1762.

II.

D'un siècle d'ignorance, où dominait l'erreur,
Je vous renvoie ici la méprisable histoire.
C'est l'opprobre et le déshonneur
De nos loyaux aïeux, j'en rougis pour leur gloire,
Que des scélérats tonsurés
Et qu'un tas de fourbes mitrés,
Les gourmandant en imbéciles,
Chassassent des rois révérés,
Par bulles, de leurs domiciles.
Dans nos jours tant maudits, les peuples éclairés
Par Luther, mais surtout par la philosophie,
Du joug sacerdotal sont au moins délivrés;
Que le ciel les y fortifie!
Alors, ils étaient animés
Par le poison du fanatisme,
Et terrassés par le sophisme
<160>Que des porcs engraissés des dîmes de Sion160-a
Leur débitaient en chaire à toute occasion.
Enfin, après mille ans, d'attentats outragée,
La raison se trouve vengée
Des opprobres qu'elle a soufferts;
Mais il lui reste encor des fers;
Puisse-t-elle bientôt en être dégagée!

A Bögendorf, du 1er octobre 1762.

III.

Du grand schisme de l'Occident
Je vous renvoie en ce moment
L'aventure, à mon gré comique.
Pierre et Corario, vendeurs d'orviétan,
Ont perdu le crédit de leur drogue mystique.160-b
O Catt! quel spectacle charmant
Pour moi, lecteur discret, très-anticatholique,
<161>De voir ces sacrés imposteurs,
Charlatans en rochet, en camail, en soutane,
Environnés de leurs docteurs,
Entre eux se traitant pis que le moindre profane,
Et des foudres du Vatican
Chacun frapper son concurrent!
Leur querelle devint l'écueil du fanatisme,
Du tyrannique despotisme
Qu'exerçait le siége papal;
Depuis, ce pouvoir si fatal
S'affaiblit et devint frivole;
Sigismond renversa l'idole
De son antique piédestal.
Tout pape avec son auréole,
Depuis ce temps, au Capitole,
Craint un concile général.
Bulles, interdits, anathèmes,
Les peuples dispensés de leurs justes serments,
Ne sont plus regardés par les meilleurs croyants
Ainsi que des arrêts suprêmes,
Des cieux en droiture émanants;
Et les rois, à présent, se respectant eux-mêmes,
Aux hypocrites pieds de ces sacrés tyrans
Ne vont plus déposer ni sceptres ni diadèmes.
Cependant, encor de nos jours,
L'ambition théologale
Lutte par d'obliques détours
Contre la puissance royale.
Si le monde aveuglé savait y réfléchir,
Il pourrait deviner sans peine
Le prestige grossier dont on veut l'éblouir,
<162>En changeant, quoi qu'il en advienne,
En rage de régner l'humilité chrétienne,
Et le vœu d'indigence en soin de s'enrichir.

A Bögendorf, ce 5 octobre 1762.

IV.162-a

Oh! que de crimes et d'abus!
Des scélérats au front tondu
Ont, au concile de Constance,
Fait rôtir avec impudence
Jérôme de Prague et Jean Huss.
La bonne foi ni l'innocence,
Ni les sauf-conduits obtenus
N'arrêtèrent point l'insolence,
La haine, ni l'intolérance
De ces pontifes dissolus.
De ces malheureuses victimes
Nous n'apercevons d'autres crimes
Que d'arguments in dario,
In celarent, in ferio;
Et, pour quelques vains syllogismes,
Ce ramas d'artisans affreux
D'impostures et de sophismes
Des bûchers allument les feux,
<163>Pour y faire brûler tous ceux
Dont la raison plus épurée,
Et par Uranie éclairée,
Se défend de penser comme eux.
Que je cuirais de belle sorte,
Si le saint-père et son escorte
Se saisissait de moi, chétif,
Qui, toujours d'un ton décisif
Aux pyrrhoniens prêtant main-forte,
Dans ma foi fus très-négatif.
Un Midas en froc, en soutane,
Devant son cruel tribunal,
M'enverrait sans longue chicane
Au fond du manoir infernal.
Le marquis plaindrait ma belle âme,
Dévolue à la noire flamme
Qui consume tous les damnés.
Mais jusqu'ici nous pouvons rire;
Tous ces disciples forcenés
De l'antechrist qui les inspire,
Par Bélial endoctrinés,
Sur moi n'auront jamais d'empire.
Poursuivons; qu'ai-je encor pu lire?
Un Charles six, un Wenceslas,
Tous les deux grands princes, hélas!
Vivant et mourant en délire,
Et bien moins dignes, à vrai dire,
D'être environnés des rayons
Qui décorent le chef d'un sire
Que d'être, pour bonnes raisons,
Reclus aux Petites-Maisons.
<164>Mais voici la petite pièce :
Chariot, ce bon roi des Français,
Dans l'aurore de sa jeunesse,
Héros avec la seule Agnès,
Manquait vis-à-vis des Anglais
Et de courage, et de hardiesse.
Saint Denis vit que deux tetons
Que Charles maniait sans cesse
Feraient triompher les Bretons
Des Gaulois en grande détresse.
Les saints ont des projets bouffons.
Pour détourner donc la ruine
Des Provençaux et des Gascons,
Il vous cherchait une héroïne.
Où croyez-vous qu'il imagine
De trouver cet objet parfait?
Où? dans le fond d'un cabaret.
Mais un saint a fine narine,
Et le ciel même l'inspirait.
Jeanne, fille robuste et belle,
Fut cette célèbre pucelle
Que le benoît Denis choisit,
Et guerrière en un instant fit.
Elle part sitôt qu'il l'ordonne,
Se prépare à raffermir le trône,
Et combattit comme un dragon
Tous ces fiers Bretons en personne,
Pour venger Chariot, ce coïon,
De ses oppresseurs d'Albion.
Jusqu'ici l'histoire est jolie;
Mais, malgré l'inspiration
<165>De monsieur Denis son patron,
La pauvre Jeanne fut rôtie.
Ainsi Jeanne, par ses hauts faits,
Fut par eux et par sa souffrance
L'opprobre éternel des Anglais,
Comme la gloire de la France.

Renvoyez-moi, je vous prie, le tome vingt-deux, car je suis à sec.

A Bögendorf, le 8 octobre 1762.

V.

Voici le concile de Trente,
Dont vous vous souciez fort peu,
Animé de ce premier feu
Qu'attise en votre cœur votre fidèle amante.
Les décrets, les canons d'une troupe arrogante
Ne valent pas, à mon aveu,
Les ravissants baisers d'une bouche charmante,
Ni cette grâce séduisante
De la beauté qui vous enchante.
Moi, valétudinaire et vieux,
Qui des tendres désirs ne ressens plus l'amorce,
Je laisse l'amour en son lieu;
Ce dieu de la jeunesse, en me quittant, me force
A me soumettre à ce divorce.
<166>En son abandon, j'ai recours,
Catarrheux, faible, en mes vieux jours,
A des bouquins obscurs, œuvres des scolastiques;
Je lis tous ces débats mystiques
De docteurs qui, dans leurs discours,
S'anathématisant, se traitent d'hérétiques,
Ou bien imposteurs politiques,
Ou bien ineptes et bigots.
Ces impétueux fanatiques
Terminent leurs débats mystiques
A faire brûler leurs rivaux
A petit feu par les bourreaux.
A Londres, certaine Marie,
Très-catholique pour la foi,
Très-déloyale selon moi,
Poussa la sainte barbarie
A faire en grande pompe et sur des échafauds
Massacrer, par galanterie,
Six mille Anglais très-peu dévots,
Incrédules esprits, à leur secte fidèles,
Qui ne croient pas, pauvres sots,
De dévorer leur dieu, comme elle.
Heureux Catt, vous avez choisi le meilleur lot;
Vous vous moquez de ce peuple cagot
Entre les bras de votre belle.
Pour moi, qui me prépare à décamper bientôt,
Avant que d'arriver à ce terme funeste,
Je tâche d'égayer dans ce triste séjour
Le peu de chemin qui me reste;
Mais je confesse sans détour
Que ce bavardage mystique
<167>Et les stériles champs de la métaphysique
Ne sauraient remplacer le vide de l'amour.

Vous aurez la bonté de renvoyer ce tome à Breslau. Je compte de
me rendre les premiers jours de décembre à Leipzig, où j'espère de
vous revoir. Vous m'apporterez le volume de Vertot où l'on trouve
le fameux siége de Rhodes; vous ferez mes compliments au marquis,
et je vous féliciterai sur votre futur mariage.

A Meissen, ce 13 novembre 1762.

Federic.

VI.

Voici du siècle seizième
Les tragiques événements.
Quels crimes! quelle horreur extrême
Régnait chez le peuple et les grands!
En France, par l'abus de son pouvoir suprême,
Par un infâme stratagème,
Sous les dehors trompeurs d'une perfide paix,
Charles fait à ses yeux égorger ses sujets,
Parce que des prêtres sophistes
Par leurs impertinents décrets
Avaient proscrit les calvinistes;
Tant la religion enfante de forfaits!
Bientôt l'ambition, l'altière politique,
Sous le masque imposant de la religion,
<168>Soufflant son poison fanatique,
Excita la rébellion.
La France est en proie au carnage,
Et des ligueurs l'aveugle rage,
Que des prêtres guidaient à la sédition,
Attentant jusqu'au Roi dans leur zèle sauvage,
Portèrent sur Valois leurs sacriléges coups.
Henri, persécuté par des princes jaloux,
Combattit Philippe et Mayenne,
Et Sixte, qui siégeait sur la pourpre romaine.
Lors, les soldats du Vatican
En France établirent leur camp;
Mais de ces plaines désolées,
Comme ils fuyaient vers l'Éridan,
Les chèvres aussitôt furent toutes brûlées.168-a
Le bon roi Henri quatre était relaps, dit-on;
Du Vatican superbe était partie la foudre
Dont par négociation
D'Ossat voulut le faire absoudre.
Sixte ainsi que Clément ne purent s'y résoudre;
Et celui qui se dit le père des chrétiens,
Du fer et de la flamme armant les citoyens,
Excitait la fureur des uns contre les autres.
Ce n'était pas ainsi qu'agissaient les apôtres.
Prêtres trompeurs, peuples dupés,
Serons-nous donc toujours d'erreurs enveloppés?
Esclaves de vos vains scrupules,
Par ces faits éclatants, ô vous, esprits crédules!
<169>Ne serez-vous donc point détrompés?
Mais je les vois encor, ces peuples ridicules,
Imbécilement attroupés
Autour de scélérats sortis de leurs cellules,
Qui, sur le ton d'un charlatan,
Leur vendent leur orviétan,
Des indulgences et des bulles.
Enfin, j'ai donc expédié
Cet ouvrage sanctifié
De l'histoire pontificale;
Mais, loin d'en être édifié,
Je l'avoue, et j'en suis très-fort mortifié,
Il n'inspire que du scandale.

Je vous renvoie les trois derniers tomes de Fleury. Mes vers vous disent ce que j'en pense; ainsi ce serait superflu de le répéter en prose. Je suis encore environné d'embarras de toutes les espèces, militaires, politiques, et des finances. Je ne sais en vérité ce que tout ceci deviendra. Je crois encore que je pourrai me rendre le 5 du mois prochain à Leipzig; cependant, comme cela n'est pas bien sûr, je vous écrirai encore pour vous marquer positivement ce qui en sera. Patience, patience, c'est un mot que je ne cesse de me répéter; néanmoins j'en suis bien las, et je voudrais volontiers trouver un refrain plus agréable. Adieu, mon cher; vous avez obtenu de la fortune et de l'amour tout ce que vous souhaitez, vous pouvez être content. Pour moi, je n'ai plus rien à démêler avec l'amour; mais si la fortune voulait un peu me seconder, je n'en serais pas fâché. Mes compliments au marquis. Adieu.

A Meissen, ce 25 novembre 1762.

Federic.


158-a A M. de Catt. Voyez t. VII, p. VI, VII, 149-164; et t. XII, p. 258.

158-b Voyez t. V, p. 229.

160-a

L'un, riche abbé, prélat à l'œil lubrique,
Au menton triple, au col apoplectique,
Porc engraissé des dîmes de Sion, ....

Œuvres de Voltaire

, édit. Beuchot, t. XII, p. 35.

160-b Les antipapes Benoît XIII et Grégoire XII, cités en 1409 au concile de Pise sous leurs noms de Pierre de Lune et d'Ange Corario, furent convaincus d'hérésie et de schisme, et déposés. Voyez l'Histoire ecclésiastique. Pour servir de continuation à celle de monsieur l'abbé Fleury. A Paris, 1737, tome XXI.

162-a Le Roi imite dans cette Épître quelques-uns des passages du 1er chant de la Pucelle de Voltaire.

168-a Voltaire dit dans son Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, chap. CLXXIV : « Lesdiguières battit (en 1590) les troupes savoisiennes et celles du pape. Les soldats du pape se dissipèrent, après n'avoir donné que des exemples d'une débauche inconnue au delà de leurs Alpes. Les habitants des campagnes brûlaient les chèvres qui suivaient leurs régiments. »