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LIII. L'ÉCOLE DU MONDE, COMÉDIE EN TROIS ACTES, FAITE PAR MONSIEUR SATYRICUS POUR ÊTRE JOUÉE INCOGNITO. (1748.)[Titelblatt]

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ACTEURS.

M. BARDUS, père de Bilvesée.
BILVESÉE, jeune étudiant revenu de l'université.
M. ARGAN, père de Julie.
MADAME ARGAN.
JULIE, sa fille, promise à Mondor.
MONDOR, amant de Julie.
NÉRINE, suivante de madame Argan.
MARTIN, valet de Bilvesée.
MERLIN, valet de Mondor.

La scène est à Berlin, dans une maison où demeurent plusieurs familles.

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L'ECOLE DU MONDE.

ACTE I.

SCÈNE I.

MARTIN, NÉRINE.

MARTIN.

Ne pourrai-je pas trouver à parler à quelqu'un de la maison, pour arranger les mesures qu'il nous faudra prendre pour faire notre révérence à M. Bardus? Mais voilà Nérine, qui vient tout à propos, (à Nérine.) Bonjour, ma belle enfant; tu ne saurais croire combien j'ai été impatient de te revoir.

NÉRINE.

Pas tant qu'on le dirait bien; car il y a deux jours que tu es de retour de l'université, et je ne t'ai point vu.

MARTIN.

Qui diable t'a dit que nous sommes ici depuis deux jours?

<350>NÉRINE.

Tout se sait dans ce monde, mon pauvre garçon, et la curiosité des filles, qui veut être nourrie de nouvelles, en trouve sur son chemin en les cherchant. Quand Suzon, Marie, Chloé, Fanchon et Nanon sont ensemble, elles raisonnent du prochain, et chacune contant l'histoire de son quartier, elles en forment ensemble l'histoire de la ville. Vois-tu, je sais tout ce qui se passe.

MARTIN.

Tiens, puisque tu sais tout, je veux tout t'avouer. Mais au moins ne décèle pas mon maître, car son père ne le lui pardonnerait jamais.

NÉRINE.

Je suis curieuse, mais je ne suis pas méchante; je ne me mêle pas des fredaines de ton maître. Tu sais qu'il y a deux jours que M. Bardus son père l'attend pour le fiancer à ma maîtresse. Mais si je suis indifférente sur M. Bilvesée, je ne le suis pas sur ton sujet.

MARTIN.

Distingue du moins le maître du valet. Quand mon maître a étudié la nature et tout le savoir à l'université, je n'ai pensé qu'aux moyens de te plaire; quand il a couru le grand chemin de la galanterie, mes pensées t'ont été fidèles, quand même je ne l'étais pas; et quand il vient ici se loger pendant deux jours chez l'officieuse La Roche,350-a je n'ai osé sortir, de crainte que son père ne me vît. Aussi ne suis-je ici qu'en tremblant; mais comme je suis en habit de voyage, et que mon maître veut rentrer aujourd'hui dans la maison paternelle, je ne risque rien.

NÉRINE.

Je t'avoue que, dans tout ce discours, je n'aime point cette madame La Roche.

<351>MARTIN.

Ma belle enfant, il n'y a rien de tel que la galanterie. Nous autres valets passerions pour maussades, si nous n'étions pas galants; et quel honneur pour toi de dire que M. Martin t'a sacrifié une kyrielle de belles qui se désespèrent de ton triomphe!

NÉRINE.

Je ne suis pas de cet avis. Je veux, moi, de la fidélité de bon aloi; je suis la très-humble servante des conquêtes que tu me sacrifies. Monsieur Martin, monsieur Martin, tu t'es gâté à cette maudite université; je prévois que ton maître aura pris tous les vices de la jeunesse qu'il a fréquentée, et qu'au lieu de revenir ici bien savant, il n'arrivera que bien débauché.

MARTIN.

Et par quoi en juges-tu?

NÉRINE.

Par le proverbe qui dit, Tel maître, tel valet. Mais j'entends du bruit; c'est ton maître et le mien. Appelle Bilvesée, mais sauve-toi.

SCÈNE II.

NÉRINE, M. BARDUS, M. ARGAN.

BARDUS.

J'avoue que je ne comprends rien à ce retardement. Peut-être que, épuisé par ses studieuses veilles, il s'est attiré une maladie; peut-être lui est-il arrivé un malheur en chemin; peut-être ses professeurs ont-ils voulu achever quelque cours de physique ou quelque collége commencé, avant que de le laisser partir. J'aurais dû envoyer à la poste pour en savoir des nouvelles.

<352>ARGAN.

Voici Nérine, que je vais charger de cette commission.

NÉRINE, sort.

Monsieur, je vais y envoyer dans ce moment.

ARGAN.

J'entre dans votre inquiétude, et je comprends combien vos entrailles doivent être émues au moindre délai qui diffère l'arrivée d'un fils bien-aimé, d'un fils unique, d'un fils en qui vous avez mis toute votre espérance.

BARDUS.

Si je l'aime, j'ai bien raison : il me ressemble, et il promettait beaucoup depuis sa tendre jeunesse; il savait lire et écrire à l'âge de huit ans; il était doux comme un mouton; et à l'âge de quinze ans il avait déjà étudié tout le rabbinage.

ARGAN.

Mais pourquoi l'avez-vous appliqué à une étude aussi stérile?

BARDUS.

Comment! stérile? étude stérile! Bonhomme, vous n'y entendez rien; le rabbinage donne une érudition profonde, et rien n'est plus beau dans une lettre ou dans un ouvrage que la citation de quelques rabbins. Mais je ne borne pas mon fils à cette étude-là; je lui ai fait étudier Cujas et Bartole, la métaphysique, la physique et la plus sublime géométrie.

ARGAN.

Il me semble que la métaphysique n'est pas une science à laquelle on dût appliquer un jeune homme. C'est lui apprendre à faire l'histoire<353> chimérique d'un pays où jamais homme n'a habité ni n'habitera. Je ne condamne pas votre goût, mais les belles-lettres .....

BARDUS.

Va, va, les belles-lettres, cela est si commun! cela court par les rues; ce ne sont que de petits esprits qui veulent plaire aux femmelettes, qui s'y appliquent. Virgile et Homère, et, si vous voulez, Cicéron même, n'étaient pas dignes de délier les souliers de Platon; et ce grand philosophe, qui ignorait l'algèbre, était bien au-dessous du savantissime et doctissime Leibniz et de ses disciples.

ARGAN.

Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous sur ce chapitre, et il me semble que les belles-lettres sont tout à fait propres pour des gens qu'on destine au monde, et qu'on espère de mettre dans les grandes affaires. Pour qu'un jeune homme parle bien, il faut qu'il soit éloquent; et pour nourrir sa conversation, il faut que sa mémoire soit meublée de tous les bons ouvrages anciens et modernes. Les belles-lettres donnent un vernis de politesse au discours, et comme l'art du monde est l'art de plaire, il est sûr qu'un jeune homme qui a du génie réussira mieux en se parant de quelque bon mot d'Horace qu'en débitant un théorème d'Archimède.

BARDUS.

Mon cher ami, .. j'en suis fâché, .. vous avez l'esprit gâté par cette étude, qui ne demande que du génie. Nous autres, nous méprisons une application aussi frivole; nous sommes les scrutateurs de la nature, et nous approfondissons les choses, quand vous ne faites que glisser sur leur superficie. D'un côté par le calcul, et de l'autre par nos systèmes métaphysiques, nous arrachons ce que l'auteur de l'univers voulait dérober aux hommes. Vous arrangez des mots, nous<354> recherchons des vérités; c'est là le caractère des grands hommes; ils sont amants passionnés des vérités, et ils sont toujours occupés à en découvrir de nouvelles.

ARGAN.

Il me semble qu'après les avoir trouvées, et vos géomètres, et vos métaphysiciens ne s'accordent pas toujours sur les faits.

BARDUS.

C'est que les uns n'y entendent rien.

ARGAN.

Qui nous répondra donc de l'intelligence des autres?

BARDUS.

Les calculs et l'algèbre.

ARGAN.

Pour l'algèbre, j'espère bien que vous ne l'aurez pas fait apprendre à votre fils.

BARDUS.

Vous radotez, je crois; je lui ai fait apprendre le latin, le grec, l'hébreu, le syriaque, le cophte et les éléments du chinois, pour que, sachant écrire en toutes ces langues, sa correspondance en devienne plus utile à l'État.

ARGAN.

Je doute fort qu'une correspondance cophte puisse être établie pour l'utilité du commerce ou de la politique de la Prusse; et je ne pense pas même que l'algèbre puisse être nécessaire, si ce n'est à quelque déchiffreur de vieux comptes ou à quelque contrôleur de bordereaux.

<355>BARDUS.

Est-il possible de déraisonner à ce point? Ne vous apercevez-vous pas que notre État et le monde en général n'est si mal gouverné que parce que tous ceux qui se mêlent de politique sont des ignorants qui ne savent ni Euclide, ni l'algèbre, et qui n'ont étudié ni le principe de contradiction, ni le corollaire de la raison suffisante?

ARGAN.

Mon cher Bardus, votre grande science vous fait extravaguer. Y pensez-vous bien? gouverner l'État par l'algèbre! Nous demandons à ceux qui doivent nous conduire de la prudence, de la sagesse, de la pénétration et surtout de l'équité; que le souverain et ceux qui le conseillent, ayant un sincère attachement à la patrie, connaissent ses maux, en y remédiant; que, fuyant également l'ambition et la faiblesse, ils maintiennent les peuples en paix, sans souffrir que la témérité des voisins avilisse la majesté de l'État; que, renonçant à toute partialité, ils récompensent la vertu et punissent le vice sans égard à la personne; et qu'enfin leur bonté soit toujours une dernière ressource pour ces malheureux que la nature et la fortune semblent persécuter à la fois. Faut-il de l'algèbre pour gouverner ou pour conseiller de la sorte?

BARDUS.

Oui, il en faut; car les équations algébriques sont les seuls chemins qui nous font voyager au pays de la vérité, où les conséquences nous servent de stations pour nous conduire. Elles rendent l'esprit exact, et empêchent ceux qui connaissent cette science toute divine de ne jamais s'égarer. Vous feriez bien de mettre aussi votre fille à l'algèbre.

ARGAN.

Vous désirez que je destine Julie au jeune Bilvesée; mais je ne vois pas qu'ils aient besoin d'algèbre pour engendrer.

<356>BARDUS.

Il en faut partout, et je me pâme d'aise en pensant quelle petite race de savants ils vont engendrer.

ARGAN.

Tout doucement. Je me suis engagé sous condition que Julie consentît à ce mariage; mais si elle s'y oppose, je vous déclare que je ne serai point assez barbare pour l'y forcer, et qu'en ce cas, il faut renoncer à ce projet.

BARDUS.

Quoi! vous qui êtes le père, vous irez demander l'avis de votre fille pour la marier! N'êtes-vous pas le maître dans votre maison? Quelle plaisante complaisance pour votre fille! Ma foi, mon fils épousera qui il me plaira de lui donner pour femme.

ARGAN.

Si je fais cas de la philosophie, ce n'est pas de celle qui s'exerce en vaines spéculations, mais de celle qui pratique une bonne et saine morale. Si la nature nous a donné des droits sur nos enfants, elle n'a pas voulu que nous en abusions; nous sommes leurs premiers amis, et non pas leurs tyrans. Julie est bien élevée, elle n'a aucune inclination vicieuse. Elle est en âge de raison; ainsi c'est à elle à savoir si elle pourra se résoudre à passer toute sa vie sous les lois de votre fils, ou si elle y répugne. Les mariages forcés ont fait souvent perdre leur innocence à de jeunes cœurs nés vertueux. Le ciel me préserve de devenir le complice des crimes qu'un malheureux mariage forcerait ma fille de commettre!

BARDUS.

Voilà de la morale bien à propos! Quoi! mon fils jouira après mon<357> décès de six mille bons écus de rente. Il n'y a personne ici qui en ait autant.

ARGAN.

Faut-il donc toujours courtiser les plus riches?

BARDUS.

Je crois que vous penchez pour ce Mondor, pour cette cervelle vide, qui cite à tout propos et son Virgile, et son Boileau; et mademoiselle Julie, si j'en dois croire la médisance, prend dans ses leçons de l'âme, des sentiments, des entrailles, et tout ce maudit jargon que vos beaux esprits débitent, et où je n'entends et ne veux jamais entendre rien.

ARGAN.

Ne vous échauffez pas. Votre bile est facilement émue, pour une bile philosophique. Je vous l'ai dit, et je le répète, je ne serai point contraire aux vœux de votre fils; mais je ne forcerai pas non plus ma fille. Tout ce que je peux faire pour votre service, c'est de lui parler et de la préparer à l'arrivée de Bilvesée; et comme rien ne presse, il faut qu'ils se connaissent avant que de s'épouser. Vous m'avez dit d'ailleurs que le mariage ne devait se consommer qu'au retour de votre fils de ses voyages.

BARDUS.

Bon cela! mais fiançons-les toujours.

ARGAN.

Je vais de ce pas parler à Julie et consulter ma femme, et si Bilvesée arrive, vous pouvez le leur amener.

(Il sort.)

<358>

SCÈNE III.

BARDUS.

Voilà un bon homme; mais c'est le portrait de tout ce monde qui rampe sur la surface de ce plat univers. Nous que la philosophie élève jusqu'à l'Empyrée, à peine les apercevons-nous; et leur faible raison et la stérile morale dont ils se parent enflent leur amour-propre, et leur font accroire qu'ils nous valent. Grâce aux soins que j'ai pris de l'éducation de mon fils, ce sera bien autre chose. Attendez, Newton, Leibniz, et vous, subtil Malebranche, je vous prépare un rival qui vous surpassera tous. Mais qui va là?

SCÈNE IV.

BARDUS, MARTIN.

BARDUS.

Ah! te voilà, Martin! Où est ton maître?

MARTIN.

Monsieur, nous arrivons fort harassés du voyage, et M. votre fils demande la permission de vous présenter ses respects.

BARDUS.

Quels compliments! Qu'il entre.

MARTIN.

Monsieur, dans le moment. (Il sort.)

<359>BARDUS.

Il est respectueux et rempli d'attentions pour son père; c'est ce qu'on appelle un fils bien élevé.

SCÈNE V.

BARDUS, BILVESÉE, MARTIN.

BARDUS.

Approche, unique espérance de ma famille, image de ton père. O mon cher fils! Que je t'embrasse. (Ils se baisent.) Eh bien, comment vont les monades?

(Le fils a l'air embarrassé.)

MARTIN, d'un air complimenteur.

Monsieur, elles sont vos très-humbles servantes.

BARDUS, à Martin.

Ce n'est pas à toi que je parle, (à son fils.) Comment vont les monades?

BILVESÉE.

Mon père, elles sont toujours comme elles étaient, fort estimées.

MARTIN.

Oh! oui, monsieur, nous les estimons beaucoup.

BARDUS.

Mais en as-tu fait tout le cours dans tes études?

<360>BILVESÉE.

Mon père, les monades ....

MARTIN.

Les monades, monsieur, sont prodigieusement renchéries.

BARDUS.

Que veux-tu dire? les monades sont renchéries! Je n'y comprends rien.

BILVESÉE.

C'est que, mon père ....

MARTIN.

C'est que, monsieur, on nous les voulait vendre trop cher.

BARDUS.

Qu'est-ce à dire?

BILVESÉE.

C'est que M. le professeur les vend plus cher.

MARTIN.

Oui, monsieur. La pièce en est renchérie au point que nous n'avons pu en acheter.

BARDUS.

Je ne prétends point plaisanter. Le docteur Difucius mon ami m'a bien promis de t'instruire et de t'initier dans nos mystères métaphysiques. N'a-t-il point encore répondu à un ouvrage assez mauvais où l'on réfute son système?

MARTIN.

Monsieur, il est encore à la citation de ses vingt-quatre premiers volumes in-folio, et il a bien des corcollaires, des théorimènes et des ar... des ar... des agréments à arranger.

<361>BARDUS, à Martin.

Ce n'est pas à toi, faquin, que je parle; c'est à mon fils.

BILVESÉE.

Monsieur, il travaille beaucoup, et mademoiselle sa fille m'a dit qu'il est toujours occupé à réfuter quelqu'un.

BARDUS.

Avoir été deux ans à Halle sans savoir l'histoire de toutes les réfutations qui s'y font!

BILVESÉE.

C'est, mon père, que j'ai toujours été appliqué à l'étude, et que, hors mes leçons, je n'ai pas su ce qui se passait, hors ce que m'ont appris vos lettres.

MARTIN.

Oh! monsieur, nous avons toujours étudié avec une assiduité ...

BARDUS.

Tu auras pris les leçons de la fille au lieu de prendre celles du père, de ce grand homme, de l'honneur de l'Allemagne et de l'humanité.

BILVESÉE.

Je vous assure, mon père, que j'ai bien suivi vos instructions, et que j'ai écrit tous mes colléges.

MARTIN.

Oui, monsieur, toute notre science est par écrit dans notre valise; quand nous l'en aurons retirée, vous trouverez à qui parler, car nous sommes ferrés à glace. Oh! le plaisir que vous auriez eu de voir soutenir à M. votre fils des thèses! Oh! nous avons de la réputation; c'est prodigieux, il faut l'avoir vu pour le croire.

<362>BARDUS.

J'en suis bien aise. Or çà, mon fils, comme j'ai tourné mes plus tendres soins vers toi, je n'ai pas pensé seulement à te faire étudier; mais je t'ai choisi une femme belle, jeune et aimable, un peu coquette, avec laquelle je veux te fiancer, et que tu épouseras en revenant de tes voyages. Je veux t'emmener cet après-midi pour te présenter à la famille, et j'espère que tu seconderas mes vues, car, pardessus tout ce que je t'ai dit, elle est riche.

BILVESÉE, fait une profonde révérence.

Mon père ....

BARDUS.

Tu en feras bientôt une nouvelle philosophe.

BILVESÉE.

Mon père ....

BARDUS.

Et ma maison seule vaudra toute une Académie des sciences.

BILVESÉE.

Mon père,... l'honneur et la satisfaction du plaisir que fait le respect du contentement....

BARDUS.

Tu l'épouseras au retour de tes voyages. Je suis à dîner chez mon ami Fabricius, où je prétends que tu me suives; mais je vais chercher un ouvrage manuscrit que j'ai composé en latin, dont je lui ai promis la lecture. (Il sort.)

BILVESÉE.

Mon père, je vous obéirai.

<363>

SCÈNE VI.

BILVESÉE, MARTIN.

BILVESÉE.

Que le diable l'emporte! Tous les cent mille millions de démons ont-ils jamais vu dans les abîmes les plus profonds des enfers un pédant plus insupportable? Ventre-saint-gris, la Jaquelote, la Matelote, le Pont-neuf! Je n'ai su que lui répondre quand il me parlait de ces diables de monades.

MARTIN.

C'est que, mon cher maître, il aurait fallu plus étudier que nous n'avons fait. Je vous l'avais bien dit qu'en courant les rues toutes les nuits, en buvant le jour, en débauchant les filles lorsque nous n'avions rien de mieux à faire, en nous battant lorsque nous avions perdu notre argent au jeu, nous serions mal reçus dans la maison paternelle.

BILVESÉE.

Cela va encore assez bien; mais ce bigre de pédant m'embarrasse, il me met à la torture avec ces diables de monades.

MARTIN.

Je vous ai tiré d'affaire comme j'ai pu.

BILVESÉE.

Mais s'il me parle seul, je suis perdu.

MARTIN.

Nommez-moi un livre qui traite de ces choses-là; je vous l'achèterai, et vous l'étudierez.

<364>BILVESÉE.

Nous n'avons pas le sou. Ah! morbleu, quelle vie!

MARTIN.

Vous avez mangé votre dernier écu chez madame La Roche, et cette maudite Caroline vous a mis à sec.

BILVESÉE.

Par la mort! si tu parles de madame La Roche, je t'étrangle.

MARTIN.

Ah! monsieur, je n'aurai garde, car votre père veut vous marier.

BILVESÉE.

Qu'en dira Adélaïde, Chloé, Céphise, Mélanide, et Morgane, pour laquelle je fis cette élégie?

MARTIN.

Elles s'en désespéreront, les pauvres créatures; car où trouveraient-elles un cavalier qui pût vous remplacer?

BILVESÉE.

Je crois que tu railles, maraud. Je vaux bien les autres, et jamais femme ne m'a résisté.

MARTIN.

Il y a femme et femme, monsieur. Celles auxquelles vous vous êtes adressé n'ont pas été plus cruelles envers le public qu'envers vous; mais si vous attaquiez de ces vertus-là, de ces grossières vertus, vous trouveriez à qui parler.

<365>BILVESÉE.

Va, mon pauvre garçon, il n'en est point de telles pour moi dans le monde.

MARTIN.

Il y a cependant une certaine Nérine qui s'est gendarmée contre moi depuis que je la connais.

BILVESÉE.

Belle comparaison, d'un faquin comme toi à un garçon de mon espèce!

MARTIN.

J'en conviens, monsieur; mais nous avons aussi notre mérite, et au scrutin des femmes, souvent les valets sont préférés aux maîtres.

BILVESÉE.

Sera-t-il bientôt temps de suivre mon père?

MARTIN.

Je crois que vous êtes déjà amoureux de votre future; voilà les empressements et les désirs qui me font croire que votre imagination est déjà échauffée.

BILVESÉE.

Le fat! Comment peux-tu me croire amoureux, moi, qui n'aime que le changement et la gloire d'attacher à mon char beaucoup de beautés enchaînées dans mes fers?

MARTIN.

Il faut cependant se fixer une fois.

BILVESÉE.

La prendre, manger son bien avec ses rivales, et s'en séparer quand on l'a ruinée radicalement.

<366>MARTIN.

En vérité, ce projet n'est pas honnête. N'avez-vous pas honte, monsieur, de préméditer le malheur d'une personne qui ne vous a jamais fait aucun mal? Vous étiez si bon en partant d'ici; fallait-il vous envoyer à l'université, où le mauvais exemple, une dissipation continuelle, une licence sans bornes ....

BILVESÉE.

Tais-toi, maraud. Par tous les milliards de diables! a-t-on jamais vu un faquin plus impertinent? Jour de Dieu! si tu raisonnes encore de la sorte, que Belzébuth et Astaroth m'emportent, si je ne t'étrangle. Suis-moi, il est temps de joindre mon père.

MARTIN.

Ceci finira mal, ou pour lui, ou pour moi.

FIN DU PREMIER ACTE.

<367>

ACTE II.

SCÈNE I.

JULIE, NÉRINE.

JULIE.

Non, je ne saurais qu'y faire. Je lui sacrifierai tout, mon amour et ma vie.

NÉRINE.

Mais, mademoiselle, vous vous pressez trop. Vous connaissez votre père; il est doux, il est bon, il ne vous contraindra pas assurément. Quand il vous parlera de Bilvesée, vous n'avez qu'à lui dire qu'il ne vous plaît point, et que votre cœur est pour Mondor.

JULIE.

Si mon cœur a des faiblesses, c'est à ma raison de les vaincre; un père aussi respectable, aussi bon que le mien, a droit de tout prétendre de ses enfants, et je suis sûre qu'en suivant ses volontés, je ne m'égarerai jamais; et je m'abandonnerai toujours en aveugle à sa direction.

NÉRINE.

Voilà de beaux sentiments, mademoiselle, ils sont dignes des héroïnes les plus illustres. Mais laissons là, je vous prie, le style héroïque, et parlons bourgeoisement d'un mariage qui doit faire le sort de votre vie. Je ne veux point que vous deveniez madame l'étudiante; un mari qui va voyager et qui se fait attendre mérite qu'on le plante là, et ce Mondor me paraît vous convenir bien autrement; c'est un fruit mûr, l'autre est encore vert.

<368>JULIE.

Ce ne serait point son voyage qui m'obligerait à le refuser, si je prenais cette résolution; mais je désespérerais mon père.

NÉRINE.

Ah! ce pauvre Mondor! il en mourra. Vous allez lui percer le cœur d'un poignard. Ma bonne maîtresse, ma chère maîtresse, vous ne désespérerez pas ainsi le plus aimable cavalier de Berlin.

JULIE.

Que veux-tu que j'y fasse?

NÉRINE.

Que vous avouiez respectueusement à votre père que vous aimez Mondor, et que vous le demandez pour votre mari.

JULIE.

S'il s'en fâchait, je serais inconsolable.

NÉRINE.

Votre père vous aime trop, mademoiselle, pour s'en fâcher; la chose est trop raisonnable ... Mais voilà Mondor lui-même.

SCÈNE II.

JULIE, NÉRINE, MONDOR.

MONDOR.

O dieux! serait-il vrai, madame? on dit que je dois vous perdre à jamais.

<369>JULIE.

Monsieur, Nérine m'a rapporté une conversation que mon père a eue avec M. Bardus, et elle dit qu'il me destine au sieur Bilvesée.

MONDOR.

Et vous y consentez, madame?

JULIE.

Mon père ne m'en a point parlé encore; et vous savez, monsieur, que le devoir des filles ne leur laisse de mérite que leur obéissance.

MONDOR.

Quoi! vous consentiriez à mon malheur, et vous vous en rendriez la complice! Vous allez me perdre, madame; ma raison, ma vertu, rien ne résistera contre ce coup. Votre beauté que j'adore, vos vertus auxquelles j'élève des temples, sont les auteurs de mon amour; tout indigne que je suis de vous posséder, j'ai osé élever mes vœux à ce bonheur suprême. J'ai espéré; ah! qu'on se persuade facilement ce que l'on désire! Je n'ai vu, je n'ai senti, je n'ai respiré, je n'ai vécu qu'en vous, et je perds dans ce moment affreux ma maîtresse et ma vertu même; car, madame, tout le respect que je vous dois ne pourra m'empêcher de tirer vengeance de l'heureux mortel qui me supplante. Qu'ai-je à perdre après vous avoir perdue? La vie me sera à charge, et la mort est le seul bien que je désire.

(Il reste dans l'abattement d'une profonde tristesse.)

JULIE.

Mondor, si mon sort dépendait de moi-même, nos destins seraient unis pour jamais; votre esprit, vos vertus et vos talents réparent en vous l'injustice que vous a faite la fortune. Ce ne sont pas les biens que je désire; je trouverais tous mes vœux satisfaits en vous appar<370>tenant, et je vous le répète, si mon cœur a quelque faiblesse à se reprocher, c'est de vous avoir aimé. Entendre applaudir son amant par toute la terre, sentir une inclination que la raison appuie, s'y voir entraîner malgré soi, c'est ce qui m'est arrivé. Mais souffrez que dans le temps que je vous fais l'aveu de ma faiblesse, je vous fasse connaître l'empire qu'une fille peut avoir sur ses passions. Apprenez donc que je suis prête d'étouffer tous ces sentiments, quand même cet effort devrait me coûter la vie, pour me soumettre aux volontés de mon père; que c'est de lui et de ma mère que vous devez m'obtenir; que je vous préfère à tout l'univers, mais que je vous sacrifie à ma vertu.

MONDOR.

A-t-on jamais vu une plus belle âme dans un corps plus accompli? Madame, vous me confondez, vous redoublez mon amour, vous le poussez à un excès que je ne saurais vous exprimer. Je vous adore, et je vous perds! Non, je vais mettre tout en usage, je vais faire les derniers efforts, et je vous demanderai à madame et à M. Argan. ...

NÉRINE.

Je ne vois qu'un obstacle à tout ceci.

MONDOR.

Et quoi?

NÉRINE.

Le manque de richesses.

MONDOR.

Quoi! ces vils dons de Plutus?

NÉRINE.

Ils entrent pour beaucoup en compte chez madame Argan, et c'est le point capital auquel il faut penser.

<371>MONDOR.

Je fonde toutes mes espérances sur la généreuse Julie; sans elle, je suis perdu.

JULIE.

Je ferai tout ce que mon honneur me permettra de faire pour vous. Mais tâchez de gagner ma mère.

NÉRINE.

J'entends du bruit; sortez, de crainte qu'on ne vous trouve ensemble.

MONDOR, en sortant.

Oui, belle Julie, votre cœur est mon seul bien, mon dieu tutélaire; si j'espère, ce n'est qu'en vous.

SCÈNE III.

JULIE, NÉRINE, puis MADAME ARGAN, qui arrive indolemment.

NÉRINE.

Voilà votre mère; je vais lui parler de nos affaires.

JULIE.

Garde-t'en bien.

NÉRINE.

Je la connais, laissez-moi faire; il faut la préparer. (à madame Argan.) Votre migraine, madame, n'est pas encore dissipée?

MADAME ARGAN.

Ah! mon Dieu, les maux viennent en poste, mais ils ne s'en vont pas de même; et quand on se dorlote bien, encore n'est-ce qu'au petit pas qu'ils nous quittent. Cette malheureuse sentinelle du coin de<372> notre rue m'enterrera un de ces jours avec son Qui vive? continuel. Un fauteuil, ma mie, un fauteuil. (Nérine l'apporte, et elle s'y place nonchalamment.) A peine puis-je me soutenir.

NÉRINE.

On dit, madame, que vous aurez une visite aujourd'hui.

MADAME ARGAN, à Julie, d'une voix aigre.

Tenez-vous droite. (à Nérine.) Oui, le fils de M. Bardus est arrivé de l'université. (à Julie, aigrement.) Renversez davantage les épaules. (à Nérine.) Et il doit venir chez moi.

NÉRINE.

On dit qu'il doit épouser mademoiselle votre fille, et vous ne voudrez pas, sans doute, qu'elle devienne madame l'étudiante; cela serait trop ridicule.

MADAME ARGAN.

Et pourquoi? Il lui faut un mari, et tant lui vaut celui-là qu'un autre.

NÉRINE.

En vérité, madame, vous badinez, car vous ne voudriez jamais avoir un beau-fils frais émoulu du collége et ce M. Bardus toujours à vos trousses avec son grec, son latin et sa philosophie, dont il persécute toute la ville.

MADAME ARGAN.

Ah! il est si savant!

NÉRINE.

Dernièrement, en venant chez M. votre mari, il me rencontra sur l'escalier, et me demanda si je ne savais point quel artisan faisait les meilleurs instruments de géométrie. Je lui dis que je l'ignorais<373> absolument. Ah! ma chère enfant, me dit-il, il n'y a point de salut hors de la philosophie; la recherche de la vérité fait notre bonheur, il faudrait que tu t'y appliquasses. Je lui fis la révérence, et lui dis que j'étais fort sa servante, et qu'il fallait aller chez mon maître; sur quoi sa conversation m'a poursuivie, en un jargon baroque, jusqu'à ce qu'il me perdit de vue.

MADAME ARGAN.

Et que contait-il?

NÉRINE.

Ah! ma foi, je ne sais, madame; il parlait du vide, d'horreur, et de nature. Je ne sais quelles sottises ce sont; mais ce qui est plus vrai, c'est que tous ces livres qu'il prétend écrire, c'est son gros professeur qui les compose.

MADAME ARGAN.

Mais que cela fait-il? On ne peut pas tout faire seul. Il a de l'argent, et cela mettra Julie à son aise.

NÉRINE.

Est-ce l'argent, madame, qui rend les mariages heureux?

MADAME ARGAN.

Sans doute. Lorsqu'on me proposa d'épouser mon mari, je demandai d'abord combien de revenus il avait; et je ne l'aurais point pris assurément, si, après avoir bien calculé, je n'eusse trouvé, compte fait, que je pouvais vivre plus à mon aise que madame de la Tribaudière, dont l'équipage n'est pas aussi beau à beaucoup près que le mien; que madame La Crusade, qui mange très-mal, comme on sait; et que madame Turton, qui ne joua jamais aussi gros jeu que moi.

<374>NÉRINE.

Mais, madame, votre mari a tant de belles qualités qui ....

MADAME ARGAN.

Chansons! On vit bien des belles qualités d'un homme! Il faut boire et manger, ma mie, et surtout avoir toutes ses commodités; car ce n'est pas vivre que de se consumer dans les fatigues. Oh! les sottes gens qui pensent autrement! Grâce au ciel, j'ai toujours effacé toutes les femmes de mon quartier; il y en a qui en ont pris la jaunisse de rage, et elles sentent à leur grand dépit ce que nous valons.

NÉRINE.

Je rêve à ce mariage de votre fille, et il me vient une idée. ... Ce M. Mondor est charmant et aimable; il vous accommoderait sans doute mieux que Bilvesée.

MADAME ARGAN.

Mais il n'a pas de quoi vivre; il est gueux comme un poëte.

NÉRINE.

Ces gens qui ont tant d'esprit font fortune souvent. (à Julie.) Allons donc, mademoiselle.

JULIE.

Oui, ma mère, il est plein de respect pour vous.

MADAME ARGAN.

Que me fait son respect?

JULIE.

Il vous amuse par les plus jolis contes.

<375>MADAME ARGAN.

Mais il ne sait pas seulement jouer au cavagnole.

JULIE.

Il fera tout pour vous plaire.

MADAME ARGAN.

Va, petite morveuse, ne me romps pas la tête avec tes importunités. Je vois ton père, retire-toi.

SCÈNE IV.

M. ARGAN, MADAME ARGAN, qui reste dans son fauteuil et salue légèrement son mari.

MADAME ARGAN.

Eh bien, qu'est-ce, mon petit cœur?

M. ARGAN.

Je viens vous parler d'une affaire qui regarde notre fille. M. Bardus nous la demande pour son fils.

MADAME ARGAN.

Il est riche; voilà tout ce qu'il faut. Il y a longtemps que je visais Bilvesée pour lui donner ma fille; cette nigaude ne le vaut pas.

M. ARGAN.

Je le trouve très-bien, et je suis fort content d'avoir une fille aussi raisonnable.

MADAME ARGAN.

Raisonnable, raisonnable! une fille raisonnable! Ah! monsieur, c'est<376> bien elle! raisonnable, raisonnable! elle qui veille jusqu'à minuit aux redoutes, et qui soupe à dix heures les jours d'opéra! . . .

M. ARGAN.

Il n'y a aucun mal à cela. Voulez-vous qu'une jeune fille ait les passions d'une vieille femme?

MADAME ARGAN.

Il est vrai qu'on devient vieille. Vous m'avez prise jeune, mon petit mouton; je ne saurais qu'y faire, il faut que tu me gardes comme je suis.

M. ARGAN.

Je ne vous ai rien reproché sur votre âge, et je vous dis uniment et simplement qu'une fille de dix-huit ans ne peut pas être assise toute la journée, et qu'il y a des plaisirs qu'on peut lui permettre.

MADAME ARGAN.

Des plaisirs qui sont d'horribles fatigues. J'ai été une fois dans ma vie à ces spectacles, mais j'en jure bien qu'on ne m'y rattrapera pas; j'en ai été malade à mourir, à ne pouvoir quitter le lit en trois semaines. Ces fatigues monstrueuses tuent le monde. Il faut qu'à neuf heures trois quarts je sois endormie, sans quoi je ne pourrais pas vivre; et ma fille est tout autre; elle tient de vous, aussi je l'appelle toujours votre fille. Mais mon fils le lieutenant, le pauvre garçon! c'est là mon image; c'est mon esprit, c'est mon âme toute crachée.

M. ARGAN.

Je n'entre point dans ces discussions-là; que les enfants ressemblent au père, ou qu'ils tiennent tout de la mère, c'est la même chose, pourvu qu'ils soient honnêtes gens.

<377>MADAME ARGAN.

Ce pauvre petit Christophe! Il monte la garde une fois tous les huit jours; on va le ruiner à cette garnison. Je lui ai envoyé de mon bon café, et du thé de la Chine, et les restes d'une jolie étoffe pour servir à une robe de chambre, et un bon lit de duvet. Ce pauvre enfant! il n'ose pas se déshabiller quand il a la garde. Pensez un peu, mon petit mouton, rester habillé toute une nuit!

M. ARGAN.

Il faut qu'il fasse son devoir, et qu'il se rende digne du rang qu'il occupe; et vous le gâtez, ma femme, en le rendant mou et efféminé.

MADAME ARGAN.

Oui, je gâte le pauvre Christophe, parce que je ne veux pas qu'il meure. Je vous dirai encore que j'ai payé les dettes qu'il a été obligé de faire.

M. ARGAN.

J'ai de ses nouvelles; il est débauché, et vous le fortifiez dans tous ses vices.

MADAME ARGAN.

Mon petit mari, je vous dirai que j'ai un dessein. Je voudrais le placer en Hollande; ma sœur, qui est mariée à un bourgmestre de Rotterdam, me promet de lui obtenir une compagnie.

M. ARGAN.

Voilà ce que je ne souffrirai jamais, ma femme. Nous tenons tous à la patrie; c'est à elle que nous nous devons, et c'est elle que nous devons servir. Qui la défendrait, si nous lui refusions nos bras? Il ne nous est permis de servir ailleurs que lorsque la patrie nous renonce pour ses enfants, ou lorsqu'on refuse de nous employer.

<378>MADAME ARGAN.

Mais ce service-ci est si sévère! il a tant d'exactitude! Et l'on dit qu'en Hollande, chacun y fait ce qu'il veut.

M. ARGAN.

De là vient que les officiers servent ici avec honneur et se comblent de gloire, et que les autres y perdent la réputation, parce qu'ils ne sont point disciplinés. Encore un coup, ma femme, je n'y consentirai jamais; un évaporé comme mon fils doit se corriger de ses fredaines dans les emplois subalternes, pour que, s'il parvient à un plus haut grade, il y porte un esprit mûr et des connaissances solides. Mais pour en revenir à Julie, vous voulez donc ....

MADAME ARGAN.

Je veux, monsieur, qu'elle épouse Bilvesée.

M. ARGAN.

Vous ne lui en avez point parlé?

MADAME ARGAN.

Cela n'était pas nécessaire.

M. ARGAN.

Si fait, cela l'est; et je vais sur l'heure la pressentir sur ce sujet.

(Il sort.)

SCÈNE V.

MADAME ARGAN, seule.

Pauvre mari! c'est à moi de te conduire, car, grâce au ciel, je suis maîtresse dans ma maison. Il m'en coûte assez; quels soins! quelles<379> peines! Mais enfin il faut pourtant faire son devoir; ma fille aura le mari que je lui donnerai; et mon fils, je prétends en faire ce que je veux, malgré que ....

SCÈNE VI.

MADAME ARGAN, NÉRINE.

NÉRINE.

Madame, il y a là-bas un étranger qui demande à vous parler; il a toute la mine de notre étudiant. M. Mondor vous demande en même temps un moment d'audience.

MADAME ARGAN.

Qu'ils entrent. Mon Dieu, que d'importuns dans le monde! Quel fardeau qu'un ménage! Une fille à marier fait plus de bruit dans une maison qu'un sabbat de chats sur les gouttières. Et ces jeunes muguets qui accourent de tous côtés! Ah! je voudrais quelle fût déjà mariée.

SCÈNE VII.

MADAME ARGAN, BILVESÉE, MONDOR, NÉRINE.

BILVESÉE, à Nérine, en entrant.

Viens çà, ma petite pouponne, mon petit gibier d'université. Ma foi, c'est dommage que je n'aie pas étudié chez toi.

NÉRINE.

C'est à ma maîtresse, monsieur, qu'il faut vous adresser; je crois que vous courtiseriez toute la maison.

<380>BILVESÉE.

Ce ne serait pas tant mal, ma mie. (Il approche de madame Argan et lui dit d'un ton précieux.) Je bénis le jour, ce jour que j'ai tant souhaité, ce jour qui s'est si fort fait attendre, le plus beau jour de ma vie, ô rare et gentille merveille! où j'ai le bonheur de voir en personne ce bel astre dont la renommée a répandu l'éclat des charmes dans toute notre université. Oui, mademoiselle, vos divins attraits font tant de bruit, qu'on ne sait si l'on doit vous comparer à la belle Hélène, à Rosemonde, ou à la belle Maguelonne. Banise380-a n'était pas digne de vous délier les souliers, et le prince Scandor,380-a en vous voyant, aurait fait une infidélité à sa princesse.

(Mondor fait de terribles éclats de rire.)

BILVESÉE, continue.

C'est apparemment votre bouffon, mademoiselle, que ce rieur?

MADAME ARGAN.

Monsieur, vous vous trompez.

BILVESÉE.

Oui, ma princesse, si ce rieur ne m'eût interrompu, mon compliment aurait été plus long. Vous y perdez beaucoup.

MADAME ARGAN.

Monsieur ....

BILVESÉE.

J'ai passé pour le plus galant de toute l'université. (Mondor rit encore.)<381> Il rit encore! ... Et vous aurez l'époux le plus couru et le plus recherché de Halle.

MADAME ARGAN.

Monsieur, vous vous ...

BILVESÉE.

Qui avait toutes les bonnes fortunes qu'il désirait.

MADAME ARGAN.

Monsieur ....

BILVESÉE.

Et qu'il vous sacrifie. (Mondor rit.) Quel maudit rieur, sacrebleu!

MADAME ARGAN.

Vous vous trompez, monsieur, je ne suis pas Julie.

BILVESÉE.

Quoi! vous n'êtes pas Julie! Je vous plains. Qui diable êtes-vous donc?

MONDOR, d'un ton ironique.

Parlez, monsieur, avec plus de respect à madame Argan, et sachez, monsieur, que dans d'honnêtes maisons le jargon des brelans ne convient point.

BILVESÉE.

En vérité, madame, c'est que vous êtes si belle! ... Et on peut bien s'y méprendre. ... Les filles d'aujourd'hui ne se distinguent plus des femmes.

MONDOR.

Quel langage! A-t-on jamais parlé sur ce ton-là dans la bonne compagnie?

<382>MADAME ARGAN.

Qu'on appelle Julie. (à Bilvesée.) Il faut, monsieur, que je vous la présente.

MONDOR, à part.

Ah! j'enrage.

BILVESÉE.

Si elle vous ressemble, ce sera la seconde merveille du monde.

MADAME ARGAN.

Oui, je me suis toujours bien conservée, et comme j'étais jeune encore, je n'allais jamais au soleil sans masque. J'ai encore des jours où je pourrais effacer ma fille, si je voulais m'en donner la peine. Mais c'est un travail affreux que de se moutonner, et il faut tant de soins pour l'ajustement!

SCÈNE VIII.

MADAME ARGAN, BILVESÉE, MONDOR, JULIE.

MADAME ARGAN.

Approchez, ma fille, voilà votre prétendu.

BILVESÉE.

Oui, divin rejeton d'une angélique tige, oui, j'aurai l'honneur de vous épouser. Ah! que vous êtes belle! Le diable m'emporte, je suis déjà tout amoureux, comme si je vous avais connue il y a dix ans. Ha! ha! ... elle en rougit; quelle pudeur! Je n'aurais, ma foi, pas cru en trouver autant.

JULIE.

Monsieur, je n'entends rien à ce langage.

<383>BILVESÉE, voulant lui passer la main sous le menton; elle se retire.

Vous êtes si aimable, que je voudrais que nous commencions par la conclusion du mariage.

MONDOR, bas.

Il m'excède, et je ne puis plus me taire. (haut.) Écoutez, M. l'étudiant, tant que vous n'avez parlé qu'à madame Argan, j'ai su me contraindre; mais si vous le prenez sur le ton sottisier avec mademoiselle, apprenez que ce sera à moi à qui vous trouverez à parler.

JULIE, à Mondor.

Pour l'amour de Dieu, contraignez-vous.

BILVESÉE.

Savez-vous bien, M. le bouffon, que j'ai été le plus renommé étudiant de l'université, et que j'en ai bien battu et blessé d'autres plus forts et plus adroits au fleuret que vous n'êtes?

MONDOR.

Savez-vous bien, M. l'impertinent, qu'on vous mettra dehors, si vous continuez ainsi?

BILVESÉE.

Me mettre dehors! ... cela serait plaisant! Mon père loge dans la même maison. Ah! sacrebleu! kyrielle de dénions! sainte Barbe!

MONDOR.

Ce ne seraient pas vos jurements qui m'intimideraient, si ....

(Julie, dans un grand embarras, court auprès de sa mère.)

BILVESÉE.

Jour de Dieu! si j'avais ici mes gants à la suédoise, mes pistolets de pandour et ma grande épée d'Artémise ....

<384>MADAME ARGAN, d'un ton dolent.

Mon Dieu, quel bruit faites-vous là-bas?

MONDOR.

En un mot comme en cent, je ne vous crains guère, ni votre personne, ni votre épée; mais je sais les respects et les égards que je dois aux personnes où je me trouve; et apprenez de votre côté à vous contraindre, au moins pendant le temps où vous y êtes.

BILVESÉE.

Ah! tu as peur! Ah! le scélérat! Ah! l'infâme!

(Il lui saute au collet, Mondor se défend, et ils se poussent d'un côté du théâtre à l'autre.)

MADAME ARGAN, toujours dolemment.

Holà! holà! au secours, quelqu'un, quelqu'un! (Julie court avertir son père. La soubrette veut les séparer.) Ah! quel bruit! ... hé! hé! Mais paix donc, mais paix donc.(Elle se lève.)

SCÈNE IX.

LES PRÉCÉDENTS, M. ARGAN, NÉRINE.

(Pendant cette scène, Bilvesée et Mondor en jouent une muette en se menaçant, et Julie conjure Mondor du geste pour qu'il se modère.)

M. ARGAN.

Qu'est-ce que ceci, messieurs? A-t-on jamais vu des honnêtes gens en venir à ces extrémités? Comment! dans ma maison, en présence de ma femme et de ma fille!

<385>MONDOR, fâché. BILVESÉE, d'un ton grivois.

Monsieur, il m'a saisi ... Monsieur, ce faquin veut, d'une façon indigne, ... m'apprendre à vivre.

M. ARGAN.

Mais ne parlez donc pas en même temps. Julie, dites-moi, qu'est-ce? d'où vient leur querelle?

JULIE.

Mon père, ce M. Bilvesée est extrêmement grossier.

BILVESÉE.

Comment! belle tigresse, charmant scorpion, vous m'accusez?

MONDOR.

Monsieur, vous me connaissez depuis longtemps, et j'ose croire que vous me jugez incapable de tels procédés.

BILVESÉE.

C'est un poltron.

M. ARGAN.

Qu'est-ce donc que ceci?

JULIE.

Ah! mon père, il a poussé Mondor à bout.

BILVESÉE.

Taisez-vous, mon cœur, vous ne savez ce que vous dites.

MADAME ARGAN.

Mon Dieu, qu'on les sépare, qu'on les sépare.

<386>M. ARGAN.

Allons dans l'autre appartement examiner ceci à notre aise.

(Madame Argan conduit Bilvesée, et M. Argan Mondor.)

SCÈNE X.

JULIE, NÉRINE.

JULIE.

Ah! ciel, qu'est-ce-ci? Je tremble quand j'y pense; Mondor va se perdre.

NÉRINE.

Suivez votre père, mademoiselle, ne le laissez pas seul, et secondez Mondor.

JULIE.

Tu as raison; mais que dirai-je? que ferai-je? ... Ciel! comment l'assister?

NÉRINE.

Demandez-le à votre cœur, il vous donnera les meilleurs conseils.

(Julie suit son père.)

SCÈNE XI.

NÉRINE, seule.

Dans ce péril extrême, il faut que je sauve ma maîtresse par mon savoir-faire. (elle pense.) Si ... comme cela ... non ... cette ... cette La Roche ... Ah! oui.

<387>

SCÈNE XII.

NÉRINE, MARTIN.

NÉRINE.

Voilà Martin; il vient à propos.

MARTIN.

Eh bien, ma belle enfant, ne parlerons-nous jamais de nos petits intérêts?

NÉRINE.

Je le veux bien, mais ....

MARTIN.

Il n'y a point de mais à cela. Tu m'as promis le mariage; me veux-tu encore? en veux-tu un autre? m'es-tu fidèle?

NÉRINE.

Sans doute, je le suis; mais je ne me donne qu'à des conditions.

MARTIN.

Ouais! qu'est-ce que cela?

NÉRINE.

C'est-à-dire que si tu veux m'épouser, il faut renoncer à ton maître.

MARTIN.

Le sacrifice ne sera pas grand. Mais pourquoi?

NÉRINE.

C'est que c'est un terrible brutal. Quelles manières! quels discours! Il jure comme un vieux dragon. C'est, ma foi, un fou à mener loger aux Petites-Maisons.

<388>MARTIN.

Nous avons appris toutes ces belles choses à l'université.

NÉRINE.

Je suis bien en colère contre cette université; les pères ont grand tort d'y envoyer les jeunes gens, s'ils y apprennent de pareilles choses.

MARTIN.

Distingue, ma mie, ce que les professeurs apprennent aux jeunes gens, et ce qu'ils apprennent en mauvaise compagnie.

NÉRINE.

Je n'ai pas besoin de distinguer tout cela; mais je sais bien que je ne veux pas que ton fat épouse ma maîtresse, et j'ai besoin de ton secours pour l'empêcher. A ce prix, je suis à toi.

MARTIN.

Soit; mais qu'y puis-je faire?

NÉRINE.

Dis-moi, qu'est-ce qui s'est passé chez madame La Roche?

MARTIN.

Tu le comprends bien, ma mie.

NÉRINE.

Mais dis-moi les circonstances.

MARTIN.

Je t'assure qu'il n'y en avait point de nouvelles, elles étaient fort communes, sinon que Bilvesée a fait un billet de cinquante ducats,<389> payable au porteur, qu'il a donné à la Caroline, et que celle-là a été obligée de rendre à madame La Roche.

(Ils se parlent à l'oreille.)

SCÈNE XIII.

NÉRINE, MARTIN, MERLIN.

(Merlin fait signe à Nérine qu'il a quelque chose à lui dire; Martin l'aperçoit.)

MARTIN.

Ho! ho! qu'est-ce-ci? (à part.) C'est un galant, ou je suis bien trompé.

MERLIN, à Nérine.

Quoi! mon maître s'est battu!

MARTIN.

Qu'est-ce que tu as à dire à Nérine?

MERLIN.

Et pourquoi ne lui parlerais-je pas?

MARTIN.

Il ne me plaît pas ainsi.

MERLIN.

Je lui parlerai pourtant.

MARTIN.

Nous verrons.

NÉRINE.

Il n'a qu'un mot à me dire.

<390>MARTIN.

Voyez-moi cette petite créature! Je crois, ou le diable m'emporte qu'elle m'a fait un tour prématuré. (Merlin voulant parler à Nérine.) Si tu ne t'en vas d'abord, tu pourrais bien attraper ici quelques coups de bâton.

MERLIN.

Je sais les rendre.

NÉRINE.

Êtes-vous fous?

MARTIN.

Sors d'ici, coquin.

MERLIN.

Nous verrons lequel des deux sortira le premier.

MARTIN.

Ce maroufle n'a pas étudié. Je m'en vais l'expédier.

(Il court à l'autre, et ils se poussent hors des coulisses.)

NÉRINE.

Je crois qu'en ce jour tout le monde a perdu la raison.

FIN DU SECOND ACTE.

<391>

ACTE III.

SCÈNE I.

ARGAN, BARDUS.

ARGAN.

Je les ai séparés après quelque peine, et, pour plus de précaution, j'ai laissé Mondor avec ma femme pour qu'elle en réponde; votre fils est allé chez vous; de façon que nous avons prévenu le mal le plus pressé, et nous gagnons le temps de raccommoder le reste.

BARDUS.

Mondor a tort assurément. Ce fat, qui s'admire quand il parle, aura paru ridicule à Bilvesée; celui-là, qui s'élève aux choses les plus sublimes, l'aura pris en pitié. Votre petit-maître s'en sera fâché, et sa vivacité aura fait quelque extravagance, car vos beaux esprits sont sujets aux écarts.

ARGAN.

A vous parler vrai, Mondor me paraît moins coupable que votre fils. Mondor a de l'imagination, mais il est sage. Lorsque l'esprit a trop de volubilité, il nous fait commettre des folies; mais le feu et la vivacité, lorsqu'ils sont en compagnie de la raison, rendent l'esprit prompt à concevoir, facile à combiner, et pétillant dans ses réponses; et le sens propre que nous attachons aux beaux esprits est qu'ils pensent plus et mieux que le vulgaire.

<392>BARDUS.

Il n'y a donc de beaux esprits que les algébristes, selon votre définition, et Mondor est un éventé qui, en répétant les belles comparaisons de son Virgile et de son Horace, devient un impertinent lorsqu'il se mesure avec mon fils. Si je n'avais eu mon professeur à consulter sur l'équation d'une courbe admirable et nouvelle que je veux mettre dans mon livre, j'aurais accompagné Bilvesée dans sa visite. Cependant je n'aurais pas eu le temps, car un ami s'est offert de le mener avec lui en Hollande et de là en France.

ARGAN.

Vous êtes donc résolu de le faire voyager?

BARDUS.

Sans doute. Je veux qu'il connaisse tous les professeurs d'Allemagne et de Hollande, que de là il aille en France pour voir le beau monde, et qu'il passe ensuite en Angleterre pour devenir profond.

ARGAN.

Si j'avais un conseil à vous donner, vous ne feriez voyager votre fils qu'après l'avoir bien formé dans ce pays-ci. Lorsque les pères envoient les enfants trop jeunes dans les pays étrangers, avant que leur jugement soit formé, ils prennent, par un mauvais choix, tous les vices et les ridicules des autres nations, ils y dépensent leur argent, et ils ne rapportent, pour tout fruit de leurs courses, que la frivolité de quelque mode nouvelle, et peut-être un toupet frisé en perroquet royal ou en bec de corbin. Cela vaut alors bien la dépense qu'on a faite pour eux!

BARDUS.

Oh! mon fils n'est pas de cette espèce-là, et je vous dirai bien encore<393> que mon cousin germain avait un fils qui était tout stupide, qu'il a envoyé en France pour prendre de l'esprit.

ARGAN.

Et en a-t-il pris?

BARDUS.

Non; il n'est pas encore de retour. Mais je prétends que mon fils ne fréquente que les ducs et pairs, et les philosophes.

ARGAN.

Sa naissance lui interdit la compagnie des premiers.

BARDUS.

Mais il est si savant!

ARGAN.

Je vous le répète encore, l'ami, on est à la vérité fort honnête en France, et l'on fait mille politesses aux étrangers; mais ne vous imaginez pas que les bonnes maisons veuillent se donner la peine de décrasser les jeunes gens qui sortent du collége. Il faut être aimable, c'est le passe-port de la bonne compagnie; et un homme qui n'arrivera pas tout formé en France court le risque de n'être reçu nulle part. Il y vivra avec quelques filles de théâtre, avec quelques petits-maîtres, et il reviendra plus gâté qu'il n'y est allé.

BARDUS.

Il faut cependant qu'un jeune homme voie le monde.

ARGAN.

Mais à quoi le destinez-vous?

<394>BARDUS.

Je ne le mettrai point à la guerre; ce serait dommage s'il était tué, c'est mon fils unique, le soutien de ma maison.

ARGAN.

Vous voudriez pourtant qu'il eût quelque emploi?

BARDUS.

Je ne puis le mettre dans les finances; ce serait prostituer la majesté de la philosophie que de le mettre à une occupation aussi vile.

ARGAN.

Qu'en voulez-vous donc faire?

BARDUS.

Je lui ferai avoir une charge au barreau.

ARGAN.

Le barreau vient d'être purgé de toutes ses iniquités, et les procès sont rédigés d'une sorte que la chicane meurt de faim.

BARDUS.

Pauvre homme! ses ongles recroissent aussitôt qu'on les lui a rognés. Certain juge fit perdre un procès à Aristoteles Bardus mon grand-père, et je veux que mon fils juge à son tour, venge ma famille, et y fasse rentrer l'argent qu'autrefois la justice lui a fait perdre.

ARGAN.

Vous en userez sans doute comme vous le voudrez. Mais pourquoi l'envoyer voyager?

<395>BARDUS.

Cela est résolu; et comme l'ami qui se charge de le mener avec lui part demain, il faut que les fiançailles de nos enfants se fassent dès ce soir.

ARGAN.

Pour moi, je ne m'y oppose point, pourvu que cette affaire ....

SCÈNE II.

BARDUS, ARGAN, NÉRINE.

NÉRINE, à Argan, d'un ton pressé.

Monsieur, monsieur, madame vous fait dire ....

ARGAN.

Qu'est-ce?

BARDUS.

Se sont-ils battus?

NÉRINE.

Non, monsieur.

ARGAN.

Y a-t-il une nouvelle querelle?

NÉRINE.

Non, monsieur.

BARDUS.

Par la sambleu, dis-nous donc, qu'est-ce?

NÉRINE, à Argan.

Madame vous fait dire que M. Bilvesée, au lieu de se rendre chez M. son père, s'en est allé, sans qu'on sache où.

<396>ARGAN.

Eh bien?

NÉRINE.

Il est, ma foi, parti; et nous soupçonnons qu'il veut se battre avec Mondor dès que celui-là sortira d'ici.

BARDUS.

Il est trop sage. N'est-ce que cela? ne crains rien, ma mie.

ARGAN.

Je vous demande pardon; cette affaire peut avoir des suites bien plus sérieuses que vous ne vous l'imaginez. Il faut ici user de toute la prudence imaginable et prévenir tout le mal qui est à craindre. (à Nérine.) Mondor est-il encore auprès de ma femme?

NÉRINE.

Oui, monsieur.

ARGAN.

Qu'ils viennent tous les deux.

(Nérine appelle sa maîtresse et Mondor.)

SCÈNE III.

ARGAN, BARDUS.

ARGAN.

Nous avons plus d'un exemple fâcheux devant les yeux de ce que ces sortes de querelles produisent. Je vous prie, ne traitez point tout ceci en bagatelle, et joignez vos soins aux miens pour écarter les malheurs qui nous menacent.

<397>BARDUS.

C'est ce maudit bel esprit qui cause tout ce tapage. Vous devriez le mettre dehors.

ARGAN.

Ce garçon est rempli de savoir, il a l'imagination la plus brillante que je connaisse, de la douceur dans le caractère ....

BARDUS.

Belle douceur, que d'insulter mon fils!

SCÈNE IV.

ARGAN, BARDUS, MADAME ARGAN, MONDOR, NÉRINE.

MADAME ARGAN, à son mari.

Mon poupon, tu m'excèdes aujourd'hui. Ce maudit carillon m'a dérangé pour ce soir ma partie de jeu. En vérité, en vérité, hâtons-nous de marier notre pimbêche, ou nous n'aurons jamais de repos dans la maison.

ARGAN.

Ah! voilà Mondor; nous n'avons rien à craindre.

BARDUS, très-fâché.

Vous voilà donc, M. le querelleur! C'est bien à vous d'insulter mon fils! Citez-nous quelques vers qui autorisent de pareilles sottises. Vous n'avez que des sornettes dans la tête.

MONDOR.

Je vois bien, monsieur, que la haine que vous avez contre les belles-lettres aggrave le malheur que j'ai eu de me brouiller avec votre fils.

<398>BARDUS, grondant entre les dents.

Scélérat! maraud!

ARGAN.

Modérez-vous, monsieur. Tant de fiel entre-t-il dans l'âme d'un philosophe?398-a

BARDUS.

Quand il m'offense, quand il m'outrage dans la personne de mon fils! Voyez son air pincé, voyez sa mine doucereuse.

NÉRINE, à madame Argan.

Ha! ha! ha! notre philosophe, madame, s'emporte. Voyez sa grave colère, ha! ha! ha!

MADAME ARGAN.

Te tairas-tu?

BARDUS.

Je veux que, pour le punir, nous fassions les fiançailles de nos enfants en sa présence.

MONDOR.

Juste Dieu! qu'entends-je?

MADAME ARGAN.

Cela sera fort bien fait, monsieur.

MONDOR, se jetant aux genoux de madame Argan.

C'en est trop. Je vous conjure, ne me désespérez pas, madame, et daignez avoir égard à la situation où je me trouve. Ne précipitez rien. Si la considération que j'ai pour vous ne m'avait retenu, j'aurais su tirer vengeance de mon adversaire. Je vous ai tout sacrifié.

<399>MADAME ARGAN.

Cela est fort bien, je vous en suis fort obligée; mais il faut marier ma fille, et vous ne l'aurez pas, monsieur, m'entendez-vous bien?

MONDOR, se levant.

Il n'y a donc plus de salut pour moi que dans la mort.

BARDUS.

Meurs vite, c'est tout ce que tu peux faire de mieux.

MADAME ARGAN, à Nérine.

Qu'on appelle ma fille.

(Nérine sort.)

SCÈNE V.

LES PRÉCÉDENTS, JULIE et NÉRINE.

MADAME ARGAN.

Il faut conclure, car mon mari ne finirait jamais. (à Julie.) Approche. Tu sais que je t'ai destiné Bilvesée, et je veux que tu l'épouses.

JULIE.

Madame, vous connaissez mon obéissance, et vous savez combien je suis soumise à vos ordres. Je connais mon devoir, et je ne m'en écarterai jamais; mais si mes prières peuvent vous toucher, si la tendresse maternelle a encore quelque empire sur votre cœur, daignez ne point conclure un hymen qui ferait le malheur de ma vie. Je vous le confesse sans déguisement, je ne pourrai jamais me résoudre à aimer l'époux que vous me destinez, un homme dont le premier abord m'a inspiré une aversion que le temps n'effacera jamais, et que toute ma vertu, en la combattant, ne pourra ....

<400>BARDUS.

En voilà bien d'une autre. (à Argon.) L'ami, vous avez très-mal élevé votre fille; écoutez comme elle raisonne. Je crois, ma foi, qu'elle n'a pas attendu votre consentement pour faire son choix, et qu'une attraction secrète attira son cœur en ligne directe. . . Vous m'entendez bien ... ce muguet-là vous taille toute cette besogne.

JULIE.

Donnez, monsieur, à mes sentiments telle interprétation qu'il vous plaira; mais après l'accueil de M. votre fils, il n'est pas étonnant que je m'en plaigne.

NÉRINE.

Mademoiselle a raison. On n'a jamais vu un plus grand brutal que ce M. l'étudiant; il veut d'abord en venir au fait.

BARDUS.

Ma mie, les chambrières ne raisonnent pas tant chez moi. (à Argan.) Est-il bien permis que vous souffriez des discours aussi incongrus, et que vous vous exposiez au clabaudage de toutes ces ignorantes?

NÉRINE.

Je n'ai pas étudié la philosophie comme vous, monsieur; mais j'ai autant de bon sens qu'un autre, et quand je vois des impertinences, je m'élève hautement contre elles.

ARGAN.

C'est une bonne fille; elle est vive.

BARDUS.

Mademoiselle Julie, vous mettrez cette carogne dehors, s'il vous plaît, le jour de vos noces.

<401>NÉRINE.

Vous oubliez, monsieur, que vous êtes philosophe, et vous vous fâchez aussi sérieusement401-a qu'une ignorante comme moi pourrait le faire.

MADAME ARGAN.

Finissez donc, finissez. Tout cela m'ennuie et me redouble la migraine à un point ....

JULIE.

Pour l'amour de tout ce qui vous est cher, ma mère, ne me rendez pas malheureuse pour toute ma vie par un moment d'impatience.

ARGAN.

Ne craignez rien, ma fille; mais soyez aussi raisonnable de votre côté.

MADAME ARGAN.

Où est donc le futur? Il se fait bien attendre.

SCÈNE VI.

LES PRÉCÉDENTS, ET MERLIN, qui apporte une lettre à Mondor.

MERLIN, à Mondor.

Monsieur, voici une lettre qui presse.

BARDUS.

Ho! ho! qu'est ce-ci?

<402>ARGAN, à Bardus.

Je crains que ce ne soit un cartel. (à Mondor.) Souffrez que nous voyions cette lettre, et pour raison. (Il lui prend la lettre.)

MONDOR.

Prenez et lisez, monsieur, je n'ai point de secrets pour vous.

ARGAN, en ouvrant la lettre.

Vous comprenez les raisons qui m'obligent d'en agir ainsi. (il lit.) « Votre mérite, monsieur, a percé jusqu'à la cour; le prince connaît et vos talents, et votre indigence; il vous destine une place à sa cour, qui réparera tous les torts que jusqu'ici la fortune a eus envers vous. Hâtez-vous de l'en remercier, et de témoigner que votre reconnaissance n'est pas la moindre de vos vertus.
Hermotime. »

ARGAN, lui rendant la lettre.

Pardonnez à mes soupçons, ils ne tombaient pas sur vous, monsieur. Du moins ai-je la satisfaction de vous apprendre le premier cette bonne nouvelle, et d'y participer comme votre véritable ami.

BARDUS.

Ne voilà-t-il pas de nos lâches adulateurs! (à Argan) Vous allez vous jeter à ses genoux, parce qu'il va paraître à la cour; moi, je l'en méprise davantage.

JULIE, à Nérine.

Veuille le ciel que cet heureux changement puisse fléchir ma mère!

ARGAN, à Bardus.

Les compliments que je lui fais sont sincères, et vous êtes témoin que j'ai rendu justice à ses mérites. Il y a une différence entre estimer<403> la vertu que la faveur couronne, et faire des bassesses envers les moindres domestiques des grands. Il sera mon ami étant à la cour, comme il l'a été auparavant; et quoique je ne sois que d'une bonne famille bourgeoise, j'ai le cœur trop haut pour ramper devant des valets. C'est le plus grand affront qu'on puisse faire aux grands que de croire s'insinuer chez eux en outrant la flatterie envers ceux qui les approchent.

MONDOR.

Je suis indigne de l'honneur que le prince me fait. Peut-être me trouverez-vous à présent dans une situation à oser prétendre ....

MADAME ARGAN.

Il va donc entrer à la cour?

BARDUS.

Cette cour n'a pas le sens commun; on n'y connaît pas le mérite. J'aurais pu y placer mon fils, mais je m'en garderai bien.

SCÈNE VII.

LES PRÉCÉDENTS, ET MARTIN, qui arrive tout essoufflé.

MARTIN.

Ah! monsieur, le grand malheur! tout est perdu, tout est perdu.

BARDUS.

En voilà bien d'une d'autre. Eh bien, que viens-tu nous dire? Faut-il crier ainsi?

MARTIN.

Monsieur, votre fils. ... J'en meurs de douleur quand j'y pense ....

<404>BARDUS.

Eh bien?

MARTIN.

Monsieur, votre fils, ah! ce bon maître, hélas! ce cher maître .....

BARDUS.

N'achèveras-tu jamais?

MARTIN.

Permettez un moment à ma douleur .... Ouf! je n'en puis plus.

(Il pleure.)

BARDUS.

Conclus, ou par la mort ....

MARTIN.

La police incivilement l'a arrêté, monsieur.

BARDUS.

Qu'est-ce à dire?

MARTIN.

Oui, monsieur, il est en prison.

ARGAN.

Qui? Bilvesé est en prison?

MARTIN.

Hélas! oui, monsieur.

BARDUS.

Mais parle donc; qu'a-t-il-fait? quand? comment? pourquoi est-il arrêté?

<405>MARTIN.

Vous en voulez avoir une description? Donnez-vous donc patience, et écoutez. (Il tousse, crache et se mouche.) Le soleil avait à peine fini sa course et s'était couché dans le sein de Phébus, que Bilvesée me dit : Viens çà, compagnon de ma gloire et de mes études, il est temps de nous venger par un coup d'éclat du procédé inhumain de madame La Roche ....

MADAME ARGAN.

Qui est cette madame La Roche? Je ne la connais pas.

MARTIN.

Donnez-vous patience, madame, vous le saurez d'abord. (avec emphase.) Nous partons de céans en petite compagnie, n'ayant pour toute arme qu'une fronde avec nous. Enfin nous arrivons au cul-de-sac de la sorcière. Bilvesée, élevant sa voix, lui demande noblement : Me rendrez-vous, madame, le billet au porteur?

BARDUS.

Quel billet au porteur?

MARTIN.

Un billet de cinquante ducats que mon maître lui avait fait.

BARDUS.

Quand?

MARTIN.

Pendant les deux jours que nous logeâmes chez elle.

ARGAN.

Quoi! ce fils si sage!

BARDUS, à Martin.

Il a été deux jours ici! Continue.

<406>MARTIN.

Il lui dit : Me rendrez-vous, madame, ce sinistre contrat? Elle le refuse, et la guerre se déclare. Les filles aussitôt, en nymphes fugitives, quittent ces champs que Mars va désoler; Marie la sucrée, et Lise l'efflanquée, et Manon l'enjouée, et Caroline enfin, cherchent asile ailleurs. De cailloux amassés dans la rue nous armons nos magnanimes bras, et, les lançant avec force contre les fenêtres, dans un quart d'heure il n'y en eut plus. Puis nous cassons les miroirs, puis nous brisons les chaises, enfin les porcelaines, et un si beau magot de Saxe! Ah! que c'était dommage, monsieur! il était aussi beau que du Japon.

BARDUS.

Finiras-tu?

MARTIN.

Enfin, notre tapage alarme le quartier; un grand seigneur officieux vient pour négocier la paix. Mais nous, qui ne respirions que guerre, nous ne voulûmes point de médiateur, et nous le transportâmes des escaliers en bas.

BARDUS.

Il tomba?

MARTIN.

Tout de son long, la tête la première. (avec emphase.) Le bruit redouble alors; les auxiliaires arrivent.

BARDUS.

Quels auxiliaires?

MARTIN.

Les laquais, monsieur. (avec emphase.) On s'échauffe, on se mêle; l'un frappe d'estoc, l'autre de taille. Dans ce danger extrême, le généreux Bilvesée se distingue; comme un furieux, il fond sur ses adversaires. Pour moi, je suivais son panache rouge qui flottait sur sa tête; il me<407> conduisait au chemin de la gloire.407-a Il se fait jour partout; les ennemis plient, ils cèdent. Mais, ô douleur! ô honte! ô fatalité affreuse! près de saisir la victoire que nous avions si bien méritée, la grossière police arrive avec tout son cortége impertinent. On entoure mon maître, on le saisit, on le garrotte, et dans ce moment affreux, nous voyant de vainqueurs vaincus, je pense à la retraite. Cent bons coups de bâton fondent sur mes épaules. Sitôt, par la fenêtre, pour abréger le chemin, je cherche une retraite et fuis par le jardin; puis, par une rue détournée poursuivant le convoi, j'ai vu dans la prison conduire votre fils.

BARDUS.

O ciel! est-il possible?

MADAME ARGAN.

Il n'y a que cette madame La Roche qui m'intrigue.

BARDUS.

Faire cet affront à la philosophie!

ARGAN.

Votre fils, monsieur, a fait trop de sottises en un jour.

BARDUS.

Je vais aller confondre et la justice et l'État, et délivrer mon fils.

ARGAN.

Vous en userez comme il vous plaira; mais il faut qu'il renonce à Julie

(Bardus sort.)

<408>

SCÈNE DERNIÈRE.

LES MÊMES.

MADAME ARGAN.

C'est affreux, tout le monde s'appelle madame à présent, et cette créature ....

JULIE.

O ciel! je respire. (approchant de son père et se jetant à ses genoux.) Souffrez, mon père, que je vous rende grâce de la vie que vous m'accordez pour la seconde fois en me délivrant d'un homme qui aurait répandu de l'amertume sur toute ma vie.

MONDOR, se jette aussi à ses genoux.

Daignez, monsieur, rendre la faveur complète, et joignez deux cœurs que les mêmes sentiments unissent déjà. Si je suis sensible aux attraits de ma nouvelle fortune, c'est pour en être moins indigne dé posséder Julie.

JULIE.

Nous attendons tout de votre générosité, mon père.

MONDOR.

Je vous appartiens déjà par l'estime et le respect que j'ai pour vous.

ARGAN.

Levez-vous, mes enfants. (il les embrasse.) Oui, monsieur, je vous accorde ma fille. Votre mérite ne m'a jamais laissé en suspens; si j'ai balancé à me déclarer plus tôt, ce sont les arrangements que ma femme avait pris avec M. Bardus qui m'en ont empêché.

<409>MADAME ARGAN.

Oui, les arrangements que ma femme prend sont bien pris, mon poupon.

MONDOR.

Joignez votre consentement, madame, à celui de monsieur, et notre joie sera parfaite.

MADAME ARGAN.

Si votre pension est bonne, et si le prince vous donne beaucoup de bien.

ARGAN.

Désabusez-vous enfin des richesses. Pour qu'un mariage soit heureux, il faut que l'amour soit couronné par les mains de l'estime; et sachez que la raison et la vertu forcent souvent la fortune à les suivre.

MADAME ARGAN.

Eh bien, mon petit mari, j'y consens. C'est toujours un bonheur quand on peut se défaire d'une fille.

MONDOR, à Julie.

Mademoiselle, vous faites mon bonheur; puissé-je faire le vôtre!

JULIE.

Je possède votre cœur, il ne me reste rien à désirer.

NÉRINE.

Oh çà, mon pauvre Martin, que vas-tu faire?

MARTIN.

Ma foi, je quitte mon maître.

NÉRINE.

Mais il faut vivre.

<410>MARTIN.

Oh! ne t'embarrasse pas; je m'en vais me faire Mercure chez quelque ministre, c'est le moyen de parvenir aux meilleurs emplois dans les finances; et quand ma charge m'aura engraissé, je t'épouserai.

ARGAN.

Allons, et célébrons ensemble la fin de cette heureuse journée.

FIN.


350-a Voyez ci-dessus, p. 72.

380-a Banise et Scandor sont les principaux personnages du roman allemand Die Asiatische Banise, par Henri-Anselme de Zigler et Kliphausen. Leipzig, 1688. Voyez la lettre du baron de Grimm au Roi, du 29 juin 1781.

398-a Voyez ci-dessus, p. 340.

401-a Dorine dit à Orgon, dans le Tartuffe de Molière, acte II, scène II : Ah! vous êtes dévot, et vous vous emportez!

407-a Ce passage paraît être une allusion badine aux paroles que Henri IV prononça à la journée d'Ivry : « Ralliez-vous à mon panache blanc, vous le verrez toujours au chemin de l'honneur et de la gloire. »