<411>

LIV. SYLLA, PIÈCE DRAMATIQUE EN TROIS ACTES. (1753.)[Titelblatt]

<412>

PERSONNAGES.

SYLLA, dictateur.
MÉTELLUS, sénateur romain.
CHRYSOGONE, affranchi.
POSTHUME, sénateur romain, républicain.
LENTULUS, sénateur romain.
OCTAVIE, promise à Posthume.
FULVIE, mère d'Octavie.
Le sénat des Romains.
Troupe de vétérans qui accompagnent Sylla.
Troupe de plébéiens qui se trouvent dans les places publiques.

<413>

SYLLA.

ACTE I.

Le théâtre représente un cortile de la maison de Fulvie.

SCÈNE I.

OCTAVIE, FULVIE.

OCTAVIE.

Non, ma mère, je ne saurais m'y résoudre; jamais je ne changerai de sentiments.

FULVIE.

Je sais que vous aimez Posthume; mais examinez la situation où nous nous trouvons. Rome a perdu sa liberté; Sylla est maître, il veut vous épouser, et veut être obéi.

OCTAVIE.

Que Sylla soit maître de l'univers, il ne le sera jamais de mon cœur; je l'ai donné à Posthume. Si .... il mourait .... Non, je lui resterai fidèle.

<414>

SCÈNE II.

POSTHUME, LENTULUS et LES PRÉCÉDENTS.

POSTHUME.

Qu'entends-je, belle Octavie? Je dois vous perdre, et Sylla ....

OCTAVIE.

Non, ne craignez rien, seigneur. Oublierai-je cet amour fidèle que vous m'avez juré, les services que vous avez rendus à mon père, l'amour que j'ai pour vous? Irai-je, Romaine, ramper en esclave dans le palais du tyran qui nous opprime? La mort seule peut me séparer de vous.

POSTHUME.

O généreuse amante! ô cœur vraiment romain! ô vous qui mériteriez tous les empires du monde! comment mon amour pourra-t-il reconnaître tant de fidélité?

LENTULUS.

Il faut la reconnaître en nous délivrant du tyran. Venge ta patrie, et ton amante sera vengée.

POSTHUME.

Il est tout-puissant, entouré de gardes, et quoi que nous devions à la patrie, nous n'avons pas les moyens de nous venger; les vétérans . . .

LENTULUS.

AIR.

Un cœur à qui la patrie parle, que l'amour anime, et que la gloire excite, est sûr de réussir. Viens, que le tyran périsse.

(Il part.)

<415>

SCÈNE III.

OCTAVIE, FULVIE, POSTHUME, MÉTELLUS.

MÉTELLUS.

Le sénat est convoqué, Sylla demande le triomphe. Venez, il faut s'y rendre.

POSTHUME, à Métellus.

Laisse-moi du moins prendre congé.

(à Octavie.)

AIR.

Beauté que mon cœur adore, beauté tendre et fidèle, je vous voue mon cœur et ma vie. Jamais le temps ne doit rompre de si beaux liens. Ce que mes lèvres protestent, mon cœur le ressent.

(Il part.)

SCÈNE IV.

OCTAVIE, FULVIE, MÉTELLUS.

OCTAVIE.

Que je ressens de trouble, et que je suis remplie de crainte! Que les dieux, cher amant, te protégent et te conduisent.

MÉTELLUS.

Ne craignez pas, belle Octavie. Votre beauté est un présage sûr de votre bonheur. Je vous quitte pour aller au sénat.

AIR.

La beauté enchaîne les cœurs les plus fiers, elle se fait sentir aux animaux les plus sauvages, elle apaise les dieux irrités, elle est la reine de ce monde.

(Il part.)

<416>

SCÈNE V.

OCTAVIE, FULVIE.

FULVIE.

Eh! que crains-tu? Serais-tu malheureuse d'être aimée de Sylla, d'épouser un dictateur?

OCTAVIE.

Ma mère, la gloire ne remplit pas un cœur en qui l'amour règne. Posthume est un dieu pour moi, et Sylla un tyran barbare.

FULVIE.

Tu es une fille sans expérience, tu ne vois que ton amour. Prends d'autres sentiments.

AIR.

Préfère la gloire à l'amour, étouffe une passion vile, prends des sentiments plus relevés, et ne t'oppose point au destin qui t'appelle à la suprême grandeur. (Elle part.)

SCÈNE VI.

OCTAVIE, seule.

Elle n'a donc jamais aimé? Mon amant, s'il était le dernier des Romains, me serait plus précieux que le maître du monde.

AIR.

Dans lui je vois mon bonheur, dans lui je vois ma joie, dans lui je trouve la tranquillité de mon âme agitée, et hors de lui le monde me paraît une solitude.(Elle part.)

<417>

SCÈNE VII.

Le théâtre représente l'intérieur du temple de Jupiter Capitolin.

SYLLA, MÉTELLUS, POSTHUME, LENTULUS, TOUT LE SÉNAT ET LES GARDES DU DICTATEUR; après, CHRYSOGONE.

SYLLA.

Enfin, les dieux ont fini par moi leur grand ouvrage : la tranquillité est rétablie dans Rome, les factieux ont péri, les lois ont repris leur vigueur, et nos ennemis sont vaincus. Pères conscrits, après tant de périls et de dangers essuyés pour le service de la république, après avoir dompté Mithridate et affermi les frontières de notre empire, j'ose espérer de votre justice que vous m'accorderez les honneurs du triomphe, de même que vous en avez usé pour Paul-Émile et pour les deux Scipions, vos vengeurs.

MÉTELLUS.

Sylla a vaincu nos ennemis, les troupes l'ont proclamé imperator; quel triomphe!

POSTHUME.

Quel triomphe! ....

LENTULUS.

Il est tout-puissant.

CHŒUR.

Que le vengeur de la patrie, que le héros de Rome, que le vainqueur de Mithridate triomphe; que son nom soit porté jusqu'aux bornes de notre empire, au bout même de la terre.

SYLLA.

Je vous remercie, pères conscrits, du triomphe que vous m'accordez; vos faveurs seront un motif nouveau qui m'encouragera à vous ser<418>vir. Venez, réglons à présent le sort des provinces. Qu'Antoine commande en Syrie, Claudius dans les Gaules, et vous, Posthume, que j'ai rétabli dans vos honneurs, je vous confère la Sicile.

POSTHUME.

Mes honneurs, seigneur! Le malheur des temps m'a fait tomber avec bien d'autres dans l'infortune; les proscriptions .... Mais, seigneur, souffrez que je refuse la préture de la Sicile. Tant de gloire n'appartient pas au fils d'un proscrit.

SYLLA.

Quoi! résister à mes bienfaits! s'offenser et me reprocher ma clémence! Sénateurs ingrats, Romains difficiles à servir, plus difficiles encore à contenter!

LENTULUS.

La liberté ....

SYLLA.

La liberté doit être utile à la patrie, et vous autres, dégénérant des vertus de vos pères, ne pensez chacun qu'à vous rendre puissants et dangereux.

POSTHUME.

Plût aux dieux que nous le fussions! Alors ....

SYLLA.

Quelle impudence!

AIR.

Je comprends ton audace, je sens jusqu'où tu portes ton arrogance. Mais crains, ingrat, mon juste courroux. J'abaisserai cet orgueil qui te domine.

(Les sénateurs se lèvent et se retirent.)

<419>

SCÈNE VIII.

SYLLA, MÉTELLUS, CHRYSOGONE.

CHRYSOGONE.

Seigneur, pour apprivoiser ces cœurs farouches il faut les dompter tout à fait.

SYLLA.

Un Romain n'est pas facile à dompter.

CHRYSOGONE.

Ce Posthume, qui vous doit la vie, ses biens, ses honneurs, rejette avec mépris vos bienfaits.

SYLLA.

Il aime, il est aimé, et il craint que pendant son absence je ne lui enlève son Octavie.

CHRYSOGONE.

Après que toutes nos tentatives pour vous la procurer ont été inutiles, il faudrait l'enlever pour punir votre rival et vous satisfaire.

MÉTELLUS.

Comment, seigneur! l'amour, cette passion des âmes faibles, vous subjuguerait-elle?

SYLLA.

J'ai dompté l'univers, une femme m'a vaincu, Métellus. Je suis homme, j'ai vu Octavie, et j'ai oublié mes victoires.

CHRYSOGONE.

Vous êtes maître de Rome, rien ne doit traverser vos vœux. Donnez-moi vos ordres, et je vous réponds d'Octavie.

<420>SYLLA.

Je respecte sa beauté, je respecte ses malheurs et sa vertu; je veux qu'elle aime Sylla sans être l'esclave du dictateur.

CHRYSOGONE.

Vous, qui régnez si impérieusement sur tous les citoyens, qui disposez de leurs biens et de leur vie, vous ménageriez une femme qui seule, à ce que vous dites, peut vous rendre heureux!

MÉTELLUS, à part.

Quels lâches conseils! quel traître! (à Sylla.) C'est par des violences pareilles, seigneur, que se perdirent les Tarquins. Craignez leur sort; que leur exemple vous éclaire.

SYLLA.

Je ne peux pas vivre sans elle. (à Métellus.) Allez, et préparez tout pour mon triomphe.

MÉTELLUS.

J'y cours.

AIR.

Ah! seigneur, domptez cette passion qui est sur le point d'embraser votre cœur. Dans ces moments d'ivresse, on ignore les extrémités où l'on peut se porter.

SCÈNE IX.

SYLLA, CHRYSOGONE.

CHRYSOGONE.

Eh bien, seigneur, connaissez enfin ceux qui vous sont attachés. Vous entendez ce Métellus, votre bras droit. Ce n'est pas vous qu'il sert,<421> ce n'est pas vous qu'il aime, c'est toujours sa chimérique liberté et sa république, qui n'existe que dans vous. Lâche dans ses conseils, il immole votre bonheur à son fantôme; il vous sacrifierait à son sénat. Pour moi, je ne connais, n'aime et ne sers que vous; je bénis les dieux quand je vois votre pouvoir s'affermir; et quand je puis contribuer à votre bonheur, je me dévoue à vous. Votre gloire est la mienne; ce que vous désirez, je le veux; ce que vous ordonnez, je l'exécute. Je ne sers que Sylla; et si vous m'accordez la permission d'agir, avant qu'il se passe la moitié du jour, je vous mets en possession d'Octavie.

SYLLA.

Va te jeter à ses genoux, la supplier, la conjurer d'écouter mes feux.

CHRYSOGONE.

Ce n'est pas comme cela que je réussirai; mais laissez-moi faire.

SYLLA.

Eh bien, va donc.

CHRYSOGONE.

AIR.

Je dirai à cet objet charmant que vous l'aimez, que vous l'adorez; je dirai à la belle Octavie que vous mourez d'amour pour elle. Si ces discours ne la touchent pas, et qu'elle m'oppose un cœur toujours inflexible, je l'enlève, et cours la remettre entre vos bras.

(Il part.)

SCÈNE X.

SYLLA, seul.

O cœur vide encore! la gloire n'a pu te remplir, ni l'ambition te rassasier; tu es dompté par l'amour. Ame magnanime que l'univers<422> redoutait, une femme t'enchaîne. Quoi! Sylla soupire! quoi! Sylla rampe aux pieds d'une inhumaine! Suis-je dictateur? ... Non, je ne me connais plus moi-même. Ses charmes, ses grâces, sa résistance même, irritent mon amour. Me préférerait-on un Posthume, un fils de proscrit, qui me doit le jour? Mais c'est moi qui ai fait périr le père d'Octavie. O dieux! quel trouble je ressens! Non, je ne suis plus maître de moi-même; il faut que j'aime. Je cède à mon sort; l'amour est la faiblesse des grands cœurs.

AIR.

Objet divin, vos charmes enflamment ce cœur tendre; recevez ces larmes et ces soupirs. O vous qui seule avez pu me vaincre! ne vous laisserez-vous point toucher? Un seul mot de votre bouche peut faire le bonheur ou le malheur de ma vie.

FIN DU PREMIER ACTE.

<423>

ACTE II.

SCÈNE I.

Le théâtre représente les appartements de Fulvie.

OCTAVIE, FULVIE, puis POSTHUME.

OCTAVIE.

Que Posthume tarde à revenir!

FULVIE.

Cessez donc de témoigner tant d'inquiétude.

OCTAVIE.

Je ne sais dans quelle agitation je suis; mais je crains tout pour lui. Sylla pourrait l'avoir fait arrêter.

FULVIE.

Si Sylla l'a fait, il aura eu des raisons pour le faire.

POSTHUME.

Ah! madame, savez-vous ce que le dictateur m'a proposé?

OCTAVIE.

Ah! cher Posthume, dites.

POSTHUME.

Il m'a voulu donner la Sicile, pour m'éloigner de vos charmes; mais<424> je l'ai refusé. Croyez-moi, hâtons notre hyménée, et éloignons-nous de ces lieux.

FULVIE.

Quoi! vous, échappé seul de tant de proscrits, oseriez-vous faire une démarche aussi contraire aux intentions du dictateur?

POSTHUME.

Quand il s'agit de mon amour, je ne connais point de dictateur.

SCÈNE II.

OCTAVIE, FULVIE, POSTHUME, LENTULUS.

LENTULUS, à Fulvie.

Chrysogone vous demande, madame.

FULVIE.

J'y vais.

(Elle part.)

SCÈNE III.

OCTAVIE, POSTHUME, LENTULUS.

POSTHUME.

Mais que veut Chrysogone?

OCTAVIE.

Sans doute qu'il vient pour ses inutiles poursuites, et que Sylla, qui n'est pas rebuté par mes refus, fait des tentatives nouvelles auprès de Fulvie. Mais, Posthume, rien ne rompra nos liens.

<425>POSTHUME.

Beauté que j'adore, quand pourrons-nous être unis?

AIR A DEUX.

Quand viendra la fin de nos souffrances?

OCTAVIE.

Quand pourrons-nous nous aimer librement?

POSTHUME.

Quand viendra ce jour charmant ....

OCTAVIE.

Où rien ne pourra nous séparer?

POSTHUME.

Sort cruel qui afflige la patrie et Octavie!

OCTAVIE.

Destin rigoureux qui opprime Posthume!

(à deux.)

SCÈNE IV.

OCTAVIE, POSTHUME, LENTULUS, FULVIE.

FULVIE.

Sylla, par les plus pressantes sollicitations, vous demande, ma fille; Chrysogone dit qu'il n'y a plus à reculer.

OCTAVIE.

Ma mère, vous pourriez ....

<426>POSTHUME.

Quoi! le tyran ....

FULVIE.

Sylla est tout-puissant; pour moi, fille, femme et mère de proscrits, je ne saurais résister à des volontés qui sont des ordres.

POSTHUME.

Non, jamais je ne souffrirai qu'on m'enlève Octavie; on ne me l'arrachera qu'en me privant de la vie.

LENTULUS.

Mais, Fulvie, qui vous oblige à cet étrange parti?

SCÈNE V.

OCTAVIE, POSTHUME, LENTULUS, FULVIE, CHRYSOGONE, suivi DES VÉTÉRANS DE LA GARDE DE SYLLA.

CHRYSOGONE.

Par ordre de Sylla, je dois, madame, vous emmener de ces lieux.

POSTHUME, en colère.

Quoi! Octavie!

OCTAVIE.

Le dictateur voudrait-il faire cet outrage à une Romaine?

FULVIE.

Vous le voyez, il faut obéir.

CHRYSOGONE.

Il n'y a de parti que dans l'obéissance.

<427>

AIR.

En vain s'oppose-t-on à la volonté des dieux; ils sont tout-puissants. L'oracle des destins doit être accompli; votre amant, belle Octavie, est un dieu sur terre.

OCTAVIE.

Plutôt la mort que ce cruel esclavage.

CHRYSOGONE.

Gardes, qu'on l'emmène.

(Il part. Les gardes prennent la mère et la fille.)

OCTAVIE.

Posthume! O dieux, quel outrage!

(On l'emmène. Posthume veut mettre l'épée à la main et fondre sur les gardes; Lentulus l'en empêche.)

SCÈNE VI.

POSTHUME, LENTULUS.

POSTHUME.

Ah! laisse-moi, ami, me livrer à toute ma rage.

LENTULUS.

Oui, livre-toi à la vengeance; mais que ton épée soit guidée par la raison. Se venger ne suffit pas; il faut que la vengeance soit éclatante.

POSTHUME.

Puis-je écouter la raison quand il s'agit d'Octavie, qu'un usurpateur barbare et cruel m'enlève? Il a proscrit son père, son frère; il a répandu le sang de nos citoyens, ravi la dignité au sénat, la liberté à<428> la république. Non content de tous ces crimes, ce monstre m'enlève mon amante.

AIR.

Dans les déserts de la stérile Libye, dans les eaux du Nil venimeux, dans les cavernes affreuses de la Sicile, il n'y a pas de monstre pareil à celui qui m'enlève mon amante. Il faut dans son sang venger mon offense.

LENTULUS.

Ami, je ne t'abandonne pas dans le trouble où tu es. Mais ne désespère pas; viens, attroupons des amis, prenons des mesures dignes des Brutus. Tu te serais perdu en attaquant les vétérans; ce n'est pas d'eux qu'il faut te venger, mais du dictateur.

AIR.

Après les plus sombres nuages succèdent les rayons du soleil; après l'orage le beau temps. Il ne faut pas trop se flatter, mais il ne faut pas désespérer.

SCÈNE VII.

Le théâtre représente le cabinet de Sylla.

SYLLA, CHRYSOGONE.

CHRYSOGONE.

Vous êtes obéi, seigneur; Octavie est en votre pouvoir. Sa mère est à moitié dans vos intérêts. La fille vous oppose encore ce Posthume, qu'elle aime ....

SYLLA.

Ce Posthume, partisan de Marius, qui me doit le jour et les honneurs dont il jouit, que j'ai voulu faire propréteur de la Sicile! Voilà un digne rival.

<429>CHRYSOGONE.

Vous souffrirez qu'un misérable s'oppose à votre bonheur?

SYLLA.

Je veux le cœur d'Octavie.

CHRYSOGONE.

Vous l'aurez; vous n'avez qu'à persister.

SYLLA.

Va, et que je voie bientôt l'objet de mes feux.

(Chrysogone part.)

SCÈNE VIII.

SYLLA, seul.

AIR.

Je suis entre la crainte et l'espérance : serai-je aimé, serai-je haï? Pourrai-je posséder tant de charmes, ou me faudra-t-il y renoncer? Ce cœur qui n'a pas tremblé devant ses ennemis tremble de paraître devant une femme.

SCÈNE IX.

SYLLA, CHRYSOGONE, OCTAVIE, FULVIE.

OCTAVIE.

Seigneur, est-ce donc là ce que Rome devait attendre de la générosité de Sylla? Quoi! vous ne respectez plus nos lois, nos dieux, ni notre liberté!

<430>FULVIE.

Seigneur, ayez pitié de l'agitation où elle se trouve, et pardonnez à ses premiers mouvements.

SYLLA.

Belle Octavie, vous voyez un dictateur qui met à vos pieds ses lauriers, ses triomphes et son cœur.

OCTAVIE.

Je ne vois qu'un tyran qui m'opprime; vous ne connaissez, pour vous faire aimer, que la violence.

SYLLA.

Ah! madame, si cette violence peut être réparée par le plus tendre attachement ....

AIR A DEUX.

OCTAVIE.

Va, traître, et ne t'attends point à régner sur moi par violence.

SYLLA.

Si mon cœur t'était connu, tu verrais ce qu'il sent pour toi.

OCTAVIE.

Si mon cœur t'était connu, tu verrais la haine et l'aversion qu'il te porte.

SYLLA.

Laisse-toi fléchir, divin objet que j'adore, et prends pitié de mon état.

(à deux.)

O dieux! mettez fin à mes tourments.

(Octavie part.)

<431>

SCÈNE X.

SYLLA, FULVIE, CHRYSOGONE.

FULVIE.

Seigneur, n'imputez point à ma fille ces premiers transports, et daignez attendre que le temps puisse la calmer.

SYLLA.

Plus elle s'oppose à mes feux, plus je l'adore.

FULVIE.

Ah! seigneur, ayez pitié de la mère et de la fille.

AIR.

L'oiseau qu'on prend dans des filets est sauvage; mais quand on l'apprivoise, il aime son maître, et ne le quitte jamais. (Elle part.)

SCÈNE XI.

SYLLA, CHRYSOGONE, MÉTELLUS.

MÉTELLUS.

Seigneur, quel éclat vient de faire cet enlèvement! Tout Rome est en rumeur, et chacun crie, vous condamne, murmure, et conspire. Posthume, Claudius, Lentulus, chacun murmure; et je ne sais si vous ne devez pas craindre pour vos jours.

SYLLA.

Qui oserait attenter contre un dictateur, quand la personne des tribuns est sacrée?

<432>MÉTELLUS.

Si j'osais t'ouvrir mon cœur, je te dirais bien des choses que j'ai dissimulées jusqu'à présent.

SYLLA.

Parle en liberté.

MÉTELLUS.

Tu sais avec quelle fidélité je me suis de tout temps attaché à ta personne; tu sais que pendant les guerres civiles je n'ai jamais hésité qui je suivrais, que je t'ai prêté mon bras contre Cinna, contre Marius, contre Mithridate et contre tous ceux que j'ai crus ennemis de la république. Je l'ai fait parce que je suis Romain, et que je n'ai connu que toi capable de réprimer des citoyens puissants qui abusaient de leur pouvoir, de vaincre les ennemis de la république, et de rétablir Rome dans l'état florissant et libre. Je t'ai adoré comme un dieu, tant que je t'ai cru le vengeur et le libérateur de la patrie. Mais quoi! me serais-je trompé? Aurais-tu rendu criminel ce bras qui t'a servi, ce cœur qui t'a adoré? Que sont ces proscriptions, dont le nombre augmente tous les jours? Quel est ce pouvoir sans bornes accordé à un misérable affranchi? Quoi! un Chrysogone, un Grec, dispose dans Rome du bien et de la fortune des citoyens! Quoi! nos pères n'ont donc versé tant de sang et fait tant d'actions à jamais mémorables que pour qu'un misérable, un inconnu, avilisse et flétrisse les maisons des Scipions, des Émiles, et de tous ces héros immortels dont les mânes s'en indignent dans les champs de l'heureux Élysée! Et toi, qui as soumis et dispersé tous ces citoyens rebelles, ennemis de notre liberté, qui as pacifié le monde, après avoir achevé ton ouvrage, tu demeures revêtu de la dictature, tu opprimes notre liberté, tu t'en sers pour satisfaire des passions indignes de ton âge et de ton rang! Aurais-je combattu pour que tu proscrivisses nos plus vertueux citoyens, pour que tu ravisses l'épouse de Posthume, et pour que tu nous ramènes les temps odieux des Tarquins?

<433>SYLLA.

Quelle arrogance, Métellus! Te dois-je rendre compte de mes actions? Est-ce à toi à qui la république a confié ses intérêts, ou au dictateur?

MÉTELLUS.

Je te parle en ami, tu me réponds en maître; je ne survivrai pas à ce jour. Tiens, plonge dans mon sein cette épée, qui ne t'a que trop bien servi.

CHRYSOGONE.

Vous voyez jusqu'où va son insolente audace. (Il part.)

SYLLA.

Est-ce là, Métellus, cette amitié que tu m'as jurée?

SCÈNE XII.

SYLLA, MÉTELLUS, POSTHUME.

POSTHUME, fort agité.

Rends-moi cette épouse que tu m'as ravie avec tant de violence.

SYLLA.

Souviens-toi que je suis dictateur.

POSTHUME.

Mon amour ne connaît point de dictateur. Souviens-toi de Brutus.

SYLLA.

Téméraire, crains ma puissance.

<434>

AIR A TROIS.

POSTHUME.

Cruel, rends-moi mon amante.

MÉTELLUS.

N'avilis point ta gloire par un lâche amour.

SYLLA.

Tremblez, téméraires.

POSTHUME.

Sache que je suis Romain comme toi.

MÉTELLUS.

Ressouviens-toi de ta patrie.

SYLLA.

Ce bras, qui a vaincu Cinna, fera tomber ses ennemis à mes pieds.

FIN DU SECOND ACTE.

<435>

ACTE III.

SCÈNE I.

Le théâtre représente un jardin.

OCTAVIE, FULVIE.

OCTAVIE.

Il faut mourir; je ne veux être qu'à Posthume.

FULVIE.

Cet entêtement est inutile; tu seras obligée de plier et de faire par force ce que tu pourrais faire de bonne grâce.

OCTAVIE.

On ne force jamais ceux qui ne craignent point la mort.

SCÈNE II.

OCTAVIE, FULVIE, LENTULUS.

LENTULUS.

Ah! madame, tout est perdu.

OCTAVIE.

O dieux! Posthume .... dites, que lui est-il arrivé?

<436>LENTULUS.

Malgré mes prières et mes larmes, il est allé chez le tyran dans la plus grande agitation, et je crains qu'il ne se soit perdu par son trop grand emportement. Je viens de rencontrer Métellus rêveur, et dont les stoïques yeux versaient des larmes; j'ai vu Chrysogone dans une grande agitation, et je ne sais ce que tout ceci va devenir. Des bruits confus me font craindre, et je n'ai pu trouver Posthume.

OCTAVIE.

Il est donc perdu! Cette nouvelle met le comble à mes maux.

LENTULUS.

Je vous conseille de parler à Sylla même pour le fléchir; mais avant que d'y aller, je vous amènerai Métellus.

AIR.

Je me sacrifierai volontiers pour mon ami, je périrai gaiement pour son amante, pourvu que mon amitié les sauve. (Il part.)

SCÈNE III.

OCTAVIE, FULVIE.

FULVIE.

Rentrons, et attendons Métellus; nous pourrions être vues dans ces lieux.(Elle part.)

OCTAVIE.

Dans l'état où je suis, j'ignore ce que je dois faire.

AIR.

Dans ma douleur amère, je ne vois point de remède; si mon tendre<437> amant s'est perdu par le vif amour qu'il avait pour moi, je n'ai de remède que la mort. Que cette mort me sera douce, quand je songe que mon âme fugitive le rejoindra dans l'Élysée! (Elle part.)

SCÈNE IV.

Le théâtre représente le cabinet de Sylla.

SYLLA.

Métellus a raison. Quand je réfléchis à ce qu'il me dit, quand je repasse toutes mes actions, quand je pense comment avec un cœur généreux j'ai pu devenir barbare, je me cherche dans moi-même, et je ne me retrouve plus. . .437-a Mais quand on est monté à ce haut degré de gloire où je suis, peut-on en descendre sans risque? Ah, puissance! ah, grandeur! ah, gloire! peut-on vous abandonner sans repentir? Et toi, tendre objet de mes vœux, ô beauté qui seule peux me rendre heureux! souffrirai-je que tu passes dans les bras d'un Posthume, d'un citoyen enveloppé dans le nombre des proscrits, que j'ai sauvé par ma clémence, d'un citoyen obscur qui haranguait au barreau lorsque je remportais des victoires, qui lisait dans les jardins délicieux de Rome la suite de mes conquêtes, tandis que je vengeais la patrie? ... Mais l'ai-je vengée pour elle ou pour moi? Elle me dit : Sylla, je t'ai revêtu de ma puissance, je t'ai mis à la tête de mes légions; quel usage as-tu fait du bien que je t'ai confié? M'as-tu opprimée comme ces enfants rebelles dont tu m'as vengée, ou, plus perfide qu'eux, t'es-tu servi de mes armes pour me subjuguer moi-même? .... Es-tu Romain, Sylla? ... Oui, je le suis, et je veux l'être. Quoi! serais-je l'opprobre de la génération future, en horreur à mes concitoyens, en exécration dans l'univers? Le nom de Sylla sera-t-il cité avec ceux<438> des Denys, des Phalaris, des Tarquins? Montrons des vertus dignes des premiers temps de la république. Ce Posthume que tu accuses, Sylla, est un citoyen fidèle, qui méprise la grandeur et la fausse gloire, qui n'aime que la vertu, et qui me redemande Octavie, que je lui ai enlevée.(Il appelle Chrysogone.)

SCÈNE V.

SYLLA, CHRYSOGONE.

SYLLA.

Tout est-il prêt pour le triomphe?

CHRYSOGONE.

Oui, seigneur.

SYLLA.

Le peuple s'est-il rendu avec le sénat dans la place publique?

CHRYSOGONE.

L'affluence en est plus grande que jamais; ils t'attendent tous, Sylla, et te demandent avec des cris empressés.

SYLLA.

AIR.

Que ce jour soit le plus beau de ma vie pour Rome et pour l'univers, que le souvenir s'en perpétue à jamais, et que l'état de cet empire et de ce peuple-roi dure jusqu'à la fin des temps.

(Il part avec Chrysogone.)

<439>

SCÈNE VI.

OCTAVIE, FULVIE.

OCTAVIE, avec empressement.

Seigneur ....

FULVIE.

Il n'y est plus.

OCTAVIE.

O ciel! quel parti prendre dans l'état où je suis? Toute la nature m'est contraire; pour sauver mon amant, je cherche mon ennemi, et je ne le trouve pas la seule fois que je voudrais lui parler.

SCÈNE VII.

OCTAVIE, FULVIE, POSTHUME.

OCTAVIE.

O ciel! Posthume, est-ce vous que je vois?

POSTHUME, tient un poignard.

Octavie dans le palais de Sylla! O chère amante! enfin je te retrouve.

OCTAVIE.

Dieux! que faites-vous ici avec ce poignard?

POSTHUME.

Je cherchais le dictateur pour venger toi, moi, la patrie, et l'univers.

OCTAVIE.

Et moi, je venais lui demander ta vie et ma mort.

<440>

SCÈNE VIII.

OCTAVIE, FULVIE, POSTHUME, MÉTELLUS.

MÉTELLUS.

Sylla vous demande; il veut que vous vous rendiez tous à la place publique.

OCTAVIE.

O dieux! qu'allons-nous devenir?

MÉTELLUS.

Le temps presse, hâtez-vous.

OCTAVIE.

Cher amant, peut-être nous quitterons-nous pour toujours.

AIR.

Souffre que je t'embrasse, que je jure encore que je t'aime, que tu es le seul que je veux aimer de ma vie, et que la mort me sera douce, si je la reçois pour toi.

SCÈNE IX ET DERNIÈRE.

Le théâtre représente une place publique et, dans le fond, un temple; tout le sénat et tout le peuple remplit la place.

TOUS LES ACTEURS.

(Pendant qu'on joue une symphonie, Sylla arrive en triomphe sur un char avec des marques de sa victoire; il descend du char, les suspend au temple, et, suivi par le sénat, il vient sur le devant du théâtre, et harangue.)

SYLLA.

Après avoir rendu aux dieux l'hommage qui leur est dû, pères conscrits, et vous, citoyens, apprenez à connaître quel est Sylla.

<441>Posthume, je vous rends vos biens, votre amante, que j'adore, et je ne vous demande en récompense que votre amitié.

(à Chrysogone.)

Toi, malheureux, qui as indignement abusé de ma confiance, et dont les injustices ont outragé la majesté de cet État et souillé ma gloire, je te condamne à l'exil.

Et vous, sénateurs, dont la puissance m'a été confiée, et vous, citoyens, que j'ai servis, apprenez que si j'ai combattu jusqu'ici les Marius, les Cinna et ces autres factieux dont l'ambition tôt ou tard aurait renversé cet empire, c'était pour vous venger; si j'en ai proscrit d'autres, c'était pour sauver l'État, que leur ambition aurait bouleversé; et que si, enfin, les dieux ont favorisé mes entreprises, c'était pour affermir votre liberté.

Tant que Rome a eu besoin d'un citoyen intrépide et ferme, je l'ai servie; à présent que le calme est rétabli, et que les lois sont en vigueur, je vous remets le pouvoir suprême que vous m'avez confié avec cette dictature. Je renonce au monde, aux grandeurs et à l'amour, et je voue le reste de mes jours à la sagesse, content de faire en particulier, dans ma retraite, des vœux pour que la gloire de cet État soit éternelle, votre destinée toujours heureuse, et la république toujours libre.

POSTHUME.

Oh! quelle générosité inouïe!

OCTAVIE.

Cher amant, quel bonheur inespéré!

MÉTELLUS.

Il est plus beau de se vaincre soi-même que de remporter des victoires.

<442>TOUS.

Nous honorerons, Sylla, en toi le plus grand des Romains. Tu as rendu ton nom immortel, et consacré tes victoires.

CHŒUR.

Célébrons la liberté, que Sylla nous rend. Célébrons son nom, et que sa générosité passe à nos derniers neveux. Il est plus grand de s'être vaincu lui-même que d'avoir vaincu nos ennemis.

FIN.


437-a

Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus.

Racine,

Phèdre

, acte II, scène II.