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XI. PANÉGYRIQUE DU SIEUR JACQUES-MATTHIEU REINHART, MAITRE CORDONNIER, PRONONCÉ LE TREIZIÈME MOIS DE L'AN 2899, DANS LA VILLE DE L'IMAGINATION, PAR PIERRE MORTIER, DIACRE DE LA CATHÉDRALE. AVEC PERMISSION DE MONSEIGNEUR L'ARCHEVÊQUE DE BONSENS.[Titelblatt]

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Approbation de MM. Bouciat et Belarmes, licenciés en théologie et censeurs des livres de monseigneur l'archevêque de Bonsens.

Nous avons examiné par ordre de Mgr l'archevêque le Panégyrique de J.-M. Reinhart, par M. P. Mortier, diacre. Nous n'y avons rien trouvé qui soit conforme aux opinions vulgaires et aux préjugés reçus; nous n'y voyons ainsi aucune vérité qui puisse empêcher l'impression dont il est si digne.

Fait à Philadelphie, ce 1er octobre 1759.

Bouciat.Belarmes.

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Messieurs,

Dans un jour consacré aux regrets et aux larmes, parmi cet appareil de la mort qui nous environne, devant ce tombeau et ces cendres éteintes, je ne viens point vous entretenir des grandeurs humaines, ni des vanités qui s'évanouissent, ni de la figure du monde qui passe; je viens vous faire contempler, dans le destin d'un seul, le sort de tous les hommes; vous apprendrez101-a à bien vivre, pour vous apprendre à bien mourir. Celui qui par un mot tira l'univers du néant, qui par un acte de sa volonté sépara les eaux de la terre et la lumière des ténèbres, qui créa les animaux et l'homme, cet Être suprême et tout-puissant voit, mes frères, tous les hommes d'un même coup d'œil; ces biens, ces titres, ces honneurs qui les distinguent dans cette vie mortelle, ne font point de différence devant celui qui les a tous créés également. Le paysan est son ouvrage, comme le souverain; de la sandale à la tiare, du sceptre à la houlette, tous ces états anéantis par le trépas n'offrent devant Dieu que des pécheurs et des objets de miséricorde;101-b ce ne sont point les titres, mais c'est une vie plus ou moins vertueuse qui règle leur destin après cette vie. N'attendez donc point de moi des portraits101-c qui flattent l'orgueil ou l'ambition par des objets qui y ont rapport; je me propose, tout au contraire, de vous prouver que l'on peut être riche dans l'indigence par la modération, sans abattement dans les travaux par le courage, utile à sa patrie,<102> sans emploi, par son mérite, et grand, sans fortune, par sa vertu. Qu'on encense ces idoles qui ne se nourrissent que de louanges; que des langues mercenaires se frayent par la bassesse le chemin de la fortune; que l'on consacre les noms dignes d'oubli des grands de la terre, parce qu'ils sont grands : pour moi, je me borne à donner des éloges dus aux qualités du cœur, à celles du citoyen, à l'amour des devoirs, et à la vie d'un chrétien. Loin de cette chaire ces trompeuses adresses de l'imposture qui empruntent toutes sortes de couleurs pour déguiser la vérité, parce qu'on n'ose la faire paraître! Loin de moi ces tours étudiés qui servent de masque pour cacher des difformités que l'on craint de découvrir! Je n'ai point à parler d'un homme qui n'a cru être dans le monde que pour en jouir, qui négligea ses devoirs par paresse, ses amis par insensibilité, sa patrie par attachement pour soi-même; mais d'un citoyen dont l'âme toujours égale a marché sans vaciller dans le chemin de la vertu. C'est un hommage pur et exempt de flatterie et d'artifice que je dois rendre à la mémoire de Messire Jacques-Matthieu Reinhart, maître cordonnier de cette ville.

Écartez, messieurs, d'ici ces préjugés frivoles et si injustes, ces en fants de la mollesse et de l'orgueil, ces préventions de noblesse, de rang et de grandeur, qui font dédaigner tout ce qui n'est pas illustre aux regards du monde, et qui font mépriser tous ceux dont l'extraction n'est pas marquée par des noms fameux et par une suite de grands hommes; souvenez-vous que la vertu habite moins dans les palais des grands que dans les cabanes des pauvres; que votre raison l'emporte sur les illusions de la coutume; et que votre esprit docile et sage juge plus par les choses que par les noms.

Il est inutile que je fouille dans les chroniques stériles et poudreuses pour vous apprendre quels étaient la famille et les ancêtres102-a de Matthieu Reinhart; il suffit que vous sachiez qu'il était né de parents honnêtes qui, trouvant en lui un naturel heureux, le cultivèrent avec<103> soin, et lui donnèrent une éducation simple, mais vertueuse, en lui inspirant, avec l'amour de tous ses devoirs, celui de la patrie. Il répondit à leurs peines et à leur tendresse par son obéissance, par son application, et surtout par un penchant qui le portait de lui-même à tout ce qui était honnête et louable. Il apprit d'eux ce métier dans lequel il excella dans la suite. Tout homme qui surpasse ses égaux par ses talents est un grand homme; un grand homme n'a pas besoin d'ancêtres,103-a et dans ce sens on peut le considérer comme Melchisédech,103-a qui n'avait ni père ni mère. Pourquoi serions-nous plus injustes pour nos compatriotes que nous ne le sommes pour des anciens, qui n'existent plus? Les noms de Socrate, de Platon, sont célèbres, et cependant personne ne connaît leur extraction. Homère, ce père de la poésie, dont l'admiration pensa faire un dieu dès qu'il ne fut plus, demandait l'aumône dans ces villes qui, après sa mort, se disputèrent qui d'elles l'avait vu naître. Et n'est-il pas en effet plus beau de se faire un nom que de le recevoir en héritage? Ces familles si fières de leur noblesse n'ont-elles pas eu un commencement? Elles sont toutes sorties de la roture, et c'est quelque mérite distingué qui a percé l'obscurité qui l'environnait, pour se frayer un chemin aux honneurs; les titres acquis ont passé à la postérité, sans cependant lui transmettre le mérite de celui qui les avait obtenus. En examinant ce qui flatte le plus l'amour-propre, il est sûr que celui dont l'éclat rejaillit sur ses descendants est plus illustre que ceux qui l'empruntent de lui. Celui que nous pleurons, messieurs, n'a dû son nom qu'à lui-même; il l'a rendu célèbre par ses talents, il l'a rendu précieux par ses vertus. Abandonnons ces vaines idées de roture et de noblesse, et considérons dans la vie d'un pauvre, mais industrieux, mais utile artisan, ses travaux pour le service du public, et ses mœurs pour l'avantage de notre édification; suivons-le dans son atelier, occupé de ses ouvrages<104> laborieux, consacrant ses peines et ses fatigues au bien de la société; suivons-le ensuite dans sa famille, s'appliquant aux devoirs de père de famille, de citoyen et de chrétien : ce sera le sujet de ce discours.

Première partie.

Matthieu Reinhart n'était jamais désœuvré; il avait tant d'ouvrage, qu'à peine il pouvait y suffire. Lorsque la réputation d'un habile ouvrier commence à se répandre, tout le monde s'empresse pour le faire travailler; la mode s'en mêle; les gens du monde surtout, sur qui la vogue a un empire établi, pensent ne point être du bel air, si l'ouvrier favori du public ne les fournit. Il faut alors tripler et quadrupler le nombre des élèves, il faut agrandir l'atelier, il faut avoir l'œil sur les subalternes, pour que l'ouvrage réponde à l'opinion qu'on en a prise; et ce n'est que par des peines inouïes que l'on soutient cette première fleur de réputation si difficile à conserver. L'activité laborieuse de ce bon citoyen lui faisait devancer l'aurore pour servir le public; et il ne discontinuait ses soins que longtemps après ces heures que le reste du monde consacre au repos, à l'inaction, et souvent à la débauche. Vils fardeaux de la terre, hommes fainéants ou dissipés qui passez vos coupables jours dans des maisons de jeu à ruiner vos familles, à scandaliser votre prochain, à perdre votre santé dans la crapule et dans le débordement, vous vivez, vous vivez, dis-je, et je pleure celui dont la vigilance et dont le travail infatigable a été si utile, non à un simple particulier, mais à tous ses compatriotes, et même aux étrangers. Mais la charité104-a m'interdit de pousser plus loin mes plaintes et mes tristes réflexions; ce n'est point à nous à choisir les victimes de la mort, c'est à celui qui est maître souverain de la vie et du destin des hommes, c'est au Créateur à disposer des créatures, et à nous de nous écrier avec saint Paul : O profondeurs de <105>sagesse, de conseil, de justice et de miséricorde! qui peut vous comprendre?105-a Adorons, mes frères, avec soumission les voies de Dieu, sans vouloir sonder les raisons de ses décrets ineffables, et souffrons avec résignation quand il nous frappe aux endroits sensibles. C'est de lui dont nous tenons tout; s'il nous envoie des afflictions, c'est pour nous détacher du monde, c'est pour que nous ne mettions point notre confiance dans ses ouvrages, mais en lui; que nous n'aimions pas avec excès les objets créés, mais celui qui les a faits; et que nous recevions des leçons de sagesse et de modération en voyant mourir successivement ceux qui habitent avec nous dans les mêmes murs, sous les mêmes toits, ceux dont nous admirions les talents, et estimions les grandes qualités. Mais si Dieu veut que nous ne nous attachions pas trop à la créature, il ne nous défend pas d'aimer ces hommes dans lesquels il s'est complu d'imprimer des caractères de grandeur et de vertu singulière. Oui, messieurs, un cordonnier peut être né grand homme; tout métier utile par là même n'est point ignoble. La manière dont il est exercé peut l'élever encore; il y a plus de mérite à bien labourer un champ, à faire de bons draps ou des chaussures commodes, qu'à mal administrer la justice, qu'à embrouiller les finances, qu'à ne pas savoir conduire des détachements à la guerre, ou qu'à se laisser enlever la victoire par un ennemi plus vaillant ou plus habile. Il n'y a rien d'abject dans la condition d'un homme qui nous fournit des secours pour des besoins indispensables; et, en effet, qu'est-ce qui est plus nécessaire que la chaussure? Elle nous garantit contre la rudesse des pavés inégaux et raboteux, contre les intempéries des saisons, contre la malpropreté des boues et des fanges. Une chaussure mal faite révolte par sa forme désagréable; elle presse le pied, et lui donne, en le gênant, des duretés qui causent des douleurs à chaque pas que l'on fait; elle n'empêche pas l'eau d'y pénétrer et d'y occasionner, à force de refroidissement, des humeurs<106> goutteuses, maladie cruelle qui, par de longs tourments, conduit au tombeau. Matthieu Reinhart excellait à éviter tous ces défauts; ses ouvrages avaient atteint le degré de perfection dont ils sont capables. Il avait surpassé tous ses compagnons et tous ses émules par son talent; et quiconque s'élève d'une manière aussi triomphante sur ses compétiteurs est sûrement un grand homme, celui qui gouverne sagement, avec ordre et avec application son atelier et sa maison gouvernerait de même une ville, une province et, pour ne rien dissimuler, un royaume. Oui, messieurs, ce bon citoyen que nous pleurons avait des qualités qui n'auraient point déparé le trône, tandis que nombre de ceux qui l'occupent sans talent et sans application ne seraient que de mauvais cordonniers, si l'aveugle fortune qui dirige les naissances ne les avait faits ce qu'ils sont, par charité, et pour que ces hommes ineptes ne mourussent pas de faim et de misère.

Vous dont l'oreille superbe s'offense des éloges d'un artisan habile et des vérités hardies que j'ose vous dire, rougissez, non pas de mon discours, non pas de ce qu'on loue devant vous un homme industrieux et de génie, qui exerçait un métier nécessaire, mais de cette mollesse, mais de ces délices qui vous absorbent dans la pompe et dans un faste où vous ignorez vos propres besoins et les travaux qui contribuent à vos commodités et à votre usage. Puissiez-vous pour un temps être privés de cette partie de vos vêtements qui exerçait le talent de Matthieu Reinhart! Avec quelles inquiétudes, avec quelles plaintes, avec quels empressements réclameriez - vous ses secours! Combien ne feriez-vous pas l'éloge de ce que votre orgueil dédaigne à présent! Vous avoueriez, quelques grands seigneurs que vous soyez, que les grands sont fort mal à leur aise sans chaussure. Tel est le caractère de ces hommes élevés dans l'abondance et dans la fortune : ils désirent ce qu'ils n'ont pas, ils s'en lassent quand ils l'obtiennent, et n'ont point de sentiment106-a pour ce qu'ils possèdent. A présent que la<107> bienséance et une espèce de contrainte qu'impose ce temple auguste vous obligent à m'écouter patiemment, je veux vous apprendre malgré vous ce qu'il en coûte à l'industrie, non pas à contenter tous vos besoins, mais du moins celui dont je viens de parler; et pour vous en instruire, nous n'avons qu'à suivre l'exact et laborieux Matthieu Reinhart dans son atelier.

Il ne mettait jamais la main à l'œuvre avant d'avoir107-a fait un choix recherché des matières qu'il voulait ouvrager, cuir pour les talons, cuir pour les semelles, cuir pour la couverture du pied. Tous sont d'un genre très-différent, et les ouvrages sont souvent réputés mauvais quand le choix de ces assortiments n'est pas fait avec discernement et connaissance. Il avait ses tanneurs qui travaillaient pour lui, et sur l'exactitude desquels il pouvait compter; pour que le public fût satisfait de son travail, il prenait la précaution de garder en dépôt dans ses magasins cette première matière, afin de s'assurer qu'elle était durable et parfaite. Comparez votre conduite à la sienne, et connaissez-en la différence : Matthieu Reinhart choisit des moyens qui doivent le mener au but qu'il se propose, et vous, sans examiner par quelles voies vous prétendez arriver à vos fins, vous vous laissez diriger à votre imprudence et au hasard; il examinait tout par lui-même, vous vous fiez au premier venu qui se présente et dont l'ascendant vous subjugue; il prenait des précautions sages, vous n'avez jamais su ce que c'est que d'en prendre; il voulait atteindre à la perfection de son art, vous n'en avez aucun que la suffisance et la frivolité. Il ne se contentait pas de diriger ses ouvriers; il leur enseignait sa méthode, il les accoutumait à l'exactitude, il rejetait ce qui était défectueux, et travaillait lui-même pour donner en même temps le précepte et l'exemple. Il ne désira point de devenir maître, mais ses grands talents l'élevèrent. Vous, au contraire, vous briguez les em<108>plois sans en avoir la capacité; quand vous les obtenez, vos commis font l'ouvrage, et vous vous contentez des appointements et de la représentation; si vous vous occupez, ce n'est que d'intrigues nuisibles au public : ainsi ces charges et ces titres dont vous vous revêtez, au lieu de vous être honorables, tournent à votre confusion, et deviennent un opprobre. Demi-dieux sur terre, puissances que la Providence a établies pour gouverner de vastes provinces avec humanité et sagesse, rougissez de honte qu'un pauvre cordonnier vous confonde et vous apprenne vos devoirs; que l'exemple de sa vie laborieuse vous enseigne ce qu'exigent de vous ces peuples que vous devez rendre heureux. Vous n'êtes point élevés par le ciel pour vous assoupir sur le trône aux concerts de vos flatteurs; vous y êtes placés pour travailler pour le bien de ces milliers de mortels qui vous sont soumis, et qui sont vos égaux. Vous ne fûtes point élevés si haut pour passer des semaines, des mois, des années dans les forêts à poursuivre sans cesse ces animaux sauvages qui vous fuient, à vous glorifier de la méprisable adresse de les attraper, divertissement innocent de soi-même, si sa fureur ne vous le rendait pas un métier. Tandis que les chemins dans vos provinces tombent en ruine, que les villes sont infectées de ces objets dégoûtants de pitié et de la commisération publique, que le commerce languit dans vos États, que l'industrie est sans encouragement et la police générale même mal observée, vous accoutumez vos bras au meurtre, vos yeux au sang, votre cœur à l'insensibilité. Est-ce pour courir après des animaux féroces ou pour gouverner une société humaine que vous êtes princes? Est-ce pour vous abrutir par une vie dissipée que vous avez reçu la raison? Est-ce pour perdre tous les jours de votre vie que vous avez reçu l'empire et la domination?

Ah! mes chers auditeurs, que de sujets de douleur et d'affliction que ce funeste oubli des devoirs qui renverse le but des meilleures<109>institutions! Que Matthieu Reinhart est respectable! et qu'on voit peu d'hommes suivre la route que l'honneur leur prescrit, que leur condition leur impose, que le bien public réclame, mais que la perversité rejette! Ce sont ces funestes abus qui sont cause qu'il y a un vulgaire parmi les grands et parmi les princes. Car, messieurs, à quoi attachons-nous le nom de grand? Ce n'est point à la naissance, je vous ai prouvé qu'elle ne fait rien à l'homme; ce n'est point à la domination, elle n'est louable que par le bon usage qu'on en fait; ce n'est point aux richesses, elles rendent ou avare, ou prodigue : c'est à surpasser ceux qui courent avec nous la même carrière, à exécuter des choses difficiles, à réussir singulièrement, à se faire un nom soi-même, et à forcer par son mérite jusqu'à ses envieux à des applaudissements. Qui put jamais se glorifier à plus juste titre de ces avantages, qui recueillit dans sa vie plus de louanges exemptes de tout intérêt et par conséquent de toute flatterie, que cet industrieux artisan que nous regrettons? Il s'était élevé sur ses confrères, comme ces palmiers superbes s'élèvent sur d'autres plantes qu'ils couvrent de leur ombrage, qu'ils étouffent et voient sécher à leurs pieds. Il avait commencé par avoir des pratiques; tout le monde fut content de son ouvrage, il ne surfaisait personne, il était assidu, expéditif et habile. L'un se vantait à l'autre de ses services; il savait donner des grâces aux souliers, qui étaient inconnues avant lui; il faisait illusion à la vue; ses chaussures rassemblaient toutes les perfections, beauté, commodité, durée, impénétrabilité. Sa réputation s'accrut rapidement; la renommée, qui parle de souliers comme d'ambassades, de traités ou de victoires, publia bientôt qu'un homme merveilleux, qui surpassait tous ceux de son genre, faisait des chaussures parfaites; on ne parlait presque que de notre cordonnier. Sa célébrité se répandit sur sa patrie; et ce qui surpasse tout ce qu'on en peut dire, ce sont les éloges qu'il reçut de ses confrères, qui lui accordaient unanime<110>ment la préférence, et n'avaient point honte de confesser qu'ils lui étaient inférieurs. Si j'étais ici dans un auditoire inconnu, on aurait peine à me croire. Des émules, des compétiteurs applaudir à celui qui concourt avec eux au même prix! Cela est étonnant, cela est inouï, cela tient du miracle. Mais vous, messieurs, mais ce peuple nombreux qui m'entend, et au défaut de cette ville même, ces voûtes, ces murailles, toutes muettes qu'elles sont, me serviront de témoins, et attesteront le point de gloire où arriva notre célèbre Matthieu Reinhart.

Il y a une distance immense à remplir d'une naissance obscure et ignorée à un nom connu et célèbre; la difficulté augmente encore lorsqu'on se trouve engagé dans sa jeunesse, par un concours de circonstances fâcheuses, mais pressantes, dans une carrière ingrate et stérile; se faire jour à travers tant de ténèbres est le fruit d'un esprit actif, appliqué, infatigable, et d'une industrie bien supérieure. Il faut du singulier pour se faire connaître, et un mérite bien au-dessus du vulgaire; mais quand on est connu, d'arracher des applaudissements dont le genre humain est si avare, surtout de réunir toutes les voix en sa faveur, cela tient du prodige, et suppose le consentement unanime de tous les hommes. Car représentez-vous, messieurs, quelle multitude il faut subjuguer, et de quoi est composée, non pas la population d'une province entière, mais simplement celle d'une cité bien habitée; vous y trouverez autant de variété dans les caractères et dans la façon de penser que la nature en a mis dans les physionomies. Les uns, trop frivoles, passent à travers la vie comme dans un songe, sans connaître ni réfléchir; les autres, avec des facultés bornées, ne pensent que d'après les impressions que des âmes plus fortes leur donnent. Ici, ce sont des esprits faciles qui changent d'opinions en changeant de société; là, des opiniâtres que rien ne convainc ni ne persuade. Vous voyez, d'un côté, des personnes dédaigneuses qui<111> regardent tout avec mépris et croient l'univers indigne d'eux; vous voyez, d'un autre, des hommes caustiques et mordants dont les bouches accoutumées à blâmer sont autant d'organes de la satire; enfin des personnes pleines d'un objet dont rien ne peut les distraire, des débauchés qui s'abrutissent, des orgueilleux qui s'admirent, des voluptueux qui ne pensent qu'aux plaisirs, des ignorants qui ne connaissent rien et décident de tout, des envieux qui calomnient et déchirent leur prochain. Ce sont toutes ces têtes qu'il faut captiver et réunir, c'est cette multitude si diversifiée de pensées, d'inclinations et d'opinions, qu'il faut persuader de ses talents et de son mérite. Qu'il est difficile de gagner tant de suffrages! Qu'il faut de temps, de soins, de travaux et de succès pour élever l'édifice de sa réputation et forcer à la louange tant de bouches qui y répugnent! Ces mains avares épargnent chaque grain d'encens que d'autres exigent, pour le brûler sur leurs propres autels; d'autant plus faut-il estimer un pauvre artisan, dénué de protection et de crédit, qui, partant de si loin, franchit cette prodigieuse distance, se fait connaître, et réunit sur lui l'approbation du public. Encore est-il plus facile de se faire un nom de loin, d'en imposer à ceux qui ne nous voient ni ne nous connaissent; mais d'être prophète dans sa patrie et d'être approuvé par ses concitoyens, c'est le plus grand triomphe auquel la réputation humaine puisse prétendre.111-a Son nom s'est répandu dans tout le pays; il est devenu si célèbre, que des personnes qui ne l'avaient jamais vu lui envoyaient leur mesure, et le conjuraient de travailler pour elles; il fut si fort goûté, que ceux qui se piquent de galanterie et qui veulent se faire remarquer par l'élégance de leur parure ne croyaient point être chaussés, s'ils ne l'étaient par lui. Il était modeste, quoique recherché, ne refusant jamais ses services à ceux qui les exigeaient, souvent surchargé d'ouvrage, s'appliquant à contenter un chacun,<112> pensant moins à l'intérêt qu'à la satisfaction d'être utile et de perfectionner son métier. On le trouvait sans cesse à son atelier, doux, affable, supportant les importunités, ne marquant pas même la moindre impatience ni la plus légère inquiétude quand de nouveaux fâcheux arrivaient à la file pour l'interrompre et pour presser son ouvrage, en cela bien différent de certains seigneurs qui brusquent tous ceux qui les abordent, qui commencent par refuser avant que de donner aux gens le temps d'expliquer ce qu'ils demandent, et qui ne savent bien de leur langue que le mot de non, distinctement articulé, parce qu'ils le prononcent sans cesse.

L'atelier du sieur Reinhart était une école de mœurs; il y tenait un ordre admirable; jamais ses élèves n'osaient jurer ou prononcer des paroles indécentes. Il leur disait souvent : Si vous vous appliquez à votre ouvrage, vous n'aurez pas d'autres idées. Aussi leur enseignait-il de bonne foi ce qu'il avait perfectionné avec tant de peine, de temps et de travail; il se piquait d'être utile après sa mort et de revivre en ceux qu'il avait formés. De son atelier sont sortis une foule d'habiles ouvriers, aujourd'hui établis dans tout ce pays; bien loin d'en être jaloux, il les encourageait, et s'applaudissait d'avoir si bien réussi. Cette vertu si simple dans un siècle corrompu est bien rare; d'autres artistes sont envieux de leurs découvertes ou de leurs secrets : un médecin qui croit avoir trouvé un remède nouveau le dérobe à la connaissance du monde, il en est envieux, et veut qu'il soit enseveli avec lui; bien des grands capitaines craignent de former des généraux qui, un jour, pourraient devenir leurs rivaux de gloire; il est ordinaire que des ministres cachent le secret des affaires à tous leurs commis, et qu'ils en demeurent les seuls dépositaires, par l'appréhension qu'ils ont d'élever des émules en le communiquant à ceux en qui ils placeraient leur confiance; aussi à leur mort tout est-il en désordre et en confusion, et il arrive quelquefois que le secret se<113> perd pour jamais. Mais Matthieu Reinhart, qui était citoyen, pensait au bien de sa patrie, et ceux qui en ont agi autrement ne pensaient qu'à eux-mêmes. Que n'ai-je, messieurs, l'éloquence de Cicéron pour relever la gloire de cet homme incomparable, qui avait cette vertu tant prisée des anciens Romains! La Providence ne l'avait point placé dans un poste assez élevé pour mettre sa grande âme dans tout son jour; mais si tout membre de la société se conduisait sur ces principes, vous m'avouerez que le bien public en résulterait généralement. Que n'en aurait pas dit ce consul romain, père de l'éloquence et de la patrie, lui qui rendait fertiles les sujets les plus arides, qui fit absoudre des coupables, qui changeait des hommes ordinaires en grands hommes, qui supposait des vertus en ceux qui en manquaient! Il en aurait trouvé de véritables dans Matthieu Reinhart. Lorsque le consul voulut faire déférer le commandement de la guerre contre Mithridate à Pompée, il éblouit le peuple par les charmes de son éloquence victorieuse. Le véritable Pompée et celui dont il parlait n'étaient pas le même homme; car, messieurs, qu'était-ce que Pompée, en comparaison de notre célèbre artisan? L'un conduisit des troupes au rebelle et sanguinaire Sylla; l'autre était soumis au maître chez lequel il apprit son métier, et à ses magistrats, sans se mêler de cabales. L'un, aussi ambitieux que vain, usurpait la réputation de Lucullus dans la guerre de Mithridate, de Métellus dans la guerre d'Espagne, et de Crassus dans celle des gladiateurs; l'autre, aussi modeste qu'habile, cédait l'ouvrage aux autres maîtres ses confrères, et communiquait ses talents à ses élèves. L'un se laissait tromper et surprendre par César; l'autre ne trompa et ne fut surpris de personne. Pompée enchaînait des rois, saccageait des provinces, et brûlait des villes; Matthieu Reinhart servait des rois, ne commit jamais de violence, et éteignait des incendies. L'orgueil du Romain ne pouvait souffrir même d'égal; l'humilité de l'Allemand s'appliquait à élever<114> des rivaux. Le héros du sénat fut vaincu par César; l'artisan célèbre ne fut battu de personne. Pompée se brouilla avec ses amis; Reinhart cultiva toujours l'amitié des siens. L'un périt d'une mort violente; et l'autre finit tranquillement d'une mort naturelle. Si Pompée avait triomphé de César, il aurait également assujetti Rome; Matthieu Reinhart triompha de tous ses confrères, et ne pensa, je le proteste, jamais à dominer.

Seconde partie.

Mais, messieurs, combien d'exemples n'a-t-on pas que ces foudres de guerre, après avoir à la vérité défendu leur patrie, en sont devenus les fléaux en temps de paix! Au lieu que l'excellent citoyen dont je parle était encore plus merveilleux dans sa vie privée que dans cette partie de sa vie qu'il consacrait au public. Qu'il est rare, mais qu'il est heureux de voir les grands talents joints au mérite solide, et les qualités brillantes unies114-a aux mœurs aimables et douces! La plupart des hommes sont un composé de bon et de mauvais esprit; les grands génies surtout forment des tableaux où il y a de beaux traits de lumière, mais aussi des ombres obscures; ce sont des mélanges de grandeur et de petitesse, des contradictions étonnantes, et des contrastes si singuliers, que Biaise Pascal se persuadait qu'ils avaient deux âmes. Si nous descendons aux artistes, il s'en trouvera peu, entre ceux qui excellent, qui n'aient la démence de s'abandonner à des caprices qui tiennent souvent de l'extravagance et de la folie; leur art absorbe toute leur application, et il ne leur en reste plus pour réformer leurs mœurs et veiller sur leurs défauts. Matthieu Reinhart était bien différent de ceux dont je vous entretiens : sa première étude était <115>celle de lui-même; il commença par être citoyen, par être honnête homme, et ensuite il cultiva son talent. Ceux qui sont dans le grand monde se figurent que ce n'est qu'à la cour et dans le tumulte des capitales où la jeunesse est exposée à des séductions dangereuses, attirée par l'occasion et encouragée par l'exemple. Mais si ceux qui s'y trouvent sont vivement attaqués, ils ont aussi des armes de bonne trempe qui les défendent : le frein de l'éducation les retient, l'œil de leurs parents les intimide, et le conseil de leurs amis les arrête. Il n'en est pas de même du fils d'un pauvre ouvrier, dont l'éducation ne saurait être conduite avec le soin que l'on prend pour élever l'espérance des familles opulentes; il est même, j'ose le dire, plus exposé que ceux qui se trouvent dans le grand monde. Car, quoique le vice soit le même, il se revêt, parmi la noblesse, d'un voile de décence, et ne se montre jamais qu'en secret; il cherche des asiles inviolables pour paraître, et se dérobe au public; au lieu que chez le peuple règne tout le débordement d'une licence effrénée, la débauche y est poussée à l'excès le plus scandaleux, les passions s'abandonnent à leur violence, quelque chose de brutal et de féroce règne parmi des plaisirs qui dégénèrent en crapule, et il faut un naturel exquis pour résister à ce torrent de l'exemple, qui entraîne et perd tous les jours tant de malheureuses victimes. Matthieu Reinhart avait évité ce dangereux écueil; on ne le vit jamais, pas même dans sa première aurore, fréquenter ces maisons abominables où la joie ressemble à la fureur, où la soif insatiable d'acquérir attire des corsaires qui ruinent ceux qui ne sont pas filous comme eux, où les querelles sont si fréquentes et les clameurs si barbares. Sa sagesse le préserva de ces dangers et de bien d'autres; son application, qui l'attachait à son ouvrage, ne lui permit jamais de fréquenter des sociétés dangereuses qui auraient pu corrompre ses mœurs. Cette grâce singulière que l'Être suprême dispense selon sa volonté toujours sainte lui était tombée en partage;<116> il avait voué son cœur à son doux Sauveur; ce fut la source de ses vertus, comme dit le Psalmiste :116-a Mon fils, donne-moi ton cœur, et prends plaisir à mes voies.

Oui, c'est du cœur dont dépend l'homme, c'est lui qui maintient la paix dans les habitations, l'amitié conjugale et paternelle, l'harmonie avec les voisins, la soumission aux lois, l'attachement à la patrie, et qui, lorsqu'il brûle d'une sainte ardeur, donne de la ferveur, du zèle et de la dévotion. En effet, cet excellent citoyen remplit tous ses devoirs. Il épousa en 1742 Anne-Marie Gérie, veuve sans avoir été mariée. Je vous en atteste, chaste et pudique épouse, dans quelle douceur, dans quelle tranquillité, dans quelle félicité avez-vous passé les jours de votre heureux hymen! Jamais orage n'en a troublé la sérénité, jamais la Discorde n'a mêlé son flambeau à ceux de vos pudiques feux; vos cœurs étaient unis, et vous étiez l'exemple de la concorde et des bénédictions que l'Être suprême répand sur ses fidèles. L'époux prévenait l'épouse, l'épouse allait au-devant des vœux de son mari. Félicité trop rare, heureuse union, qui nous rappelle le siècle fortuné des premiers jours du monde, où l'innocence habitait la terre, de l'âge d'or tant vanté par les poëtes, et qui, pour la confusion de l'humanité, n'exista jamais que dans l'imagination brillante des fils d'Apollon! Pourquoi ces beaux exemples ne sont-ils pas plus communs à trouver? et d'où vient que, dans ceux qui suivent la turpitude du siècle, un mariage n'est qu'un long scandale? C'est que le cœur, messieurs, je le répète, le cœur n'y a point de part. Dans la vie dissipée et licencieuse du grand monde, le mariage n'est qu'une convention d'intérêt; on ne se marie pas pour soi, mais pour les avantages de sa famille; les époux vivent, comme dit saint Paul,116-b ainsi que s'ils n'étaient pas mariés; l'esprit de légèreté et d'inconstance, souvent un<117> caprice, suffit pour rompre ces liens qui devraient être perpétuels; on ambitionne la renommée d'homme à bonnes fortunes, on porte le trouble dans la maison de son voisin, on brouille une autre famille, en même temps qu'on introduit chez soi la dissension domestique. Celle à qui l'on devait sa foi ne veut pas souffrir en vain les outrages qu'elle reçoit; elle trouve une douceur funeste dans la vengeance. Aussitôt la paix est bannie de la maison; le soupçon, la jalousie, les emportements, la fureur, les haines implacables règnent dans ces cœurs où l'union et l'amour devraient seuls habiter; il n'est plus ni tendresse, ni douceur, ni retour, ni pardon à espérer, et l'habitation de ces époux, qui devait être un paradis terrestre, devient une demeure infernale. Voilà, mes frères, comme le vice, qui se présente sous des formes si flatteuses, empoisonne les jours des hommes qui s'abandonnent à ses séductions. Comparez le bonheur dont Matthieu Reinhart jouissait, avec le désordre que je viens de vous dépeindre : chez l'un vous trouvez la félicité, chez l'autre le désespoir; l'un a une âme tranquille, l'autre une conscience bourrelée; le premier, en retournant chez lui, y trouve une amie dans le sein de laquelle il peut épancher son cœur, le second y trouve une furie armée de serpents, prête à conspirer sa ruine. O fatale erreur qui nous perd dans ce monde et dans l'autre, qui nous prive d'un bonheur dont nous étions susceptibles, en allumant en nous le feu des passions désordonnées qui nous précipitent dans la perdition!

Un bon mari, mes chers auditeurs, est d'ordinaire un bon père; un cœur tendre n'est point dénaturé, il aime en ses enfants son propre ouvrage, et il respecte en eux l'image du Très-Haut qu'il leur a imprimée. Ce vertueux citoyen s'occupait sérieusement du soin de donner une bonne éducation à ses enfants; il les regardait comme des membres de la patrie, qu'il élevait pour elle. Il disait souvent : Je ne pense pas à leur laisser des richesses; mais ils hériteront de moi<118> des mœurs honnêtes. Il les examinait lui-même toutes les fois qu'ils revenaient des écoles publiques, et avait grand soin de leur faire répéter les premiers éléments de la foi, réduits en demandes et en réponses, pour leur inculquer de bonne heure les préjugés de leur croyance et les affermir dans notre sainte religion; il leur faisait une habitude de la vérité, en les punissant toutes les fois qu'il leur arrivait d'user de déguisements pour colorer leurs fautes; il ne souffrait point qu'ils se disputassent, encore moins qu'il leur échappât des discours ou des paroles indiscrètes, que le petit peuple profère si indécemment, et en quoi la rusticité des hommes agrestes fait consister toute son éloquence; il s'appliquait surtout à les rendre laborieux, afin qu'ils fussent un jour utiles à leur patrie, et à leur former le cœur, pour qu'ils le fussent à eux-mêmes. Il disait souvent : Je leur amasse un trésor de vertus. Platon ni Socrate ne pouvaient mieux s'exprimer. Si le souverain bien consiste dans la vertu, comme cela est indubitable, il a laissé après sa mort la famille la plus riche de l'État, et en même temps il s'est acquitté du premier devoir d'un bon citoyen, qui est d'élever d'honnêtes gens et des sujets zélés pour la patrie. C'est, mes frères, un devoir qui vous est commun à tous, mais que peu de personnes remplissent; un préjugé fâcheux et dangereux par ses suites fait que les parents ne s'occupent que des biens qu'ils laisseront à leur postérité, sans se donner toute l'application que demande le soin de former les mœurs et le caractère. Je laisse tant de terres à mon fils aîné, dit-on, tant d'argent à mon cadet, et une grosse dot à ma fille. Qu'arrive-t-il? Le bien est dissipé dans peu après la mort du père, et cette race perverse, sans talents et sans mérite, est réduite à la mendicité, sans avoir la consolation d'être plainte dans son infortune; voilà une famille ruinée pour l'État, et des citoyens dont la patrie ne pourra jamais tirer le moindre avantage.

<119>Le cœur est la source d'où découlent tous les biens; c'est le premier ressort des vertus morales et des qualités civiles. Matthieu Reinhart l'avait si pur et si exempt d'artifice! Il était doux, officieux envers tout le monde, compatible envers ses voisins, humain et charitable envers ses inférieurs. Il est commun à des gens de son état d'avoir des démêlés avec leurs proches, des querelles avec ceux qui exercent la même profession, ou des procès pour des fonds ou pour d'autres objets de litige. Mais il avait une si grande aversion pour tout ce qui pouvait troubler le repos de son âme, surtout pour la chicane, qu'il éluda autant qu'il était en lui ce qui pouvait donner lieu aux contestations et aux procès; plutôt que d'être traduit en justice, il cédait à ceux qui formaient des prétentions à sa charge, et il disait que c'était beaucoup gagner que de savoir céder à propos. Des procédés aussi généreux, ce noble désintéressement, lui attiraient la considération de toute la ville. On l'aurait ruiné sans doute en ne formant que des prétentions contre lui. Ses voisins le ménageaient par délicatesse, et l'on craignait avec raison de ruiner sa petite fortune en exigeant de lui des biens injustement possédés, qu'il aurait sacrifiés à son repos. Cependant cette vie exemplaire ne le garantit pas contre les effets de l'envie, qui sont des médisances et souvent des calomnies atroces. Je ne dois rien dissimuler, car je n'ai qu'à publier des louanges. Cet homme de bien passait sa vie dans son atelier, comme nous l'avons dit, sans cesse attaché à son ouvrage pénible et fatigant; c'était une nécessité pour lui de réparer ses forces. Il avait l'estomac mauvais, et s'en plaignait souvent; cela l'obligeait à boire quelques bouteilles de vin par jour, pour se fortifier, selon le conseil de saint Paul à Timothée :119-a Use d'un peu de vin pour fortifier ton estomac. Souvent, vers le soir, ses genoux défaillants lui refusaient leur secours, et comme il était tombé quelquefois par exténuation,<120> il se faisait mener pour éviter des chutes pareilles; c'en fut assez pour que ses ennemis (car qui n'en a pas?) envenimassent sa conduite, et qu'ils l'accusassent de débauches outrées. Ces perfides disaient avec un air de dédain et un ris moqueur : C'est là cet homme saint, c'est là ce phénomène de notre ville! Apparemment c'est quand il a noyé sa raison dans le vin, ou qu'il tombe, ne pouvant plus se soutenir, qu'il fait ces ouvrages qui lui donnent une si grande célébrité. On veut que des cordonniers ivres travaillent? Eh bien, si cela est, nous le surpasserons bientôt, et l'on verra si nos souliers n'auront pas autant de vogue que les siens. Que faisait notre pieux artisan, lorsqu'il entendait ces organes du mensonge vomir ces horribles calomnies? Il les mettait, mes frères, aux pieds de Christ, et disait qu'il rendait grâces à ceux qui l'humiliaient; il bénissait ses ennemis, il implorait la miséricorde divine pour ceux qui le blâmaient et le persécutaient, il trouvait une consolation à n'être pas mieux traité que le juste blasphémé par les Juifs profanes, à porter la croix de ce divin Sauveur, qui, par un supplice infâme, avait racheté son âme de la perdition éternelle; c'était le moyen de profiter de ses souffrances, et de s'ériger aux dépens de ses ennemis, qui croyaient l'abattre, un trophée céleste que la méchanceté des hommes ne peut ruiner ni détruire. Il ne rendit jamais le mal pour le mal; il ne connaissait pas le perfide plaisir que des âmes corrompues trouvent dans la vengeance, le plaisir funeste de payer les médisances et les insultes par des satires encore plus cruelles, qui déchirent ou assassinent la réputation du prochain; sa simplicité était si grande, qu'il recevait les avis avec reconnaissance, les leçons avec soumission, les reproches avec tranquillité, et les outrages en les pardonnant. Quel exemple de modération pour vous, grands de la terre! et quelle leçon vous fait un pauvre, mais pieux artisan! Un homme, peut-être l'objet de votre orgueilleux mépris, et dont vous croyez que le nom salirait votre mémoire, s'il<121> y restait gravé, vous enseigne que l'on peut vivre en bonne harmonie avec ses plus proches voisins; sa jurisprudence, si différente de la vôtre, vous montre qu'il y a des voies pour éviter les querelles, pour éluder les disputes, et pour conserver la paix et le repos; qu'il y a une certaine magnanimité d'âme, bien supérieure aux emportements de la vengeance, qui porte la miséricorde jusqu'à pardonner les injures et les outrages : au lieu que, chez vous, les moindres démêlés s'enveniment, de petites querelles produisent des guerres sanglantes; votre vanité, plus cruelle que la barbarie des tyrans, sacrifie des milliers de citoyens à la fausse gloire, et pour un mot que l'ambition et la haine interprètent, des provinces entières sont saccagées et ruinées; vos fureurs livrent la terre à la rapacité des bêtes féroces déchaînées pour l'envahir; tous les fléaux, toutes les calamités désolent le monde à leur suite, et tant de malheurs déplorables ne proviennent que de vos inimitiés funestes. Que Matthieu Reinhart était sage! L'on devrait121-a graver en lettres d'or sur les palais des rois ces belles et mémorables paroles : C'est beaucoup gagner que de savoir céder à propos.

Mais où est-ce qu'un zèle outré m'emporte? Arrêtons cet enthousiasme du bien public, tirons un voile respectueux sur les actions des puissants que la Providence a placés sur les trônes du monde; adorons en silence les voies dont elle se sert pour amener ces révolutions qui abaissent ou élèvent les empires; et, sans plus sonder ses décrets impénétrables, quittons les palais des grands, où l'ambition et l'orgueil résident, et retournons à la cabane du pauvre, où habitent le travail et la vertu. Oui, mes frères, nous sommes sûrs de l'y retrouver; cet homme juste, qui savait si sagement entretenir la concorde et l'harmonie avec ceux avec lesquels son sort l'obligeait de vivre,<122> aimait les lois, les prévenait par ses actions également équitables et droites; il ne craignait point les magistrats si redoutables aux pervers, mais il leur était soumis et obéissant. Sa probité reconnue, qui lui attirait tous les cœurs, faisait que communément l'on confiait des dépôts à sa garde; cette fatalité qui a tant d'influence sur les événements voulut que des personnes qu'il ne connaissait pas déposassent chez lui quelque somme et des effets de toute espèce; l'événement prouva que ces malheureux étaient des filous qui avaient confié leur vol à sa garde.122-a Les magistrats apprirent, en saisissant les voleurs, l'endroit où ils avaient caché ces effets; on les saisit. Mais comme cet homme pieux était trop connu par sa dévotion, on ne le soupçonna pas même d'être recéleur, et la justice, qui comprit que des méchants avaient abusé de sa bonne foi, ne fit point de procédures contre lui; mais ce vertueux artisan s'offrit à réparer de son bien toute la somme dérobée, dont les scélérats ne lui avaient apporté qu'une partie. Depuis ce funeste accident, il devint plus circonspect, et ne prodigua plus ses services aux inconnus.

Il était un vrai zélateur de sa patrie; il la considérait comme sa mère; c'était pour elle qu'il élevait ses enfants; pour elle il contribuait, autant que sa condition le lui permettait, à la faire fleurir. S'il arrivait que quelque étranger étourdi et plein de suffisance s'avisât de parler avec dérision de quelques coutumes ou de quelques usages du pays, lui, qui était si doux et si humain, aurait été capable de se battre avec l'indiscret qui avait ainsi aventuré ses décisions. On a vu accourir ce bon citoyen à tous les incendies; et quoiqu'il ne fût point obligé de s'y trouver, il y était des premiers, il saisissait courageusement une échelle, et montait aux endroits où l'embrasement était le plus violent; et là, environné d'ondes enflammées, agitées par le vent, on le voyait, infatigable à éteindre le feu, abattre les matières com<123>bustibles où il pouvait parvenir,123-a sauver l'édifice embrasé, ou, si l'embrasement et l'activité du feu avaient fait trop de progrès,123-b préserver les bâtiments voisins, et servir tout le monde par principe de vertu et par la noble ardeur d'être utile à sa patrie.

Tant de vertus étaient consacrées par une dévotion exempte de toute hypocrisie; il avait donné son cœur à Dieu, et c'était de ce principe que découlaient les actions estimables dont je viens de vous entretenir. Jamais foi ne fut plus fervente que la sienne. De tous nos saints livres, ceux qu'il lisait avec le plus d'application et de plaisir, c'étaient les prophètes de l'Ancien Testament et l'Apocalypse de saint Jean, parce que, disait-il, il n'y comprenait rien du tout. Il souhaitait que toute la religion ne fût que mystère, pour mieux exercer sa foi; il savait captiver sa raison au point de ne jamais raisonner sur ce qu'il avait lu; rien n'était incroyable pour lui. Avec quel zèle nous l'avons vu dans ces saints lieux assister à toutes nos cérémonies religieuses avec l'humilité d'un chrétien, avec l'attention d'un disciple, avec la componction d'un régénéré, apportant dans nos temples, pour préparation aux leçons de l'Évangile, un esprit docile et une âme soumise! Il ne souffrait jamais qu'on lui parlât pendant la prédication, s'interdisait123-c même l'usage du tabac, de crainte que, étant obligé de se moucher, il ne perdît le fil de nos instructions. Ah! qu'il blâmait ces mondains qui ne semblent venir dans les églises que pour étaler dans les tribunes le faste et la parure, pour voir et pour être vus, toujours distraits et toujours avec leurs pensées loin du lieu saint, où ils ne vont que par un reste de bienséance! Pour lui, on ne le voyait jamais remuer; immobile et les yeux fixés sur le pontife, il semblait goûter dans une extase anticipée toutes les douceurs de la<124> Sion céleste, et s'abreuver d'avance de ces torrents de volupté qui coulent sans discontinuation pour les fidèles, et dont il jouit à présent dans la plénitude des élus. Quand il approchait des saints autels pour y recevoir le pain de vie, c'était toujours avec crainte et un saint frémissement; il disait : Seigneur, je suis indigne que vous veniez habiter chez moi, qui ne suis que cendre et poussière; et en s'éloignant des sacrés mystères, il se sentait conforté, comme si un nouveau rayon de la grâce l'avait éclairé. C'est cette piété, c'est cette foi aveugle qui lui procura ce repos inaltérable de l'âme qu'il sut conserver jusqu'à sa fin.

A sa fin? Oui, mes frères, tout ce qui a un commencement est lait pour finir; il n'y a que l'Être des êtres seul toujours permanent, toujours subsistant par soi-même et inaltérable en éternité;124-a mais la loi imposée depuis la chute funeste de notre premier père dans le paradis doit s'exécuter sur sa malheureuse postérité. Notre saint artisan voyait la mort qui venait à lui; un mal qui était le précurseur de sa destruction l'avertissait que sa carrière était près de se terminer; il s'affaiblissait à vue d'œil; son corps usé de maux était sur son déclin; mais son âme, comme une colonne dont la masse solide étaye un édifice ruineux, en était le ferme soutien. Il vit la mort sans la craindre; la vie d'un juste avait préparé la mort d'un régénéré. Combien de fois s'humilia-t-il devant son Créateur, en gémissant de ses imperfections! Combien de fois ne s'accusa-t-il pas de mauvaises pensées et des moindres irrégularités de sa conduite? Combien de fois ne demanda-t-il pas pardon à Dieu d'avoir perdu à l'ouvrage un temps qu'il devait consacrer à l'oraison! Ce Dieu de miséricorde couronna sa persévérance, et l'assista puissamment. Dans ces moments extrêmes où le monde, les amis, les parents, et l'art de ceux qui disputaient le terrain de sa vie pied à pied à la mort, ne pouvaient plus le secourir, il<125> voyait le ciel ouvert, il croyait assister à ce concert des anges et des vieillards de l'Apocalypse125-a qui chantent un éternel alleluia, il oubliait le monde et ses propres douleurs, il commençait déjà sur terre à être un citoyen céleste, et, sur son lit de souffrance, il entonnait le cantique de son triomphe. Quelle nouvelle pour la ville alarmée, quand vers le midi une voix fit retentir la place publique de ces tristes paroles : Matthieu Reinhart se meurt! On accourt, on s'empresse, le peuple s'attroupe à grands flots autour de la maison; ce ne sont que plaintes, cris, larmes, gémissements, regrets, sanglots; tout le monde participe à cette perte,125-b et la mort d'un seul homme devient une calamité publique. Le tribut d'affliction que l'on paya à son mérite, ces regrets que l'on donna à sa vertu, les plaintes lamentables de ceux qui ne croyaient pouvoir plus être chaussés en le perdant, tout ce qui tient à la réputation, à la vanité, à la gloire, sont des idées que nous devons écarter de nos esprits. Je craindrais, en vous en entretenant, que ces froides reliques, que les cendres éteintes de cet homme si modeste ne se ranimassent pour me dire : Comment oses-tu proférer tant de paroles frivoles devant ce triste sépulcre? comment oses-tu t'arrêter à me louer, moi, qui ai toujours résisté aux plus légers applaudissements? N'es-tu dans cette chaire que pour flatter l'orgueil des vivants et leur rappeler le souvenir de ma vaine réputation? Ta place, ton sacré ministère, ne t'avertissent-ils pas que c'est de là-haut que tu les dois confondre? Rends plutôt grâce à cet Être éternellement adorable qui m'a délivré de ces biens mortels pour me recevoir dans sa béatitude céleste.

Suivons ces conseils, mes frères; que sa mort nous apprenne que le temps fugitif emporte nos jours et nos années, que dans peu nous ne serons tous que cendre et que poussière; qu'alors le mausolée su<126>perbe où l'orgueil des humains croit survivre à leur destruction, et le simple cercueil affaissé sous le poids de la terre qui le couvre, sont des habitations égales; qu'après la fin de la vie cessent toutes ces distinctions de rang et de naissance dont l'aveuglement des faibles mortels fait tant de cas. Incrédules qui osez porter un regard profane dans le sanctuaire, tremblez en voyant ce sépulcre. Que la foi de l'homme pieux qui nous a causé tant de larmes vous serve de modèle. Renoncez à votre superbe raison qui vous égare, et adoptez la simplicité de cœur de ce régénéré, qui le sauve, de ce saint qui se piquait de ne rien comprendre et de croire pourtant. Vous, chrétiens endurcis, qui êtes entraînés par le torrent impétueux du siècle, méditez la mort d'un juste qui a résisté à des tentations passagères pour jouir à présent d'un bonheur durable. Vous qui courez la même carrière que celui dont je vous ai tracé les vertus, que son exemple vous anime à imiter tant d'éminentes qualités qu'il a possédées; sachez et retenez bien que l'on peut se distinguer dans toutes les conditions, que ce ne fut pas parmi les riches que l'Homme-Dieu choisit ceux qu'il daigna associer à ses saints travaux, mais parmi la lie du peuple hébreu. Et vous, sa famille éplorée, séchez vos larmes, et ne souillez point par vos regrets outrés la gloire de celui qui est assis à présent à la droite du Père, entre le Fils et le Saint-Esprit; suivez ces exemples dont vous avez été les témoins, et préparez-vous par une vie sainte et toute chrétienne à le rejoindre lorsque votre heure sera venue. Pour moi, messieurs, qui ai satisfait au triste devoir dont j'ai été chargé, après vous avoir fait l'éloge des plus rares vertus, mais de ce qui était vrai, manifeste, et connu de tout le monde, vous ne me reverrez plus dans cette chaire consacrer cette voix à vous rappeler le souvenir de ceux que vous aurez perdus. Loin de profaner mon saint ministère à vous représenter un mérite feint et des qualités supposées, renfermé dans la sphère de mon sacerdoce, et vouant le reste<127> de mes forces défaillantes au troupeau qui m'est confié, je me bornerai à l'emploi d'atterrer les uns par les menaces terribles des vengeances divines, et de consoler les autres par des paroles de paix et de miséricorde, pour pouvoir, lorsqu'à mon tour la mort viendra me frapper, me présenter devant le tribunal de mon juge, et lui dire : Seigneur, me voici avec ceux que tu m'as confiés.127-a

<128>

101-a Vous apprendre. Variante de l'exemplaire de la Bibliothèque royale de Berlin, p. 3.

101-b De sa miséricorde. L. c., p. 3.

101-c Ne vous attendez donc point de moi à des portraits. L. c., p. 4.

102-a Quelle était la famille et les ancêtres, etc. L. c., p. 5.

103-a Epître de saint Paul aux Hébreux, chap. VII, v. 1-3. Voyez t. IX, p. 43; et t. X, p. 64, 73 et 187.

104-a Sa charité. Variante de l'exemplaire de la Bibliothèque royale, p. 6.

105-a Épître aux Romains, chap. XI, v. 33.

106-a Et ils sont sans sentiment. Variante de l'exemplaire de la Bibliothèque royale, p. 8.

107-a Avant que d'avoir. L. c., p. 8.

111-a Saint Matthieu, chap. XIII, v. 57.

114-a Qu'il est heureux quand les grands talents sont joints au mérite solide, et que les qualités brillantes sont unies, etc. Variante de l'exemplaire de la Bibliothèque royale, p. 15.

116-a Ou plutôt Salomon, Proverbes, chap. XXIII, v. 26.

116-b Ie Épître aux Corinthiens, chap. VII, v. 29.

119-a Ire Épître, chap. V, v. 23.

121-a Que Matthieu Reinhart était sage, et que l'on devrait, etc. Variante de l'exemplaire de la Bibliothèque royale, p. 21.

122-a Qui avaient volé dans le voisinage ce qu'ils avaient confié à sa garde. L. c., p. 21.

123-a Où il pouvait gagner. L. c., p. 22.

123-b Tant de progrès. L. c., p. 22.

123-c Il s'interdisait. L. c., p. 22.

124-a En toute éternité. L. c., p. 23.

125-a Chap. IV et VII.

125-b A sa perte. Variante de l'exemplaire de la Bibliothèque royale, p. 23.

127-a Évangile selon saint Jean, chap. XVII, v. 11 et 12.