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XVII. LETTRE A M. LE MARÉCHAL DUC DE BELLE-ISLE, A L'OCCASION DE LA SIENNE, DU 23 JUILLET 1759, A M. LE MARÉCHAL DE CONTADES.

A Londres, ce 21 d'août 1759.



Monsieur,

Je ne suis pas Hanovrien, je ne suis pas piqué du traitement que vous prépariez pour cet électorat; mais j'ai l'honneur de vous adresser cette lettre simplement comme homme qui me crois intéressé aux droits naturels de l'humanité, que vous paraissez un peu trop négliger.

La guerre la moins cruelle est nécessairement accompagnée d'horreurs que les plus grands héros, de tout temps, ont tâché d'adoucir autant qu'il dépendait d'eux. Même les Ostrogoths et les Vandales, qui, les premiers, ont envahi ces pays que vous destiniez au ravage, n'en ont pourtant pas fait des déserts, quoique peut-être n'avaient-ils pas des ressources pour leurs dépenses les plus urgentes et pour les réparations nécessaires de leurs troupes, que dans l'argent du pays ennemi.

<143>Je crois comme vous, monsieur, que la France n'a plus de ressources pour les dépenses de la guerre; du moins il est sûr qu'elle n'a plus la grande ressource du commerce. Mais cette extrême pauvreté n'autoriserait tout au plus qu'une levée rigoureuse en contributions, et la prise des foins, pailles, avoines, blés, bestiaux et chevaux; car pour en enlever les hommes, c'est trop corsaire. Mais pourquoi, au nom de Dieu, faire un désert de cet électorat? Faut-il donc que les conquêtes de la France soient toujours marquées au coin des ravages, des dévastations et des incendies? et enviez-vous à M. de Turenne les excès de barbarie qu'il commit dans le Palatinat, où il exécuta trop à la lettre les ordres inhumains d'un ministre du département de la guerre que la cruauté et la brutalité caractérisaient? On croit, et je le crois aussi, que le Roi son maître ignorait ces excès de fureur; je dirai plus, je suis persuadé que le Roi votre maître, dont l'humanité est reconnue, ignore aussi les ordres que vous avez jugé à propos d'envoyer à M. le maréchal de Contades. Je vous dirai encore ce que peut-être vous ignorez, mais qui pourtant est très-vrai; c'est que M. de Contades, dès qu'il sut que votre lettre était devenue publique, doit avoir dit qu il se serait bien donné de garde d'exécuter de tels ordres, puisqu'il faisait la belle guerre en honnête homme, mais qu'il ne faisait pas des déserts en barbare et en incendiaire. Au reste, que diront les Allemands, même vos alliés, de ce beau désert que vous vouliez faire d'un État très-considérable de l'Empire? Cela ne leur fera-t-il pas faire des réflexions qui probablement ne contribueront guère à cimenter vos alliances avec eux?

Mais c'était d'un pays ennemi, direz-vous, que vous vouliez faire un désert. - J'en conviens; mais en même temps le bon naturel et la bonne volonté y paraissent; et je ne doute pas que ce ne soit un avis salutaire aux princes de l'Empire, qui en tireront les conclusions naturelles.

Vos ennemis diront peut-être qu'il y a tant soit peu de fatuité<144> dans les compliments de félicitation que vous faites à la France, de posséder un ministre militaire tel que vous; mais je vous excuse : Cicéron a dit autrefois la même chose,144-a et il est sûr que les grands hommes sont au-dessus des règles vulgaires de la bienséance. Mais ce que je ne peux pas vous passer, c'est ce don de prévoyance, pour ne pas dire de prophétie, que vous vous attribuez. Un ministre militaire qui sait prévoir! De grâce, M. le maréchal, ne prévoyez plus, je vous en conjure même au nom du Roi votre maître, à qui vos prévoyances ont toujours porté guignon. Vous avez prévu, dans la dernière guerre, quand vous croyiez avoir le sort de l'Allemagne entre vos mains, que vous mettriez la belle reine de Hongrie en chemise,144-b et que vous la feriez signer telle paix que vous voudriez sur les remparts de Vienne.144-b Le contraire est arrivé, et l'armée de plus de cent mille hommes que vous commandiez s'est entièrement fondue, sans coup férir.144-b Vous avez encore prévu que M. le prince Ferdinand de Brunswic serait battu, et que le maréchal de Contades, de concert avec un ministre militaire qui sait prévoir et se concerter avec le général, serait bientôt en état de faire un désert de l'électorat de Hanovre. Mais la bataille de Minden n'a pas réalisé votre prévoyance, au contraire; et, si je me mêlais de prévoir (mais vous m'en dégoûtez), je prédirais que les tristes débris de l'armée française repasseront le Rhin bien plus vite qu'ils ne l'ont passé. Vous prévoyez encore, en termes de prophéties, car ils sont assez obscurs, ce que vous savez. Nous savons ce que vous vouliez dire aussi bien que M. de Contades; mais nous savons en même temps que ce que vous savez n'arrivera pas. Encore une fois donc, je vous en supplie, corrigez-vous de ces prétentions au don de prophétie, puisque vous devez bien être convaincu que<145> c'est l'esprit malin qui vous les inspire, et que précisément le contraire ne manque pas d'arriver.

Je ne puis pas finir sans revenir pour un moment à votre désert; mon humanité s'en trouve trop blessée. Serait-ce par rancune personnelle contre un pays145-a où, par une étourderie qui ne convenait pas à votre âge, vous vous étiez fourré en temps de guerre, et y fûtes fait prisonnier? Si c'est cela, l'Angleterre doit aussi trembler relativement à ce que vous savez, car vous y avez été retenu prisonnier; mais elle ne craint point de devenir un désert; elle compte sur ses propres forces pour sa sûreté, et un peu sur le malheur constant qui accompagne vos prédictions. Au lieu de désert, elle restera jardin, telle que vous l'avez vue, et se flatte d'avoir longtemps l'honneur, comme par le passé, de contribuer à l'embellissement du vôtre.

J'ai l'honneur d'être, etc.

l'Inconnu.


144-a L'Auteur fait probablement allusion au discours de Cicéron pro Murena, chap. XI : « Summa dignitas est in iis, qui militari laude antecellunt : omnia enim, quae sunt in imperio et in statu civitatis, ab iis defendi et firmari putantur. » Voyez aussi Cicéron, l. c. chap. XXXVIII, vers la fin.

144-b Voyez t. II, p. 88, 89, 143 et 144; et t. III, p. 5.

145-a Voyez t. III, p. 90, et t. XI, p. 265.