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XIX. LETTRE D'UN SUISSE A UN GÉNOIS.



Monsieur,

Il faut que l'imagination forte de vos compatriotes surpasse beaucoup l'instinct des pauvres Suisses reclus dans des montagnes couvertes d'une neige éternelle, qui, en glaçant les esprits, ne leur laissent que la faculté de réfléchir. Votre lettre a pensé me communiquer l'ardeur de vos sentiments; il s'en est fallu peu que les deux Impératrices et tous ces rois leurs alliés ne m'aient rempli d'étonnement et d'admiration. Cependant cette alliance, qui ne me paraît que terrible, formidable et funeste, vous inspire l'enthousiasme; vous parlez avec ravissement de celui dont l'art a pu réunir tant de vues contraires et fixer sur un même objet les projets de tant d'ambitieux. J'aimerais autant, je vous l'avoue, admirer la peste cruelle qui désola Marseille,153-a le tremblement de terre qui mina Quito et Méquinez, ou celui qui bouleversa Lisbonne, les éruptions des volcans, les foudres, les inondations et tous les fléaux qui affligent l'humanité. Ces causes funestes de nos désastres portent toutes un caractère de grandeur qui en impose; leurs effets<154> terribles se présentent à l'imagination, et ces scènes tragiques intéressent, en nous touchant. Tel est le caractère de l'esprit humain, qu'il saisit avec empressement tout ce qui lui donne des idées vastes, grandes ou merveilleuses. De là vient que d'illustres fourbes qui ont eu la réputation de grands politiques, de célèbres brigands qui ont usurpé le titre de héros, ont perpétué leurs noms dans la mémoire des hommes; tandis que de véritables bienfaiteurs de l'humanité, hommes qui, dans le silence, se rendaient utiles à leur patrie, soit en inventant des arts, soit en les encourageant, ont été ensevelis dans un honteux oubli. Soyons donc sur nos gardes, et ne confondons point ce qui est grand avec ce qui est louable, et des objets imposants avec des choses utiles.

Le seul point de vue dans lequel un citoyen doive examiner les opérations des politiques est sans doute celui de leur rapport avec le bien de l'humanité, qui consiste dans la sûreté publique, dans la liberté et dans la paix. En partant de ce principe, tous ces noms de puissance, de grandeur, de force, ne me frappent plus; je méprise l'artifice et la subtilité des négociateurs pour rassembler des bouts de l'Europe ces grandes armées qui vous charment, et je ne m'attache qu'à creuser dans l'esprit de ces politiques pour y découvrir leurs vues et le fond de leur système.

Cette alliance me paraît une conspiration des plus forts pour accabler les plus faibles; c'est une ligue d'ambitieux qui veulent envahir les biens d'ennemis qu'ils croient ne pouvoir leur résister, des géants qui se battent contre des nains, des souverains qui partagent d'avance la dépouille de ceux qu'ils veulent vaincre, pour s'attacher plus étroitement leurs alliés par l'appât de l'intérêt. Si nous séparons de cette alliance les noms respectables qui la consacrent, si nous attribuons un moment les manœuvres de politique qui vous paraissent sublimes, à des particuliers, quel nom leur donnerons-nous? Si au lieu de cette multitude de guerriers et de héros qui couvrent la face de la<155> terre, nous y substituions un ramas d'hommes obscurs et sans aveu, comment qualifierions-nous leurs démarches? Ne me dites point que les souverains, n'ayant aucun juge au-dessus d'eux, ont le droit de décider leurs différends par l'épée; je le sais, et personne ne le leur conteste. S'ensuit-il que dix doivent se liguer contre deux pour les anéantir? et la politique doit-elle se dispenser entièrement des idées d'équité, de justice et de probité pratiquées par toutes les nations? Je vous dirai encore plus : que si cette grande alliance réussit à écraser ses ennemis, cela ne lui fera aucun honneur, car la gloire n'est le prix que des obstacles vaincus et des plus difficiles travaux. L'histoire ne nous fournit que l'exemple de la ligue de Cambrai, faite pour déchirer la république de Venise, que nous puissions comparer avec la grande alliance qui, de nos jours, se propose d'accabler la Prusse. Dans l'antiquité, nous voyons que les Romains parvinrent à subjuguer les nations, parce que ces peuples, la plupart barbares, n'eurent jamais l'adresse de se liguer ensemble pour résister à l'ennemi commun. Depuis que le colosse de l'empire romain fut détruit, il se forma de ses débris de grands royaumes que de puissants vassaux affaiblirent; les princes, sans autorité, luttaient sans cesse contre leurs sujets, et, trop retenus par des dissensions intestines, ils ne purent se rendre redoutables à leurs voisins. Après bien des siècles, l'autorité souveraine s'établit et jeta de profondes racines; nous fixons l'époque du pouvoir monarchique aux règnes de François Ier et de Charles-Quint. Alors tout changea; l'ambition des rois, n'ayant plus de frein qui l'arrêtât, s'exerça sur tout ce qui lui parut un objet de cupidité et d'agrandissement. Henri VIII, roi d'Angleterre, maintint par sa conduite habile l'équilibre entre la fortune de Charles-Quint et celle de François Ier, sans quoi le plus heureux ou le plus hardi des deux aurait bouleversé l'Europe. Depuis, cette balance du pouvoir devint l'objet principal de la politique des princes, et les faibles trouvèrent une ressource contre l'oppression des puissants. L'histoire moderne<156> nous en fournit mille exemples : là, ce sont les Français qui assistent la ligue protestante d'Allemagne pour empêcher les Empereurs de rendre leur pouvoir despotique; ici, c'est, ou les rois de Danemark, ou ceux de Suède, qui viennent au secours de la liberté germanique; tantôt c'est toute l'Europe qui accourt à l'aide de la maison d'Autriche, dont Soliman II faisait assiéger la capitale; dans d'autres occasions, les Empereurs, l'Angleterre, la Hollande et presque toute l'Europe se réunissent pour former un contre-poids capable de tenir en équilibre la puissance de Louis XIV, qui menaçait de tout envahir. C'est à cette sage politique que nous devons la durée des divers gouvernements européens; cette digue s'est constamment opposée aux débordements de l'ambition. Je ne sais comment il est arrivé que tout d'un coup l'Europe a perdu cette balance, dans le temps où peut-être elle en avait le plus besoin; c'est peut-être une suite de ce revirement de système si subit qui nous a paru un coup de théâtre. Il était cependant vraisemblable que les souverains feraient à peu près de même que ces liqueurs que les chimistes renferment dans une fiole, qui, après avoir été un temps brouillées, reprennent d'elles-mêmes, selon les lois de la pesanteur, les couches qui leur sont propres. Mais il en est arrivé tout autrement, parce que les causes qui opèrent sur la nature sont permanentes, et les raisons qui décident le conseil des princes sont assujetties aux passions humaines. Or, vous jugerez maintenant des funestes effets que peut produire ce complot de monarques, cette conjuration qui avait pour vous tant de charmes : si ces souverains parvenaient à écraser les rois d'Angleterre et de Prusse, ils y prendraient tant de goût, que bientôt les spectateurs auraient leur tour, et cette puissante ligue établirait en Europe un despotisme insupportable, tyrannique, et honteux à toutes les nations. Que deviendrait alors la sûreté des possessions? quel souverain serait assuré sur son trône, et ne craindrait pas de le voir renverser d'un jour à l'autre, et ses États usurpés? Royaumes, électorats, républiques, petits<157> gouvernements, tous n'auront qu'une existence précaire, et seront absorbés enfin dans le gouffre de ces puissances prépondérantes. Les souverains qui naturellement devaient prendre parti dans cette guerre sont tous demeurés isolés ou neutres; aucun d'eux n'a pensé à cette devise des Hollandais, à ce faisceau de flèches : Ma force consiste dans mon union. Leur sécurité me paraît trompeuse; ils pensent jouir de la paix à titre de bénéfice, et il semble qu'ils se contentent que, s'il faut périr, ils auront l'avantage que leur chute sera la dernière.

Tout se répète, monsieur; Salomon avait raison de dire que le soleil n'éclaire rien de nouveau sur la terre. Les mêmes scènes reparaissent, il n'y a que le nom des acteurs de changé. La ligue des puissants monarques qui menace l'Europe est absolument semblable au triumvirat d'Auguste, d'Antoine et de Lépide; les uns et les autres ont commencé par se sacrifier leurs plus anciens amis. Les uns proscrivirent des sénateurs, les autres proscrivent des souverains. Les triumvirs, après avoir vaincu Brutus, ayant anéanti la liberté et la république, ne trouvant plus d'intérêts dont le lien pouvait les unir, tournèrent leurs armes contre eux-mêmes; Lépide devint leur première victime, et le plus fourbe des trois, qui se trouva être Auguste, ayant écrasé ses collègues, finit par réunir en lui seul le pouvoir et la monarchie. Ce qui a été une révolution rapide chez les Romains se fera de nos jours avec plus de lenteur; l'ambition ne change pas d'allure. Si nos triumvirs157-a modernes sont heureux, ils auront les mêmes projets et le même sort que ceux de l'antiquité. Ma logique est fondée sur l'analogie et sur l'expérience; je souhaite pour le bien de l'humanité que mes conjectures se trouvent fausses; je ne suis pas prophète, ni ne veux l'être.

Vous connaîtrez par ces réflexions que cet or qui vous avait ébloui<158> est mêlé de beaucoup d'alliage; vous pouvez à présent l'épurer à votre creuset. Je supprime une foule de réflexions dont cette matière est susceptible; je m'en rapporte bien à vous, monsieur; vous les ferez sans que j'aie besoin de vous les suggérer. Pardonnez toutes celles dont je vous accable; ce sont des fruits de mon pays. Ils conservent peut-être le goût du terroir; ils ne valent certainement pas les agréments dont votre imagination brillante embellit tous les objets auxquels elle touche. Croyez au moins que je suis capable de sentir ces beautés et de les admirer; c'est de quoi je vous prie d'être persuadé, ainsi que de l'estime, etc.


153-a En 1720.

157-a Frédéric désigne souvent ses ennemis politiques par le nom de triumvirs et de triumvirat. Voyez t. XII, p. 100, 103, 137 et 161; voyez aussi les lettres du Roi à Voltaire, du 16 janvier 1758 et du 18 mai 1759, et sa lettre au marquis d'Argens, du 19 février 1760.