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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XV.

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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XV. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCL

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ŒUVRES POÉTIQUES DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE TOME VI. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCL

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MÉLANGES LITTÉRAIRES

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AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

Ce volume, que nous intitulons Mélanges littéraires, est formé de tous les ouvrages non versifiés que leur caractère permet de placer à la suite de la série poétique. La plupart des pièces de cette collection, plaisanteries, facéties satiriques, rêves, feuilles volantes, etc., se répandirent dans le public aussitôt après leur composition, comme pièces détachées, soit manuscrites, soit imprimées; d'autres ne parvinrent qu'aux amis de l'Auteur, qui lui-même les perdit de vue, n'en ayant pas conservé de copies. Quant aux feuilles volantes, c'étaient, comme le montrent divers propos du Roi cités dans l'Avertissement du IXe volume, p. IV, les armes dont il se servait dans l'espèce de guerre littéraire qu'il faisait à ses ennemis politiques.

I. SERMON SUR LE JOUR DU JUGEMENT.

Ce Sermon, trouvé dans les papiers de M. de Catt, lecteur du Roi, est conservé aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, D). En entier de la main du Roi, et d'une écriture serrée, il tient cinq pages et demie d'un papier petit in-4 à bordure noire, et n'est ni signé ni daté.

Cette facétie fut composée dans les semaines qui suivirent la défaite de Hochkirch et la mort de la margrave de Baireuth; le but du Roi, en se livrant à ce <II>travail, était de se distraire de ses idées lugubres et de reprendre toute l'énergie et la sérénité de son âme.

Pour mieux faire connaître la situation morale dans laquelle il se trouvait, nous transcrivons un fragment des Mémoires (manuscrits) de M. de Catt, également déposé aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, C).

« Bataille de Hochkirch. »

« Je fus appelé vers les trois heures après midi, jour de la bataille. J'entre en tremblant, le Roi vient à moi, en me déclamant ces vers de Mithridate :II-a »

Enfin, après un an, tu me revois, Arbate, etc.

« Il récitait tout ce qui pouvait le concerner, en faisant quelques changements, comme : Daunus a saisi l'avantage, etc. ... Les uns sont morts, j'ai sauvé tout le reste. »

« Quand j'entendis qu'on me parlait en vers, je fus rassuré, et l'on causa assez tranquillement sur cette fâcheuse affaire. Il donna beaucoup de regrets à la mort du maréchal Keith, qu'il loua extrêmement pour ses grands talents militaires, ses connaissances et sa dextérité dans les affaires politiques. Il donna aussi des regrets à la mort du prince François de Brunswic. En parlant de ces deux personnes, il répandit des larmes, et il en répandit abondamment dans cette séance, en me parlant de sa sœur la margrave de Baireuth, dont il avait reçu de tristes nouvelles sur la maladie qu'elle avait depuis quelques mois. En effet, deux jours après, il apprit la nouvelle de la mort de cette princesse. Jamais je ne vis tant d'affliction : volets fermés, un peu de jour éclairant, sa chambre, des lectures sérieuses : Bossuet, Oraisons funèbres, Fléchier, Mascaron, un volume de Young, qu'il me demanda, etc. »

De Catt dit ailleurs :II-b « Pendant le quartier d'hiver de Breslau, où le Roi continuait ces lectures sombres, je lui dis un jour : Votre Majesté veut-elle donner dans la dévotion? Il ne répondit rien, et quelques jours après il me dit : Vous avez été surpris de mes lectures; voici ce qu'elles ont produit. Et il me donna un Sermon sur le jugement dernier, écrit sur du papier de deuil, et l'Éloge de Matthieu Regnaud, maître cordonnier, qui a été imprimé. »

C'est ainsi qu'en donnant un aliment à la gaîté naturelle de son esprit, le Roi surmonta sa tristesse, et put reprendre son activité ordinaire. Il doit avoir com<III>posé un autre ouvrage du même genre à son quartier général de Grimma, le 4 septembre 1757. C'est le Sermon prononcé un jour devant M. l'abbé de Prades par son aumônier ordinaire, le philosophe de l'incrédulité; mais ce titre est tout ce que nous en savons. Voyez Militärischer Nachlass des Preussischen General-Lieutenants Victor Amadeus Grafen Henckel von Donnersmarck, herausgegeben von Karl Zabeler. Zerbst, 1846, t. I, partie II, p. 289.

II. ÉLOGE DE LA PARESSE. Dédié au marquis d'Argens.

L'Auteur envoya cet écrit à d'Alembert le 4 août 1768. Nous n'en connaissons qu'un seul exemplaire imprimé (15 pages in-8), celui qui fut donné par le Roi à sa sœur la princesse Amélie, et qui appartient actuellement au gymnase de Joachim, à Berlin.

Déjà dans son Épître à d'Argens, du mois de mai 1747 (t. XI, p. 50), Frédéric disait, en invitant, son ami à venir à Sans-Souci :

Mais, indolent marquis, tandis que je vous fais
De cette saison ravissante,
Par mes crayons, quelques portraits,
La paresse, qui vous enchante,
L'œil chargé de pavots, engourdie et pesante,
Sous ses lois vous captive enfin.

Voyez aussi, t. XIII, p. 55-58, l'Épître au lit du marquis d'Argens, du 7 février 1754.

III. FACÉTIE A M. DE VOLTAIRE. RÊVE.

Cette Facétie, inconnue jusqu'ici, fut envoyée par Frédéric à Voltalre et à d'Alembert, le 12 décembre 1770. La réponse de d'Alembert est datée du 3 janvier 1771; celle de Voltaire, du 11. L'exemplaire qui a appartenu à celui-ci fait partie de la collection du comte de Suchtelen; au bas du titre se lisent ces mots de la main de Voltaire : Reçue le 31 décembre 1770.

<IV>

IV. RÊVE.

Cette pièce fut envoyée par l'Auteur à Voltaire le 9 juillet, et à d'Alembert le 13 août 1777. La réponse de Voltaire, où il cite la fin du morceau, est datée du mois d'août de la même année, et celle de d'Alembert, du 22 septembre. C'est aussi de la collection du comte de Suchtelen que nous avons tiré cette facétie, encore inédite.

Outre ces deux Rêves, il existe un Songe en vers de Frédéric, adressé à Vol-taire, et faisant partie d'une lettre datée du 20 février 1750; c'est pour cette raison qu'il est placé dans la Correspondance; mais il se trouve aussi dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Au donjon du château. Avec privilége d'Apollon, 1750, t. III, p. 223-227. Voyez t. XI, p. 172-175.

V. COMMENTAIRES APOSTOLIQUES ET THÉOLOGIQUES SUR LES SAINTES PROPHÉTIES DE L'AUTEUR SACRÉ DE BARBE-BLEUE. Imprimé à Cologne chez Pierre Marteau (1779).

C'est sous ce titre que Frédéric fit imprimer, en grand secret et sous le voile de l'anonyme, un livre qui contient 1o, p. 3-14, un Avant-propos de l'évêque du Puy; 2o, p. 15-28, La Barbe-bleue, conte (extrait textuellement des Contes de ma mère l'Oie); et 3o, p. 29-60, le Commentaire théologique de Dom Calmet sur Barbe-bleue. L'ouvrage sortait de l'imprimerie royale de G.-J. Decker, à Berlin. La première et la troisième de ces pièces, composées toutes deux par le Roi, attribuent le Commentaire à Dom Calmet, abbé de Sénones, mort en 1757, et auteur d'un Commentaire littéral sur tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament.

Frédéric ne fit tirer de son livre qu'un très-petit nombre d'exemplaires destinés uniquement à ses amis. Le 7 octobre 1779, il en envoya un à d'Alembert, et lui écrivit en même temps : « Ce Commentaire est fait selon les principes de Huet, de Calmet, de Labadie et de tant d'autres songe-creux dont l'imagination égarée leur a fait trouver dans de certains livres ce qui n'y a jamais été. » D'Alembert, <V>dans sa réponse du 19 novembre, dit, entre autres, en parlant du Commentaire : « Votre Majesté devrait bien, par charité chrétienne et surtout apostolique, en envoyer un exemplaire à cet évêque du Puy qu'elle a fait si bien parler. L'adresse de ce savant et éloquent prélat n'est plus au Puy, mais à Vienne en Dauphiné, dont on l'a fait archevêque. » Vers la fin du mois de février 1780, d'Alembert reçut encore six exemplaires de l'ouvrage du Roi, qu'il distribua, à ce qu'il dit dans sa réponse du 29 février, « à des hommes dignes de recevoir ce présent et d'en sentir le prix. »

Nous donnons une exacte réimpression de l'édition originale des Commentaires, livre très-rare, d'après l'exemplaire qu'en possède M. Rodolphe Decker, imprimeur du Roi.

M. Thiébault a commis une erreur en parlant, dans ses Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, 4e édition, t. I, p. 116-118, et t. V, p. 346 et 347, d'un Commentaire sacré sur le conte de Peau-d'âne; il voulait sans doute parler du Commentaire sur Barbe-bleue, car Frédéric n'a jamais composé d'autre Commentaire sacré que celui-ci. Malgré cette confusion de noms, l'article des Souvenirs est si intéressant, que nous ne pouvons nous dispenser d'en citer le commencement. « C'était pour le Roi, dit M. Thiébault, un véritable amusement que de copier le style des écrivains inspirés, ascétiques ou mystiques. Il se faisait alors un point capital de bien placer les termes consacrés à ce genre d'ouvrages, et de citer des passages tirés tant des livres saints que des auteurs les plus révérés. Il voulait, dans ces occasions, que ses phrases fussent harmonieuses par la forme, imposantes par le ton de dignité qu'il leur donnait, et stériles pour le fond. »

Les ouvrages que Frédéric a composés dans le style des écrivains sacrés sont  : le Sermon sur le jour du jugement; les deux Rêves; le Panégyrique du sieur Jacques-Matthieu Reinhart, maître cordonnier; le Bref de S. S. le pape à M. le maréchal Daun; le Mandement de Monseigneur l'évêque d'Aix; la Lettre du pape Clément XIV au mufti Osman Mola; et enfin le Commentaire sacré sur Barbe-bleue.

<VI>

VI. LETTRE D'UN ACADÉMICIEN DE BERLIN A UN ACADÉMICIEN DE PARIS.

Lors de la fameuse querelle littéraire du professeur König avec Maupertuis, Voltaire prit parti contre ce dernier pour son ami König, en écrivant, le 18 septembre 1752, sa Réponse d'un académicien de Berlin à un académicien de Paris.VI-a Frédéric, blessé de la conduite que Voltaire avait tenue dans cette affaire, fit imprimer sa Lettre d'un académicien de Berlin à un académicien de Paris, que Voltaire envoya à madame Denis le 15 octobre 1752. « Voici qui n'a point d'exemple, lui écrit-il, et qui ne sera pas imité; voici qui est unique. Le roi de Prusse, sans avoir lu un mot de la réponse de König, sans écouter, sans consulter personne, vient d'écrire, vient de faire imprimer une brochure contre König, contre moi, contre tous ceux qui ont voulu justifier l'innocence de ce professeur si cruellement condamné. Il traite tous ses partisans d'envieux, de sots, de malhonnêtes gens. La voici, cette brochure singulière, et c'est un roi qui l'a faite! »

Nous imprimons la Lettre d'un académicien de Berlin d'après l'édition originale qui en a paru à Berlin, chez Étienne de Bourdeaux, libraire du Roi et de la cour, 1753, vingt-quatre pages in-8. Il en existe une seconde édition sous le même titre, qui a aussi paru à Berlin, chez Étienne de Bourdeaux, en 1753; mais celle-ci qui n'a que vingt-deux pages in-12, a un autre fleuron de titre que la première. Dans cette seconde édition on a omis, à dessein, à ce qu'il paraît, vers la fin du second alinéa, p. 5, les mots : « dont il disait avoir oublié où il avait vu les originaux. » Voyez ci-dessous, p. 62, ligne 4 et 5.

VII. LETTRES AU PUBLIC.

Voltaire écrivait de Berlin à madame Denis, le 15 mars 1753 : « Voici les deux Lettres au public. Le Roi a écrit et imprimé ces brochures, et tout Berlin dit que c'est pour faire voir qu'il peut très-bien écrire sans mon petit secours, etc. » - Il dit au duc de Richelieu, dans sa lettre de Potsdam, 20 mars 1753 : « Il en paraît aujourd'hui une troisième » (Lettre au public).

Ces trois opuscules parurent séparément, à Berlin, chez Étienne de Bour<VII>deaux, libraire du Roi et de la cour, 1753. Ils ont chacun seize pages, et portent sur le titre l'aigle tenant le sceptre et le glaive. Nous reproduisons exactement le texte de ces éditions originales.

Nous avons suivi, pour l'orthographe des noms de Rinonchetti et de Zopenbrug, l'édition originale de la troisième Lettre au public. Cependant il existe aux archives royales du Cabinet (Caisse 365, L) une feuille sur laquelle se trouve la minute autographe d'une lettre de Frédéric à Voltaire (1753). On lit, au revers de ce papier, ces mots, également de la main du Roi : « Lettre du comte Rinochetti, premier sénateur de la république de Santo-Martino, au baron Sopenbruc, ministre de Sa Majesté Prussienne. - Monsieur, nous avons appris avec autant de surprise que d'indignation qu'un mauvais plaisant anonyme tourne notre république en ridicule, et que cette brochure scandaleuse s'est imprimée dans la capitale du Roi votre maître. »

G.-E. Lessing, qui publia, en avril 1753, une traduction allemande de ces lettres, imprime de même Rinochetti. Le 29 mai, il écrivit de Berlin à son père, en allemand : « Le Roi est l'auteur des trois Lettres au public; il les a écrites en français, et je les ai traduites. C'est une satire, sans qu'on sache proprement sur quoi elle roule. Elles ont fait beaucoup de bruit, et donné lieu à différentes suppositions, parce qu'elles ont le Roi pour auteur. »

VIII. LETTRE DU CARDINAL DE RICHELIEU AU ROI DE PRUSSE. Des champs Élysées, le 15 octobre 1756.

Le premier brouillon de cette pièce, écrit de la main du Roi et assez imparfait, est conservé aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, D). Il est remarquable que ce manuscrit, qui n'a pas de date, soit intitulé, Lettre du cardinal de Mazarin au roi de Prusse, et qu'il soit signé Armand du Plessis, cardinal duc de Richelieu. Sans nous arrêter à cet autographe, nous reproduisons exactement l'édition originale, imprimée en 3 pages in-8, que nous avons également trouvée aux archives du Cabinet, avec le manuscrit ci-dessus mentionné. Nous nous sommes borné à rétablir les épithètes cruelle et sanguinaire ajoutées au mot aristocratie, et adoucies par le marquis d'Argens, qui y avait substitué le mot tumultueuse. Voyez <VIII>la lettre du marquis d'Argens au Roi, du 17 octobre 1756, et, ci-dessous, p. 87, ligne 11 et 12.

IX. LETTRE DE LA MARQUISE DE POMPADOUR A LA REINE DE HONGRIE.

Nous avons trouvé un exemplaire de l'édition originale de cette pièce aux archives du Cabinet (Caisse 397, D). Il a deux pages grand in-4. A la page 2, M. de Catt a mis en note « Au camp de Schönfeld, septembre 1758. » Frédéric établit en effet son quartier général à Schönfeld, le 13 septembre 1758; il fit le 15 une excursion à Gamig, et, de retour à Schönfeld le 16, il y resta jusqu'au 25.

Notre texte est une réimpression fidèle de l'édition originale. La leçon qui se trouve dans le Supplément aux Œuvres posthumes de Frédéric II, t. III, p. 241 à 246, porte en tête de la pièce la date inexacte de 1759. La seule variante qu'on remarque dans le texte même est une correction des éditeurs de Berlin.

L'Auteur fait mention de cette facétie dans sa lettre au marquis d'Argens datée de Landeshut, 12 mai 1759.

X. LETTRE D'UN SECRÉTAIRE DU COMTE KAUNITZ A UN SECRÉTAIRE DU COMTE COBENZL. Traduit de l'allemand.

Les héritiers de feu madame la comtesse d'Itzenplitz possèdent l'autographe de cette pièce, auquel correspond l'édition originale en quatre pages in-8, conservée aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, D), et intitulée : Lettre d'un secrétaire du comte Kaunitz. à un secrétaire du comte Cobenzl. Traduit de l'allemand. A la fin de la pièce se trouvent les mots : A Liége, chez Bassompierre, libraire. 1758. Nous reproduisons exactement le texte de cette édition. La leçon que présente le Supplément, t. III, p. 232-238, est quelque peu corrigée. L'Auteur fait également mention de cette facétie dans la lettre au marquis d'Argens dont il a été parlé à la fin de l'article précédent.

<IX>

XI. PANÉGYRIQUE DU SIEUR JACQUES-MATTHIEU REINHART, MAITRE CORDONNIER, PRONONCÉ LE TREIZIÈME MOIS DE L'AN 2899, DANS LA VILLE DE L'IMAGINATION, PAR PIERRE MORTIER, DIACRE DE LA CATHEDRALE. AVEC PERMISSION DE MONSEIGNEUR L'ARCHEVÊQUE DE BONSENS.

M. de Catt, lecteur du Roi, lui écrit de Breslau, le 21 janvier 1759 : « Voilà l'oraison funèbre; elle n'annonce pas des forces défaillantes. Tout y intéresse; la fin a fait sur moi une impression vive que n'a point produite celle de Bossuet. Le dirai-je? elle m'a attendri. » Il parle aussi de cet ouvrage dans ses Mémoires (manuscrits), à la date du 12 avril 1759 : « Sa Majesté, dit-il, dans le quartier d'hiver, composa l'oraison funèbre de Matthieu Reinhart, maître cordonnier; elle avait lu à Dresde les Oraisons de Fléchier et de Bossuet. C'est pour s'essayer dans ce genre et pour se moquer des oraisons funèbres qu'elle fit celle du cordonnier. »

La première édition du Panégyrique (A Berlin, chez Haude et Spener), 1759, a vingt-quatre pages in-4. La même année, il en parut aussi une édition petit in-8, et l'année suivante une édition in-12. On en fit une contrefaçon en France, en 1759.

Voltaire parle de cette facétie dans sa lettre à Frédéric, du 22 mars 1759, et le marquis d'Argens dans celle qu'il lui écrivit le 27 mai 1760.

Frédéric écrit à d'Alembert, le 13 janvier 1782 : « J'ai fait dans ma jeunesse le panégyrique d'un cordonnier que je trouvai le moyen d'élever presque au niveau de cet empereur que Pline célébra si magnifiquement. » Luigi Diodati dit, à la page 9 de sa Vie de l'abbé Galiani, publiée à Naples en 1788, que Frédéric avait imité, dans son panégyrique du sieur Reinhart, l'Oraison funèbre du bourreau de Naples, par Galiani. L'abbé Ferdinand Galiani, conseiller du roi de Naples et auteur des Dialogues sur le commerce des blés (1770), composa en 1749, sur la mort du bourreau de Naples, un petit volume formé de pièces très-sérieuses de ton, qu'il attribuait à divers académiciens, afin de les tourner en ridicule en imitant leur manière et leur style.

A défaut de l'édition originale, nous reproduisons le texte du Supplément aux Œuvres posthumes, t. III, p. 251-292, après l'avoir collationné avec une autre édition de cette facétie, 1759, vingt-quatre pages petit in-4, édition où manquent, <X>dans le titre, les mots : Avec permission de Mgr l'archevêque de Bonsens, ainsi que l'Approbation. Les variantes placées sous notre texte sont tirées de cette édition spéciale.

XII. LETTRE D'UN OFFICIER PRUSSIEN A UN DE SES AMIS, A BERLIN.

On conserve aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, D) un exemplaire de l'édition originale de cette feuille volante, d'un peu plus de trois pages in-8, sans indication de lieu ni d'année. Le royal Auteur a corrigé de sa propre main, à la seconde page, ligne 7, une faute d'impression, en ajoutant les mots « l'effet que feront de là, » qui manquaient entre « jugez de » et « leurs, » et qu'on retrouve dans le Supplément aux Œuvres posthumes, t. III, p. 304, ligne 8; ce qui fait voir que les éditeurs de ce recueil ont tiré parti de l'exemplaire corrigé par l'Auteur. Quant à la date 1760, ajoutée au haut de la lettre, p. 303, elle ne se trouve pas dans l'édition originale.

XIII. BREF DE S. S. LE PAPE A M. LE MARÉCHAL DAUN, etc.

Frédéric dit, dans son Histoire de la guerre de sept ans (Œuvres, t. IV, p. 254), en parlant du pape Clément XIII : « Ses premiers pas, dès son avénement au pontificat, furent de fausses démarches; il envoya au maréchal Daun une toque et une épée bénites, pour avoir battu les Prussiens à Hochkirch, etc. »

C'est à ce fait que la pièce dont il s'agit ici doit son origine. L'Auteur envoya son Bref du pape au marquis d'Argens, le 13 mai 1759, avec une lettre qui commence ainsi : « Vous avez commandé, mon cher marquis, et j'ai obéi tout de suite. Vous recevez ici deux pièces pour votre Mercure de Harbourg; l'une est un Bref du pape au maréchal Daun, capable de faire frémir ceux qui ont encore quelque penchant pour Martin Luther; l'autre est une Lettre du prince de Soubise à ce maréchal sur cette épée, qui m'a paru la rendre assez ridicule. » Voici ce que le marquis d'Argens répondit le 17 mai : « Le Bref du pape m'a paru si plaisant, que je le traduirai en latin, et je le ferai imprimer en deux colonnes, le latin d'un côté et le français de l'autre, ce qui lui donnera encore un plus grand air de <XI>vraisemblance, parce que tous les brefs du pape sont toujours en latin lorsqu'ils sont adressés à la cour impériale ou aux ministres de cette cour. » Le marquis d'Argens écrivit en effet, au Roi, le 18 juin 1759 : « J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Majesté le Bref du pape avec la traduction latine. »

Cette édition originale du Bref est très-rare, et nous n'en avons jamais vu d'exemplaire. Notre copie de l'original français de Frédéric est tirée de l'ouvrage intitulé : Maria Theresia und ihre Zeit, von Eduard Duller. Wiesbaden, 1844, petit in-8, t. II, p. 85 et 86.

Les éditions contemporaines, en latin et en allemand, que nous connaissons de cette feuille volante, en sont des traductions tout à fait fidèles, et forment le témoignage le plus sûr de l'authenticité de l'original français reproduit ici.

XIV. LETTRE DE FÉLICITATION DU PRINCE DE SOUBISE AU MARÉCHAL DAUN, SUR L'ÉPÉE QU'IL A REÇUE DU PAPE.

On conserve aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, D) le manuscrit de cette pièce, copiée par de Catt et signée par le Roi. M. de Catt a ajouté la date : Landeshut, 13 mai 1759. Le texte du Supplément aux Œuvres posthumes, t. III, p. 239, est conforme à ce manuscrit, à trois fautes d'impression près.

Frédéric envoya cette Lettre de félicitation au marquis d'Argens, du quartier général de Landeshut, le 13 mai 1759, comme nous l'avons rapporté dans l'article précédent.

XV. LETTRE DU MARÉCHAL LÉOPOLD COMTE DE DAUN AU PAPE.

Il existe aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, D), parmi les papiers laissés par M. de Catt, un exemplaire de l'édition originale de cette pièce, en quatre pages petit in-8. Elle est datée de Bruxelles, 8 juillet 1759. Nous en donnons ici une réimpression exacte, qui ne diffère que très-peu du texte du Supplément aux Œuvres posthumes de Frédéric II, t. III, p. 247-250.

<XII>

XVI. PIÈCE BADINE AVANT LA BATAILLE DE KAY.

Cette pièce, de la main du Roi et en deux pages in-4, sans titre ni date, se trouvait parmi les manuscrits de Frédéric laissés par M. de Catt. (Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse als Schriftsteller, p. 320.) Ce manuscrit original, et la copie faite par de Catt et corrigée par l'Auteur, sont conservés aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, D).

M. de Catt a ajouté à sa copie les mots suivants : « La bataille de Kay ayant été perdue (le 23 juillet 1759) par le général Wedell,XII-a Sa Majesté me dit : A présent ne publions pas ceci. Il ne s'agit plus de rire. »

Nous donnons cette pièce pour la première fois, et d'après la copie corrigée par l'Auteur. Nous y ajoutons seulement le titre qu'elle porte dans la liste de M. de Catt.

XVII. LETTRE (DE L'INCONNU) A M. LE MARÉCHAL DUC DE BELLE-ISLE, A L'OCCASION DE LA SIENNE, DU 23 JUILLET 1759, A M. LE MARECHAL DE CONTADES.

Le maréchal duc de Belle-Isle, ministre de la guerre, avait écrit au maréchal de Contades, dans une lettre datée du 23 juillet 1759 : « La guerre ne doit pas être prolongée, et peut-être faudra-t-il, suivant les événements qui arriveront d'ici à la fin de septembre, faire un véritable désert en avant de la ligne des quartiers que l'on jugera à propos de tenir pendant l'hiver. »

Cette lettre, interceptée le 5 août, près de Detmold, fut publiée en français et en allemand, entre autres par les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 4 septembre 1759, no 106, p. 439; et ce fut alors que parut la Lettre (de l'Inconnu) à M. le maréchal duc de Belle-Isle, etc., qui porte la date : A Londres, ce 21 d'août 1759.

Il se trouve un exemplaire imprimé de cette feuille volante (quatre pages in-4, sans indication de lieu) dans la correspondance manuscrite du duc Ferdinand de Brunswic avec son secrétaire Philippe Westphalen, conservée au grand état-<XIII>major de l'armée, à Berlin (Aus dem Archive des Herzogs Ferdinand von Braunschweig. Vol. 325. September 1759).

Le duc Ferdinand écrivait à son secrétaire, en lui envoyant cette pièce : « Je crois que le Roi en est l'auteur; que vous en paraît-il? » Celui-ci répondit le 26 septembre 1759 : « Monseigneur, je découvre aussi quelque chose, dans cette lettre, qui paraît être le style du Roi. J'ai marqué un passage auquel je prie V. A. S. de faire attention; c'est un passage susceptible d'un double sens, mais qui me paraît être un reproche fait au maréchal, qu'il recevait d'autre part de quoi embellir son jardin. »

C'est en grande partie sur cette autorité que nous avons admis cette facétie, mais, à vrai dire, sous la même réserve que la Lettre d'un aumônier de l'armée autrichienne, car nous n'avons pu en trouver ni l'autographe, ni aucune copie vérifiée; d'ailleurs, la correspondance du Roi ne contient pas un mot qui puisse constater l'authenticité de la Lettre à M. le maréchal duc de Belle-Isle.

Le marquis d'Argens parle avec indignation dans ses lettres au Roi, du 9 et du 29 septembre 1759, et du 20 octobre suivant, de l'affreux projet de renouveler dans le pays de Hanovre les horreurs du Palatinat, et de faire de cet électorat un désert avant le mois de septembre; ce qui aurait pu faire supposer qu'il était l'auteur de la Lettre de l'Inconnu. Mais lorsqu'il fut instruit de ce projet par les gazettes, la facétie était déjà imprimée; d'ailleurs, le style ainsi que tout le caractère de cette pièce nous a toujours paru si frappant, que nous l'avons de tout temps attribuée au Roi, et que nous en avons donné, en 1838, une copie dans notre ouvrage : Friedrich der Grosse als Schriftsteller. Ergänzungsheft, p. 104-108.

Le 21 août 1759, date de la Lettre au maréchal duc de Belle-Isle, Frédéric était à son quartier général de Fürstenwalde. Selon sa lettre au marquis d'Argens, de la même date, ce fut le premier jour exempt d'inquiétude qu'il passa depuis la bataille de Kunersdorf; car il avait reçu la nouvelle positive que l'ennemi se retranchait près de Francfort, ce qui montrait assez qu'il ne voulait rien entreprendre contre les Prussiens.

La copie de la pièce qui nous occupe a été faite sur l'exemplaire de l'édition originale ci-dessus mentionné, le seul que nous connaissions.

<XIV>

XVIII ET XIX. LETTRE D'UN SUISSE A UN NOBLE VÉNITIEN ET LETTRE D'UN SUISSE A UN GÉNOIS.

L'Épître de Frédéric au marquis d'Argens, en lui envoyant les Lettres de Phihihu, mars 1760, commence ainsi :

Marquis, je vais sur vos brisées;
Tantôt Suisse, tantôt Chinois, etc.;

et pour expliquer le sens du mot Suisse du second vers, l'Auteur a mis sous le texte la note suivante : « Il avait paru des Lettres d'un Suisse, dans lesquelles le Roi développait la politique de la cour de Vienne. » (Voyez t. XII, p. 166.) Ces Lettres d'un Suisse sont précisément les pièces nos XVIII et XIX.

Ne trouvant ni manuscrit, ni édition originale de la Lettre d'un Suisse à un noble vénitien, nous nous voyons réduit à en tirer le texte du Supplément aux Œuvres posthumes de Frédéric II, t. III, p. 293-302, qui porte la date A Genève 1760. Mais comme les éditeurs du Supplément ont ajouté assez arbitrairement des dates à la Lettre de la marquise de Pompadour à la reine de Hongrie, à la Lettre d'un officier prussien à un de ses amis, à Berlin, et à la Lettre de félicitation du prince de Soubise au maréchal Daun, nous nous croyons autorisé à suspecter la date de 1760 mise par eux à la Lettre d'un Suisse à un noble vénitien, et nous pensons que c'est de cette pièce qu'il est parlé dans le post-scriptum suivant, que le Roi a ajouté à sa lettre inédite au marquis d'Argens, Landeshut, 12 mai 1759 : « Vous pourrez trouver à Berlin le Panégyrique de Matthieu Renard, Lettres sur les satires et sur les libelles, Lettre d'un secrétaire du comte Kaunitz au secrétaire du comte Cobenzl, Lettre d'un professeur suisse à un Vénitien, Lettre de la Pompadour à la Reine pour demander l'abolition du collége de chasteté. »

L'authenticité de la Lettre d'un Suisse à un Génois est spécialement attestée par l'Auteur dans le passage suivant de sa lettre au marquis d'Argens, du 19 février 1760 : « J'ai fait une brochure pour m'amuser, où je compare nos gens au triumvirat d'Octave, Lépide et Antoine. Vous jugez bien que les proscriptions n'y sont pas oubliées, non plus que la fin de l'histoire, où le plus fin engloutit les autres. » Ce passage donne la clef de l'épigramme contenue dans cette pièce,<XV> dont la fin entre dans des détails fort piquants. Nous n'avons pas trouvé d'autographe de la Lettre d'un Suisse à un Génois, ni même de copie corrigée par le Roi. Le seul exemplaire original imprimé que nous en connaissions, et c'est celui que nous suivons, se trouve à la Bibliothèque royale de Berlin, quatre pages in-8, sans lieu d'impression, ni date.

XX. RELATION DE PHIHIHU, ÉMISSAIRE DE L'EMPEREUR DE LA CHINE EN EUROPE. Traduit du chinois.

Le Roi écrit à la duchesse de Saxe-Gotha, le 5 mars 1760, en lui envoyant cet ouvrage : « Je prends la liberté de vous envoyer une petite brochure sur les affaires du temps; c'est l'aboiement d'un épagneul pendant qu'un gros tonnerre gronde, lequel empêche de l'entendre; cependant il faut de temps en temps réveiller le public de sa léthargie, et l'obliger à faire des réflexions. Ces semences ne produisent pas d'abord; quelquefois elles portent des fruits avec le temps. »

Le marquis d'Argens fait l'éloge de la Relation de Phihihu dans sa lettre au Roi, du 17 avril 1760. Voyez la Correspondance entre Frédéric II et le marquis d'Argens, t. I, p. 152, 172, 175, 249, 250, et, dans notre édition des Œuvres de Frédéric, t. XII, p. 166, l'Épître au marquis d'Argens, en lui envoyant les Lettres de Phihihu.

Notre texte est une exacte reproduction de l'édition originale de cette pièce, qui parut sous le titre de : Relation de Phihihu, émissaire de l'empereur de la Chine en Europe. Traduit du chinois. A Cologne, chez Pierre Marteau, 1760, vingt-quatre pages in-8. Il existe un exemplaire de cette édition à la Bibliothèque royale de Berlin.

XXI. LETTRE D'UN OFFICIER AUTRICHIEN A UN DE SES AMIS, EN SUISSE.

L'autographe de cette pièce, inédite et sans date, fait partie de la collection du comte de Suchtelen. Nous pensons qu'elle a été composée vers l'an 1760.

<XVI>

XXII. LETTRE D'UN AUMONIER DE L'ARMÉE AUTRICHIENNE AU RÉVÉREND PÈRE SUPÉRIEUR DES CORDELIERS DU COUVENT DE FRANCFORT-SUR-LE-MAIN.

Parmi les facéties authentiques contenues dans le Supplément aux Œuvres posthumes de Frédéric II. Cologne, 1789, t. III, on trouve, p. 332-347, une pièce intitulée : Lettre d'un aumônier de l'armée autrichienne au révérend père supérieur des cordeliers du couvent de Francfort-sur-le-Main, dans laquelle on découvre les astuces et les moyens criminels dont s'est servi le roi de Prusse pour gagner les batailles de Liegnitz et de Torgau. 1760. Nous n'avons pu en découvrir ni l'autographe, ni même une copie vérifiée, et il n'en est fait mention nulle part dans la correspondance de Frédéric. En revanche, cet opuscule a été attribué au marquis d'Argens par plusieurs contemporains, qui ont mis son nom sur le titre de leurs exemplaires, tant de l'original français que de la traduction allemande. Les catalogues de la Bibliothèque royale de Berlin et de plusieurs bibliothèques particulières désignent également M. d'Argens comme l'auteur de cette facétie. A la vérité, il y a quelques raisons de penser que la Lettre d'un aumônier n'est pas du Roi. Elle s'écarte, sur certains points, de la manière de Frédéric, pour se rapprocher de celle du marquis d'Argens. Ainsi on y trouve la sentence d'Horace modifiée : Non sunt miscenda sacra profanis, qui se lit aussi dans la lettre du marquis d'Argens à Frédéric, du 9 mars 1763. Il y est parlé du père Malagrida et des autres jésuites assassins des rois, qui figurent déjà dans sa lettre du 20 avril 1759. On y remarque enfin, comme dans les autres ouvrages du marquis, un certain étalage d'érudition hostile aux papes. D'un autre côté, l'examen le plus attentif du style de la Lettre d'un aumônier ne nous y a pas fait découvrir des différences assez sensibles pour qu'il nous soit possible de déclarer positivement que Frédéric n'en est pas l'auteur. Nous trouvons, d'ailleurs, dans la pièce des choses que nous serions tenté de n'attribuer qu'au Roi, p. e. l'allusion à la toque et à l'épée bénites dont le pape avait décoré le feld-maréchal comte de Daun, plaisanterie que Frédéric répète souvent dans ses poésies, dans ses feuilles volantes,XVI-a et dans ses lettres à Voltaire et au marquis d'Argens.

<XVII>Nous demeurons donc, en ce qui nous concerne, dans le doute sur l'authenticité de ce morceau, et n'osant ni le rejeter absolument, ni l'admettre sans réserve, nous l'imprimons avec les autres facéties. En tous cas, cette Lettre est intéressante, fût-elle même l'ouvrage de M. d'Argens, puisqu'on sait que cet ami du Roi prit une part active à la guerre de plume que le monarque faisait aux ennemis de la Prusse dans les moments les plus critiques de la guerre de sept ans.

Notre texte est tiré de l'édition originale imprimée en 1760, en seize pages in-8, et portant le même titre que celui du Supplément, que nous avons indiqué au commencement de cet article. La Bibliothèque royale de Berlin possède deux exemplaires de cette édition.

XXIII. MANDEMENT DE MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'AIX, PORTANT CONDAMNATION CONTRE LES OUVRAGES IMPIES DU NOMMÉ MARQUIS D'ARGENS, ET CONCLUANT A SA PROSCRIPTION DU ROYAUME.

La copie originale de cette facétie, qui a dix pages in-4, est conservée aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, D). Elle est écrite avec beaucoup de soin, et on y remarque quatre corrections de la main du Roi : p. 5 du manuscrit (Supplément, t. III, p. 351), il a rayé le mot dangereux et mis au-dessus désastreux; p. 7 (Supplément, t. III, p. 353), il a substitué fit tomber à attira; p. 8 (Supplément, t. III, p. 354), il a mis murs au lieu de mers; et enfin, p. 8 (Supplément, t. III, p. 354), il a remplacé l'infidèle par l'impur.

On lit, au verso de la première feuille de ce manuscrit, la note suivante de la main de M. de Catt : « Dans la crainte que le pauvre marquis d'Argens ne fût la victime de cette plaisanterie, je fis mettre évêque d'Aix au lieu d'archevêque, pour qu'on s'aperçût d'abord que ce n'était pas une chose réelle; cela fit en effet sensation, et mon idée fut remplie. »

Cet opuscule, qui porte la date : Donné à Aix, en notre palais épiscopal, le 15 mars 1766, paraît être une imitation du Mandement du révérendissime père en Dieu, Alexis, archevêque de Novogorod la Grande, par Voltaire (octobre 1765). Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. XLII, p. 127-138. Le Roi, en écrivant <XVIII>son Mandement, voulait obliger le marquis d'Argens à quitter Aix en Provence, sa ville natale, où il était retourné en septembre 1764, et à revenir auprès de lui.

Le marquis d'Argens arriva en effet à Potsdam au mois d'avril 1766, mais il prit cette plaisanterie en mauvaise part, et y riposta par son Dialogue entre un capucin et un officier espagnol, imprimé dans la Vie de Frédéric II. A Strasbourg, 1789, t. VI, p. 287-292.

Notre texte du Mandement reproduit fidèlement le manuscrit ci-dessus mentionné.

XXIV. LETTRE DE M. NICOLINI A M. FRANCOULONI, PROCURATEUR DE SAINT-MARC, ET LETTRE DU PAPE Clément XIV AU MUFTI OSMAN MOLA.

Ces facéties parurent sous le titre de : Lettre de M. Nicolini à M. Francouloni, procurateur de St. Marc. Traduit de l'italien. Cologne, 1771; Lettre du pape Clément XIV au mufti Osman Mola. Traduit du latin. Cologne, 1771; en tout quatorze pages grand in-8. L'Auteur envoya cet opuscule à d'Alembert, en lui écrivant, le 7 mai 1771 : « Nous avons vu passer ici Alexis Orloff, le Lacédémonien, qui a fait la guerre dans le Péloponnèse et sur la Méditerranée; il m'a donné une pièce assez curieuse qu'il a recueillie à Venise; je souhaite qu'elle contribue à votre édification et à celle du troupeau. » D'Alembert adressa au Roi, le 14 juin, une lettre de remercîments où il dit entre autres : « Les philosophes qui aiment à rire, et ce ne sont pas les moins philosophes, doivent être très-obligés à l'abbé Nicolini de leur avoir procuré le bref édifiant du vicaire de Dieu en terre au pontife de son envoyé Mahomet. »

Notre texte est une exacte reproduction de l'édition originale de ces deux pièces, dont il se trouve un exemplaire à la Bibliothèque royale de Berlin.

<XIX>

XXV. DÉDICACE DE LA VIE D'APOLLONIUS DE TYANE, PAR PHILOSTRATE, A Clément XIV.

G.-J. Decker, imprimeur du Roi, publia à Berlin, en 1774, la Vie d'Apollonius de Tyane par Philostrate; avec les commentaires donnés en anglais par Charles Blount sur les deux premiers livres de cet ouvrage; le tout traduit en français; 4 volumes grand in-12. Frédéric, ayant fait traduire en français l'ouvrage anglais par le professeur Jean Salvemini de Castillon, y ajouta lui-même la Dédicace à Clément XIV. La Vie et la Dédicace eurent à essuyer une critique sévère de la part du célèbre géographe Büsching. Ce savant en parle aussi dans son livre intitulé Character Friedrichs des Zweiten, Königs von Preussen, seconde édition, Halle, 1788, in-8, p. 39, en ces termes : « La Dédicace au pape Clément XIV, qui précède la Vie d'Apollonius de Tyane, et sur laquelle j'ai fait quelques observations dans mes Nouvelles hebdomadaires (Wöchentliche Nachrichten, 6 mars 1775, p. 76), peut être rangée parmi les petits écrits de Frédéric. »

La date de la composition peut être à peu près fixée par une lettre que M. Jean-André Kuntze, homme d'affaires de M. G.-J. Decker écrivit le 16 juillet 1774 à son chef, alors à Bâle, et dans laquelle il lui annonce que le Roi fera lui-même la préface de la Vie d'Apollonius. Cependant ce ne fut pas une préface que Frédéric écrivit, mais la Dédicace à Clément XIV. Ce pape mourut le 22 septembre 1774.

Notre texte de la Dédicace est une exacte copie de celui qui se trouve en tête du premier volume de la Vie a'Apollonius de Tyane.

Le Roi a profité, pour les faits d'histoire littéraire qu'il cite dans cet ouvrage, de l'article Apollonius de Tyane, du Dictionnaire de Bayle.

XXVI. PROPHÉTIE.

Cette pièce se trouve dans les Œuvres posthumes, t. VIII, p. 212, parmi les lettres de l'Auteur à M. Jordan, et nous présumons qu'il l'avait envoyée à ce dernier, avec la lettre datée de Herrendorf, le 27 décembre 1740, en marchant sur <XX>Breslau, où il fit son entrée le 3 janvier 1741. Le titre de Prophétie, omis dans l'édition française des Œuvres posthumes, a été conservé dans la traduction allemande de ce recueil, seconde édition, t. VII, p. 205.

XXVII. LISTE DES NOUVEAUX LIVRES

QUI SONT SOUS PRESSE ET QUI VONT SE DÉBITER A BRESLAU CE 3 DE JANVIER 1741.

Cette facétie se trouve dans les Œuvres posthumes, t. VIII, p. 157; elle est adressée à Jordan; peut-être était-elle accompagnée de la lettre datée de Neu-markt, le 30 décembre 1740. Le commencement de la pièce indique le 3 janvier comme le jour fixé pour l'entrée du Roi à Breslau. Voyez t. II, p. 68.

XXVIII. CONGÉ EXPÉDIÉ AU BARON DE PÖLLNITZ, A SA RETRAITE DE BERLIN.

Cette pièce a été imprimée pour la première fois dans les Gesammelte kleine Schriften de M. de Loen, 4e édition, 1753, t. I, p. 214, et elle a été reproduite dans la Vie de Frédéric II (par de la Veaux). A Strasbourg, 1788, t. IV, p. 209. Mais ce texte diffère entièrement du texte authentique qui nous a été fourni par les archives royales du Cabinet (Caisse 145, E); c'est ce dernier que nous reproduisons. Il en existe deux exemplaires manuscrits : l'un est de la main de M. Eichel, conseiller de Cabinet; l'autre en est une copie corrigée par l'ordre exprès du Roi, et d'après laquelle le Congé fut expédié par la chancellerie.

Nous croyons devoir transcrire ici la lettre suivante, écrite en allemand par M. Eichel au comte de Podewils, ministre des affaires étrangères :

« Par ordre de Sa Majesté le Roi, je dois envoyer ci-inclus à Son Excellence M. le comte de Podewils, ministre d'État et de Cabinet, la minute du congé du baron de Pöllnitz, et annoncer en même temps que Sa Majesté désire que Votre Excellence fasse copier avec soin cet écrit sur une grande feuille de parchemin, revêtue du sceau de Sa Majesté qui sert pour les documents publics; <XXI>puis, lorsque Son Excellence M. le ministre d'État comte de GotterXXI-a l'aura contre-signé, vous l'enverrez à la signature de Sa Majesté, en y joignant la minute ci-dessus mentionnée. »

« Potsdam, le 5 avril 1744. Eichel. »

Le baron de Pöllnitz avait demandé son congé le 3 mars 1744, dans le dessein de se retirer dans un couvent, à cause d'un mariage manqué; mais il changea de résolution, et revint à Berlin dès le mois d'août. Voyez Urkundenbuch zu der Lebensgeschichte Friedrichs des Grossen, publié par J.-D.-E. Preuss, t. V, p. 240 et 241.

XXIX. ÉLÉGIE DE LA VILLE DE BERLIN, ADRESSÉE AU BARON DE PÖLLNITZ.

Cette facétie n'est que la suite de la précédente, et a probablement été composée vers le même temps, c'est-à-dire au commencement du mois d'avril 1744.

Ainsi que le Congé, l'Élégie se trouve dans les Œuvres posthumes, t. VIII, p. 214, parmi les lettres du Roi à Jordan; mais nous avons suivi le manuscrit original plus complet qui est aux archives royales du Cabinet (F. 96, E); on y conserve aussi, joint à la correspondance du Roi avec le baron de Pöllnitz, l'ordre suivant de la main de l'Auteur même : « Dieses mit dem Berlinischen Stadt-Siegel zu besiegeln und dem Baron von Pöllnitz Hochwohlgeboren mit zubehöriger Adresse zu überschicken. Fch. »

XXX. PORTRAIT DE M. DE VOLTAIRE.

Ce Portrait parut pour la première fois, traduit en anglais, dans The Gentleman's Magazine for June 1756, p. 267. On lisait au-dessous du titre : Character of M. de Voltaire, by a royal pen, avec la note suivante : « The following satyrical description and character of the celebrated M. de Voltaire was transmitted to us by an ingenious correspondant of the Royal Academy of Sciences at Berlin, and is said to have been written by a great P-ce. »

<XXII>Le texte français ne fut publié qu'en 1788; il avait sans doute été communiqué par Darget fils aux éditeurs bâlois des Œuvres posthumes de Frédéric le Grand, roi de Prusse, qui l'y ont inséré, t. III, p. 425 et 426.

« Ce Portrait, dit Formey, en le reproduisant, est incontestablement fait par le Roi, et caractérise Voltaire de manière à ne s'y pas méprendre.XXII-a »

Le Roi s'est borné dans cet opuscule à varier un Portrait de Voltaire fait en 1735, et publié entre autres dans les Amusements littéraires, ou Correspondance politique, historique, philosophique, critique et galante, par M. de la Barre de Beaumarchais. A la Haye, chez Jean van Duren, 1740, in-8, t. I, p. 259-262.

Il est fait mention plusieurs fois du portrait original dans la correspondance de Voltaire. Le 12 juin 1735, il écrit à Thieriot : « Qu'est-ce que c'est qu'un portrait de moi en quatre pages, qui a couru? Quel est le barbouilleur? Envoyez-moi cette enseigne à bière. » Il lui écrit quelques jours plus tard : « Je vous remercie du barbouillage que vous m'avez envoyé sous le nom de mon portrait. » Le 4 août 1735, il écrit à M. Berger : « J'ai vu le portrait qu'on a fait de moi. Il n'est pas, je crois, ressemblant. J'ai beaucoup plus de défauts qu'on ne m'en reproche dans cet ouvrage, et je n'ai pas les talents qu'on m'y attribue; mais je suis bien certain que je ne mérite point les reproches d'insensibilité et d'avarice que l'on me fait. » Enfin, il écrit à Thieriot, au mois d'août 1735 : « Tout le monde attribue le portrait au jeune comte de Charost. J'ai bien de la peine à croire qu'un jeune seigneur qui ne m'a jamais vu ait pu faire cette satire; mais le nom de M. de Charost, qu'on met à la tête de ce petit écrit, me confirme dans le soupçon où j'étais que l'ouvrage est d'un jeune abbé de la Mare, qui doit entrer auprès de M. de Charost. C'est un jeune poëte fort vif et peu sage. Je lui ai fait tous les plaisirs qui ont dépendu de moi; je l'ai reçu de mon mieux, et j'avais même chargé Demoulin de lui donner des secours essentiels. Si c'est lui qui m'a déchiré, il doit être au rang des gens de lettres ingrats. »

Nous donnons le Portrait fait par le Roi, tel qu'il se trouve dans les Œuvres posthumes, édition de Bâle.

<XXIII>

XXXI. LETTRE DU ROI, AU NOM D'UNE JOLIE GRISETTE, AU COMTE DE SCHWERIN, COLONEL DES GENDARMES, EN LUI ENVOYANT UN MAGOT DE PORCE LAINE QUI ÉTAIT UNE CARICATURE DU COMTE.

Le colonel Frédéric-Albert comte de Schwerin, dont il a été question dans les Poésies éparses, t. XIV, p. X et XI, eut, à ce que raconte M. de Catt dans ses Mémoires (manuscrits), une intrigue galante à Nossen, pendant les quartiers d'hiver. Cette histoire vint aux oreilles du Roi, qui fit faire la caricature du comte sous la forme d'un petit magot de porcelaine; puis il écrivit la facétie qui nous occupe, et la fit copier par une femme. Il envoya enfin le tout au colonel, le 30 avril 1761.

Cette Lettre a déjà été publiée par de la Veaux dans sa Vie de Frédéric II. A Strasbourg, 1788, t. VI, p. 310. Notre texte est la reproduction d'une copie qui en a été faite par M. de Catt, et qui est conservée aux archives royales du Cabinet (Caisse 397, D).

XXXII. ARTICLE DE GAZETTE. 1743.

Le Roi, ayant fait renvoyer M. Poitier, maître de ballets à l'Opéra, mit un article à ce sujet dans les trois journaux de Berlin. Nous en avons trouvé l'original, en français, dans la Gazette de Berlin du jeudi 22 août 1743. Frédéric en parle dans sa lettre à Jordan, du 20 août, et le 24, il écrit au même : « Je te prie, fais mettre l'article de Poitier dans la gazette de Paris et de Londres. »

XXXIII. ARTICLE DE GAZETTE. 1767.

En 1767, on parlait beaucoup de guerre à Berlin. Pour détourner l'attention publique et lui donner le change, le Roi écrivit cette facétie, qu'il fit expédier, le 1er mars 1767, par son conseiller de Cabinet Galster au professeur Formey, <XXIV>pour que celui-ci l'insérât dans la Gazette de Berlin. C'est dans les papiers de Formey qu'on a retrouvé cet Article de gazette, écrit en français par le Roi, et copié par Galster, tel que ce dernier l'avait expédié. La traduction de cette pièce se trouve dans les deux journaux allemands du 5 mars 1767; Joseph Du Fresne de Francheville la publia en français dans la Gazette littéraire de Berlin, le lundi 9 mars, feuille CLIV, p. 74 et 75. Cette impression est conforme à notre texte, que nous devons à l'obligeance de M. Varnhagen d'Ense, et sous lequel nous avons noté deux corrections que M. de Francheville avait faites.

Berlin, ce 20 mars 1850.

J.-D.-E. Preuss,
Historiographe de Brandebourg.

<1>

I. SERMON SUR LE JOUR DU JUGEMENT.



Mes chers auditeurs,

Si jamais je me suis présenté devant vous pour vous annoncer des paroles de salut et de paix; si jamais je me suis acquitté des devoirs de mon saint ministère; si enfin j'ai jamais mérité de m'attirer votre attention : c'est par les matières importantes dont j'ai à vous entretenir aujourd'hui, matières dont dépend, non pas l'agrément d'une vie passagère, non pas la satisfaction d'un vain orgueil ou d'un bas intérêt, bâtiments que la fortune élève par caprice, et détruit par légèreté, mais d'un bien permanent et éternel, sur lequel l'envie n'a point de prise, contre lequel les cabales et les intrigues ne sauraient prévaloir, et que les puissances et les dominations, quelque étendu que soit leur pouvoir, ne sauraient altérer, ni diminuer, ni ravir.

O Dieu! daigne accorder à mes paroles toute l'efficace nécessaire pour frapper, pour toucher, pour pénétrer les cœurs de mes auditeurs; que ma langue, annonçant ta parole, soit comme un glaive tranchant qui coupe les malheureuses racines que le péché a prises dans leurs âmes; qu'attirant les esprits des uns par les liens de ta<2> miséricorde infinie, j'atterre les autres par l'horreur des terribles châtiments dont ta justice punit ceux qui transgressent tes saintes lois. Pensez, ô mes chers auditeurs! dans tous les moments de votre vie, avant que d'entreprendre la moindre chose, dans votre fortune comme dans vos adversités, vous trouvant seuls et recueillis dans vous-mêmes, ou parmi le monde et dans les dissipations du siècle, surtout dans ces moments funestes et dangereux où l'empire des passions est sur le point de briser le frein que la sagesse lui impose, « qu'il est un jour marqué où Dieu viendra dans sa gloire infinie pour juger les morts et les vivants. » Je vous annonce un Dieu tout saint et rémunérateur, qui châtie les âmes tièdes qui l'ont négligé ou méconnu, les cœurs endurcis qui l'ont méprisé et l'ont offensé, les mortels insensés qui ont fondé leur sécurité sur l'impunité qu'ils pensaient trouver dans les secrets impénétrables qui, comme un mur, entouraient les noirceurs et les vices de leur âme, et qui se venge sans miséricorde de l'audace téméraire des impies qui, ayant bravé sa puissance par leur vie qui n'a été qu'un enchaînement de crimes, nient sa providence par le délire dans lequel les transporte l'excès de leur turpitude et de leur corruption. Je vous annonce un Dieu dont la miséricorde infinie prend pitié de sa créature; qui, connaissant la faiblesse des hommes, leur tient compte de leurs fragiles vertus; qui récompense par des biens durables et par une félicité infinie nos moindres actes de contrition, nos soupirs qui s'élèvent à lui, notre soumission aux décrets de sa providence, qui souvent nous coûtent des larmes, tandis que nous habitons cette vallée de misère. Je vous annonce un Dieu qui nous récompense de la charité que nous exerçons envers nos frères les humains, de la foi que nous avons en ses promesses, qui ne sont jamais trompeuses, de la force avec laquelle nous résistons aux malignes tentations de l'esprit malfaisant qui cherche à nous séduire. Je vous annonce enfin un Dieu qui couvre, avec le sang que son fils bienheureux et unique a répandu pour nos péchés, toutes les taches et toutes les imperfections que nos<3> âmes tiennent en héritage de la chute de nos premiers parents, pour nous faire jouir en éternité de la béatitude que goûtent les bienheureux assis à la droite de Dieu le Père dans sa gloire céleste.

Jamais objets plus importants n'ont été traités dans cette chaire. Il est un jour où toutes les actions des hommes seront découvertes; il est un jour où toutes les actions des hommes seront jugées; il est un jour où l'homme, de quelque qualité qu'il soit, quelque rang qu'il ait tenu dans le monde, sera dépouillé de tous ces dehors imposants, où le crédit de ses amis, l'appui de sa puissance, la considération de sa haute fortune, le prestige et l'illusion d'une voix éloquente, où rien ne le pourra soustraire à la main toute-puissante de son Créateur et de son législateur; où les peines et les récompenses seront distribuées, non selon un caprice bizarre, non selon la faveur aveugle, mais selon les actions bonnes ou mauvaises; où la vertu malheureuse et persécutée dans le monde sera récompensée; où le vice triomphant et insultant l'innocence dans sa vaine prospérité sera puni à son tour, et éprouvera les justes châtiments de ses crimes.

Admirez, ô chrétiens! la sagesse infinie de votre Créateur. Notre vie, ce passage court et limité que le temps emporte dans sa course légère, notre vie, dis-je, n'est qu'un temps d'épreuve; c'est le noviciat de l'éternité. Notre vie est courte, pour que notre constance ne se lasse point dans la pratique des vertus; notre vie est courte, pour que nous n'enviions point la prospérité des méchants; notre vie est courte, pour que notre espérance soit plus tôt remplie, et que, pour parler avec saint Paul, notre désir soit plus tôt accompli d'être délivrés de ce corps mortel3-a pour être joints à notre Dieu sauveur. Mais que cette vie est longue pour ceux qui abusent du temps de clémence, et qui n'entendent point cette voix qui disait au peuple d'Israël : « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois t'ai-je appelée! combien de fois ai-je voulu te rassembler comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailerons! Mais tu n'as pas voulu entendre ma<4> voix. »4-a Que ce passage est long pour ceux dont toute la vie n'est qu'un péché! Où serait, mes frères, la justice divine, si les froides atteintes de la mort, rendant aux éléments les premiers principes dont notre corps est composé, détruisaient l'homme en entier; si cet être qui nous anime et qui pense, si ce principe actif et vivant de nos actions souffrait le même sort que la matière, et se trouvait, si j'ose m'exprimer ainsi, accablé et enseveli sous les mêmes ruines? O Dieu! quelle serait votre justice d'avoir créé un monde auquel vous avez donné des lois, et d'y souffrir que ceux qui les accomplissent vivent dans l'indigence, dans le mépris, qu'ils souffrent les persécutions, que souvent ils languissent dans les fers, et soutiennent les plus cruels martyres, confesseurs de votre nom et de vos vérités célestes, tandis que les calomniateurs et les bourreaux se trouvent dans la prospérité et souvent dans cette élévation suprême qui égale sur terre, autant que la prodigieuse disproportion le permet, la condition humaine à la condition divine? O mon Dieu! où serait votre justice, si tant de bonnes actions ignorées ou perdues, si tant d'actes de générosité voilés avec autant de modestie que pratiqués avec ferveur, demeuraient sans récompense; si tant de crimes cachés avec autant de soin que commis avec malice, si tant de passions aussi violentes que secrètes, et qui n'ont manqué que d'occasion pour paraître au grand jour, demeuraient impunies?

Voilà cependant, mes chers frères, ce que nous voyons tous les jours. La vie de la plupart des hommes n'est proprement que l'histoire des crimes. Le bonheur des méchants paraît justifier le vice; et si tout se bornait à cette vie mortelle, le chemin de la vertu, hérissé de ronces et d'épines, ne mènerait qu'à l'accablement et au mépris. Mais non, grâce à la providence et à la justice de l'Être suprême, tout a son terme, tout a ses bornes. Il voit prospérer les méchants, et il rit de leur vaine prospérité; il voit gémir son peuple, mais c'est par ces souffrances mêmes que, l'attirant à lui, il lui prépare un bonheur<5> éternel. Ce Dieu nous donne d'un côté ses lois, de l'autre la liberté; il nous fait les artisans non seulement de notre fortune dans le inonde, qui consiste dans le bon témoignage de notre conscience, mais encore de notre fortune dans l'immortalité, qui consiste dans la vie bienheureuse et dans la communion des fidèles.

O Dieu! que vos lois sont saintes! que leur pratique est sublime! J'y vois un commerce d'amour entre le Créateur et la créature, j'y vois une obligation ou un retour d'équité entre ces êtres, nos semblables, formés pour vivre en société. Lorsque les pharisiens et les scribes demandèrent à notre divin Sauveur en quoi consistaient la loi et les prophètes, il leur répondit : « Aimez Dieu, et aimez votre prochain. »5-a Voilà, mes frères, l'abrégé de nos devoirs. Tout l'univers, surtout notre propre existence, nous invite à la reconnaissance que nous devons à notre divin bienfaiteur; j'ose dire que la nécessité de vivre en corps de peuple, notre propre intérêt même, nous apprend à ne faire à nos frères que ce que nous voudrions qu'on nous fît.

Mais si la loi est si manifeste, si claire, si abrégée, que de moyens la méchanceté des hommes n'a-t-elle pas inventés pour en éluder la pratique, ou pour y trouver des exclusions! O peuple heureux, ô peuple fortuné, qui, étant né dans la seule religion véritable, étiez élevé, dès votre enfance, dans le vrai culte et dans la pratique des devoirs que l'Être suprême exige de vous, et que l'Église vous enseigne! quelle sera votre excuse d'avoir transgressé ces saintes lois qui vous étaient si connues et si familières? Avec quel front pourrez-vous vous présenter à votre Créateur, et comment oserez-vous lui dire : Nous avons tous été instruits de vos volontés, et nous avons vécu comme si nous les ignorions? Ne vous flattez pas que la moindre de vos actions reste cachée. Je veux que cet homme d'affaires trouve par son artifice le moyen de cacher à son maître son infidélité, et qu'il abuse impunément de sa confiance; je veux que ce voluptueux, cet imposteur se serve de l'amitié de son ami pour por<6>ter impunément la honte, le scandale et le trouble dans sa maison; je veux que cet envieux, sous prétexte d'attachement ou de fidélité, donne à sa calomnie les plus belles couleurs, et que, sous de faux dehors de vertu, il persécute son ennemi; je ne m'étonne point que l'intérêt prenne cent formes différentes pour parvenir à l'acquisition de ces faux biens, de ce métal infâme, dont la fatale passion ne saurait se rassasier, et qu'il en impose au public superficiel ou imbécile; je ne suis point surpris que le peuple et la cour soient la dupe de cet ambitieux dont la passion barbare sacrifie des milliers d'hommes à la gloire d'un jour et à une réputation qui se dissipe avec la fumée de ses flambeaux funéraires. Mais il est un jour où tout sera connu, où tout sera découvert, où les plus secrètes pensées de votre cœur, où des actions commises sans témoins, où des crimes médités dans le silence, comme des attentats commis en plein jour, paraîtront à la face de toute la terre, où aucune finesse, où aucune ruse, où aucun déguisement ne trouvera lieu, et où l'homme paraîtra tout nu avec toutes ses difformités naturelles. Ne pensez pas que je vous entretienne d'un Être immense qui se trouve partout, dont la toute-science est infinie, qui entend et qui voit tout. Je n'ai pas besoin, mes frères, de recourir à la Divinité. J'en appelle à votre propre aveu; je ne veux que fouiller dans votre propre cœur. Chrétiens, quel est celui d'entre vous qui n'ait jamais entendu la voix de sa conscience qui s'élève en saint en lui-même, et qui lui reproche sa mauvaise conduite? Quel est l'homme assez pervers entre vous, qui n'ait jamais senti la frayeur que lui causent les terribles remords de ses crimes? C'est cette voix qui trouble les coupables, qui se fraye un chemin dans les habitations des grands, qui brave la majesté du trône, et qui poursuit le crime dans la cabane du pauvre comme dans les palais des maîtres du monde; c'est enfin cette même voix qui déposera contre vous, et qui révèlera votre turpitude dans ce grand jour où tout sera connu, où tout sera découvert. Mais si vos défauts, si vos souillures, si vos vices, si vos crimes seront connus, pensez, mortels,<7> à présent qu'il en est temps encore, qu'ils seront jugés par un Dieu irrité, et alors inexorable dans ses vengeances.

O mon Dieu! que vos miséricordes sont grandes, mais que vos châtiments sont terribles! Entouré de ces accusateurs que nos consciences bourrelées vous produisent, vous êtes instruit non seulement de toutes nos actions, mais vous découvrez encore les motifs pervers qui nous en ont fait commettre de bonnes. Mon juge me voit, il est prêt de prononcer mon arrêt, et déjà mon supplice se prépare. O jour de consolation pour le petit nombre des justes! ô jour de désespoir pour la multitude des criminels! Quel spectacle, mes frères! Toutes les générations différentes, tous ces peuples qui ont couvert la surface de la terre depuis qu'elle est créée, sortent de leurs tombeaux, et paraissent devant le trône de l'Être suprême. Leur Dieu les voit, leur Dieu les juge; ou ils vont passer dans une éternité bienheureuse et devenir citoyens des cieux, ou ils vont être livrés à ces esprits immondes, à ces tyrans infernaux qui, trouvant une malheureuse joie dans le supplice éternel des mortels qu'ils ont pervertis, se plaisent à augmenter leur souffrance. Alors les méchants qui ont été heureux dans ce monde regretteront leur vaine prospérité, qui aggrave leur châtiment; alors ces fidèles qui ont été condamnés ici-bas au mépris et aux peines se réjouiront de leurs courtes souffrances, qui les élèvent aux premiers degrés de la béatitude. Ceux-ci regretteront leur tardif repentir et leur obstination dans la voie de perdition, ceux-là leur fol attachement au monde et leur oubli profond des choses célestes; ceux-là seront livrés à leurs remords de n'avoir pas suivi l'exhortation de leurs pasteurs, qui les avertissaient, lorsqu'il était temps encore, de ne point endurcir leurs cœurs; ceux-ci gémiront de s'être abandonnés à la fougue de leurs passions, qui les précipite dans l'abîme; ceux-là, livrés au désespoir, seront inconsolables d'avoir méconnu un Dieu que toute la nature leur annonçait, et d'avoir aussi nié cette immortalité qui leur va devenir si funeste.

<8>Voyez, méchants chrétiens, voyez, âmes coupables, la gueule des enfers qui s'ouvre pour vous engloutir, et pensez que dans ce lieu de douleur, dans ce lieu de supplice, il n'y a point de miséricorde, et qu'un temps sans fin, en un mot, l'éternité, ne prolongera votre existence que pour rendre vos peines immortelles. Voyez, chrétiens, voyez, fidèles, qui vous êtes approprié le mérite du sang efficace que votre Sauveur a répandu pour vous, le ciel qui paraît s'abaisser pour vous recevoir; cet Être que vous avez sincèrement adoré, qui, par un retour d'amour, vous tend les bras pour vous recevoir dans son sein bienheureux; ce corps d'intelligences supérieures qui célèbre la gloire de son maître et le bonheur que vous avez d'être reçus et réunis au nombre des justes, qui jouissent d'une félicité sans fin et d'une béatitude que rien ne pourra troubler.

Chrétiens, si ces idées étaient toujours présentes à votre esprit, si votre imagination vous peignait ces objets avec ses plus vives couleurs, comment pourriez-vous, dans ces jours ouverts à la clémence, pendant ce temps d'épreuve, négliger de si grands biens? Où est l'esprit humain assez frivole, assez superficiel pour ne point être frappé de la différence d'un bonheur passager ou d'un bonheur permanent? Quand dans les ténèbres de la nuit un incendie se répand dans nos cités, et que la tempête pousse avec force la voracité des flammes, de sorte que la véhémence de l'embrasement gagne avec rapidité d'un quartier dans l'autre, en faisant écrouler les maisons et les édifices, quel serait celui d'entre vous qui ne fût obligé aux soins d'un inconnu qui l'éveillerait, en lui disant : La maison de votre voisin brûle; sauvez-vous, il en est temps, ou bien les flammes gagneront votre demeure, et vous consumeront peut-être avant que vous ayez le temps de leur échapper? Ne sortiriez-vous pas avec empressement de votre habitation, en emportant ce que vous avez de plus précieux? Ah! tièdes chrétiens, esprits attachés à la matière, qui vous bornez aux choses terrestres et périssables, si la crainte de perdre vos biens, si le désir de conserver une vie qui est et sera toujours l'apanage de la<9> mort, vous donnent tant d'activité; si vous paraissez reconnaître l'empressement de celui qui vous a tirés du danger qui vous menaçait : que ne devez-vous pas faire lorsque je vous annonce de cette chaire, non pas que votre maison brûle, non pas que votre vie est menacée, mais que vous brûlerez éternellement, que vous allez vous précipiter dans des malheurs sans fin, et que le danger qui vous attend est prêt à vous accabler? Sauvez-vous, non pas de cette maison de pierre qui vous loge, mais des péchés qui vous tiennent dans leur dur esclavage; sauvez-vous de ce monde dont la corruption, les habitudes vicieuses et le mauvais exemple vous entraînent; sauvez-vous des mains de l'esprit malfaisant qui veut vous lier pour vous livrer à la perdition. Il en est temps dans ce moment encore; peut-être avant la fin de l'année, peut-être avant la fin de cette semaine, que dis-je? peut-être avant la fin de ce jour, la mort, suspendue sur votre tête, va fondre sur vous. N'attendez pas votre grâce d'un faible et tardif repentir; n'attendez pas qu'un acte de contrition arraché par la crainte ou donné à la coutume soit suffisant pour effacer votre turpitude. Connaissez-vous sous quelle forme la mort viendra à vous? Et qui peut vous répondre que votre esprit égaré ou supprimé dans vos derniers moments vous laisse le temps de vous réconcilier avec cet Être que vous avez si opiniâtrément offensé pendant tout le cours de votre vie? A quel risque t'exposes-tu, homme insensé et charnel? Comment oses-tu hasarder pour des plaisirs passagers ou pour des vices d'habitude d'une vie si peu durable la félicité permanente de ton âme immortelle? Comment le crime t'aveugle-t-il au point de ne voir ni de connaître tes véritables, tes solides intérêts? Qu'on te parle des choses de ce monde qui te touchent, il semble que la raison t'éclaire; qu'on te parle des choses célestes qui fixent ta destinée éternellement, il semble que tu sois privé du bon sens et dans un délire stupide.

O mon Dieu! si j'ai souvent porté mes humbles prières au pied<10> de ton trône; si j'ai imploré si souvent ta divine miséricorde en faveur du troupeau que tu m'as confié; si j'ai offert tant de fois pour eux sur tes saints autels le sacrifice de l'agneau qui a versé son sang pour nos péchés : daigne m'exaucer aujourd'hui, daigne m'accorder le salut de tout mon auditoire. Si tu donnas jadis à Moïse une baguette qui, frappant un rocher aride, en fit jaillir des eaux vives, donne la manne efficace à mes paroles; qu'elles frappent ces cœurs de rocher, ces pécheurs endurcis, et qu'elles tirent de leurs yeux des larmes de repentance; que les tièdes se réchauffent, que les faibles acquièrent des forces, que les bons se confirment dans la pratique de tes commandements, que ton amour remplisse tous les cœurs, qu'il soit vivifiant par les bonnes œuvres. Que je puisse dire à mon Sauveur : Si j'ai offert si souvent dans ce temple le sacrifice de votre corps et de votre sang divin, Seigneur, voici ceux que j'ai rachetés par ce prix précieux; que je puisse vous dire, ô mon Dieu : Me voici avec tous ceux que vous m'avez confiés.

Mes chers auditeurs, joignez vos prières aux miennes, et fléchissons un Dieu qui aime ses créatures, qui ne veut point la mort du pécheur, mais qu'il se repente,10-a et qui n'est jamais inexorable lorsque, pleins de componction et de sensibles regrets de nos crimes, nous l'implorons du fond de notre cœur.

O mon Dieu! sanctifiez notre vie, pour que nous jouissions tous du bonheur ineffable destiné à vos saints. Au Père, au Fils et au Saint-Esprit soit gloire et honneur jusqu'à la fin des siècles. Ainsi soit-il!

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II. ÉLOGE DE LA PARESSE. 1768.[Titelblatt]

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A M. LE MARQUIS D'ARGENS, SEIGNEUR D'ÉGUILLES13-a ET D'AUTRES TERRES, CHAMBELLAN DU ROI ET DIRECTEUR DE LA CLASSE DES BELLES-LETTRES.



Monseigneur,

Quoique je ne sois qu'un des derniers reptiles du Parnasse, que Votre Grandeur me permette de lui consacrer le fruit de mes veilles. A qui puis-je mieux dédier un ouvrage sur une vertu aussi éminente que la paresse qu'à vous, monseigneur, en qui nous la voyons briller avec tant d'éclat? Qu'étaient ces rois de France de la première race envers vous? Des commençants, monseigneur, qui se livraient à leur instinct fortuné sans réflexion, lorsque vous donnez un exemple à l'univers d'une fainéantise calculée par les profondes méditations d'un esprit tout philosophique. Continuez, ô divin marquis! à servir de modèle à ce siècle dépravé, à le corriger de son activité dangereuse au bien de la société, comme je l'ai prouvé, à ra<14>mener ces heureux temps d'une indolence parfaite et ce repos tranquille de l'âge d'or dans lequel les premiers hommes finissaient leur vie après avoir doucement végété sans mouvement et sans inquiétude. Toutefois, si ce n'est pas fatiguer Votre Grandeur, qu'elle daigne m'obtenir une bonne pension, pour me mettre à portée d'imiter ses illustres traces, en me dispensant par cette générosité, à l'avenir, de prouver des choses improbables et d'excéder ces pauvres libraires à faire rouler leur presse pour multiplier les rêves creux de mon cerveau.

Je suis, avec toute la vénération que l'on doit aux dieux d'Epieure et toute l'humilité qui caractérise l'amour-propre des auteurs quelconques,



Monseigneur,

de Votre Grandeur
le très-humble et très-obéissant serviteur,
N. N.

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ÉLOGE DE LA PARESSE.

Il n'est aucune opinion, quelque bizarre qu'elle soit, qui n'ait trouvé de zélés défenseurs. L'évêque de Las Casas se déclara le protecteur de l'amour socratique; il soutient que la nature a fait deux fours, et que par distraction on s'y trompe quelquefois. Érasme, le sage Érasme, fit l'éloge de la folie.15-a Si l'aliénation d'esprit, si le dérangement de logique dans nos cerveaux trouva un grand homme qui en fit l'apologie, pourquoi ne nous serait-il pas permis, à plus forte raison, de relever les avantages infinis de la paresse, et de mettre en évidence que cette heureuse et pacifique disposition, qui se rencontre en quelques êtres privilégiés de la nature, est aussi utile à la société en général qu'à l'individu qui la possède? Les preuves ne nous manquent point, mais leur multitude nous embarrasse. Tenons-nous-en aux plus simples; attestons-en la voix publique et ces sentiments qui, pour être généraux, sont passés en proverbe; que l'on pardonne aux expressions triviales en faveur du grand sens qu'elles renferment.

Le peuple dit communément : Il ne faut pas réveiller le chat qui dort; leçon profonde, et qui fait seule l'éloge de la paresse. Le chat est malfaisant, le sommeil l'engourdit; quand ses paisibles pavots ont fait clore sa paupière, gardez-vous de le réveiller : autant son inaction le rend innocent, autant il est traître lorsque ses sens<16> agités l'éveillent de cette douce léthargie. Bénissez, bénissez la paresse des hommes; ne la troublez point; que son règne doux et bénin se perpétue. L'homme, hélas! est trop méchant, cruel et féroce; il se porte si rarement au bien, qu'il serait à souhaiter que son inaction fût éternelle. En effet, quels ont été les plus grands fléaux de la terre, si ce n'est ces âmes actives, inquiètes autant qu'entreprenantes? Cet Alexandre tant vanté et tant décrié, qui troubla la Grèce et bouleversa l'Asie, qui porta ses conquêtes aux plus lointains climats, et fonda sa grandeur sur les débris des trônes dont il avait précipité les possesseurs légitimes, Alexandre, dis-je, n'eût pas commis ces injustices, ni répandu tant de sang, si son âme n'eût manqué de force d'inertie. Ce fut la vigilance et l'activité de César qui perdit la république romaine; plus actif que Pompée, il le vainquit, et, en usurpant le pouvoir suprême, il opprima la liberté de sa patrie. Qu'était-ce que Timur, Gengis-Kan, Alaric, Attila, que des esprits dévorés d'ambition, des âmes agitées des passions les plus violentes, qui s'anéantissaient dans le repos, et qui n'existaient que dans le trouble? Chefs de peuples barbares et féroces, ils inondaient de leurs guerriers la surface de notre globe, en traînant avec eux le ravage et la destruction. Il est peut-être superflu d'ajouter que Mahomet, Soliman, les papes Grégoire le Grand et Hildebrand, Charles-Quint, les Guises, Louis XIV et Charles XII méritent d'être rangés dans la même catégorie. Tout le cœur de l'homme est corrompu, tant ses malheureuses inclinations l'incitent au vice. Que son activité devient funeste au genre humain! que sa fainéantise lui est favorable!

Mais les malheurs qui affligent notre globe ont plus d'une cause. Nous nous plaignons avec raison de la fougue effrénée des ambitieux; toutefois l'activité fanatique des solitaires ne nous a pas été moins nuisible. Combien de reclus n'ont pas soufflé l'esprit de discorde et de superstition! Ils ont armé en silence des bras crédules du glaive sacré de l'autel, pour en égorger leurs frères. Je ne vous rappelle ni Samuel,<17> qui déchiqueta le roi Agag,17-a ni Judith, qui se défit par une lâche trahison d'Holoferne,17-b ni Achab,17-c ni ces lévites qui massacrèrent vingt mille Israélites;17-d mais Esdras, qui compila les ouvrages attribués improprement à Moïse. Ces écrits fanatiques remplirent les Juifs d'un zèle séditieux; ils rompirent tout commerce avec les autres nations; pleins de crédulité pour les rêves de leurs voyants, et pleins d'espérance des grandeurs qu'ils leur promettaient, la nation hébraïque se révolta contre les Romains qui l'avaient subjuguée, et força Titus à détruire Jérusalem et son temple. Il en est de même des Évangiles, qu'on attribue aux apôtres, et des décisions de tant de conciles qui multiplièrent les articles de foi pour étendre leur crédit, et chargèrent maladroitement la mémoire et la crédulité des chrétiens d'un fatras de merveilles incroyables qui donnèrent lieu aux disputes violentes de tant de chefs de sectes différentes qui déchirèrent l'Europe. Enfin, une foule d'ouvrages fanatiques produisirent les croisades, tant de guerres barbares auxquelles la religion servait de prétexte, l'érection d'un tribunal odieux et détesté de l'humanité et de la raison, la Saint-Barthélemy, le massacre d'Irlande, la conspiration des poudres, et tant de régicides dont les plus scélérats des hommes auraient à rougir. Le monde aurait été heureux, si ces scribes, vivant dans une oisiveté parfaite, n'avaient pas été des écrivains laborieux.

Il est donc démontré que l'activité est la mère de tous les crimes; d'où il résulte que l'oisiveté, la paresse et la fainéantise sont les dispositions qui nous approchent le plus de la vertu. En effet, l'action ou le mouvement mettent notre corps et notre esprit en danger. Notre corps risque à se mouvoir; car qui ne marche pas ne saurait tomber; qui ne se confie point à l'élément perfide de la mer ne sau<18>rait être englouti par ses ondes; qui se tient enseveli dans son lit, dans un appartement hermétiquement fermé, n'a rien à redouter des fluxions qu'engendrent les vents coulis, et des maux que peut causer le ressort du grand air; enfin, qui ne va pas en carrosse ne saurait être versé. Ces vérités sont trop claires pour qu'on ait besoin d'entasser preuves sur preuves; pour l'affirmer, contentons-nous de rapporter le proverbe d'une nation ingénieuse. Les Italiens disent : Qui sta bene non si move. Célèbres paresseux qui, par une oisiveté réfléchie, connaissez tout l'avantage de l'inaction, ne pensez pas que nous ayons épuisé la matière; il faut prouver que le mouvement est aussi pernicieux au monde physique que l'action l'est au monde moral. Toute la nature nous en avertit; j'en rencontre des preuves aux premiers objets où mes regards s'arrêtent. Voilà-t-il pas l'air agité par les aquilons? Il enfle et bouffit des nuages orageux qui, en tonnant sur nos têtes, laissent échapper de leurs flancs ténébreux les éclairs, la foudre, des embrasements et la mort. De même l'air, par la violence de son mouvement, est cause des tempêtes, des tourbillons et des ouragans épouvantables qui font ballotter par les vagues agitées les cadavres des nautoniers et les débris des vaisseaux fracassés par les naufrages. Les tremblements de terre, les ravages des volcans, d'où viendraient-ils, si ce n'est des vents souterrains qui, s'engouffrant de cavernes en cavernes, allument les matières combustibles contenues dans les entrailles de ce globe, et les poussent avec un fracas prodigieux vers des crevasses par où leur fureur pénètre, s'échappe, et se répand en torrents de flammes dans les campagnes? Supposé qu'on envisage ces phénomènes comme des calamités rares, qui arrivent de loin en loin, et par conséquent peu à craindre, ne voit-on pas que le mouvement est le principe destructeur des productions de la nature? Ses propriétés consistent à user nos organes, à relâcher les ressorts de la vie par une friction perpétuelle, à rassembler les germes de nos maladies, à préparer les causes du trépas, enfin à désunir les<19> atomes dont nous sommes composés, pour les métamorphoser, par une nouvelle combinaison d'arrangements, en êtres nouveaux. On ne saurait séparer le mouvement du changement; ces deux idées sont liées ensemble. Comme donc l'action est le principe de toute mutation, et que la somme des maux surpasse de beaucoup la somme des biens dans ce monde, il en résulte nécessairement que tous nos malheurs dérivent de l'instabilité des choses, et que l'activité amène plus d'événements funestes que d'événements favorables. Il est donc évident que le plus heureux penchant de l'homme est celui qui le porte à la paresse, et que la fainéantise est un mérite, parce que le premier acheminement à la vertu est la privation du vice.

Si nous en croyons la légende des juifs, Dieu, après avoir créé le monde, se reposa; il se repentit d'avoir fait une mauvaise besogne, et pour que la même chose ne lui arrivât plus, il se confina dans un repos inaltérable. Les christicoles ont fait de leur Dieu le patron des fainéants; les solitaires qui passent leur vie dans une inaction perpétuelle sont, selon eux, les enfants de sa dilection et ses élus chéris. La vraie dévotion ne fructifie que lorsqu'elle est entée sur des âmes paresseuses; croire sans examiner, se laisser conduire par des prêtres pour s'épargner la peine de se guider soi-même, prier sans savoir ce qu'on dit, s'extasier ou rêver à la lune, ne rien faire, sont les attributs d'une sainteté parfaite. Heureuse fainéantise, par laquelle les fidèles franchissent sans effort les portes du salut! Il faut remarquer que non seulement les religions prêchent la paresse, mais que des sectes entières de philosophes ont été de la même opinion. Épicure, cette lumière de la Grèce profane, faisait consister le souverain bien dans l'inaction; il conseillait au sage de ne point se mêler du maniement de la république, et pour que ses dieux jouissent d'un bonheur inaltérable, il leur attribuait une impassibilité parfaite, félicité pure où, dans une douce tranquillité, ils abandonnaient le monde à la providence de la nature, sans que les passions les émussent, sans que<20> des soins inquiets les troublassent; ils jouissaient du présent, et ne s'embarrassaient point de l'avenir. Puissante et profonde leçon, qui découvre ces grandes vérités aux hommes, que, la plupart des actions étant mauvaises, il vaut mieux n'en point faire du tout! Et puisque, par une fatalité inévitable, tout mortel est destiné au trépas, la sagesse veut qu'on s'y achemine le plus doucement que possible, sans fatiguer inutilement son corps et son esprit à poursuivre des possessions ou des honneurs auxquels tôt ou tard il faut renoncer.

Heureuse et sage paresse, qui concilies les opinions des dévots et des philosophes, que tes dispositions sont saintes pour le salut, que tes influences sont bénignes pour adoucir les amertumes de la vie! Tu nous apprends à préférer la ouate molle et le duvet de nos couches aux fatigues et aux travaux de ces forcenés amants de la gloire; tu nous écartes de la vie tumultueuse des ambitieux et de l'inquiétude que des projets frivoles causent aux politiques; tu sauves à nos oreilles délicates les cris que la voix rauque de la chicane jette au barreau, tu détestes les procès et les plaideurs; tu nous garantis de ces occupations où l'homme, toujours hors de lui-même, n'existe que pour le bonheur de ses concitoyens, comme si nous vivions pour la société et non pas pour nous-mêmes; tu détestes l'arithmétique, tu déchires les comptes de finance entre nos mains, tu hais les soins importuns qu'on se donne pour acquérir les richesses, tu te plais à les laisser dissiper lorsqu'il y en a d'amassées. Jamais ta fainéantise ne se joignit à l'esprit de friponnerie; jamais fermier général, jamais joueur de profession, jamais de Mandrin20-a ne fut paresseux.

Le plus sage des rois a dit que tout était vanité. Pourquoi donc s'occuper de choses vaines? Et si la vie des hommes ne se passe qu'à élever et à détruire, pourquoi s'amuser à ce jeu d'enfants frivoles? Il vaut mieux ne rien faire que faire des riens. Abandonnons le monde à l'enchaînement nécessaire des causes, laissons agir la fatalité, sup<21>posé qu'elle règle tout, et jetons-nous mollement entre les bras de la paresse. Jamais les soins inquiets ne troublent sa demeure, les soucis du lendemain n'en sauraient approcher, et les cris redoutables de Cerbère ne pourront même nous émouvoir. O sainte et précieuse paresse! seule félicité dont puissent jouir les belles âmes! nous trouvons dans ton inaction l'entier éloignement du crime et la jouissance inaltérable d'une végétation bienheureuse. Finissons ces réflexions par les mêmes paroles du proverbe que nous avons déjà rapporté, Ne réveillons point le chat qui dort, parce que tout le monde est chat, et que ceux qui dorment sont les moins malfaisants.

<22><23>

III. FACÉTIE A M. DE VOLTAIRE. RÊVE.

Et j'avais lu Platon, et je n'y comprenais rien, et je lus un géomètre pour m'amuser, et je tombai dans un profond sommeil, et un génie m'apparut, et il me dit : Exalte ton âme. Et je lui dis : En ai-je une? Et il me répondit : Fais comme si tu en avais une. Et je m'exaltai, et il me parut voir des choses qu'aucun œil n'avait vues, qu'aucune oreille n'avait entendues, et qu'aucun esprit n'avait jamais imaginées.

Revenu de mon extase, j'aperçus une grande ville; elle était peuplée, je crois, de ces hommes nés des dents que Cadmus avait semées, car ils se persécutaient tous. Et je demandai le nom de la ville, et l'on me dit que son nom de baptême était Sion, et son nom de guerre l'infâme.23-a

Elle était construite de matériaux qui ne ressemblent en rien à ceux dont nous fabriquons nos villes; et je demandai au génie : Qu'est-<24>ce que cela? Et le farfadet répondit : Les fondements sont faits de rêves creux, le mastic est composé de miracles, ces lourdes pierres sont tirées des carrières du purgatoire, ces autres plus resplendissantes viennent des indulgences. Pour moi, qui ne comprenais rien à ce jargon, j'examinai la structure de la ville. Elle était fortifiée à l'antique, à peu près comme on nous dépeint Babylone, entourée de larges et hautes murailles, lesquelles étaient flanquées de tours dont les noms étaient : la tour de l'imbécillité, l'autre des préjugés, l'autre de la superstition, l'autre du fanatisme, et enfin celle du diable, qu'on disait être la plus considérable.

Et je demandai : A quoi bon tout cela? Et le génie me répondit : Ce sont des types. - Et que sont des types? repartis-je. Le farfadet : Ce sont des choses auxquelles tu ne peux rien comprendre; tu te trouves dans le pays où l'imagination fait tout, et il y a des imaginations lucratives. Un nuage alors se dissipa devant mes yeux, et je vis ce qui avait été, ce qui est, et ce qui sera. La ville me parut pleine d'émeutes; des torrents de sang y coulaient, et chaque sédition s'apaisait en chassant quelque famille de la cité. Le génie me dit le nom de ces fugitifs. Les uns s'appelaient nestoriens, les autres ariens, les autres manichéens. Ces noms soporifiques m'endormaient. Mais pourquoi les chasse-t-on? dis-je. - C'est qu'ils n'ont pas les yeux comme les autres; ils voient autrement. Et je repartis : Voient-ils mieux? - Non, dit l'esprit, ils sont louches, borgnes et aveugles; mais il y a une certaine façon de l'être dans l'infâme, qui n'est pas la leur.

J'aperçus alors des guerriers en bonnets fourrés, caparaçonnés et cuirassés d'arguments, traînant après eux des balistes et des catapultes in barbara, dario, celarent et in ferio; et je dis : Qu'est-ce-ci? Et le génie répondit : De grands combats s'apprêtent. O infâme! que tu as d'ennemis! Oh! que tu mérites bien d'en avoir! Ceux qui viennent à toi sont les enfants perdus de la raison; ils n'ont point d'armée, ils<25> ne feront qu'escarmoucher, et tu les dévoueras à l'anathème. Vois-tu ces héros? Celui-ci, c'est Godescalc. Tu verras comme ils se traiteront. Celui qui le suit s'appelle Vala, cet autre Bérenger, celui-ci Valdo; il écorne un peu la muraille. Celui-ci, plus superbement vêtu, est le fameux Des Vins ou Des Vignes; on l'accusera d'avoir jeté des flèches qu'il n'a point jetées. Celui-là s'appelle Gerson, et signalera sa valeur. Celui-ci est le célèbre Sarpi, autrement appelé Fra-Paolo, ennemi de la monarchie et du monarque de l'infâme; tu vois comme il l'attaque. Ces escarmouches finies, je vis des bûchers dressés, et je détournai la vue, car l'infâme avait une bonne garde prétorienne de bourreaux, et la force a été et sera jusqu'à la fin des temps, quand on l'a en main, un des arguments les plus concluants pour avoir raison. Alors vint un autre héros. Oh! pour celui-là, dis-je, je crois le connaître; je l'ai vu à Rotterdam. N'est-ce pas Érasme? - Tout juste, répondit l'esprit; mais il n'escarmouche qu'au faubourg ascétique des pediculosi; on le ménage parce qu'il pourrait se joindre à plus forte partie, et qu'il connaît trop bien l'intérieur de la place. Sur quoi il me parut que toute une armée en marche approchait de l'infâme. Je fus étonné de son nombre, et je demandai quelle nation c'était. Et le génie répondit : Ce sont plusieurs peuples : les uns se nomment vaudois, les autres wicléfistes, les autres taboristes, ceux-là subutraquistes, et les derniers sociniens et anabaptistes et tous les istes de l'univers. - Comment! dis-je, ces gens veulent-ils faire la guerre? Ils n'ont donc point lu l'Encyclopédie et les encyclopédistes? - Ces ouvrages, reprit le génie, n'existaient pas de leur temps; mais les encyclopédistes auront leur tour; donne-toi patience, et tu les verras combattre. Cependant le siége commençait, le sang coulait à grands flots; les faubourgs furent emportés. C'étaient des massacres horribles, une fureur sombre et atroce guidait les bras des combattants, ils ferraillaient dans l'obscurité, et la ville ne fut point prise.

<26>Le siége levé, il parut de nouveau une troupe d'escarmoucheurs; ils étaient invulnérables et d'une force infinie. L'un, me dit le génie, s'appelle Galilée, chevalier du soleil; il veut que la terre tourne, et l'infâme ne veut pas tourner. L'autre se nomme Gassendi, chevalier; il voudrait que l'infâme fût vidée des ordures qu'elle contient, et l'infâme aime ses ordures. Ce preux chevalier qui paraît à la suite, c'est Bayle, chevalier de Pyrrhon, grand ingénieur; il prendrait la ville, s'il avait des troupes. Toland et Woolston sont ses écuyers. - Et pourquoi, dis-je, n'a-t-il pas de troupes? - C'est, me dit le génie, qu'il n'a pas la monnaie propre pour en soudoyer. - Et quelle est cette monnaie? - Ce sont des livres sterling frappées au coin du bon sens; le public ne connaît point cette espèce; elle n'a cours ni à la place de Paris, ni à Madrid, ni à Gênes, Rome, Vienne, etc., etc. - Cependant, dis-je, ces gens manœuvrent bien du bélier; s'ils étaient secondés, c'en serait fait de l'infâme. Toutefois la muraille résista; les habitants et le despote se jouaient de cette guerre. Le peuple tonsuré criait, la garde prétorienne aiguisait ses couteaux, et les combattants disparurent. Alors une nouvelle scène s'ouvrit; un guerrier tout éclatant de lumière, aux armes étincelantes, parut sur l'horizon; le monde accourait à sa voix, ceux de la ville désertaient pour le joindre, et bientôt il eut une armée. Qu'est-ce-ci? dis-je; quel homme merveilleux se présente à ma vue? - C'est un esprit céleste comme moi, reprit le génie; plus grand guerrier qu'Alexandre, César, Gengis et Mahomet, il les surpassera tous par ses conquêtes, car on prend plutôt la Perse, le Mogol et l'empire romain que l'infâme. Pour l'assiéger, il a refondu la monnaie de ceux qui l'ont précédé, en y mêlant l'alliage de la bonne plaisanterie assaisonnée du sel de l'épigramme; et il assemble beaucoup de troupes, parce que tout le monde aime à rire, et que bien peu savent raisonner. Et l'armée s'approcha de la ville, et je vis une grande machine traînée par les<27> encyclopédistes, qui s'approchait de la muraille, et je voulus savoir ce que c'était, et le génie officieux me l'expliqua. Elle se nomme l'hélépole,27-a dit-il. - Ah! je la connais, repartis-je; on en parle dans l'histoire du Bas-Empire, on s'en servit au siége de Séleucie. - C'est cela, repartit le génie. Et je la vis mouvoir, elle battit le mur d'une force prodigieuse, et une partie s'en écroula, et la guerre n'était point sanglante, et tout le monde riait, et je riais aussi. Tout à coup (quel spectacle! les cheveux se dressent encore sur ma tête quand j'y pense), deux monstres s'élèvent de l'infâme, prennent leur essor, et planent sur la ville, en y répandant l'obscurité, l'un mâle, l'autre femelle. Ils avaient de grandes ailes, comme les chauves-souris, le corps hideux, les yeux rouges et étincelants. La fureur et la rage étaient empreintes sur leur front; l'un secouait des flambeaux ardents, l'autre avait la ceinture et les mains armées de poignards. Ils criaient d'une voix horrible : C'en est fait, nous partons, voici ton dernier jour, malheureuse ville, ville infortunée. Tu l'emportes, héros environné de lumière. Le Fanatisme et l'Intolérance vont se replonger dans les ténèbres infernales. Adieu, infâme, adieu pour jamais. Les ombres les enveloppèrent, et ils disparurent comme une nuée qui s'évanouit.

Je demeurai quelques moments dans la perplexité et dans une extase que me causait l'étonnement. Le génie me rassura et rappela mes sens, et je vis qu'il ne restait pour défendre la ville que des vieilles décrépites et une vile populace. La tour de l'imbécillité et celle du diable étaient encore sur pied; les pierres détachées en tombaient en beaucoup d'endroits, et un coup du triomphant hélépole aurait suffi pour que tous les ouvrages s'écroulassent. Et j'étais dans l'admiration, et je disais au génie : Quel est le héros qui opère ces miracles? - Le<28> héros qui a si bien mérité ton admiration, répondit-il, c'est François-Marie Arouet de Voltaire; s'il avait plus de noms, il les aurait immortalisés tous. Et cela m'émut, et j'avais l'esprit agité et frappé, et je m'éveillai, et j'écrivis mon rêve, et je l'envoyai en Suisse, etc., etc.

<29>

IV. RÊVE

J'avais passé quelques jours de suite en compagnie d'une société aimable parmi laquelle se trouvaient quelques personnes d'une imagination vive. Leur feu s'était communiqué à mon esprit; mon âme s'exaltait. La conversation nous entraînait, et nous passions les nuits. Hier, en retournant chez moi, j'avais encore l'esprit rempli de tout ce qu'on avait agité dans la journée; mon sang était échauffé, une foule d'objets m'occupaient. Dans cette situation, où tous mes esprits se portaient à ma tête, je me couchai, et je fis le rêve dont voici le récit.

Il me semblait que j'étais dans une plaine immense, remplie par une affluence de monde prodigieuse. On aurait dit que toutes les nations de l'univers se fussent donné rendez-vous pour se rassembler en ce lieu. Cependant, en examinant attentivement ce spectacle, il me parut que le peuple s'attroupait en bande à l'entour de différents tréteaux sur lesquels haranguaient des charlatans assistés de leurs arlequins. C'était à qui d'eux attirerait le plus de monde à son théâtre. La curiosité m'incita à m'approcher du théâtre le plus proche. Un drôle à grande barbe et à figure de bouc y présidait; il appelait le peuple à haute voix. Venez à moi, disait-il; je possède les secrets de la plus ancienne médecine et des charmes les plus inconnus; je fais<30> danser les montagnes comme des chèvres et les chèvres comme des montagnes; je puis arrêter le soleil et la lune dans leur cours; les rivières frayent un passage à ma voix; je change l'eau en sang; de ma baguette je fais des serpents; et j'excelle surtout dans le secret admirable de créer des poux. Quiconque voudra participer à mes belles connaissances n'a qu'à s'annoncer; je lui couperai un petit bout de peau, et il sera semblable à moi-même. Sitôt les femmes lui apportent des enfants, et s'empressent à qui sera la première dont le fils sera opéré. Cette cérémonie causa plus de dégoût que d'édification; cependant tout le monde était content. Son Gille, qui avait nom Ézéchiel, était nu comme un singe; il avait le dos bâté. Tout le peuple riait en le voyant déjeuner d'une tartine dont l'odeur infectait toute l'assemblée. Le Gille soutenait que cette nourriture, en fortifiant les yeux, leur donnait la faculté de percer dans l'avenir; cependant personne ne voulut avoir part à son déjeuner. Son voisin, charlatan d'un autre genre, criait de toute sa force : Fuyez cet empirique, qui vous trompe; abandonnez-le pour venir chez moi; c'est uniquement chez moi que réside l'infaillibilité; mes remèdes ont des vertus suffisantes et efficaces. Les substances disparaissent à ma voix, quoique les accidents se conservent. Selon mon calcul, trois font un, cela est évident. Au lieu que mon voisin vous coupe et vous taille, je me contente de vous asperger d'eau et de saigner vos bourses; rien de plus malsain, de plus pernicieux qu'une bourse pleine. Vous pouvez acheter chez moi des spécifiques pour les maladies les plus dangereuses, comme, par exemple, pour le mal du purgatoire; j'ai des sachets remplis d'ossements, bons pour les terreurs paniques, et des élixirs d'indulgence, qui atténuent les maux les plus violents et les plus atroces. Son loustic était un balourd qui, pour amuser le peuple, se faisait donner de grands coups de barre sur la poitrine; il se nommait Augustinet; il dansait en clopinant autour d'un tombeau, et faisait des momeries qui amusaient le peuple et me paraissaient de la<31> plus plate espèce. Je remarquais toutefois avec étonnement qu'à ce théâtre les bourses des spectateurs se vidaient, et que celle du charlatan se remplissait à bouffir. Ce peuple n'existait qu'en imagination; il vivait dans les siècles futurs, et se pavanait d'avance de la santé dont il pourrait jouir après des siècles révolus. Ma curiosité m'entraîna tout de suite vers une autre boutique dont l'empirique, à l'air sombre et refrogné, se déchaînait impitoyablement contre son voisin. Ne croyez pas à ce que débite ce maudit séducteur, disait-il; gardez-vous d'approcher de ce coquin; il corrompt, il gâte l'ancienne médecine. C'est moi qui l'ai conservée; point de sub una, mais du sub utraque. Nous avons une drogue composée de sub, in et cum, admirable; une autre, qui consiste de six grains de fatalité mêlés avec deux grains de liberté, que nous tenons du grand alchimiste Chauvin. Le biscuit, en outre, a une vertu efficace; nous le donnons pour ce qu'il est. O l'excellente panacée! Oh! qu'il a opéré de cures miraculeuses! Nous faisons exister des êtres sans qu'ils occupent un lieu. Mais pour que tous ces remèdes fassent l'effet qu'on désire, il faut que les malades exaltent leur âme, et qu'ils mettent toute leur confiance dans nos drogues. Son Jean farine, qui lui regardait par-dessus l'épaule, l'interrompit. Ne croyez pas, dit-il, messieurs, à tout ce qu'il avance; ajouter foi à la moitié de ses discours est encore risquer une indigestion ou une réplétion d'inepties. A ces mots, le charlatan en colère se tourna, et le frappa rudement. Vous voyez, dit le Jean farine, qu'il a tort, puisqu'il se fâche. Mon maître, continua-t-il, respectez Socinet (c'était son nom), ou quelque beau jour il s'emparera de vos tréteaux et vous enverra promener. On rit beaucoup de ce lazzi. Pour moi, je quittai cette troupe pour m'approcher d'un drôle qui, sur son théâtre, faisait des grimaces à effrayer une femme enceinte; il tremblait, et il faisait trembler de même tous ceux qui l'environnaient. Cela me surprit, et je demandai à quelqu'un de ceux qui entouraient le charlatan pourquoi tout le monde tremblait, et<32> pourquoi de gaieté de cœur ils faisaient d'aussi étranges simagrées. C'est, me dit l'autre, pour rendre le corps plus flexible. Vous savez sans doute que le nouvel exercice des troupes saxonnes est adapté à un usage semblable; ils font le moulinet des bras, ils se balancent alternativement sur leurs jambes; cela entretient l'agilité du corps et l'adresse des membres, rien n'est plus sain. Bientôt mon charlatan se mit à renifler; ensuite il nous débita, moitié par le nez, moitié par la gorge, un galimatias inintelligible. Ses auditeurs se pâmaient d'aise, battaient des mains en applaudissant; j'en avais tout mon soûl. Je quittai mon enthousiaste, et je m'approchai d'un autre théâtre; mais je ne gagnai rien au change. Il pérorait sur l'agneau sans tache, aussi difficile à trouver que le bœuf Apis. Il disait que quiconque goûtait de cet agneau trouvait un antidote contre les richesses, qui sont la vraie source de toutes les maladies; il en dépouillait charitablement ses enthousiastes pour se les approprier. Car, disait-il, je préfère leur santé à la mienne, je me sacrifie, comme le bouc émissaire, pour le plus grand bien de mes chers auditeurs. Pour moi, qui voyais ces tours de passe-passe avec des yeux rassis, je m'aperçus sans peine que ce fripon, avec son agneau sans tache, attirait à lui toutes les richesses d'imbéciles trop peu éclairés pour s'apercevoir qu'ils étaient trompés.

A l'autre bout de la place paraissait un homme qui avait un gros bonnet rond sur la tête; charlatan comme les autres, il guérissait ses malades par le moyen du pont aigu,32-a par des bains fréquents et quelques jeûnes qu'il leur indiquait; il promettait de belles houris aux âmes charitables qui nourrissaient les chiens et les chats. La fatalité entrait dans toutes ses drogues, et son auditoire était dans cet<33> état léthargique où se trouvent ceux qui ont avalé une trop grande dose d'opium. Son Jean farine s'appelait derviche. Pour tout amusement, il tournait sans cesse sur la même place, jusqu'à ce qu'enfin il tombât comme hors de sens et sans vie; chacun lui applaudissait. Ce spectacle me rebuta par ce qu'il avait de féroce; je m'éloignai de ce théâtre, et m'approchai d'un autre. Une créature qui ne ressemble à rien y présidait; elle avait de petits yeux effilés, une barbe de chat au menton, un nez écrasé comme si on l'avait aplati exprès. Je pensais en moi-même qu'il ne fallait pas se prévenir ni pour ni contre la figure, et que le bon sens pouvait habiter dans cette tète comme dans une autre; mais mon homme me détrompa bien vite. Il distribuait des clous au peuple pour se les fourrer dans le derrière; il l'assurait que cela attirait le marasme dans ces parties, et dégageait les autres; il affirmait avec une effronterie sans pareille que quiconque après sa mort ne voulait devenir ni coq d'Inde ni cheval de poste devait passer la tête, les bras et les pieds dans une espèce de gêne de bois qui contractait tous les membres du patient. Le peuple lui obéissait stupidement. Je vis une cinquantaine de derrières cloués, et un nombre infini d'auditeurs qui courbaient leur corps sous le joug que ce charlatan leur avait imposé. Un plat bouffon qui l'accompagnait se faisait baiser par les femmes un membre destiné à un tout autre usage, et la masse hébétée du vulgaire applaudissait stupidement à toutes ces platitudes dégoûtantes.

Je ne finirais jamais, si je voulais décrire le nombre de fripons et de scélérats qui gagnaient leur vie en abusant de la crédulité du peuple; suffit qu'ils convenaient tous à s'entre-haïr et décrier réciproquement, et à débiter des absurdités pareilles à Peau-d'âne et à Barbe-bleue. Dans cette grande foule de dupes je rencontrai quelques têtes pensantes, qui n'étaient là que dans l'intention d'observer jusqu'à quel point peut aller la folie des hommes; je les abordai, et leur demandai ce qu'ils pensaient de tout ceci. Hélas! monsieur, me dit<34> l'un, nous prenons en pitié la pauvre espèce humaine, chez qui le sens commun n'est pas aussi commun qu'on le pense. Cette multitude de dupes produit des fripons; nous nous contentons de n'être du nombre ni des uns ni des autres, et de ne jamais acquiescer à ce que notre raison réprouve. Ceci me donna envie de m'adresser aux enthousiastes du charlatanisme, pour m'instruire de leur façon de penser; j'en tirai tout de suite un à part, et lui demandai s'il connaissait quelques personnes guéries par les drogues de ces empiriques? Non, repartit-il; leur vertu n'opère qu'après quatre-vingts ans, cent ans, ou plusieurs siècles écoulés. Sa bêtise me fit monter le feu au visage. Allez, lui dis-je, vous méritez d'être trompé, puisque vous voulez l'être; si vous faisiez usage de votre raison, il n'y aurait plus de charlatans au monde.

J'étais en train de poursuivre; mais mon sang était entré dans une telle agitation, que je me réveillai en sursaut. Je ne savais si toutes ces imaginations étaient des illusions ou des vérités. A force de me frotter les yeux, le sommeil se dissipa entièrement, et je conçus que j'avais fait un mauvais rêve; mais je n'eus recours ni aux Josephs ni aux Daniels pour me l'expliquer. J'écartai toutes ces images humiliantes pour l'espèce humaine de mon esprit, qui me mortifiaient. Je trouvai par hasard dans un coin le livre de la Sagesse, qu'on attribue à Salomon, et j'oubliai tout, en lisant ce qui suit : « Réjouis-toi, et profite du temps pour t'amuser, car tu n'es pas sûr d'en pouvoir faire autant demain. »

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V. COMMENTAIRES APOSTOLIQUES ET THÉOLOGIQUES SUR LES SAINTES PROPHÉTIES DE L'AUTEUR SACRÉ DE BARBE-BLEUE.[Titelblatt]

<36><37>

AVANT-PROPOS DE L'ÉVÊQUE DU PUY.37-a

Il faut que l'univers sache qu'on a découvert depuis peu, parmi les papiers de défunt Dom Calmet, un commentaire théologique sur Barbe-bleue, ouvrage aussi utile qu'édifiant. En son temps, on avait hésité de le publier avec les autres ouvrages de ce savant bénédictin, à cause que le docteur Tamponet et autres membres de la Sorbonne soutenaient avec une obstination scandaleuse que Barbe-bleue n'était point un livre canonique. L'archevêque de Paris, dont la vaste érudition est si<38> connue, le cardinal de Rohan, qui passe pour un des premiers théologiens du royaume, l'évêque du Velay,38-a qui se distingue par son zèle, M. de Montpellier, M. de Tours, tous, enfin, les premiers de notre clergé prouvaient que Barbe-bleue n'est point un livre apocryphe, ce qui occasionna une dispute d'une érudition exquise. Le parti de Barbe-bleue se fondait sur Érasme, qui le cite dans son incomparable Éloge de la folie; sur saint Athanase, qui en rapporte des passages dans sa dispute contre les ariens; sur saint Basile, qui le trouve très-orthodoxe; sur saint Grégoire de Nazianze, qui se fonde sur ses prophéties dans une apologétique de la religion chrétienne qu'il adresse à l'empereur Julien; sur saint Jean Chrysostome, qui puisa dans ce livre pieux les plus belles figures de rhétorique dont il orna ses admirables homélies. Le pieux évêque Las Casas en lisait tous les jours quelques passages, pour corroborer sa foi. Barbe-bleue était le bréviaire du pape Alexandre VI. Le cardinal de Lorraine38-b jugeait également que ce livre était canonique. Ainsi, en comptant les voix, ceux qui soutiennent que Barbe-bleue est un livre prophétique et divinement inspiré l'emportent de beaucoup en nombre sur<39> ceux qui le suspectent. Voici ce que nous connaissons de son origine. Barbe-bleue parut à Alexandrie avec la traduction que les Septante firent du Pentateuque et des autres livres de l'ancienne loi. Pendant la captivité des tribus, elles avaient perdu l'Ancien Testament; mais les samaritains avaient conservé ces livres, avec lesquels Barbe-bleue se trouvait. Lorsque le peuple, après avoir quitté Babylone, fut de retour à Jérusalem, Esdras et Néhémie se donnèrent beaucoup de peine pour ramasser tout ce qu'ils purent rassembler de ces précieux ouvrages perdus. Ils retrouvèrent quelques livres, ils en recomposèrent d'autres de mémoire. Comme leur travail était immense, et qu'ils avaient hâte d'achever, ils négligèrent de joindre Barbe-bleue au corps des ouvrages sacrés qu'ils avaient restaurés comme ils avaient pu; et c'est à cette négligence d'Esdras qu'il faut attribuer principalement les doutes qu'ont eus quelques docteurs sur son authenticité.

Cependant il n'y a qu'à lire ce qu'en écrit saint François d'Assise, pour dissiper les soupçons qui pourraient nous rester touchant Barbe-bleue. Saint François, qui l'avait rigoureusement examiné, dit : « Ce livre porte tous les caractères de l'inspiration divine. C'est une parabole, ou plutôt une prophétie de toute l'œuvre de notre salut; j'y reconnais le style des prophètes; il a les grâces du Cantique des Cantiques, le mer<40>veilleux du prophète Ésaïe, la mâle énergie d'Ézéchiel, avec tout le pathétique de Jérémie. Et comme dans l'original hébreu il ne se rencontre aucun terme ni aucune phrase de la langue syriaque, il est incontestable que l'auteur divinement inspiré de Barbe-bleue doit avoir fleuri longtemps avant la captivité de Babylone. » Saint François suppose même qu'il doit avoir été contemporain du prophète Samuel, ce que cependant nous n'oserions affirmer positivement. Le nom de l'auteur de ce saint livre n'est pas parvenu jusqu'à nous, marque de sa grande modestie, en quoi les auteurs de ce siècle ne l'égaleront point. Mais nous ignorons de même quels sont ceux qui ont écrit les livres de Ruth, de Job et des Machabées. Peut-être notre saint prophète est-il en cela égal à Moïse, qui ne pouvait, comme personne dans tout l'univers, nous transmettre l'histoire de sa mort et de son enterrement. Toutefois contentons-nous de ce que notre célèbre commentateur Dom Calmet dit de Barbe-bleue. Il y trouve une doctrine salutaire à l'édification des âmes pieuses, et des prophéties évidemment accomplies; il ajoute que ces prophéties surtout seront d'un grand poids pour confirmer la vérité de notre sainte religion catholique, apostolique et romaine. Ç'aurait été une perte irréparable pour l'Église militante, si ce précieux commentaire eût demeuré plus longtemps supprimé. Plus<41> d'une raison nous oblige à le publier. Nous touchons, hélas! à la fin des temps; le grand jour s'approche qui va terminer toutes les vanités humaines. Tout ce qui nous a été prédit se vérifie. La nature perd sa fécondité, l'espèce humaine se dégrade à vue d'œil. Déjà la perversité du bon sens l'emporte sur la simplicité chrétienne; le zèle ardent pour la foi s'est changé dans une indifférence criminelle; les nouvelles erreurs l'emportent sur les anciennes vérités; la foi passe pour l'effet de l'ineptie, l'incrédulité pour un effort de raison. Nos ennemis ne nous attaquent plus en secret; au lieu d'aller à la sape comme jadis, ils donnent des assauts violents aux principes fondamentaux de notre sainte croyance. Nos ennemis, en troupes nombreuses, se rassemblent sous différentes enseignes de l'hérésie; ils nous enveloppent de tous côtés. Lucifer combat à leur tête pour détruire notre culte et nos autels. L'Église, ébranlée jusqu'en ses sacrés fondements, menace ruine; elle est sur le point de s'écrouler. Cette sainte mère gémit comme une colombe, elle brame comme un cerf que l'impitoyable chasseur est prêt à massacrer. Elle appelle à son secours ses enfants dans sa grande détresse. C'est Rachel qui pleure ses enfants, et qui ne peut s'en consoler. Volons à son aide. Étayons son ancien et sacré édifice avec le saint commentaire de Dom Calmet sur Barbe-bleue. Opposons ce savant béné<42>dictin comme un bouclier pour repousser les traits empoisonnés qu'une philosophie impie lance contre nous, et que les portes de l'enfer ne prévalent point contre une Église fondée sur la pierre angulaire de notre salut. Et puissent, en lisant ce divin commentaire, s'amollir ces cœurs endurcis dans leur turpitude et dans leur incrédulité! Et puissent ceux qui, ayant perdu le goût des délectations spirituelles, se sont plongés dans la corruption du siècle, fortifiés par Dom Calmet et Barbe-bleue, se convaincre qu'en s'attachant à satisfaire leur cupidité et leur amour pour les choses d'ici-bas, ils hasardent, pour ces biens passagers, de se rendre indignes à jamais des béatitudes éternelles!

<43>LA BARBE-BLEUE, CONTE.43-a

Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d'or et d'argent, des meubles en broderie, des carrosses tout dorés; mais par malheur cet homme avait la barbe bleue. Cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui. Une de ses voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles; il lui en demanda une en mariage, lui laissant le choix de celle qu'elle voudrait bien lui donner. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyèrent l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui avait la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce qu'elles étaient devenues. La Barbe-bleue, pour faire connaissance, les mena avec leur mère et trois ou quatre de leurs meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours. Ce n'étaient que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses, que festins et collations; on ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres. Enfin tout alla si bien, que la cadette commença à trouver que le maître du logis n'avait plus la barbe bleue, et que c'était un fort honnête homme. Dès qu'on fut de retour à la ville, le mariage se conclut.

Au bout d'un mois, la Barbe-bleue dit à sa femme qu'il était obligé de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence; qu'il la priait de se bien divertir pendant son absence; qu'elle fit venir ses bonnes amies, qu'elle les menât à la campagne, si elle voulait, et que partout elle fît bonne chère. Voilà, lui dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles; voilà celle de la vaisselle d'or et d'argent qui ne sert pas tous les jours; voilà celle de mes coffres-forts, où est mon or et mon argent, celle des cassettes où sont mes pierreries; et<44> voilà le passe-partout de tous les appartements. Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement bas. Ouvrez tout, allez partout; mais pour ce petit cabinet, je vous défends d'y entrer. Que s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère. Elle promit d'observer exactement tout ce qui lui venait d'être ordonné; et lui, après l'avoir embrassée, il monta dans son carrosse, et partit pour son voyage.

Les voisines et les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyât querir pour aller chez la jeune mariée, tant elles avaient d'impatience de voir toutes les richesses de sa maison, n'ayant osé y venir pendant que le mari y était, à cause de sa barbe bleue qui leur faisait peur. Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sofas, des cabinets, des guéridons, des tables et des miroirs où l'on se voyait depuis les pieds jusqu'à la tête, dont les bordures, les unes de glace, les autres d'argent et de vermeil doré, étaient les plus belles et les plus magnifiques que l'on eût jamais vues. Elles ne cessaient d'exagérer et d'envier le bonheur de leur amie, qui cependant ne se divertissait point à voir toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle avait d'aller ouvrir le cabinet de l'appartement bas. Elle fut si pressée de sa curiosité, que, sans considérer qu'il était malhonnête de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier dérobé, et avec tant de précipitation, qu'elle se pensa rompre le cou deux ou trois fois. Étant arrivée à la porte du cabinet, elle s'y arrête quelque temps, songeant à la défense que son mari lui avait faite, et considérant qu'il pourrait lui arriver malheur d'avoir été désobéissante. Mais la tentation était si forte, qu'elle ne put la surmonter; elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet. D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées; après quelques moments, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé dans lequel se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs. C'étaient toutes les femmes que la Barbe-bleue avait épousées, et qu'il avait égorgées l'une après l'autre. Elle en pensa mourir de peur, et la clef du cabinet, qu'elle venait de retirer de la serrure, lui tomba de la main. Après avoir un peu repris ses esprits, elle ramassa la clef, referma la porte, monta à sa chambre pour se remettre un peu; mais elle n'en pouvait venir à bout, tant elle était émue. Ayant remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois; mais le sang ne s'en allait point. Elle eut beau la laver et même la frotter avec du grès, il y demeurait toujours du sang; car la clef était fée, il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait; quand on ôtait le sang d'un côté, il revenait de l'autre.

<45>La Barbe-bleue revint de son voyage dès le soir même, et dit qu'il avait reçu des lettres dans le chemin, qui lui avaient appris que l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner qu'elle était ravie de son prompt retour. Le lendemain, il lui redemanda les clefs, et elle les lui donna, mais d'une main si tremblante, qu'il devina sans peine tout ce qui s'était passé. D'où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec les autres? - Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée là-haut sur ma table. - Ne manquez pas, dit la Barbe-bleue, de me la donner tantôt. Après plusieurs remises, il fallut apporter la clef. La Barbe-bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme : Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef? - Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort. - Vous n'en savez rien? reprit la Barbe-bleue. Je le sais bien, moi; vous avez voulu entrer dans le cabinet. Eh bien, madame, vous y entrerez, et irez prendre votre place auprès des dames que vous y avez vues. Elle se jette aux pieds de son mari, en pleurant et en lui demandant pardon, avec toutes les marques d'un vrai repentir, de n'avoir pas été obéissante. Elle aurait attendri un tigre, belle et affligée comme elle était; mais la Barbe-bleue avait le cœur plus dur qu'un rocher. Il faut mourir, madame, lui dit-il, et tout à l'heure. - Puisqu'il faut mourir, répondit-elle, en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu. - Je vous donne un demi-quart d'heure, reprit la Barbe-bleue, mais pas un moment davantage. Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa sœur, et lui dit : Ma sœur Anne (car elle s'appelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la tour, pour voir si mes frères ne viennent point; ils m'ont promis qu'ils me viendraient voir aujourd'hui, et si tu les vois, fais-leur signe de se hâter. La sœur Anne monta sur le haut de la tour, et la pauvre affligée lui criait de temps en temps : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? Et sa sœur Anne lui répondait : Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie. Cependant la Barbe-bleue, tenant un grand couteau en sa main, criait de toute sa force à sa femme : Descends vite, ou je monterai là-haut. - Encore un moment, s'il vous plaît, lui répondit sa femme; et aussitôt elle criait tout bas : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? Et sa sœur Anne lui répondait : Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie. - Descends donc vite, criait la Barbe-bleue, ou je monterai là-haut. - Je m'en vais, répondit la femme; et puis elle criait : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? - Je vois, répondit la sœur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci. - Ne sont-ce point mes frères? - Hélas! non, ma sœur; c'est un troupeau de moutons. - Ne veux-tu pas descendre? criait la Barbe-bleue. - Encore un petit moment, répondit sa femme; et puis elle criait : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? - Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté-ci; mais ils sont bien loin encore.<46> Dieu soit loué! s'écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères; je leur fais signe tant que je puis de se hâter. La Barbe-bleue se mit à crier si fort, que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jeter à ses pieds tout éplorée et tout échevelée. Cela ne sert de rien, dit la Barbe-bleue; il faut mourir. Puis, la prenant d'une main par les cheveux, de l'autre levant le coutelas en l'air, il allait lui abattre la tête. La pauvre femme se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux mourants, le pria de lui donner un petit moment pour se recueillir. Non, non, dit-il, recommande-toi bien à Dieu. Et levant son bras .... Dans ce moment, on heurta si fort à la porte, que la Barbe-bleue s'arrêta tout court. On ouvrit, et aussitôt on vit entrer deux cavaliers qui, mettant l'épée à la main, coururent droit à la Barbe-bleue. Il reconnut que c'étaient les frères de sa femme, l'un dragon, et l'autre mousquetaire, de sorte qu'il s'en fut aussitôt pour se sauver. Mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu'ils l'atteignirent avant qu'il pût gagner le perron, lui passèrent leurs épées au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme, étant presque aussi morte que son mari, n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses frères. Il se trouva que la Barbe-bleue n'avait point d'héritier, et qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa sœur Anne avec un jeune gentilhomme dont elle était aimée depuis longtemps, une autre partie à acheter des charges de capitaines à ses deux frères, et le reste à se marier elle-même à un fort honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avait passé avec la Barbe-bleue.

MORALITÉ.

La curiosité, malgré tous ses attraits,
Coûte bien souvent des regrets;
On en voit tous les jours mille exemples paraître.
C'est, n'en déplaise au sexe, un plaisir bien léger :
Dès qu'on le prend, il cesse d'être,
Et toujours il coûte trop cher.

<47>

COMMENTAIRE THÉOLOGIQUE DE DOM CALMET SUR BARBE-BLEUE.

Pour bien développer le sens mystique de ce divin ouvrage, il faut l'avoir auparavant profondément étudié. Quoique le nom de l'auteur sacré qui l'a écrit ne soit pas parvenu jusqu'à nous, nous pouvons juger, en examinant le style de l'original hébreu, qu'il doit avoir été contemporain du prophète Samuel. Il se sert des mêmes expressions que l'on trouve dans le Cantique des Cantiques, et de quelques phrases approchantes des psaumes de David; d'où nous pouvons conclure qu'il a fleuri longtemps avant la captivité de Babylone. L'ouvrage est écrit dans un style oriental. C'est une parabole qui, avec la morale la plus chrétienne et la plus sublime, est en même temps une des prophéties les plus évidentes de l'avénement du Messie et de la victoire signalée qu'il remporta sur l'ennemi perpétuel de Dieu et des hommes. Ce livre que nous commentons est comme une mine abondante; plus on y fouille, plus on y trouve de trésors. On peut lui appliquer ce passage de l'Écriture : chez Barbe-bleue la lettre tue, mais l'esprit vivifie. Les livres de l'Ancien Testament portent tous le même caractère. Les Pères de l'Église et les docteurs les plus versés dans les saintes Écritures se sont constamment appliqués à saisir le sens caché des<48> auteurs inspirés, et souvent, en comparant des passages de différents prophètes, ils ont réussi à les expliquer les uns par les autres. Nous nous proposons de suivre cette sage méthode pour mettre en évidence les divines vérités et les prophéties frappantes que la sacrée parabole de Barbe-bleue présente à notre méditation.

Voyez comme il débute avec une simplicité touchante : « Il y avait une fois un homme qui avait une belle maison à la ville et à la campagne. » Ce seul commencement dénote qu'il était divinement inspiré. Il ne dit point : Il y avait en telle année; mais : Il y avait une fois un homme; parce qu'il voyait en esprit les disputes que les incrédules mettraient un jour en avant touchant différents points de chronologie, à savoir : pour la naissance du Christ, son voyage en Égypte, le temps que son saint ministère a duré, enfin touchant sa mort et sa résurrection. Il préfère donc à ces dates contagieuses cette simplicité sublime : « Il y avait une fois un homme. » « Cet homme avait une maison à la ville et à la campagne. » Voilà le vrai style de la narration. Le saint auteur désigne par ces différentes possessions la turpitude de celui dont il parle. Il était attaché aux biens de ce monde. Sans doute qu'il se glorifiait de ses richesses, et ne comptait pour rien les biens de l'autre vie. « Il avait la barbe bleue. » Il avance par degrés. Cet homme est riche; il est vain; il a la barbe bleue, c'est la marque caractéristique du diable. Cet auteur de tous nos maux ne peut avoir une barbe comme l'ont les hommes; elle doit être bleue, car le diable, qui, sous la forme d'un serpent, tentait Éve dans le paradis, avait une couleur bleuâtre. J'appuie encore cette assertion par une raison physique. Les lampes qu'on entretient avec de l'huile jettent des reflets bleuâtres; les démons qui plongent les damnés dans de grandes cuves d'huile bouillante teignent insensiblement leur barbe de cette couleur, de même qu'il arrive à ceux qui travaillent aux mines de vitriol de prendre à la longue des cheveux verdâtres. Ces marques, ces couleurs sont appropriées à l'esprit malin pour que<49> les hommes puissent reconnaître l'ennemi de leur salut. Nous avons des yeux pour voir, et nous ne voyons pas; mais nous n'examinons rien. C'est notre paresse, c'est notre tiédeur, c'est notre coupable négligence qui nous fait donner dans tous les piéges que cet esprit rebelle et malfaisant nous tend. Nous ne veillons point au salut de nos âmes immortelles. Que l'esprit tentateur ait une barbe bleue ou non, personne n'y réfléchit. Il flatte nos passions, nous nous laissons séduire; on se fie en lui, et l'on est perdu. Voici comme la parabole explique cette importante vérité : « Une dame de qualité avait deux filles à marier; Barbe-bleue lui en demanda une. » Remarquez que le diable s'adresse toujours aux femmes. Il sait que ce sexe est plus fragile que le nôtre; ajoutez que, pourvu que l'ennemi de Dieu enlève quelqu'un, il lui est égal que ce soit la fille cadette ou la fille aînée, pourvu qu'il fasse son butin. « Longtemps elles ne purent se résoudre à épouser Barbe-bleue, parce qu'il avait eu plusieurs femmes, et personne ne savait ce qu'elles étaient devenues. » C'était que la grâce combattait encore dans le cœur de ces jeunes filles, et leur inspirait une secrète aversion contre le prince des ténèbres. Il ne faut point se familiariser avec lui, ou tôt ou tard l'on est perdu. Gardez-vous de commettre un premier crime; le second se commet sans remords. « Barbe-bleue mena ces demoiselles avec quelques jeunes gens à une de ses maisons de campagne où ce ne fut que bals, festins et promenades. » On ne saurait représenter plus clairement les ruses du démon et la marche qu'il prend pour nous séduire, qu'elles ne sont marquées dans cette parabole. Il vous insinue le goût des plaisirs : ce sont banquets superbes, bals lascifs, discours séduisants; ensuite il allume en nous le feu des passions, la volupté, le désir des richesses, l'orgueil, le dédain; et petit à petit il débauche ainsi à Dieu ses serviteurs. Nous sommes comme enivrés de cette figure du monde qui passe, nous n'aspirons plus à une béatitude éternelle, et nos funestes passions effrénées nous précipitent dans un gouffre de douleur.<50> C'est par de telles ruses perfides que le démon, en désertant le ciel, parvient à peupler l'enfer, qui est son royaume. Mais faites surtout attention au rapide progrès que ses tentations font sur les cœurs innocents. Il gagna la cadette des sœurs, comme la moins expérimentée, et l'épousa pour le malheur de la pauvre fille. L'auteur sacré entend sous le nom de cette jeune épouse le peuple juif, qui, oubliant les bienfaits infinis qu'il avait reçus de Dieu, et tous les prodiges et les miracles qu'il avait faits en faveur de cette nation, sacrifia à de faux dieux, c'est-à-dire, à des démons, et donna dans toutes les idolâtries païennes. C'est avec cette profonde théologie et ce grand sens que notre auteur sacré nous enseigne ces sublimes vérités. La jeune fille quitte sa maison paternelle pour se marier à Barbe-bleue. Les Juifs quittent le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, pour Baal-Péor50-a et d'autres dieux que l'enfer avait vomis sur terre. On commence par être tiède, on devient indifférent; on oublie Dieu, on s'engage dans le péché, on s'y embourbe; enfin, l'on ne peut plus s'en retirer, et l'homme est perdu, du moment que la grâce efficace l'abandonne. Un esprit de vertige s'empare de ses sens; il touche au bord du précipice sans connaître l'abîme qui va l'engloutir. La nouvelle mariée, qu'une funeste erreur aveugle, ne voit pas que son mari a une barbe bleue. C'est ainsi que, emportés par la violence de nos passions, nous ne nous apercevons pas de la difformité monstrueuse des vices. Le pécheur vogue sans boussole et sans gouvernail, et devient le jouet des tempêtes impétueuses qui brisent enfin son frêle navire. « A peine Barbebleue est-il marié, qu'il entreprend un voyage de six semaines, pour vaquer à de certaines affaires, en priant sa femme de se bien divertir dans son absence. » C'est que le démon, non content d'une prise, toujours agissant pour le malheur des hommes, cherche sans cesse une nouvelle proie. « En partant, Barbe-bleue donne à sa femme la<51> clef de tous ses trésors, et lui en remet une secrète d'un cabinet, lequel il lui défend d'ouvrir. » Que de grandes leçons dans ce peu de paroles! Le vieux séducteur, qui sait le métier qu'il a appris par l'expérience de tous les siècles, renverse le cerveau d'une jeune personne en lui donnant du goût pour les richesses. Il veut nous attacher aux biens terrestres et périssables, pour nous détacher des biens incorruptibles du paradis. Il parvient, par le même moyen, à égarer le plus sage des rois; il donne à Salomon tout l'or d'Ophir. De cet argent, Salomon commence à bâtir à Jérusalem un temple au Seigneur : voilà le bon usage. Mais le démon ne se décourage pas. Ensuite le sage roi se pourvoit de sept cents concubines : voilà l'abus. Remarquez en passant combien notre espèce dégénère; car aucun Sardanapale de notre siècle ne pourrait suffire à un si grand nombre de concubines. Salomon ne s'en tint pas là. On le vit enfin sacrifier aux faux dieux. C'est ainsi qu'une chute après elle entraîne une autre chute.51-a Mais il est temps de revenir au texte sacré. La clef de ses trésors, que Barbe-bleue donne à son épouse, figure le passe-partout des enfers. Ce sont ces perfides clefs qui ouvrent la porte à tous les vices. Le démon sait que la plupart des hommes sont pris par l'appât des richesses; il en a trouvé peu qui sussent y résister. Souvenez-vous que, lorsque le prince des ténèbres eut l'audace de transporter le divin Messie sur le sommet d'une haute montagne, il lui dit : Vois-tu ces royaumes de la terre? Je te les donne, si tu m'adores. Malheureuses richesses, funestes grandeurs, qui perdez ceux qui vous chérissent! Non, les riches n'hériteront point du royaume des cieux. Et vous, grands monarques de l'univers, vous, dont l'orgueil se pavane si insolemment sur vos trônes superbes, hélas! vous serez un jour la proie des flammes éternelles, tandis que le pauvre Lazare, du haut de l'Empyrée, contemplera vos souffrances et vos tourments avec des yeux de compassion. Remarquons en même temps que le démon, en don<52>nant tant de clefs à son épouse, lui défend d'ouvrir le cabinet secret. Ce trait seul suffit pour nous marquer que ce livre est divinement inspiré, parce que ce peu de paroles dépeignent les perfidies du démon avec des couleurs frappantes. Il se sert adroitement de nos passions pour nous subjuguer; mais il ne veut pas que nous connaissions les ruses et les supercheries par lesquelles il parvient à nous dompter. En nous liant, en nous garrottant même, il veut que ses chaînes soient invisibles, et que nous ne nous apercevions pas que nous sommes ses malheureux esclaves. C'est ce cabinet fatal qui enferme ces mystères d'iniquité. Il ne veut pas que sa jeune épouse y entre; en même temps, il la tente en excitant sa curiosité. Voilà la même ruse par laquelle il perdit notre première mère. Il lui disait : Mangez de ce beau fruit, qui vous donnera la connaissance de toutes choses; on vous l'envie, parce qu'il est excellent. Mangez-en, vous en êtes maintenant la maîtresse. Curiosité funeste, pomme fatale, pomme abominable, vous perdîtes le genre humain. La jeune épouse de Barbe-bleue était femme et curieuse autant que l'était notre première mère; la tentation était forte. Pourquoi me donner la clef de ce cabinet? pourquoi me défendre d'y entrer? se disait-elle en elle-même. Sans doute que ce que mon époux a de plus rare et de plus précieux s'y trouve enfermé. Mais pouvait-elle résister à tous les ennemis qui l'entouraient? Elle était attaquée en même temps par le démon du plaisir, par le démon de la débauche, par le démon des richesses, par l'aiguillon de la curiosité. Elle ne voit ni le piége qu'on lui tend, ni quelles en seront les suites déplorables. Hélas! que pouvait opérer sur son cœur ce faible reste de la grâce suffisante, dont les trois quarts s'étaient effacés depuis son abominable mariage avec le prince des ténèbres? La grâce n'y peut plus tenir, elle l'abandonne. Dès lors l'esprit d'égarement offusque tous ses sens, et règne despotiquement sur elle. La voilà qui saisit la clef du fatal cabinet; elle y vole, elle ouvre la porte, elle y descend. Quel spectacle, juste Dieu! s'offre à sa<53> vue! Des cadavres d'une quantité de femmes égorgées, dont le sang inondait le plancher du cabinet! Ces objets affreux l'effrayent et la consternent; une sombre et noire mélancolie remplit son âme de douleur. Le bandeau de l'illusion se déchire; à l'ivresse des plaisirs trompeurs succède le remords, le repentir et l'abattement. Dans le moment où elle se croit perdue, le ciel lui darde un rayon de la grâce versatile et trois rayons de la grâce concomitante, que son repentir avait mérités. Dès lors elle aperçoit ses crimes dans toute leur horreur. Moment terrible, qui lui montre ce Dieu jaloux armé du foudre et prêt à l'en frapper! Sans mouvement et presque sans vie, elle laisse tomber sa clef. Mais que faire? Il faut la ramasser; elle la trouve toute tachée de sang. C'est ce sang innocent répandu depuis le juste Abel jusqu'au grand prêtre Joïada;53-a il crie au ciel vengeance, il demande qu'Adonaï, longtemps sourd aux gémissements du peu de justes qui restent en Israël, leur envoie celui qui fait l'espérance des nations, et qui devait terrasser l'ancien ennemi de Dieu et du genre humain. Cette jeune épouse était dans un état affreux; son âme était bouleversée par l'impression de ces cadavres sanglants, par le regret de ses crimes, par le pouvoir de la grâce efficace et par l'aversion qu'elle conçoit pour Barbe-bleue. Tout éplorée, elle sort de ce séjour d'horreur. Elle veut essuyer le sang qui tachait cette clef fatale; elle l'essaye différentes fois, mais elle n'y peut réussir; tant les taches de nos péchés sont ineffaçables, tant il en coûte pour épurer ce que le crime a souillé!

Cependant Barbe-bleue, qui était en voyage, reçoit la nouvelle que ses affaires sont terminées à son avantage, car les affaires du diable vont vite. Le mal est aisé, le bien difficile. Il revient à son palais, et redemande d'abord à son épouse la clef du terrible cabinet. Moment de terreur pour la pauvre femme, qui lui représente les<54> maux que sa curiosité lui attire; mais moment favorable à son salut, où la grâce la conforte et la rend à son Créateur. Barbe-bleue lui crie d'une voix aigre : Où est la clef du cabinet? La jeune épouse la lui présente d'une main tremblante, car elle sentait déjà une aversion salutaire pour toute connexion avec le diable. « D'où viennent, dit Barbe-bleue, ces taches de sang sur cette clef? - Je n'en sais rien, répondit-elle, plus pâle que la mort. - Eh bien, madame, repartit Barbe-bleue (car le diable est poli), vous y entrerez pour y tenir votre place parmi les femmes que vous y avez vues. » Ah! pauvres humains, apprenez à connaître le diable. Sans cesse défiez-vous de lui; soyez toujours sur vos gardes; il sème de fleurs le chemin par lequel il vous conduit aux enfers. Du commencement il est le flatteur de vos passions; puis subitement il se transforme en bourreau de vos âmes, et vous plonge dans des gouffres de douleurs. Mais observons à cette occasion avec les saints Pères combien les voies de Dieu sont différentes des voies des hommes. Le moment, marqué par la Providence, où il se proposait de secourir la jeune repentante n'était pas encore arrivé; pour gagner ce moment bienheureux, le Saint-Esprit met dans la bouche de cette femme les paroles les plus touchantes, capables d'attendrir les tigres et les lions les plus farouches. Mais le démon, auquel elles s'adressaient, était plus impitoyable que tous les tigres de l'univers; il n'a de plaisir que celui d'augmenter les compagnons de ses crimes, d'exciter à la désertion ceux qui sont enrôlés sous les drapeaux du Christ, pour les associer à sa révolte, et les rendre les victimes des enfers. « Il faut mourir, madame, s'écrie Barbe-bleue; il faut mourir tout à l'heure! » Paroles barbares, qui expriment toute la cruauté de l'esprit malin; paroles utiles, que le Saint-Esprit a dictées à l'auteur sacré pour nous inspirer toute l'aversion et toute l'horreur que nous devons avoir pour le prince des ténèbres. « Puisqu'il faut mourir, répond son épouse éplorée, accordez-moi un seul quart d'heure. - Oui, dit<55> Barbe-bleue, mais pas un moment de plus. » Moment nécessaire et utile! moment tout d'or pour le dénouement de la parabole! La jeune épouse, comme nous l'avons dit, signifie le peuple d'Israël; son mariage avec Barbe-bleue, le culte idolâtre que ce peuple élu rendit à Baal-Péor, à Moloch et à d'autres dieux; la descente de la jeune épouse dans ce caveau sanguinaire prédit clairement la captivité de Babylone, pendant laquelle le culte du vrai Dieu avait cessé, et l'esclavage dans lequel le peuple gémit longtemps, assujetti tour à tour par les Assyriens, les Égyptiens, les Mèdes et les Romains. Le retour de Barbe-bleue, qui veut égorger sa femme, figure les derniers efforts des enfers pour détruire la créance, le culte et les autels de Sabaoth, les crimes accumulés sur la face de toute la terre, la cessation des prophètes et des miracles, et le malheureux abandon du genre humain, qui allait obliger Adonaï d'envoyer mourir son fils innocent pour sauver les hommes coupables. Mais ne craignons rien. La grâce opère, elle vivifie la jeune épouse inconsolable, qui éclate par ces paroles remarquables : « Anne, ma sœur, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? » C'est comme si elle eût dit : Adonaï ne m'abandonnera pas; quelque grandes que soient mes offenses, je me confie en sa miséricorde; mon repentir surpasse mes crimes; je sais qu'il arme un vengeur pour me délivrer du joug de l'enfer. Ma sœur Anne, Anne, ma sœur, ne vois-tu pas encore venir ce divin Sauveur? Hélas! je l'ai offensé, oui, j'ai mérité sa colère; mais quelque énormes que soient mes péchés, sa bonté n'en est pas moins infinie. Quand viendra celui qu'Ésaïe, qu'Ézéchiel, que Daniel ont promis aux nations, celui qui écrasera sous ses pieds le serpent qui avait séduit nos premiers pères, et auquel le genre humain devra son salut? Je suis née de la tribu de Juda, je suis fille d'Adonaï; celui qui vient pour ma délivrance est son fils, donc il est mon frère. Ah! cher frère, venez, je vous attends avec impatience. Anne, ma sœur, ne vient-il pas encore? Sa sœur Anne monte promptement sur une tour du château;<56> car il faut s'élever des fanges de la terre quand on veut contempler les objets célestes. Voilà pourquoi les animaux ont la tête inclinée en bas, et l'homme seul l'a élevée pour porter ses regards aux cieux. Nous savons bien qu'on nous objecte que le coq porte sa tête aussi haut que nous. Ce sont là de ces mauvais contes forgés par les incrédules pour décréditer, s'ils le pouvaient, les célestes vérités qui nous sont révélées. Mais je me ramène à mon texte sacré; revenons à la sœur Anne, qui représente, selon le sens mystique de la parabole, tous les saints et les prophètes qui ont traité de l'économie de notre salut et de l'ouvrage de la rédemption. Comme elle n'avait point failli comme sa sœur, aussi la grâce suffisante et la grâce efficace ne l'abandonnèrent-elles pas; et c'était pourquoi l'esprit prophétique reposait sur elle. Sans cesse elle s'occupe de la racine de Jessé et des glorieux destins de ce fils de David qui sera l'espérance des nations, de son humilité et de ses triomphes. Anne jette ses regards attentifs de tous les côtés. Que voit-elle? Le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie; ce qui signifie dans le langage sacré : Je vois le soleil qui s'épanouit d'aise, et qui se réjouit du glorieux avénement du Messie; je vois ses rayons qui dispersent la poussière de l'erreur aux clartés de l'Évangile; je vois l'herbe qui verdoie, ou, pour mieux dire, qui se couvre des livrées de l'espérance, et qui attend impatiemment l'arrivée du Christ. Mais le peuple hébreu, représenté par la jeune épouse, ne comprend pas le sens mystique de cette divine allégorie. Le Messie tant promis par les prophètes n'arrive pas assez vite au gré de ses rapides désirs. Voyez comme, en attendant, le démon redouble d'efforts; sa cruauté le presse de mener à fin sa damnable entreprise. Barbe-bleue, avec une voix tonnante, semblable aux trompettes de Jéricho, s'écrie à toute gorge : « Venez vite, madame, ou je monterai là-haut vous égorger. » Que fera-t-elle? que peut-elle faire? Elle demande une courte dilation; elle veut attendre que l'heure du Seigneur soit venue; et en même temps elle répète d'une<57> voix faible ces pieuses paroles : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? » C'est ainsi que le petit troupeau des saintes âmes que Dieu avait conservées dans son peuple élu soupirait avec un saint zèle après sa délivrance, et craignait que la race d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, vouée au culte d'Elchaddaï,57-a d'Adonaï, d'Élohim, ne fût exterminée par le prince des ténèbres. Anne lui répond encore : « Je vois le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie. » Oui, Dieu tiendra ses promesses, il ne vous abandonnera pas. Il a assisté le prophète Élisée quand les petits garçons l'appelaient Tête-chauve;57-b ces petits garçons furent métamorphosés en ours. Ce fut lui qui écarta la mer Rouge pour donner un passage à son peuple. Ce fut lui qui arma la main de Samson d'une mâchoire d'âne pour défaire les Philistins. Il ne vous abandonnera pas. « Mais Barbe-bleue redoublait d'impatience, et criait plus fort que jamais : Descends, ou je monterai! » par où l'auteur sacré désigne l'abomination de l'abomination dans la cité sainte, ou l'entrée triomphante de Pompée à Jérusalem, et les aigles et les dieux des Romains placés à côté du temple, la tour Antonia, que l'infâme Hérode fit élever à l'honneur du triumvir de ce nom, et les peines que se donna ce roi d'introduire un culte idolâtre dans cette terre que Sabaoth avait destinée pour être habitée éternellement par son peuple élu. Ces faits importants précédèrent d'une trentaine d'années la venue de Jésus-Christ. C'est avec cette précision étonnante que l'auteur sacré de ce saint livre a vu et prédit l'avenir, que, en comptant le quart d'heure de répit que Barbe-bleue accorde à sa femme, la minute à trois années, cela répond exactement à l'espace du temps qui s'écoula depuis la prise de Jérusalem par Pompée jusqu'au bienheureux avénement et à la naissance du Messie. « Mais la malheureuse épouse de Barbe-bleue, tremblante et presque inanimée,<58> croyait sa perte certaine; ses forces l'abandonnaient, sa voix était prête à s'éteindre; elle répétait pourtant avec ferveur ces pieuses paroles : Anne, ma sœur, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? - Je vois, répond sa sœur, une poussière qui s'élève du côté de l'orient. L'épouse désolée lui demande : Ne sont-ce point mes frères? - Hélas! non, reprit Anne, ce sont des brebis. » Remarquez surtout dans ce passage que chaque parole annonce de grandes vérités. L'auteur divin nous figure sous la forme de ce troupeau de brebis saint Jean, le bienheureux précurseur de Jésus-Christ. Lui-même avait la douceur des brebis, et il venait annoncer au genre humain abruti par ses crimes l'agneau sans tache. Si notre auteur sacré avait vu de ses yeux accomplir tout ce qui précéda la venue bienheureuse du Messie, il n'aurait pu narrer les événements avec plus d'ordre qu'il ne les expose dans cette parabole; c'est plutôt une histoire qu'une prophétie. Nous touchons enfin au moment où la terre en travail va enfanter son Sauveur. Barbe-bleue, ou disons plutôt le diable en fureur, vient et veut saisir sa proie.

Anne annonce dans ce moment à sa sœur qu'elle voit venir deux cavaliers, mais qu'ils sont encore éloignés. Ces deux cavaliers sont le Fils et le Saint-Esprit, différents de personne, qui, tous deux indissolublement unis au Logos, composent la très-sainte et très-adorable Trinité. Quand arrivent-ils? Dans un temps où tout le monde jouit de la paix, dans le temps qu'Auguste ferma le temple de Janus; mais d'autre part aussi dans le temps que toutes les puissances de l'enfer faisaient la guerre la plus vive à leur Créateur, lorsque les prêtres, les lévites et les docteurs de la loi étaient partagés en différentes sectes d'une philosophie damnable, qui se produisaient sous le nom de pharisiens, d'esséniens, de saducéens et de thérapeutes, qui sapaient et détruisaient si bien la foi de leurs ancêtres, que Sabaoth n'avait presque plus de vrais adorateurs. Le péril était éminent, il fallait un prompt secours, ou la jeune épouse aurait été égorgée, et l'Église dé<59>truite; mais Sabaoth n'abandonne pas ses fidèles. Dans le moment que Barbe-bleue porte le glaive au cou de son épouse, voilà le saint des saints qui arrive, qui le terrasse, et qui abat Lucifer à ses pieds. L'Église est sauvée, et l'enfer en frémit de rage. Voyez combien cette allégorie est exacte, et combien les paroles de l'auteur sacré sont infaillibles. Les saints et les prophètes, auxquels le ciel a révélé les événements futurs, les ont annoncés. La faible raison humaine n'a pu percer l'écorce qui couvrait ces pieuses vérités. Il a fallu que tout s'accomplît pour la convaincre. C'est le sens mystique qu'il faut chercher dans les saintes Écritures, ou l'on n'aura jamais l'intelligence de Jérémie, d'Ésaïe, d'Ézéchiel et de Daniel, ni de Barbe-bleue, ni du Cantique des Cantiques. Dès que les deux cavaliers paraissent, voilà la jeune épouse sauvée. Dès que le Messie vient au monde, voilà le diable enchaîné d'éternelles chaînes, voilà la religion chrétienne, toujours militante et toujours triomphante, qui s'établit, et l'ouvrage de notre salut qui s'achève. Mais continuons notre paraphrase. « L'épouse de défunt Barbe-bleue achète une compagnie pour son frère. » Quelle compagnie, si ce n'est le troupeau des fidèles que l'Église contient dans son sein; de ces vrais soldats du Christ, prêts à combattre et à mourir pour la propagation de la vraie foi; de ces soldats prêts à exterminer par le glaive ce nombre d'hérétiques ou plutôt de damnés qui, révoltés contre leur sainte mère, déchirent ses entrailles? Cette compagnie, dans un sens encore plus mystiquement sublime, fait allusion au glaive donné à notre saint-père le pape pour venger la cause de Dieu et exterminer ses ennemis. Continuons encore. « La veuve de Barbe-bleue, ou, pour mieux dire, de Belzébuth, se remarie ensuite à un fort honnête homme. » C'est le pape qu'elle épouse. Comme on sait, l'Église est mariée au pape, qui est le vicaire de Jésus-Christ. Que vienne à présent un Luther, un Calvin, un Socin ou quelque hérétique de leur espèce, tous vrais excréments de l'enfer; qu'on y ajoute un vil ramas de non-conformistes, avec l'infâme séquelle de<60> philosophes aussi abominables qu'eux : quel moyen leur reste-t-il maintenant pour se révolter contre la suprématie de notre saint-père le pape, ou pour attaquer encore les dogmes de la foi catholique, apostolique et romaine? En vain voudraient-ils exalter leur âme, nous rirons de leurs efforts impuissants, et nous les réduirons au silence, dès que nous leur exposerons en détail l'accomplissement merveilleux des prophéties de l'auteur de Barbe-bleue. On leur prouvera, à leur dam, que la veuve de Belzébuth épousa le saint-père, c'est-à-dire, que l'Église, après avoir abjuré l'ancienne idolâtrie, est devenue l'épouse de Jésus-Christ. Le pape est son vicaire ici-bas, donc l'Église est l'épouse du pape. Dans le premier mariage de la femme de Barbe-bleue, tout était mondain; dans le second, tout était spirituel. Dans le premier, c'était l'abandon à des passions effrénées et à des plaisirs charnels; dans le second, la contrition, la repentance et la grâce la purifiaient. Là, c'étaient des banquets de débauche, des agaceries pour irriter d'impurs désirs, avec tout ce que peut produire le luxe pour exciter la vanité et l'oubli de soi-même; ici, c'étaient des actes de componction, de repentance, d'humilité chrétienne, et, pour toute nourriture, la chair et le sang de l'agneau sans tache. Au lieu des richesses périssables et de l'appareil du luxe qu'elle trouva dans le palais de Barbe-bleue, elle amasse ici un trésor de bonnes œuvres et d'actions pieuses, dont les intérêts lui seront payés abondamment au paradis. Au lieu d'être entre les bras du démon qui voulait l'égorger, elle se trouve entre les bras du vicaire de celui auquel elle doit son salut dans cette vie, et dans l'autre sa béatitude éternelle.

Fait au couvent des bénédictins de Monmore,60-a le 17 de septembre
de l'année de notre salut 1692.

(Signé)Dom Calmet.

<61>

VI. LETTRE D'UN ACADÉMICIEN DE BERLIN A UN ACADÉMICIEN DE PARIS.

Depuis qu'il y a eu des gens de lettres, il y a eu des disputes, parce qu'il est libre d'avoir des sentiments différents, et que chacun croit avoir de bonnes raisons pour soutenir les siens. Mais ce qu'il y a d'humiliant pour l'esprit humain, ce sont ces animosités excitées par l'envie, ces libelles, ces injures, ces calomnies atroces dont les petits génies tâchent d'accabler la mémoire des grands hommes.

Ne pensez pas, monsieur, que ce soit moi qui aie à me plaindre; la médiocrité des talents est comme un rempart qui défend contre les incursions de l'envie. Il s'agit de M. de Maupertuis, notre illustre président. Sa supériorité, son génie, ses profondes connaissances, ont révolté l'amour-propre de M. König, professeur en philosophie. Ce professeur, ne pouvant s'élever à l'égal d'un grand homme, crut que ce serait toujours beaucoup que de l'abaisser; il disputa à notre président les découvertes sur le principe universel de la moindre action, en soutenant que Leibniz en était l'inventeur. M. de Maupertuis<62> demanda des autorités; il voulut savoir dans quel ouvrage de M. de Leibniz on trouvait des traces de ces découvertes. König, pour ne pas demeurer court dans cette embarrassante situation, produisit des fragments de lettres supposées de M. de Leibniz,62-a dont il disait avoir oublié où il avait vu les originaux. Ce procès littéraire, exposé dans une assemblée de notre Académie, fut jugé, et König condamné d'une voix.

Le professeur, irrité de se voir confondu, et surtout fâché de n'avoir pu nuire à un homme que toute l'Europe admire, non content de l'accabler d'injures grossières, la dernière ressource de ceux qui n'ont point de bonnes raisons à alléguer, s'associa avec des écrivains assez méprisables pour s'enrôler chez lui et pour combattre sous ses drapeaux. L'un de ces misérables,62-b sous le nom d'un académicien de Berlin, a fait imprimer un libelle infâme dans lequel il traite M. de Maupertuis comme un homme sans jugement peut parler d'un inconnu, ou comme les imposteurs les plus effrontés ont coutume de calomnier la vertu.

M. de Maupertuis est trop au-dessus de pareilles imputations par son caractère, par son mérite et par sa réputation, pour qu'il ait lieu de s'en offenser; il est trop philosophe pour que des injures qui ne sont que des injures puissent troubler son repos. Mais nous autres<63> académiciens, nous devons nous élever contre un furieux qui, sans pouvoir mordre M. de Maupertuis, pourrait blesser notre corps.

Il faut qu'il soit clair aux yeux de toutes les nations qu'il n'y a point parmi nous de fils assez dénaturé pour lever le bras contre son père, ni d'académicien assez vil pour se rendre l'organe mercenaire des fureurs d'un envieux. Non, monsieur, nous rendons tous à notre président le tribut d'admiration qu'on doit à sa science et à son caractère; nous osons même nous l'approprier, nous le revendiquons à la France. Il jouit chez nous pendant sa vie de la gloire qu'Homère eut longtemps après sa mort : les villes de Berlin et de Saint-Malo se disputent laquelle des deux est sa véritable patrie; nous regardons son mérite comme le nôtre, sa science comme donnant la plus grande splendeur à notre Académie, ses travaux comme des ouvrages dont toute l'utilité nous revient, sa réputation comme celle du corps, et son caractère comme le modèle de celui d'un honnête homme et d'un véritable philosophe. Voilà les sentiments de l'Académie en corps. Voici le langage de l'imposture.

Le soi-disant académicien anonyme dit que M. de Maupertuis ferait par ses mauvais procédés déserter tous nos académiciens, s'ils n'étaient soutenus par la protection du Roi. Autant de mots, autant de faussetés. C'est un fait connu de tout le royaume et de toute l'Allemagne que nos plus célèbres académiciens ont été attirés ici par les soins de M. de Maupertuis; qu'il est l'économe de nos revenus, le distributeur des places vacantes, le dispensateur des gratifications, le protecteur des talents, et que, dans toutes ces différentes parties de son administration, il a constamment montré du désintéressement, un esprit d'ordre dans la régie de nos finances, du discernement dans le choix des personnes pour remplir les places vacantes, de l'équité dans la distribution des pensions et des prix, un attachement sincère à la gloire de l'Académie, de l'amitié et de la fidélité à chacun de nous en particulier, et une protection toujours ouverte pour ceux qui en<64> avaient besoin; de sorte que, loin d'avoir sujet de nous plaindre de lui, nous lui sommes redevables, pour la plupart, de nos places, de ses instructions, de ses conseils, de ses lumières et de son exemple.

L'auteur du libelle contre M. de Maupertuis est sans doute très-mal instruit de ce qui se passe dans notre Académie et de l'esprit qui l'anime. Nous n'avons jamais eu de querelles, parce que nous n'avons point donné entrée à l'esprit de parti; lorsque nos opinions sont différentes, cela ne nous conduit qu'aux dissertations, et jamais aux disputes. Nous croyons que c'est aux philosophes à donner l'exemple au peuple, et que ceux qui cherchent la vérité de bonne foi ne sont point opiniâtres; moins prévenus d'eux-mêmes, moins amoureux de leurs pensées que ces hommes dont l'esprit grossier est demeuré en friche, ils tournent toute la sagacité de leur esprit à deviner les énigmes de la nature, ils sont reconnaissants envers ceux qui les empêchent de se tromper, et pleins d'admiration pour ceux dont les lumières les éclairent. Par ces raisons, on n'a jamais vu dans nos assemblées de ces scènes avilissantes pour un corps de gens de lettres comme celle qui, à Paris, il y a quelques années, indigna le doyen de tous les académiciens de l'Europe.

Notre prétendu académicien, après avoir débité des mensonges aussi manifestes que ceux que j'ai rapportés plus haut, ne s'arrête pas en si beau chemin; et comme si son effronterie s'accroissait à mesure qu'il répand son venin, il assure que M. de Maupertuis déshonore notre Académie. Pour celui-là, je ne m'y attendais pas. Les anciens ont avec bien de la sagesse appelé les méchants des furieux, à cause que la méchanceté est une espèce de délire qui égare la raison. Ce faiseur de libelles sans génie, cet ennemi méprisable d'un homme d'un rare mérite, n'a-t-il pu trouver d'autre calomnie plus apparente dans la stérilité de son imagination qu'une disparate semblable? N'a-t-il pas compris qu'un crime utile étant révoltant, un crime inutile devient le comble de l'infamie? Une grossièreté aussi plate,<65> une proposition aussi absurde, ne mérite en vérité pas de réponse. A qui apprendrai-je, qui ne le sache depuis longtemps, que M. de Maupertuis fut regardé en France comme le géomètre le plus capable de vérifier les vérités que Newton avait devinées dans son cabinet touchant la figure de la terre; qu'il fut envoyé en Laponie, et que, par ses opérations géométriques, il contribua autant à sa gloire qu'à celle du philosophe anglais que sa modestie lui faisait regarder comme son maître? A qui apprendrai-je que, comblé d'honneurs par le roi de France, il fut appelé chez nous par le Roi; que c'est sous sa direction que notre Académie, longtemps languissante, a repris une nouvelle vie?

Est-ce à moi d'instruire le public (déjà tout instruit) que M. de Maupertuis, par ses ouvrages en tout genre, a contribué plus qu'aucun de nous autres aux mémoires que nous faisons paraître tous les ans? Qui ignore ou fait semblant d'ignorer que M. de Maupertuis est admiré de tous les savants qui ont lu ses ouvrages, aimé et estimé de nous autres, chéri de tous ceux qui vivent avec lui, distingué à la cour, et favorisé du Roi plus qu'aucun autre savant?

Je ne plains pas notre président; il a de commun avec tous les grands hommes d'avoir été envié, et d'avoir réduit ses ennemis à inventer contre lui des absurdités. Mais je plains ces malheureux écrivains qui s'abandonnent insensément à leurs passions, et que leur méchanceté aveugle au point de trahir en même temps leur frivolité, leur scélératesse et leur ignorance.

Mais quel temps pensez-vous, monsieur, que ces gens ont pris pour attaquer notre président? Vous croyez sans doute qu'en braves champions, ils l'ont provoqué au combat pour se battre à armes égales? Non, monsieur; apprenez à connaître la lâcheté et l'indignité de leur caractère. Ils savent, et c'est un deuil pour nous, que M. de Maupertuis est depuis six mois attaqué de la poitrine, qu'il crache le sang, qu'il a de fréquentes suffocations, que sa faiblesse l'empêche de tra<66>vailler, qu'il est plus près de la mort que de la vie, que les larmes d'une épouse qui le chérit et les regrets de tous les gens de bien l'attendrissent : voilà le moment qu'ils choisissent pour lui plonger, selon qu'ils le croient, le poignard dans le cœur. A-t-on jamais vu une action plus malicieuse, plus lâche, plus infâme? A-t-on jamais ouï parler d'un brigandage plus affreux? Quoi! un homme de lettres illustre, dont les paroles n'ont jamais blessé personne, dont la plume a même respecté ses ennemis, lorsqu'il est prêt à rendre les derniers soupirs, et qu'il ne lui reste, ainsi qu'à tous les gens de bien, que la consolation de laisser après lui une réputation bien établie, apprend qu'on l'attaque, qu'on le persécute, qu'on le calomnie! On voudrait le conduire au tombeau avec la douleur et le désespoir d'être spectateur, à son dernier moment, de sa flétrissure et de son opprobre! On voudrait lui entendre dire : A quoi m'a servi cette vie pure et sans tache que j'ai menée, à quoi m'ont servi ces veilles laborieuses que je dévouais au public, mes travaux littéraires, les services que j'ai rendus à cette Académie, et ces ouvrages qui devaient me mener à l'immortalité, si mes cendres deviennent l'objet du mépris par les taches dont on veut couvrir ma réputation, et si je ne laisse en héritage à ma famille que ma honte et mon déshonneur? Mais non, monsieur, les ennemis de M. de Maupertuis l'ont mal connu; il méprise leur fureur impuissante, et la leur pardonne. Trop philosophe pour se laisser ébranler selon le caprice de ses ennemis, et trop chrétien pour conserver dans son cœur des sentiments de vengeance, à peine a-t-il entendu les cris de leur rage, et en santé même il n'y aurait pas répondu.

Si l'amour de la gloire bien entendu est le premier mobile des grandes âmes, si ce principe est si fécond en belles actions et en vertus rares et singulières pour le bien du monde, ne doit-on pas regarder comme des perturbateurs du bien public, comme des gens plus dangereux que des assassins, ceux qui tâchent de ravir aux grands<67> hommes une gloire justement acquise? Et que deviendra cette noble ardeur qui porte aux grandes choses par l'appât de cette légère récompense, si l'on souffre des complots de scélérats associés pour la ravir à ceux qui en sont en possession?

Voyez comme les ennemis de M. de Maupertuis se sont trompés. Ils ont pris l'envie pour l'émulation, leurs calomnies pour des vérités, le désir de perdre un homme pour sa ruine réelle, l'espérance de le réduire au désespoir pour la fin désastreuse de sa vie, et leur folie pour la méchanceté la mieux ourdie. Qu'ils apprennent enfin qu'ils se sont abusés dans leur dessein et dans leurs conjectures, et que, s'il y a des gens assez lâches pour oser calomnier de grands hommes, il s'en trouve encore, dans ces temps, d'assez vertueux pour les défendre.

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VII. LETTRES AU PUBLIC.[Titelblatt]

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LETTRE AU PUBLIC.

J'ai toujours aimé vos goûts, et j'ai respecté vos fantaisies; je connais l'insatiable curiosité que vous avez des nouvelles, et j'ambitionne de vous servir. Vous êtes ennuyé de ces faits ordinaires que vous racontent deux fois par semaine ces petits ministres que vous entretenez en Europe; il vous faut du singulier et des nouvelles surprenantes. Vos ministres vous en donnent quelquefois d'incroyables, quoique sans doute véritables; mais cela ne suffit pas; vous aimez dans la politique les choses secrètes. Ce même penchant se trouve en moi, avec un grand fonds d'adresse pour les découvrir, ce qui me met à portée de vous instruire de ce qui se traite à présent de plus caché dans une certaine cour. Vous comprenez, sans que je vous l'explique, que, dans notre jargon, certaine cour signifie celle de Berlin. Je tiens ces nouvelles de la première main; ce ne sont point des on dit, ce sont des faits bien constatés. J'ai découvert des choses étonnantes; je vous les confie d'autant plus volontiers, que votre sagesse et votre discrétion m'est connue, et que ce secret restera entre nous deux.

Tremblez pour le repos de l'Europe; nous touchons à un événement qui peut renverser l'équilibre et la balance des pouvoirs que nos pères ont si sagement établis. C'en est fait du système de l'abbé de Saint-Pierre;71-a jamais on ne pourra le réaliser. J'ai appris qu'il s'est tenu, il y a quelques jours, un grand conseil à la cour, où ont assisté<72> tous les notables; il s'y est agité une chose aussi importante qu'on en ait connu de mémoire d'homme. Un musicien d'Aix en Provence envoie deux menuets qu'il a mis dix ans à composer, et demande qu'ils soient joués au carnaval. Ceci paraîtra frivole à des esprits superficiels; mais nous autres politiques, qui entendons finesse à tout, et qui poursuivons les conséquences jusqu'à leurs dernières conclusions, nous sommes trop profonds pour traiter cette affaire en bagatelle. Cette prétention, mise en délibération, partagea le conseil; il y eut un parti pour les menuets, et un autre que formèrent les opposants. Ceux qui étaient pour les menuets ont soutenu qu'on devait les jouer pour encourager par cette distinction ceux qui veulent du bien à une certaine puissance, dont le nombre malheureusement n'est pas trop grand. Les opposants répliquèrent que c'était contre la gloire de la nation de faire jouer des menuets étrangers, lors même qu'on en faisait tant de nouveaux dans le royaume; à quoi les autres répondirent que ces menuets pouvaient être bons, quoique faits ailleurs, et que des amateurs des arts devaient avoir plus d'égard à la science qu'à la patrie, ou au lieu d'où les menuets leur étaient venus. Ces raisons ne persuadèrent point les opposants, et ils soutinrent que ces menuets devaient être traités comme de la contrebande. Les menuétistes se récrièrent beaucoup contre cette décision, et s'efforcèrent de démontrer qu'en cas qu'on traitât des menuets étrangers de contrebande, on autoriserait par là les autres nations à prohiber de même toutes les productions que leur fournissait la Prusse; que gêner le commerce, c'était le perdre; et qu'enfin les autres puissances ne souffriraient pas de sang-froid qu'on se donnât les airs d'exclure leurs menuets des danses et des fêtes. Sur quoi leurs antagonistes s'échauffèrent, en soutenant qu'il fallait toujours sacrifier l'intérêt et toute autre considération à la gloire; que c'était contre la dignité d'une cour de danser après d'autres sons que ceux de chez soi; que les menuétistes étaient des novateurs qui voulaient introduire dans le pays<73> des usages étrangers; qu'il ne fallait jamais se départir de ses vieilles coutumes, fussent-elles même mauvaises; et qu'enfin ces menuets corrompraient les mœurs; ce qui échauffa si fort la dispute, que tout le monde parla en même temps, que chacun voulait avoir raison, que les moins emportés préludaient sur les grosses paroles, et qu'enfin on fut obligé de dissoudre le conseil. Le lendemain, il se rassembla pour reprendre les mêmes délibérations. L'enthousiasme avait diminué pendant cet intervalle, et il s'était formé un parti pacifique. Ces esprits conciliants proposèrent, pour contenter tout le monde, de permettre qu'on jouât le menuet qui était en mineur, à l'exclusion de l'autre; mais, quoique ce tempérament ne fût pas reçu, parce qu'il était raisonnable, cela ne les empêcha pas de hasarder une autre proposition, qui fut de jouer les menuets sans les danser. Ceci fut rejeté avec une majorité de voix considérable, et l'on assure qu'il y a à présent sous presse une espèce de manifeste où l'on expose les raisons qu'on a eues de ne point faire exécuter les menuets. Cette démarche pourra avoir des suites de la plus grande conséquence. Comme cela peut intéresser l'Europe, et surtout votre curiosité, je serai attentif à m'informer de ce qui se traitera ultérieurement. Il est certain que la cour est fort occupée de cette affaire, ce qui est fort naturel quand on réfléchit à son importance : un menuet peut devenir une chose grave. Combien d'exemples de ce genre ne pourrais-je pas vous citer! Une coiffure que la reine Anne d'Angleterre marchanda, et qui fut achetée par mylady Marlborough, rompit cette formidable association de souverains qui faisaient la guerre à la France, et causa la paix que la reine Anne fit en 1713.73-a Une révérence que César oublia de faire aux sénateurs qui s'assemblaient au temple de la Concorde détermina Brutus à conspirer contre lui. Une pomme ne fut-elle pas la cause de tous les malheurs qui arrivèrent à la postérité des premiers habitants du paradis terrestre? Vous m'avouerez qu'un menuet vaut bien une<74> coiffure, une révérence ou une pomme; il n'y a qu'à attendre, et nous verrons à quoi il pourra donner lieu.

Je suis encore trop retenu en vous écrivant, à cause que c'est la première fois de ma vie que je prends cette liberté; mais je vous promets, à la première occasion, de ne m'en pas tenir aux conjectures ordinaires, et d'en hasarder de plus merveilleuses, de plus vagues, et avec plus d'effronterie, s'il est possible, que vos petits ministres, dont la monotonie et l'insipidité commencent à vous ennuyer. Si les nouvelles de cet ordinaire ne piquent pas votre curiosité, je vous en promets d'aussi romanesques et de plus bizarres à l'avenir.

P. S. Dans ce moment j'apprends que les autres cours ont pris parti dans l'affaire des menuets, et qu'elles vont faire à la nôtre en conséquence les représentations les plus sérieuses. Le reste l'ordinaire prochain.

<75>

SECONDE LETTRE AU PUBLIC.

La grande affaire qui nous occupe s'embrouille de jour en jour davantage. Les incidents que nous avons prévus sont en partie arrivés; on ne voit que des courriers qui vont et qui viennent; cependant rien ne transpire de leurs dépêches. L'ambassadeur de Fez a présenté un mémoire à notre ministère; sa cour s'intéresse vivement pour la musique d'Aix en Provence, et ce mémoire porte en termes exprès que le roi de Fez regardera le refus qu'on fera de la jouer comme un affront fait à sa personne dans celle de ses alliés. L'ambassadeur de l'hospodar de Valachie a joint ses représentations sur le même sujet, et il a ajouté que son maître serait obligé de faire cause commune avec la ville d'Aix pour soutenir l'honneur de ses menuets, surtout depuis qu'il avait établi à Arcim75-a une académie de musique française.

Jusqu'à présent toutes représentations ont été infructueuses; notre cour persiste dans sa résolution, et il paraît qu'elle veut pousser cette affaire à l'extrémité. Tout le monde a été surpris de cette inflexibilité; mais on cesse de l'être depuis qu'on est informé à n'en pas douter que la cour a été encouragée dans sa roideur par l'alliance défensive qu'elle vient de conclure en secret avec la république de Santo-Marino. Salomon a bien eu raison de dire que tout se découvre enfin, car il n'y a rien de caché à notre pénétration : alliances, traités, conventions secrètes, nous approfondissons<76> tout; on devine une partie, on apprend quelque chose, on y ajoute ses conjectures, et à la fin on sait les traités comme si on les avait faits. Vous serez bien étonné de trouver ici l'article secrétissime de cette alliance nouvellement conclue; mais voici comment il est tombé entre nos mains. L'ambassadeur de Santo-Marino, en dînant l'autre jour chez l'ambassadeur des Treize Cantons, laissa tomber de sa poche l'article secret du traité, en tirant son mouchoir; l'article fut aussitôt ramassé, et nous avons été assez heureux pour nous le procurer. Qu'un ambassadeur doit être circonspect, et qu'il est dangereux pour lui de tirer un mouchoir de sa poche! Voici cet

ARTICLE SECRÉTISSIME.

De plus, Sa Majesté Prussienne s'engage que si, en haine de cette alliance présentement conclue, la sérénissime république de Santo-Marino allait être inquiétée par de mauvaises sérénades ou par des chaconnes à elle désagréables, Sa Majesté lui fournira à ses frais et dépens un vaisseau de cent canons, et quatre frégates qu'elle tiendra toujours prêtes dans son port de Halberstadt pour le service de ladite république; et au cas que des vents contraires ou d'autres conjonctures fissent préférer des secours pécuniaires, on évaluera cette escadre à la somme de quatre cents livres, payables dans la sorte de monnaie dont le gazetier de Cologne fut payé, il y a dix ans, et dont la république pourra faire un usage merveilleux envers ses ennemis. En revanche, la sérénissime république de Santo-Marino s'engage de faire cause commune avec la Prusse dans tout ce qui concerne l'affaire des menuets; et malgré l'ancienne alliance qui subsiste avec ladite république et la ville d'Aix depuis le temps de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne, et par laquelle elle a garanti à ladite ville la paisible possession de sa musique, la république de Santo-Marino tient ces engagements pour nuls. Bien entendu qu'elle se croit maîtresse <77>d'expliquer sa parole comme il lui plaît, de prendre en même temps des engagements contraires selon son bon plaisir, et d'invalider ses anciens traités lorsqu'il lui prend fantaisie d'en faire de nouveaux. Elle promet à Sa Majesté Prussienne de tenir prêt son contingent, pour qu'il soit à portée d'être employé lorsque le casus fœderis l'exigera. Ce contingent consistera en trois ménétriers et en trois vivandières; et au cas que Sa Majesté Prussienne trouvât plus convenable de convertir ce secours en argent, la sérénissime république payera, du moment où la guerre sera déclarée, un subside annuel d'un sequin et demi, quatre sols, dix liards.

NB. Les secours seront prêts des deux côtés pour partir au plus tard trois mois après que la réquisition leur en sera faite, et au cas que ces secours ne soient pas suffisants, Leurs Hautes Puissances contractantes s'engagent d'en doubler le nombre. Cet article séparé sera tenu secrétissime, et il aura la même force que le traité général. On s'engage en outre d'inviter les autres puissances amies à accéder à cette alliance.

Le traité général ne paraît pas encore; mais comme il est fait pour être communiqué à tout le monde, nous vous assurons d'avance que ce n'est pas la peine de le lire. La quintessence du poison, le venin subtil et délicat est tout renfermé dans cet article secret, et c'est ce qui vous le fera savourer avec délices. L'ambassadeur de Fez, qui se trouvait au repas où cet article secret fut perdu, en a tiré copie sans perte de temps, et l'a envoyé par son joueur de guitare, qui joue un grand rôle à Fez, immédiatement à sa cour; et comme toutes les circonstances d'une affaire pareille à celle-ci sont importantes, nous ne devons pas omettre que le courrier avait l'omoplate gauche convexe, et qu'il montait un cheval cravate.

Ce grand événement ouvre un vaste champ à nos conjectures. Si la guerre survient, la ville d'Aix, le roi de Fez et l'hospodar de Vala<78>chie pourront fortifier leur alliance de celle de Chouli-Kan le Très-Juste, qui a fait aveugler son oncle et ses frères, schah de Perse présentement régnant; ou, en cas qu'il se trouve trop occupé aux guerres intestines qui déchirent son beau royaume, ils pourront s'unir avec le Grand Mogol ou avec l'empereur du Japon; ils pourront tirer de ces pays-là des chameaux et des éléphants véritables. Il est impossible qu'une certaine cour résiste à tant de forces réunies, et l'on doit espérer que l'heureux jour viendra où nous la verrons succomber sous le poids de ses ennemis. Quelle joie n'aurons-nous pas de ces événements tant attendus! Que vos fabriqueurs de nouvelles vont être contents de voir enfin accomplir leurs prophéties, et qu'ils auront d'obligations aux deux menuets dont l'un est en mineur!

Cependant les fêtes et les bals vont ici leur train ordinaire; la cour ne pense qu'à se divertir, et vit dans cette sécurité qui précède les grandes catastrophes. Mais nous qui voyons plus loin que notre nez, et qui sommes fins au superlatif, nous annonçons, comme la malheureuse Cassandre, que la mesure est comblée, que les jours de deuil sont arrivés, que, malgré la sérénissime république de Santo-Marino et celle de Lucques même, on verra ici dans peu un essaim de barbares qui vengeront les menuets d'Aix en Provence, qui brûleront la musique qu'on appelle celle du bon faiseur d'opéra; qu'on verra de véritables éléphants fouler l'orchestre à leurs pieds; que, pour comble de malheurs, ce peuple barbare convertira la voix de ces messieurs qui chantent le dessus sur nos théâtres en affreuses voix de basse; que les vierges qui desservent ces mêmes théâtres avec tant de pudeur seront violées; et qu'on n'entendra pour toute harmonie que les menuets d'Aix, dont l'un est en mineur.

Au cas que cette prophétie ne s'accomplisse pas à la lettre, nous soutiendrons ce contre-temps avec effronterie, et nous ne laisserons pas de prophétiser. Pour messieurs nos compagnons, qui, comme nous, se mêlent de lire dans l'avenir, nous leur conseillons de pro<79>phétiser les événements passés, s'ils ne rencontrent pas les événements futurs, ou d'étendre leur prophétie au delà de cent ans.

Nous apprenons dans ce moment que l'ambassadeur de Fez a pris la colique, et qu'il veut se faire électriser au gros orteil. Un fameux médecin assure que son mal provient d'une réplétion d'injures; son chirurgien prétend que c'est une maladie de politique, et qu'il a trouvé à propos de s'absenter de la cour.

P. S. Je suis obligé de vous faire mes excuses sur ce que mon style n'approche point de l'élégance et de la noble hardiesse de celui de vos correspondants. J'étudie sans cesse dans vos archives pour atteindre à ce point de perfection; je commence à m'approprier leurs phrases. Je me servirai incessamment de certaines épithètes fortes, nerveuses et pittoresques : par exemple, cet hospodar sans foi, sans loi, désignera celui de Valachie, ce prince perfide et traître vous fera connaître le roi de Fez, et je ferai des efforts pour me rendre par mon application plus digne de vos bontés et de votre confiance. Le reste l'ordinaire prochain.

<80>

TROISIÈME LETTRE AU PUBLIC.

Lettre du comte Rinonchetti, premier sénateur de la république de Santo-Marino, au baron de Zopenbrug,80-a ministre de Sa Majesté Prussienne.



Monsieur,

Nous avons appris avec autant de surprise que d'indignation qu'une espèce de faiseur de gazette a écrit des choses insolentes sur le sujet de notre sérénissime république, et que cet ouvrage scandaleux s'est imprimé et se vend dans la capitale du Roi votre maître.

Jusqu'à présent aucun écrit, aucune gazette datée de Berlin n'a blessé personne; il nous est connu d'ailleurs que Sa Majesté Prussienne punit sévèrement les libelles qui touchent les particuliers. Nous sommes donc d'autant plus étonnés de voir qu'on ait permis l'impression de l'ouvrage qui donne lieu à nos plaintes, et nous osons espérer que le Roi votre maître ne souffrira pas que, dans ses États, un particulier insulte des souverains. Nous nous flattons qu'elle daignera faire châtier le misérable qui vient de nous offenser si grièvement. Il imprime des traités et des articles secrets; il semble même qu'il nous<81> traite en ridicule. Cela n'est en vérité pas soutenable, et il nous faut une satisfaction éclatante. Il est vrai qu'il y a en Europe quelques États plus puissants que le nôtre; mais doit-on nous mépriser parce que nous ne sommes pas les plus forts? Cependant ma sérénissime république sait se faire respecter en Italie; nous avons résisté seuls et sans alliés aux artifices du cardinal Alberoni, aux canons et excommunications de l'Église, et à tous les efforts de nos ennemis; nous avons découvert leurs intrigues, détruit leurs projets, combattu pour notre liberté, et nous nous sommes maintenus. Ces actions, si elles s'étaient passées à Berne, à Venise ou à Amsterdam, seraient-elles plus glorieuses que s'étant passées à Santo-Marino? Rome dans son origine ne fut pas même ce que nous sommes à présent; le luxe n'a point corrompu l'austérité de nos mœurs; on voit chez nous des vertus antiques; notre frugalité et notre union soutiennent notre État. Nous n'avons de précieux que notre liberté et notre réputation; ce n'est ni à un malheureux gazetier ni à quelque puissance que ce soit sur la terre à nous ravir ce bien inestimable. Nous espérons que Sa Majesté ne souffrira pas plus longtemps qu'on nous offense, et que, roi, elle embrassera la cause d'une république souveraine. Nous nous flattons, monsieur, que vous appuierez par votre grand crédit nos justes représentations, et que vous procurerez à ma sérénissime république la satisfaction qu'elle attend de l'équité du Roi votre maître. J'ai l'honneur d'être,



Monsieur,

etc., etc.

<82>

Réponse du baron de Zopenbrug, ministre d'État de Sa Majesté Prussienne, au comte Rinonchetti, premier sénateur de la république de Santo-Marino.



Monsieur,

Dès que j'eus reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, j'en ai fait mon rapport à Sa Majesté. Vous pouvez être persuadé, monsieur, que tout le monde condamne ici hautement les particuliers qui, par leurs écrits, osent offenser les souverains. Depuis le pape et l'Empereur jusqu'à l'évêque de Constance et au prince de Zipentzerbst,82-a il n'est aucun souverain que le public ne doive respecter; qu'il soit puissant ou faible, allié ou ennemi, cela n'y fait rien, et la bienséance exige qu'en faisant mention d'eux, ce soit toujours dans des termes convenables. Les grands princes s'honorent dans leurs semblables; s'ils souffrent chez eux qu'un particulier insulte une autre puissance, c'est oublier ce qu'ils se doivent à eux-mêmes. Depuis un certain temps l'abus de la presse a été poussé jusqu'au scandale; des particuliers ont eu à se plaindre de la méchanceté des auteurs, et il y a eu plus d'une puissance qui a été offensée par ces sortes de gens qui compilent des nouvelles pour vivre, qui débitent plus de mensonges que de vérités, et qui s'érigent en Arétins de notre siècle. Mais, monsieur, personne n'ajoute foi aux choses qu'ils débitent, et à force d'en imposer grossièrement au public, ils ont décrédité leurs nouvelles. On n'a pas attendu que votre sérénissime république ait porté ses justes plaintes des nouvelles clandestines qui se sont débitées ici; on a d'abord interdit l'ouvrage, avec une défense sévère à l'auteur d'écrire sans permission. Je me flatte que la magnanimité de<83> votre sérénissime république se contentera de ce châtiment; défendre de parler à un babillard ou défendre d'écrire à un cerveau brûlé, c'est la plus grande punition qu'on lui puisse faire. Nous poussons jusqu'au scrupule les attentions qu'on doit aux puissances étrangères, et jamais on ne souffrira ici que qui que ce soit leur manque de respect.

Je suis charmé que cette misère m'ait fourni l'occasion de servir votre sérénissime république et de faire connaissance avec un homme dont la réputation est aussi grande que la vôtre. C'est avec ces sentiments que je serai à jamais,



Monsieur,

etc., etc.

<84><85>

VIII. LETTRE DU CARDINAL DE RICHELIEU AU ROI DE PRUSSE.

Des champs Élysées, le 15 octobre 1756.



Sire,

Il nous est arrivé depuis peu une quantité d'habitants de la terre, qui nous ont rendu compte des avantages que Votre Majesté vient de remporter sur ses ennemis. On ne parle dans notre tranquille séjour que de vos victoires. Quoique les ombres n'aient plus pour le monde sublunaire cet attachement outré qu'ont les hommes qui l'habitent, elles conservent cependant les sentiments que tout citoyen doit avoir. Ainsi je participe, quoique mort, aux avantages de la France. Je m'intéresse à la gloire d'un État que j'ai gouverné autrefois, et je goûte le doux plaisir que ressent un tuteur en voyant croître la fortune d'un pupille qui lui a été confié. C'est donc en qualité de bon Français que j'ose féliciter Votre Majesté de ses heureux succès, qui<86> sont si utiles à la monarchie française. Je vois, Sire, que vous suivez mon exemple, et que vous ne vous écartez pas de mes principes. Vous ne perdez pas de vue les véritables ennemis de la France, et, en ne vous éloignant jamais de cette saine politique, vous égalez les exploits de Gustave-Adolphe. Ah! que j'applaudis aux sages mesures que prend Votre Majesté pour donner des bornes aux vastes projets de la maison d'Autriche! C'est donc vous qui mettez un frein à sa cupidité et à son ambition? Vous êtes, Sire, le meilleur allié qu'ait jamais eu la France. Il ne manquait à mon bonheur que d'être né votre contemporain.

Quoique les choses soient bien changées depuis ma mort, je suis cependant au fait de la situation présente des affaires tout comme si j'en étais encore chargé. Le cardinal de Fleury, dont l'ombre aimable est descendue dans ces contrées délicieuses, m'a appris que la Franche-Comté, l'Alsace et la Lorraine étaient soumises à la domination française, et que la maison de Bourbon régnait en Espagne et en Italie. Il m'a dit qu'un nouveau rejeton était sorti des cendres de la maison d'Autriche éteinte, et que ce rejeton, poussant de profondes racines, acquérait plus de forces par l'arrangement admirable de ses finances et par la discipline de ses troupes qu'il n'en avait perdu par le démembrement de plusieurs provinces. Le cardinal de Fleury m'a fait encore remarquer la conduite artificieuse de cette nouvelle maison d'Autriche, qui, avec autant d'ambition que la première, sait couvrir ses piéges de fleurs, qui va par la sape au lieu de donner des assauts, qui endort ses ennemis au lieu de les combattre, et qui emprunte toutes sortes de formes pour cacher la véritable. Vous avez, Sire, comme un autre Hercule, obligé ce Protée à reprendre sa figure naturelle, et vous avez opposé la digue de vos victoires au débordement de son ambition.

Nous, Sire, habitants de l'Élysée, dont l'esprit subtil est dégagé<87> des parties terrestres qui enveloppent et appesantissent les âmes des vivants, nous avons la connaissance de l'avenir comme du présent. Aucun artifice n'est impénétrable à nos yeux. Nous apercevons d'un coup d'œil les conséquences dans leurs principes. De là vient que naguère, examinant l'Europe, je m'aperçus des desseins dangereux que formait la nouvelle maison d'Autriche. J'ai vu, Sire, que cette maison d'Autriche, mais qui n'est que celle de Lorraine, se flattait d'écraser votre puissance pour établir le despotisme et la tyrannie en Allemagne; qu'elle comptait de priver la France de son allié le plus fidèle, pour tourner ensuite toutes les forces du Saint-Empire romain contre le Roi Très-Chrétien. J'ai vu que la Suède ne ressemblait plus à elle-même; que sur les ruines du trône s'élève une aristocratie cruelle et sanguinaire, et que par conséquent, sans vous, ma patrie n'aurait plus d'allié dans le Nord. J'ai vu qu'une nouvelle puissance, à demi sortie de la barbarie, mais formidable par le nombre de ses troupes, et régnant depuis la mer Glaciale jusqu'au Palus Méotide, pouvait, à l'aide des Césars germains, accabler les descendants des Soliman et des Mahomet, et que, si la France n'y pourvoyait, elle se trouverait avoir en tête un ennemi plus puissant que Charles-Quint, aussi ambitieux que Ferdinand II, plus actif que Charles VI, qui revendiquerait sans cesse la Franche-Comté, l'Alsace, la Lorraine et peut-être la Flandre, et dont les vastes desseins tendraient même à chasser les Bourbons de l'Italie. Que de guerres cruelles allaient s'allumer dans ce funeste avenir! Que de Français généreux, moissonnés avant le temps, seraient descendus ici-bas pour habiter nos paisibles demeures! Il vous était réservé, Sire, de prévenir tant de maux, d'assurer le trône de nos rois, et d'abattre cette hydre dont les têtes renaissantes s'élèvent sans cesse contre l'empire des Lis.

Après d'aussi illustres actions, après une vie longue et heureuse, que je souhaite à Votre Majesté, elle viendra prendre place dans ce<88> séjour fortuné pour y recevoir nos hommages : et j'ose espérer, Sire, que vous daignerez distinguer, dans le nombre de ceux qui vous entoureront, celui qui a l'honneur d'être,



Sire,

de Votre Majesté
le très-humble et très-sincère admirateur,
Armand-Jean du Plessis, cardinal duc de Richelieu.

<89>

IX. LETTRE DE LA MARQUISE DE POMPADOUR A LA REINE DE HONGRIE.

Ma belle reine, les choses gracieuses qu'il plaît à Votre Majesté de m'écrire me sont d'un prix inestimable. Je voudrais pouvoir me rendre digne, madame, de vos bontés et de la confiance que vous avez en mon zèle. Je regarde comme le plus beau moment de ma vie celui où j'ai pu contribuer à rapprocher et unir pour jamais les deux plus grands monarques de l'Europe, et où je suis parvenue à déraciner ces vieux et ridicules préjugés que l'ancienne haine des nations n'avait que trop fortifiés. Ils sont si bien détruits, que vous pouvez compter, madame, sur l'attachement sincère du souverain et de la plus saine partie de la nation. Oui, madame, vous ne devez me soup<90>çonner d'aucune flatterie en vous disant que nos Français ont votre nom dans la même vénération que vos sujets. Notre nation, parmi beaucoup de défauts, a le mérite de rendre justice aux grandes qualités, fût-ce même celles de ses ennemis. Vous avez fait de si grandes choses, madame, vous faites tant d'honneur à votre sexe, que vous ne devez pas vous étonner que les Français soient vos enthousiastes. Ceux qui ont eu le bonheur de se mettre à vos pieds et de vous admirer eux-mêmes ne tarissent point sur ce sujet; leurs sentiments se communiquent, ils gagnent, ils se répandent, et le public ne forme plus qu'une voix pour célébrer tant d'augustes et grandes qualités. Si j'ai à me plaindre de ma destinée, c'est de ce qu'elle m'a interdit jusqu'ici le bonheur de vous faire ma cour, avantage que je préférerais à toutes les faveurs de la fortune, et auquel je suis bien éloignée de renoncer. Mais, madame, souffrez que je vous ouvre mon cœur avec cette franchise que vous avez autorisée et enhardie par vos bontés. Si jamais je trouve l'occasion de satisfaire au plus ardent de mes vœux, si jamais le moment se rencontre où je pourrai me mettre à vos pieds, voudriez-vous, madame, que j'approchasse en tremblant de cette incomparable princesse que je respecte, et qui m'honore du nom de sa bonne amie? Et cependant, madame, je ne pourrais me présenter devant vous qu'en sentant mon cœur frissonner. Vienne doit être un séjour que votre présence rend délicieux; il n'y a qu'un point critique qui me glace d'effroi. Vous avez assez d'éminentes qualités pour en couvrir un petit défaut; vous êtes si supérieure au reste de votre sexe, que je ne crains pas de vous reprocher quelques effets de légères faiblesses qui sont incompatibles avec mon séjour dans vos États. Vous devinez vous-même, madame, que c'est de cet affreux collége dont je m'effraye, de cette inquisition qui établit un despotisme tyrannique sur le cœur et les sentiments. Daignez, de grâce, le supprimer, madame, abolissez le plus dur de tous les tribunaux,<91> et ajoutez au nombre de vos grandes vertus la tolérance pour la plus aimable de toutes les faiblesses humaines. N'exigez pas des fragiles mortels des perfections dont les mains de la nature, avares pour le vulgaire, ont été prodigues envers vous. Souffrez que, dans votre capitale, le goût, et non les sacrements de la sainte Église romaine, décide de l'amour. Permettez qu'on puisse avoir impunément un cœur tendre et sensible, sans qu'on coure le risque d'affronts toujours très-fâcheux, ou de votre disgrâce, pire encore que le reste. Croyez-vous, madame, qu'en allant à Vienne simplement pour me mettre à vos pieds, je voulusse hasarder de passer delà pour entreprendre le voyage de Témeswar? Que Vénus m'en préserve à jamais! Je ne veux point aller en Hongrie. Quelle horreur pour une Française née sans ces préjugés de l'austère et farouche pudeur! Je ne veux que vous voir, vous entendre et vous admirer. Mais que je sois libre, madame; point d'inquisition, rien qui me gêne, rien qui bride ma gaieté, rien qui mette un frein aux fantaisies de mes sentiments. Vous n'en serez pas moins apostolique, madame, car, pour ne rien vous déguiser, les apôtres vos devanciers menaient des sœurs avec eux, et il faudrait être trop bonne pour croire que ce n'était que pour être en oraison avec elles. On va plus loin à Rome : le père commun des croyants autorise même les lieux licencieux, par indulgence; et pourvu que l'on paye, il est content. Ce bon père compatit aux faiblesses de ses enfants, et il tourne ces peccadilles en bien, par l'argent qui en revient à l'Église. Le monde a de tout temps été fait de même; il lui faut du plaisir, et de la liberté dans son plaisir. Vos fidèles sujets, soumis à vos ordres en tout, ne vous obéissent pas sur cet article-là, madame; et malgré ce redoutable tribunal, Vienne ne le cède à Paris que par la façon de s'y prendre. Je vous présente requête au nom de tous vos États; les seigneurs, malgré le faste et la grandeur, s'ennuient, parce que l'orgueil est une passion triste. Ayez quelque indulgence pour<92> l'amour, tolérez-le; c'est de toutes les passions la plus gaie, la plus sociable, et la seule qui rende heureux. Permettez que sous vos auspices on goûte de ce bonheur, le plus grand que la nature nous ait fait pour nous consoler de tous les maux dont la vie humaine est remplie. Mettez-moi par cette tolérance en état de vous rendre mes hommages sans appréhension et sans crainte; que je puisse me livrer impunément à l'ardeur de mes sentiments et à toute l'admiration que vos grandes et rares vertus m'inspirent. C'est le seul trait qui manque à votre perfection. Souffrez, madame, que les cœurs sortent de captivité; brisez leurs chaînes, donnez la liberté aux amours furtifs qui gémissent dans la servitude; exercez votre sévérité contre ces geôliers impitoyables et contre ces bourreaux de l'austérité qui n'ont que trop longtemps tyrannisé les enfants de la joie et de l'amour. Que la plus douce, que la plus charmante, que la plus humaine des passions trouve une protectrice dans la plus auguste des princesses, dans la première des femmes de ce siècle, dans cette Thérèse roi, qui est un des plus grands monarques de l'Europe. Trop heureuse, ma belle reine, si je puis vous réconcilier aussi aisément avec ma déesse, avec Vénus, que je vous ai réconciliée avec ma nation! Ceci a été pour le repos et l'intérêt du monde; mais ce que j'entreprends sera pour le plaisir de l'univers, et l'intérêt ne fut jamais comparable au bonheur. Quelque puissante que vous soyez, madame, l'empire de Vénus sera toujours supérieur au vôtre; elle régnera malgré vous. Les dieux du paganisme n'ont pu se soustraire à ses lois; serait-ce à nous de résister à quelque dieu que ce soit? Il y a du plaisir à se laisser subjuguer, et vous n'en priverez pas vos sujets. J'ose espérer, madame, que vous vous rendrez à mes instantes prières, que les persécutions cesseront, et qu'on n'aura plus à craindre le martyre à Vienne pour avoir persisté dans la foi de l'amour, qu'on a reçue de ses pères. Je suis dans la ferme persuasion que vous daignerez m'accorder ma très-humble<93> demande. Cet acte de clémence ajoutera un nouveau degré à la profonde vénération, au respectueux attachement et au zèle avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.

<94>

X. LETTRE D'UN SECRÉTAIRE DU COMTE KAUNITZ A UN SECRÉTAIRE DU COMTE COBENZL.

TRADUIT DE L'ALLEMAND.

Je suis bien fâché, mon cher ami, de l'erreur où vous êtes sur la conduite du comte Kaunitz dans les troubles présents; je l'attribue à l'éloignement où vous êtes de Vienne, aux fausses idées des personnes avec lesquelles vous vivez, et à d'anciens préjugés qui vous font illusion. Vous croyez donc que la diète de Ratisbonne agit avec trop de précipitation contre le roi de Prusse,94-a et vous voudriez, dites-vous, qu'elle n'eût pas publié ses citations et ses avocatoires? Vous pensez, de plus, que notre alliance avec la France ne forme point de lien solide, que c'est une union forcée, contraire aux intérêts réciproques, et que, surtout depuis la prise du Cap-Breton, nous devons tous craindre que le ministère de Versailles ne nous porte quelque coup fourré? Il faut que je vous désabuse sur tous ces points, et que<95> vous soyez convaincu que la conduite du comte Kaunitz, loin d'être répréhensible, mérite les plus grands éloges.

Beaucoup de raisons nous ont dispensés de ménager le roi de Prusse; une des plus considérables est sans doute qu'il convient à la dignité impériale de donner des marques de sa supériorité, et qu'en traitant durement le plus puissant prince de l'Allemagne, nous atterrons tous les autres par la crainte que cette conduite leur inspire. Le roi de Prusse est non seulement un ennemi dangereux pour la maison d'Autriche, mais il est encore en Allemagne un concurrent redoutable; de sorte que tous ceux qui sont fidèles sujets de notre incomparable impératrice doivent sacrifier jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour contribuer autant qu'il est en eux à la ruine de sa puissance. Depuis la dernière paix, tous nos soins, toutes nos mesures, en un mot, tout notre système n'a eu d'autre but que de recouvrer la Silésie. Ce pays nous arrondirait, il nous fournirait des troupes, de l'argent et des places pour bien des seigneurs que l'Impératrice ne trouve pas le moyen de contenter à présent. Notre dessein n'a jamais été de nous en tenir à la conquête de la Silésie, mais d'écraser entièrement le roi de Prusse, afin que la cour impériale, ne trouvant en Allemagne aucune puissance capable de l'arrêter, y pût établir une solide domination. Tous les princes ecclésiastiques sont nos créatures; les séculiers seraient obligés d'en venir là également, et pour faire exécuter les ordres de l'Empereur, l'envoi d'un commissaire suffirait, de sorte que nous travaillerions sur les roses. La cause de la communion d'Augsbourg y perdrait d'autant plus, que le roi de Prusse en est l'unique soutien; mais comme cette secte va en dépérissant, elle ne mérite pas que nous y fassions grande attention. Je dois cependant vous avouer que la religion protestante nous a mieux servis que la catholique. Nous avons parlé à Rome de détruire cette hérésie, on a montré cette perspective à tous les ecclésiastiques; ce projet seul nous a valu un Pérou. Vous savez qu'il nous arrive quelquefois<96> de manquer d'argent; mais le protestantisme a été une ressource plus féconde pour nous que celle que l'empereur Charles VI trouva dans la banque de Vienne.

Notre cour a travaillé cinquante ans à l'abaissement de la maison de Bavière; vous voyez qu'à la fin elle y est parvenue. Dussions-nous entreprendre un ouvrage plus long et plus pénible pour ruiner la puissance prussienne, il faudrait le porter avec patience. Un des grands avantages que nous avons sur les autres puissances de l'Europe consiste en ce que la sagesse de notre ministère suit constamment le même système, et que ce qui ne réussit pas d'abord, le temps l'amène à maturité. Voilà, mon cher ami, ce qui m'oblige à ne désespérer de rien. Eh quoi! lorsque tous nos alliés se mettent en mouvement, que nos armées agissent pour exécuter le plus beau projet de campagne qui ait jamais été imaginé, que notre supériorité et la grande habileté de nos généraux nous promettent les plus grands avantages, quoi! dans un temps où tout conspire à notre gloire, vous trouvez étrange que la diète s'explique avec dignité, vous ne voulez pas qu'elle lance ses foudres sur des rebelles? Il n'est que trop déplorable que l'événement nous ait trompés, sans quoi l'on aurait vu paraître les décrets pour mettre deux rois et leurs adhérents au ban de l'Empire. Quel beau jour pour Vienne n'aurait-ce pas été! Et que restait-il après cela pour relever la grandeur, la gloire et la puissance de notre incomparable maîtresse? En voilà assez pour justifier notre conduite vis-à-vis du roi de Prusse; j'espère de lever plus facilement encore les scrupules que vous avez sur notre alliance avec la cour de France.

Vous êtes frappé de ce que la France, qui, dans la guerre qu'elle faisait à l'Angleterre, avait résolu de faire tous ses efforts sur mer, change si subitement de conduite, et se mêle, contre ses intérêts, d'une guerre de terre qui ne regardait proprement que la maison impériale. Concluez de là que ces gens n'ont ni système, ni conduite suivie, et que toutes leurs actions se ressentent de leur inconséquence;<97> concluez de là que l'habileté et la conduite du comte de Kaunitz ne sauraient assez s'admirer. Le comte a soutenu de tout temps qu'en prenant les Français par leur vanité, c'était le moyen de les mener comme on voudrait. Aussi, au commencement de cette guerre, a-t-il fait le suppliant. La reine de Hongrie n'était pas en état par ses propres forces de se soutenir contre le roi de Prusse; elle mettait toute sa confiance dans les secours et dans la bonne foi du Roi Très-Chrétien, avouant que ce serait à lui seul qu'elle devrait sa conservation : voilà le langage que nous tînmes à Versailles. Le comte Kaunitz a eu toutes les complaisances possibles pour les Français; il a cédé dans des bagatelles, et les a menés dans les grandes choses. Nous avons fait crier et pleurer les Saxons. Nous avons inondé Paris et Versailles de nouvelles que nous avions bien accommodées aux conjonctures. Enfin, l'amour-propre des Français, l'envie qu'ils ont de se mêler de tout, le prétexte favori de la paix de Westphalie, que les conjonctures nous ont fait trouver très-bon, la vanité de protéger la maison impériale et celle de Saxe, et surtout l'espérance de jouer le rôle d'arbitres d'Allemagne, enfin les lettres de l'Impératrice à . . . .97-a vous m'entendez bien, toutes ces choses ensemble ont fait prendre le change aux Français, et dès que le premier pas s'est trouvé fait, il ne nous a plus été difficile de leur en faire faire d'autres. Vous voyez comme le comte de Kaunitz les mène. Quelle dépense en argent, en subsides! et quel nombre de troupes ne les oblige-t-il pas d'employer pour le service de notre auguste souveraine! Vous dites que les Français sont nos éternels ennemis. Eh! tant mieux pour le comte Kaunitz. Pouvait-il donc faire un plus grand coup, un coup d'une plus fine politique, que de se servir des ennemis de la maison d'Autriche pour travailler au plus grand agrandissement de cette maison? Pouvait-il mieux faire que d'épuiser la France d'hommes et d'argent pour la réduire dans un état d'épuisement qui la rendra peu redoutable<98> pour l'avenir? Vous trouvez mauvais que l'on ait fait quelques cessions aux Français dans la Flandre. C'est sur quoi je n'ose vous répondre; mais supposé que cela soit, ne voyez-vous pas quel art il y a de se préparer de loin de nouveaux alliés? Dès que nous voudrons faire la guerre à la France, le nom de ces places seules à reconquérir sonnera le tocsin en Hollande et en Angleterre; cela seul ameutera les puissances maritimes, et les obligera à sacrifier leurs troupes et leurs trésors pour nos intérêts. Ne précipitez donc plus votre jugement, et sachez que la conduite de monseigneur le comte est exactement calculée, que tous ses pas sont mesurés, et ses projets mûrement approfondis et pesés. Ne craignez donc plus ces Français que leur amour-propre aveugle, et qui, à force de se croire trop fins, sont joués par les autres. Nous connaissons leur fort et leur faible, et dès que les conjonctures changeront, vous verrez combien peu ils nous paraissent redoutables.

Adieu, mon cher ami, vivez heureux à Bruxelles; dès que nous aurons quelque grande nouvelle de nos armées, vous pouvez vous reposer sur mes soins que je vous la ferai parvenir. Et quant à la personne que vous me recommandez, il sera difficile de la placer à présent; mais si nous reconquérons la Silésie, il y aura place et pour celle-là, et pour quiconque se présentera.

<99>

XI. PANÉGYRIQUE DU SIEUR JACQUES-MATTHIEU REINHART, MAITRE CORDONNIER, PRONONCÉ LE TREIZIÈME MOIS DE L'AN 2899, DANS LA VILLE DE L'IMAGINATION, PAR PIERRE MORTIER, DIACRE DE LA CATHÉDRALE. AVEC PERMISSION DE MONSEIGNEUR L'ARCHEVÊQUE DE BONSENS.[Titelblatt]

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Approbation de MM. Bouciat et Belarmes, licenciés en théologie et censeurs des livres de monseigneur l'archevêque de Bonsens.

Nous avons examiné par ordre de Mgr l'archevêque le Panégyrique de J.-M. Reinhart, par M. P. Mortier, diacre. Nous n'y avons rien trouvé qui soit conforme aux opinions vulgaires et aux préjugés reçus; nous n'y voyons ainsi aucune vérité qui puisse empêcher l'impression dont il est si digne.

Fait à Philadelphie, ce 1er octobre 1759.

Bouciat.Belarmes.

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Messieurs,

Dans un jour consacré aux regrets et aux larmes, parmi cet appareil de la mort qui nous environne, devant ce tombeau et ces cendres éteintes, je ne viens point vous entretenir des grandeurs humaines, ni des vanités qui s'évanouissent, ni de la figure du monde qui passe; je viens vous faire contempler, dans le destin d'un seul, le sort de tous les hommes; vous apprendrez101-a à bien vivre, pour vous apprendre à bien mourir. Celui qui par un mot tira l'univers du néant, qui par un acte de sa volonté sépara les eaux de la terre et la lumière des ténèbres, qui créa les animaux et l'homme, cet Être suprême et tout-puissant voit, mes frères, tous les hommes d'un même coup d'œil; ces biens, ces titres, ces honneurs qui les distinguent dans cette vie mortelle, ne font point de différence devant celui qui les a tous créés également. Le paysan est son ouvrage, comme le souverain; de la sandale à la tiare, du sceptre à la houlette, tous ces états anéantis par le trépas n'offrent devant Dieu que des pécheurs et des objets de miséricorde;101-b ce ne sont point les titres, mais c'est une vie plus ou moins vertueuse qui règle leur destin après cette vie. N'attendez donc point de moi des portraits101-c qui flattent l'orgueil ou l'ambition par des objets qui y ont rapport; je me propose, tout au contraire, de vous prouver que l'on peut être riche dans l'indigence par la modération, sans abattement dans les travaux par le courage, utile à sa patrie,<102> sans emploi, par son mérite, et grand, sans fortune, par sa vertu. Qu'on encense ces idoles qui ne se nourrissent que de louanges; que des langues mercenaires se frayent par la bassesse le chemin de la fortune; que l'on consacre les noms dignes d'oubli des grands de la terre, parce qu'ils sont grands : pour moi, je me borne à donner des éloges dus aux qualités du cœur, à celles du citoyen, à l'amour des devoirs, et à la vie d'un chrétien. Loin de cette chaire ces trompeuses adresses de l'imposture qui empruntent toutes sortes de couleurs pour déguiser la vérité, parce qu'on n'ose la faire paraître! Loin de moi ces tours étudiés qui servent de masque pour cacher des difformités que l'on craint de découvrir! Je n'ai point à parler d'un homme qui n'a cru être dans le monde que pour en jouir, qui négligea ses devoirs par paresse, ses amis par insensibilité, sa patrie par attachement pour soi-même; mais d'un citoyen dont l'âme toujours égale a marché sans vaciller dans le chemin de la vertu. C'est un hommage pur et exempt de flatterie et d'artifice que je dois rendre à la mémoire de Messire Jacques-Matthieu Reinhart, maître cordonnier de cette ville.

Écartez, messieurs, d'ici ces préjugés frivoles et si injustes, ces en fants de la mollesse et de l'orgueil, ces préventions de noblesse, de rang et de grandeur, qui font dédaigner tout ce qui n'est pas illustre aux regards du monde, et qui font mépriser tous ceux dont l'extraction n'est pas marquée par des noms fameux et par une suite de grands hommes; souvenez-vous que la vertu habite moins dans les palais des grands que dans les cabanes des pauvres; que votre raison l'emporte sur les illusions de la coutume; et que votre esprit docile et sage juge plus par les choses que par les noms.

Il est inutile que je fouille dans les chroniques stériles et poudreuses pour vous apprendre quels étaient la famille et les ancêtres102-a de Matthieu Reinhart; il suffit que vous sachiez qu'il était né de parents honnêtes qui, trouvant en lui un naturel heureux, le cultivèrent avec<103> soin, et lui donnèrent une éducation simple, mais vertueuse, en lui inspirant, avec l'amour de tous ses devoirs, celui de la patrie. Il répondit à leurs peines et à leur tendresse par son obéissance, par son application, et surtout par un penchant qui le portait de lui-même à tout ce qui était honnête et louable. Il apprit d'eux ce métier dans lequel il excella dans la suite. Tout homme qui surpasse ses égaux par ses talents est un grand homme; un grand homme n'a pas besoin d'ancêtres,103-a et dans ce sens on peut le considérer comme Melchisédech,103-a qui n'avait ni père ni mère. Pourquoi serions-nous plus injustes pour nos compatriotes que nous ne le sommes pour des anciens, qui n'existent plus? Les noms de Socrate, de Platon, sont célèbres, et cependant personne ne connaît leur extraction. Homère, ce père de la poésie, dont l'admiration pensa faire un dieu dès qu'il ne fut plus, demandait l'aumône dans ces villes qui, après sa mort, se disputèrent qui d'elles l'avait vu naître. Et n'est-il pas en effet plus beau de se faire un nom que de le recevoir en héritage? Ces familles si fières de leur noblesse n'ont-elles pas eu un commencement? Elles sont toutes sorties de la roture, et c'est quelque mérite distingué qui a percé l'obscurité qui l'environnait, pour se frayer un chemin aux honneurs; les titres acquis ont passé à la postérité, sans cependant lui transmettre le mérite de celui qui les avait obtenus. En examinant ce qui flatte le plus l'amour-propre, il est sûr que celui dont l'éclat rejaillit sur ses descendants est plus illustre que ceux qui l'empruntent de lui. Celui que nous pleurons, messieurs, n'a dû son nom qu'à lui-même; il l'a rendu célèbre par ses talents, il l'a rendu précieux par ses vertus. Abandonnons ces vaines idées de roture et de noblesse, et considérons dans la vie d'un pauvre, mais industrieux, mais utile artisan, ses travaux pour le service du public, et ses mœurs pour l'avantage de notre édification; suivons-le dans son atelier, occupé de ses ouvrages<104> laborieux, consacrant ses peines et ses fatigues au bien de la société; suivons-le ensuite dans sa famille, s'appliquant aux devoirs de père de famille, de citoyen et de chrétien : ce sera le sujet de ce discours.

Première partie.

Matthieu Reinhart n'était jamais désœuvré; il avait tant d'ouvrage, qu'à peine il pouvait y suffire. Lorsque la réputation d'un habile ouvrier commence à se répandre, tout le monde s'empresse pour le faire travailler; la mode s'en mêle; les gens du monde surtout, sur qui la vogue a un empire établi, pensent ne point être du bel air, si l'ouvrier favori du public ne les fournit. Il faut alors tripler et quadrupler le nombre des élèves, il faut agrandir l'atelier, il faut avoir l'œil sur les subalternes, pour que l'ouvrage réponde à l'opinion qu'on en a prise; et ce n'est que par des peines inouïes que l'on soutient cette première fleur de réputation si difficile à conserver. L'activité laborieuse de ce bon citoyen lui faisait devancer l'aurore pour servir le public; et il ne discontinuait ses soins que longtemps après ces heures que le reste du monde consacre au repos, à l'inaction, et souvent à la débauche. Vils fardeaux de la terre, hommes fainéants ou dissipés qui passez vos coupables jours dans des maisons de jeu à ruiner vos familles, à scandaliser votre prochain, à perdre votre santé dans la crapule et dans le débordement, vous vivez, vous vivez, dis-je, et je pleure celui dont la vigilance et dont le travail infatigable a été si utile, non à un simple particulier, mais à tous ses compatriotes, et même aux étrangers. Mais la charité104-a m'interdit de pousser plus loin mes plaintes et mes tristes réflexions; ce n'est point à nous à choisir les victimes de la mort, c'est à celui qui est maître souverain de la vie et du destin des hommes, c'est au Créateur à disposer des créatures, et à nous de nous écrier avec saint Paul : O profondeurs de <105>sagesse, de conseil, de justice et de miséricorde! qui peut vous comprendre?105-a Adorons, mes frères, avec soumission les voies de Dieu, sans vouloir sonder les raisons de ses décrets ineffables, et souffrons avec résignation quand il nous frappe aux endroits sensibles. C'est de lui dont nous tenons tout; s'il nous envoie des afflictions, c'est pour nous détacher du monde, c'est pour que nous ne mettions point notre confiance dans ses ouvrages, mais en lui; que nous n'aimions pas avec excès les objets créés, mais celui qui les a faits; et que nous recevions des leçons de sagesse et de modération en voyant mourir successivement ceux qui habitent avec nous dans les mêmes murs, sous les mêmes toits, ceux dont nous admirions les talents, et estimions les grandes qualités. Mais si Dieu veut que nous ne nous attachions pas trop à la créature, il ne nous défend pas d'aimer ces hommes dans lesquels il s'est complu d'imprimer des caractères de grandeur et de vertu singulière. Oui, messieurs, un cordonnier peut être né grand homme; tout métier utile par là même n'est point ignoble. La manière dont il est exercé peut l'élever encore; il y a plus de mérite à bien labourer un champ, à faire de bons draps ou des chaussures commodes, qu'à mal administrer la justice, qu'à embrouiller les finances, qu'à ne pas savoir conduire des détachements à la guerre, ou qu'à se laisser enlever la victoire par un ennemi plus vaillant ou plus habile. Il n'y a rien d'abject dans la condition d'un homme qui nous fournit des secours pour des besoins indispensables; et, en effet, qu'est-ce qui est plus nécessaire que la chaussure? Elle nous garantit contre la rudesse des pavés inégaux et raboteux, contre les intempéries des saisons, contre la malpropreté des boues et des fanges. Une chaussure mal faite révolte par sa forme désagréable; elle presse le pied, et lui donne, en le gênant, des duretés qui causent des douleurs à chaque pas que l'on fait; elle n'empêche pas l'eau d'y pénétrer et d'y occasionner, à force de refroidissement, des humeurs<106> goutteuses, maladie cruelle qui, par de longs tourments, conduit au tombeau. Matthieu Reinhart excellait à éviter tous ces défauts; ses ouvrages avaient atteint le degré de perfection dont ils sont capables. Il avait surpassé tous ses compagnons et tous ses émules par son talent; et quiconque s'élève d'une manière aussi triomphante sur ses compétiteurs est sûrement un grand homme, celui qui gouverne sagement, avec ordre et avec application son atelier et sa maison gouvernerait de même une ville, une province et, pour ne rien dissimuler, un royaume. Oui, messieurs, ce bon citoyen que nous pleurons avait des qualités qui n'auraient point déparé le trône, tandis que nombre de ceux qui l'occupent sans talent et sans application ne seraient que de mauvais cordonniers, si l'aveugle fortune qui dirige les naissances ne les avait faits ce qu'ils sont, par charité, et pour que ces hommes ineptes ne mourussent pas de faim et de misère.

Vous dont l'oreille superbe s'offense des éloges d'un artisan habile et des vérités hardies que j'ose vous dire, rougissez, non pas de mon discours, non pas de ce qu'on loue devant vous un homme industrieux et de génie, qui exerçait un métier nécessaire, mais de cette mollesse, mais de ces délices qui vous absorbent dans la pompe et dans un faste où vous ignorez vos propres besoins et les travaux qui contribuent à vos commodités et à votre usage. Puissiez-vous pour un temps être privés de cette partie de vos vêtements qui exerçait le talent de Matthieu Reinhart! Avec quelles inquiétudes, avec quelles plaintes, avec quels empressements réclameriez - vous ses secours! Combien ne feriez-vous pas l'éloge de ce que votre orgueil dédaigne à présent! Vous avoueriez, quelques grands seigneurs que vous soyez, que les grands sont fort mal à leur aise sans chaussure. Tel est le caractère de ces hommes élevés dans l'abondance et dans la fortune : ils désirent ce qu'ils n'ont pas, ils s'en lassent quand ils l'obtiennent, et n'ont point de sentiment106-a pour ce qu'ils possèdent. A présent que la<107> bienséance et une espèce de contrainte qu'impose ce temple auguste vous obligent à m'écouter patiemment, je veux vous apprendre malgré vous ce qu'il en coûte à l'industrie, non pas à contenter tous vos besoins, mais du moins celui dont je viens de parler; et pour vous en instruire, nous n'avons qu'à suivre l'exact et laborieux Matthieu Reinhart dans son atelier.

Il ne mettait jamais la main à l'œuvre avant d'avoir107-a fait un choix recherché des matières qu'il voulait ouvrager, cuir pour les talons, cuir pour les semelles, cuir pour la couverture du pied. Tous sont d'un genre très-différent, et les ouvrages sont souvent réputés mauvais quand le choix de ces assortiments n'est pas fait avec discernement et connaissance. Il avait ses tanneurs qui travaillaient pour lui, et sur l'exactitude desquels il pouvait compter; pour que le public fût satisfait de son travail, il prenait la précaution de garder en dépôt dans ses magasins cette première matière, afin de s'assurer qu'elle était durable et parfaite. Comparez votre conduite à la sienne, et connaissez-en la différence : Matthieu Reinhart choisit des moyens qui doivent le mener au but qu'il se propose, et vous, sans examiner par quelles voies vous prétendez arriver à vos fins, vous vous laissez diriger à votre imprudence et au hasard; il examinait tout par lui-même, vous vous fiez au premier venu qui se présente et dont l'ascendant vous subjugue; il prenait des précautions sages, vous n'avez jamais su ce que c'est que d'en prendre; il voulait atteindre à la perfection de son art, vous n'en avez aucun que la suffisance et la frivolité. Il ne se contentait pas de diriger ses ouvriers; il leur enseignait sa méthode, il les accoutumait à l'exactitude, il rejetait ce qui était défectueux, et travaillait lui-même pour donner en même temps le précepte et l'exemple. Il ne désira point de devenir maître, mais ses grands talents l'élevèrent. Vous, au contraire, vous briguez les em<108>plois sans en avoir la capacité; quand vous les obtenez, vos commis font l'ouvrage, et vous vous contentez des appointements et de la représentation; si vous vous occupez, ce n'est que d'intrigues nuisibles au public : ainsi ces charges et ces titres dont vous vous revêtez, au lieu de vous être honorables, tournent à votre confusion, et deviennent un opprobre. Demi-dieux sur terre, puissances que la Providence a établies pour gouverner de vastes provinces avec humanité et sagesse, rougissez de honte qu'un pauvre cordonnier vous confonde et vous apprenne vos devoirs; que l'exemple de sa vie laborieuse vous enseigne ce qu'exigent de vous ces peuples que vous devez rendre heureux. Vous n'êtes point élevés par le ciel pour vous assoupir sur le trône aux concerts de vos flatteurs; vous y êtes placés pour travailler pour le bien de ces milliers de mortels qui vous sont soumis, et qui sont vos égaux. Vous ne fûtes point élevés si haut pour passer des semaines, des mois, des années dans les forêts à poursuivre sans cesse ces animaux sauvages qui vous fuient, à vous glorifier de la méprisable adresse de les attraper, divertissement innocent de soi-même, si sa fureur ne vous le rendait pas un métier. Tandis que les chemins dans vos provinces tombent en ruine, que les villes sont infectées de ces objets dégoûtants de pitié et de la commisération publique, que le commerce languit dans vos États, que l'industrie est sans encouragement et la police générale même mal observée, vous accoutumez vos bras au meurtre, vos yeux au sang, votre cœur à l'insensibilité. Est-ce pour courir après des animaux féroces ou pour gouverner une société humaine que vous êtes princes? Est-ce pour vous abrutir par une vie dissipée que vous avez reçu la raison? Est-ce pour perdre tous les jours de votre vie que vous avez reçu l'empire et la domination?

Ah! mes chers auditeurs, que de sujets de douleur et d'affliction que ce funeste oubli des devoirs qui renverse le but des meilleures<109>institutions! Que Matthieu Reinhart est respectable! et qu'on voit peu d'hommes suivre la route que l'honneur leur prescrit, que leur condition leur impose, que le bien public réclame, mais que la perversité rejette! Ce sont ces funestes abus qui sont cause qu'il y a un vulgaire parmi les grands et parmi les princes. Car, messieurs, à quoi attachons-nous le nom de grand? Ce n'est point à la naissance, je vous ai prouvé qu'elle ne fait rien à l'homme; ce n'est point à la domination, elle n'est louable que par le bon usage qu'on en fait; ce n'est point aux richesses, elles rendent ou avare, ou prodigue : c'est à surpasser ceux qui courent avec nous la même carrière, à exécuter des choses difficiles, à réussir singulièrement, à se faire un nom soi-même, et à forcer par son mérite jusqu'à ses envieux à des applaudissements. Qui put jamais se glorifier à plus juste titre de ces avantages, qui recueillit dans sa vie plus de louanges exemptes de tout intérêt et par conséquent de toute flatterie, que cet industrieux artisan que nous regrettons? Il s'était élevé sur ses confrères, comme ces palmiers superbes s'élèvent sur d'autres plantes qu'ils couvrent de leur ombrage, qu'ils étouffent et voient sécher à leurs pieds. Il avait commencé par avoir des pratiques; tout le monde fut content de son ouvrage, il ne surfaisait personne, il était assidu, expéditif et habile. L'un se vantait à l'autre de ses services; il savait donner des grâces aux souliers, qui étaient inconnues avant lui; il faisait illusion à la vue; ses chaussures rassemblaient toutes les perfections, beauté, commodité, durée, impénétrabilité. Sa réputation s'accrut rapidement; la renommée, qui parle de souliers comme d'ambassades, de traités ou de victoires, publia bientôt qu'un homme merveilleux, qui surpassait tous ceux de son genre, faisait des chaussures parfaites; on ne parlait presque que de notre cordonnier. Sa célébrité se répandit sur sa patrie; et ce qui surpasse tout ce qu'on en peut dire, ce sont les éloges qu'il reçut de ses confrères, qui lui accordaient unanime<110>ment la préférence, et n'avaient point honte de confesser qu'ils lui étaient inférieurs. Si j'étais ici dans un auditoire inconnu, on aurait peine à me croire. Des émules, des compétiteurs applaudir à celui qui concourt avec eux au même prix! Cela est étonnant, cela est inouï, cela tient du miracle. Mais vous, messieurs, mais ce peuple nombreux qui m'entend, et au défaut de cette ville même, ces voûtes, ces murailles, toutes muettes qu'elles sont, me serviront de témoins, et attesteront le point de gloire où arriva notre célèbre Matthieu Reinhart.

Il y a une distance immense à remplir d'une naissance obscure et ignorée à un nom connu et célèbre; la difficulté augmente encore lorsqu'on se trouve engagé dans sa jeunesse, par un concours de circonstances fâcheuses, mais pressantes, dans une carrière ingrate et stérile; se faire jour à travers tant de ténèbres est le fruit d'un esprit actif, appliqué, infatigable, et d'une industrie bien supérieure. Il faut du singulier pour se faire connaître, et un mérite bien au-dessus du vulgaire; mais quand on est connu, d'arracher des applaudissements dont le genre humain est si avare, surtout de réunir toutes les voix en sa faveur, cela tient du prodige, et suppose le consentement unanime de tous les hommes. Car représentez-vous, messieurs, quelle multitude il faut subjuguer, et de quoi est composée, non pas la population d'une province entière, mais simplement celle d'une cité bien habitée; vous y trouverez autant de variété dans les caractères et dans la façon de penser que la nature en a mis dans les physionomies. Les uns, trop frivoles, passent à travers la vie comme dans un songe, sans connaître ni réfléchir; les autres, avec des facultés bornées, ne pensent que d'après les impressions que des âmes plus fortes leur donnent. Ici, ce sont des esprits faciles qui changent d'opinions en changeant de société; là, des opiniâtres que rien ne convainc ni ne persuade. Vous voyez, d'un côté, des personnes dédaigneuses qui<111> regardent tout avec mépris et croient l'univers indigne d'eux; vous voyez, d'un autre, des hommes caustiques et mordants dont les bouches accoutumées à blâmer sont autant d'organes de la satire; enfin des personnes pleines d'un objet dont rien ne peut les distraire, des débauchés qui s'abrutissent, des orgueilleux qui s'admirent, des voluptueux qui ne pensent qu'aux plaisirs, des ignorants qui ne connaissent rien et décident de tout, des envieux qui calomnient et déchirent leur prochain. Ce sont toutes ces têtes qu'il faut captiver et réunir, c'est cette multitude si diversifiée de pensées, d'inclinations et d'opinions, qu'il faut persuader de ses talents et de son mérite. Qu'il est difficile de gagner tant de suffrages! Qu'il faut de temps, de soins, de travaux et de succès pour élever l'édifice de sa réputation et forcer à la louange tant de bouches qui y répugnent! Ces mains avares épargnent chaque grain d'encens que d'autres exigent, pour le brûler sur leurs propres autels; d'autant plus faut-il estimer un pauvre artisan, dénué de protection et de crédit, qui, partant de si loin, franchit cette prodigieuse distance, se fait connaître, et réunit sur lui l'approbation du public. Encore est-il plus facile de se faire un nom de loin, d'en imposer à ceux qui ne nous voient ni ne nous connaissent; mais d'être prophète dans sa patrie et d'être approuvé par ses concitoyens, c'est le plus grand triomphe auquel la réputation humaine puisse prétendre.111-a Son nom s'est répandu dans tout le pays; il est devenu si célèbre, que des personnes qui ne l'avaient jamais vu lui envoyaient leur mesure, et le conjuraient de travailler pour elles; il fut si fort goûté, que ceux qui se piquent de galanterie et qui veulent se faire remarquer par l'élégance de leur parure ne croyaient point être chaussés, s'ils ne l'étaient par lui. Il était modeste, quoique recherché, ne refusant jamais ses services à ceux qui les exigeaient, souvent surchargé d'ouvrage, s'appliquant à contenter un chacun,<112> pensant moins à l'intérêt qu'à la satisfaction d'être utile et de perfectionner son métier. On le trouvait sans cesse à son atelier, doux, affable, supportant les importunités, ne marquant pas même la moindre impatience ni la plus légère inquiétude quand de nouveaux fâcheux arrivaient à la file pour l'interrompre et pour presser son ouvrage, en cela bien différent de certains seigneurs qui brusquent tous ceux qui les abordent, qui commencent par refuser avant que de donner aux gens le temps d'expliquer ce qu'ils demandent, et qui ne savent bien de leur langue que le mot de non, distinctement articulé, parce qu'ils le prononcent sans cesse.

L'atelier du sieur Reinhart était une école de mœurs; il y tenait un ordre admirable; jamais ses élèves n'osaient jurer ou prononcer des paroles indécentes. Il leur disait souvent : Si vous vous appliquez à votre ouvrage, vous n'aurez pas d'autres idées. Aussi leur enseignait-il de bonne foi ce qu'il avait perfectionné avec tant de peine, de temps et de travail; il se piquait d'être utile après sa mort et de revivre en ceux qu'il avait formés. De son atelier sont sortis une foule d'habiles ouvriers, aujourd'hui établis dans tout ce pays; bien loin d'en être jaloux, il les encourageait, et s'applaudissait d'avoir si bien réussi. Cette vertu si simple dans un siècle corrompu est bien rare; d'autres artistes sont envieux de leurs découvertes ou de leurs secrets : un médecin qui croit avoir trouvé un remède nouveau le dérobe à la connaissance du monde, il en est envieux, et veut qu'il soit enseveli avec lui; bien des grands capitaines craignent de former des généraux qui, un jour, pourraient devenir leurs rivaux de gloire; il est ordinaire que des ministres cachent le secret des affaires à tous leurs commis, et qu'ils en demeurent les seuls dépositaires, par l'appréhension qu'ils ont d'élever des émules en le communiquant à ceux en qui ils placeraient leur confiance; aussi à leur mort tout est-il en désordre et en confusion, et il arrive quelquefois que le secret se<113> perd pour jamais. Mais Matthieu Reinhart, qui était citoyen, pensait au bien de sa patrie, et ceux qui en ont agi autrement ne pensaient qu'à eux-mêmes. Que n'ai-je, messieurs, l'éloquence de Cicéron pour relever la gloire de cet homme incomparable, qui avait cette vertu tant prisée des anciens Romains! La Providence ne l'avait point placé dans un poste assez élevé pour mettre sa grande âme dans tout son jour; mais si tout membre de la société se conduisait sur ces principes, vous m'avouerez que le bien public en résulterait généralement. Que n'en aurait pas dit ce consul romain, père de l'éloquence et de la patrie, lui qui rendait fertiles les sujets les plus arides, qui fit absoudre des coupables, qui changeait des hommes ordinaires en grands hommes, qui supposait des vertus en ceux qui en manquaient! Il en aurait trouvé de véritables dans Matthieu Reinhart. Lorsque le consul voulut faire déférer le commandement de la guerre contre Mithridate à Pompée, il éblouit le peuple par les charmes de son éloquence victorieuse. Le véritable Pompée et celui dont il parlait n'étaient pas le même homme; car, messieurs, qu'était-ce que Pompée, en comparaison de notre célèbre artisan? L'un conduisit des troupes au rebelle et sanguinaire Sylla; l'autre était soumis au maître chez lequel il apprit son métier, et à ses magistrats, sans se mêler de cabales. L'un, aussi ambitieux que vain, usurpait la réputation de Lucullus dans la guerre de Mithridate, de Métellus dans la guerre d'Espagne, et de Crassus dans celle des gladiateurs; l'autre, aussi modeste qu'habile, cédait l'ouvrage aux autres maîtres ses confrères, et communiquait ses talents à ses élèves. L'un se laissait tromper et surprendre par César; l'autre ne trompa et ne fut surpris de personne. Pompée enchaînait des rois, saccageait des provinces, et brûlait des villes; Matthieu Reinhart servait des rois, ne commit jamais de violence, et éteignait des incendies. L'orgueil du Romain ne pouvait souffrir même d'égal; l'humilité de l'Allemand s'appliquait à élever<114> des rivaux. Le héros du sénat fut vaincu par César; l'artisan célèbre ne fut battu de personne. Pompée se brouilla avec ses amis; Reinhart cultiva toujours l'amitié des siens. L'un périt d'une mort violente; et l'autre finit tranquillement d'une mort naturelle. Si Pompée avait triomphé de César, il aurait également assujetti Rome; Matthieu Reinhart triompha de tous ses confrères, et ne pensa, je le proteste, jamais à dominer.

Seconde partie.

Mais, messieurs, combien d'exemples n'a-t-on pas que ces foudres de guerre, après avoir à la vérité défendu leur patrie, en sont devenus les fléaux en temps de paix! Au lieu que l'excellent citoyen dont je parle était encore plus merveilleux dans sa vie privée que dans cette partie de sa vie qu'il consacrait au public. Qu'il est rare, mais qu'il est heureux de voir les grands talents joints au mérite solide, et les qualités brillantes unies114-a aux mœurs aimables et douces! La plupart des hommes sont un composé de bon et de mauvais esprit; les grands génies surtout forment des tableaux où il y a de beaux traits de lumière, mais aussi des ombres obscures; ce sont des mélanges de grandeur et de petitesse, des contradictions étonnantes, et des contrastes si singuliers, que Biaise Pascal se persuadait qu'ils avaient deux âmes. Si nous descendons aux artistes, il s'en trouvera peu, entre ceux qui excellent, qui n'aient la démence de s'abandonner à des caprices qui tiennent souvent de l'extravagance et de la folie; leur art absorbe toute leur application, et il ne leur en reste plus pour réformer leurs mœurs et veiller sur leurs défauts. Matthieu Reinhart était bien différent de ceux dont je vous entretiens : sa première étude était <115>celle de lui-même; il commença par être citoyen, par être honnête homme, et ensuite il cultiva son talent. Ceux qui sont dans le grand monde se figurent que ce n'est qu'à la cour et dans le tumulte des capitales où la jeunesse est exposée à des séductions dangereuses, attirée par l'occasion et encouragée par l'exemple. Mais si ceux qui s'y trouvent sont vivement attaqués, ils ont aussi des armes de bonne trempe qui les défendent : le frein de l'éducation les retient, l'œil de leurs parents les intimide, et le conseil de leurs amis les arrête. Il n'en est pas de même du fils d'un pauvre ouvrier, dont l'éducation ne saurait être conduite avec le soin que l'on prend pour élever l'espérance des familles opulentes; il est même, j'ose le dire, plus exposé que ceux qui se trouvent dans le grand monde. Car, quoique le vice soit le même, il se revêt, parmi la noblesse, d'un voile de décence, et ne se montre jamais qu'en secret; il cherche des asiles inviolables pour paraître, et se dérobe au public; au lieu que chez le peuple règne tout le débordement d'une licence effrénée, la débauche y est poussée à l'excès le plus scandaleux, les passions s'abandonnent à leur violence, quelque chose de brutal et de féroce règne parmi des plaisirs qui dégénèrent en crapule, et il faut un naturel exquis pour résister à ce torrent de l'exemple, qui entraîne et perd tous les jours tant de malheureuses victimes. Matthieu Reinhart avait évité ce dangereux écueil; on ne le vit jamais, pas même dans sa première aurore, fréquenter ces maisons abominables où la joie ressemble à la fureur, où la soif insatiable d'acquérir attire des corsaires qui ruinent ceux qui ne sont pas filous comme eux, où les querelles sont si fréquentes et les clameurs si barbares. Sa sagesse le préserva de ces dangers et de bien d'autres; son application, qui l'attachait à son ouvrage, ne lui permit jamais de fréquenter des sociétés dangereuses qui auraient pu corrompre ses mœurs. Cette grâce singulière que l'Être suprême dispense selon sa volonté toujours sainte lui était tombée en partage;<116> il avait voué son cœur à son doux Sauveur; ce fut la source de ses vertus, comme dit le Psalmiste :116-a Mon fils, donne-moi ton cœur, et prends plaisir à mes voies.

Oui, c'est du cœur dont dépend l'homme, c'est lui qui maintient la paix dans les habitations, l'amitié conjugale et paternelle, l'harmonie avec les voisins, la soumission aux lois, l'attachement à la patrie, et qui, lorsqu'il brûle d'une sainte ardeur, donne de la ferveur, du zèle et de la dévotion. En effet, cet excellent citoyen remplit tous ses devoirs. Il épousa en 1742 Anne-Marie Gérie, veuve sans avoir été mariée. Je vous en atteste, chaste et pudique épouse, dans quelle douceur, dans quelle tranquillité, dans quelle félicité avez-vous passé les jours de votre heureux hymen! Jamais orage n'en a troublé la sérénité, jamais la Discorde n'a mêlé son flambeau à ceux de vos pudiques feux; vos cœurs étaient unis, et vous étiez l'exemple de la concorde et des bénédictions que l'Être suprême répand sur ses fidèles. L'époux prévenait l'épouse, l'épouse allait au-devant des vœux de son mari. Félicité trop rare, heureuse union, qui nous rappelle le siècle fortuné des premiers jours du monde, où l'innocence habitait la terre, de l'âge d'or tant vanté par les poëtes, et qui, pour la confusion de l'humanité, n'exista jamais que dans l'imagination brillante des fils d'Apollon! Pourquoi ces beaux exemples ne sont-ils pas plus communs à trouver? et d'où vient que, dans ceux qui suivent la turpitude du siècle, un mariage n'est qu'un long scandale? C'est que le cœur, messieurs, je le répète, le cœur n'y a point de part. Dans la vie dissipée et licencieuse du grand monde, le mariage n'est qu'une convention d'intérêt; on ne se marie pas pour soi, mais pour les avantages de sa famille; les époux vivent, comme dit saint Paul,116-b ainsi que s'ils n'étaient pas mariés; l'esprit de légèreté et d'inconstance, souvent un<117> caprice, suffit pour rompre ces liens qui devraient être perpétuels; on ambitionne la renommée d'homme à bonnes fortunes, on porte le trouble dans la maison de son voisin, on brouille une autre famille, en même temps qu'on introduit chez soi la dissension domestique. Celle à qui l'on devait sa foi ne veut pas souffrir en vain les outrages qu'elle reçoit; elle trouve une douceur funeste dans la vengeance. Aussitôt la paix est bannie de la maison; le soupçon, la jalousie, les emportements, la fureur, les haines implacables règnent dans ces cœurs où l'union et l'amour devraient seuls habiter; il n'est plus ni tendresse, ni douceur, ni retour, ni pardon à espérer, et l'habitation de ces époux, qui devait être un paradis terrestre, devient une demeure infernale. Voilà, mes frères, comme le vice, qui se présente sous des formes si flatteuses, empoisonne les jours des hommes qui s'abandonnent à ses séductions. Comparez le bonheur dont Matthieu Reinhart jouissait, avec le désordre que je viens de vous dépeindre : chez l'un vous trouvez la félicité, chez l'autre le désespoir; l'un a une âme tranquille, l'autre une conscience bourrelée; le premier, en retournant chez lui, y trouve une amie dans le sein de laquelle il peut épancher son cœur, le second y trouve une furie armée de serpents, prête à conspirer sa ruine. O fatale erreur qui nous perd dans ce monde et dans l'autre, qui nous prive d'un bonheur dont nous étions susceptibles, en allumant en nous le feu des passions désordonnées qui nous précipitent dans la perdition!

Un bon mari, mes chers auditeurs, est d'ordinaire un bon père; un cœur tendre n'est point dénaturé, il aime en ses enfants son propre ouvrage, et il respecte en eux l'image du Très-Haut qu'il leur a imprimée. Ce vertueux citoyen s'occupait sérieusement du soin de donner une bonne éducation à ses enfants; il les regardait comme des membres de la patrie, qu'il élevait pour elle. Il disait souvent : Je ne pense pas à leur laisser des richesses; mais ils hériteront de moi<118> des mœurs honnêtes. Il les examinait lui-même toutes les fois qu'ils revenaient des écoles publiques, et avait grand soin de leur faire répéter les premiers éléments de la foi, réduits en demandes et en réponses, pour leur inculquer de bonne heure les préjugés de leur croyance et les affermir dans notre sainte religion; il leur faisait une habitude de la vérité, en les punissant toutes les fois qu'il leur arrivait d'user de déguisements pour colorer leurs fautes; il ne souffrait point qu'ils se disputassent, encore moins qu'il leur échappât des discours ou des paroles indiscrètes, que le petit peuple profère si indécemment, et en quoi la rusticité des hommes agrestes fait consister toute son éloquence; il s'appliquait surtout à les rendre laborieux, afin qu'ils fussent un jour utiles à leur patrie, et à leur former le cœur, pour qu'ils le fussent à eux-mêmes. Il disait souvent : Je leur amasse un trésor de vertus. Platon ni Socrate ne pouvaient mieux s'exprimer. Si le souverain bien consiste dans la vertu, comme cela est indubitable, il a laissé après sa mort la famille la plus riche de l'État, et en même temps il s'est acquitté du premier devoir d'un bon citoyen, qui est d'élever d'honnêtes gens et des sujets zélés pour la patrie. C'est, mes frères, un devoir qui vous est commun à tous, mais que peu de personnes remplissent; un préjugé fâcheux et dangereux par ses suites fait que les parents ne s'occupent que des biens qu'ils laisseront à leur postérité, sans se donner toute l'application que demande le soin de former les mœurs et le caractère. Je laisse tant de terres à mon fils aîné, dit-on, tant d'argent à mon cadet, et une grosse dot à ma fille. Qu'arrive-t-il? Le bien est dissipé dans peu après la mort du père, et cette race perverse, sans talents et sans mérite, est réduite à la mendicité, sans avoir la consolation d'être plainte dans son infortune; voilà une famille ruinée pour l'État, et des citoyens dont la patrie ne pourra jamais tirer le moindre avantage.

<119>Le cœur est la source d'où découlent tous les biens; c'est le premier ressort des vertus morales et des qualités civiles. Matthieu Reinhart l'avait si pur et si exempt d'artifice! Il était doux, officieux envers tout le monde, compatible envers ses voisins, humain et charitable envers ses inférieurs. Il est commun à des gens de son état d'avoir des démêlés avec leurs proches, des querelles avec ceux qui exercent la même profession, ou des procès pour des fonds ou pour d'autres objets de litige. Mais il avait une si grande aversion pour tout ce qui pouvait troubler le repos de son âme, surtout pour la chicane, qu'il éluda autant qu'il était en lui ce qui pouvait donner lieu aux contestations et aux procès; plutôt que d'être traduit en justice, il cédait à ceux qui formaient des prétentions à sa charge, et il disait que c'était beaucoup gagner que de savoir céder à propos. Des procédés aussi généreux, ce noble désintéressement, lui attiraient la considération de toute la ville. On l'aurait ruiné sans doute en ne formant que des prétentions contre lui. Ses voisins le ménageaient par délicatesse, et l'on craignait avec raison de ruiner sa petite fortune en exigeant de lui des biens injustement possédés, qu'il aurait sacrifiés à son repos. Cependant cette vie exemplaire ne le garantit pas contre les effets de l'envie, qui sont des médisances et souvent des calomnies atroces. Je ne dois rien dissimuler, car je n'ai qu'à publier des louanges. Cet homme de bien passait sa vie dans son atelier, comme nous l'avons dit, sans cesse attaché à son ouvrage pénible et fatigant; c'était une nécessité pour lui de réparer ses forces. Il avait l'estomac mauvais, et s'en plaignait souvent; cela l'obligeait à boire quelques bouteilles de vin par jour, pour se fortifier, selon le conseil de saint Paul à Timothée :119-a Use d'un peu de vin pour fortifier ton estomac. Souvent, vers le soir, ses genoux défaillants lui refusaient leur secours, et comme il était tombé quelquefois par exténuation,<120> il se faisait mener pour éviter des chutes pareilles; c'en fut assez pour que ses ennemis (car qui n'en a pas?) envenimassent sa conduite, et qu'ils l'accusassent de débauches outrées. Ces perfides disaient avec un air de dédain et un ris moqueur : C'est là cet homme saint, c'est là ce phénomène de notre ville! Apparemment c'est quand il a noyé sa raison dans le vin, ou qu'il tombe, ne pouvant plus se soutenir, qu'il fait ces ouvrages qui lui donnent une si grande célébrité. On veut que des cordonniers ivres travaillent? Eh bien, si cela est, nous le surpasserons bientôt, et l'on verra si nos souliers n'auront pas autant de vogue que les siens. Que faisait notre pieux artisan, lorsqu'il entendait ces organes du mensonge vomir ces horribles calomnies? Il les mettait, mes frères, aux pieds de Christ, et disait qu'il rendait grâces à ceux qui l'humiliaient; il bénissait ses ennemis, il implorait la miséricorde divine pour ceux qui le blâmaient et le persécutaient, il trouvait une consolation à n'être pas mieux traité que le juste blasphémé par les Juifs profanes, à porter la croix de ce divin Sauveur, qui, par un supplice infâme, avait racheté son âme de la perdition éternelle; c'était le moyen de profiter de ses souffrances, et de s'ériger aux dépens de ses ennemis, qui croyaient l'abattre, un trophée céleste que la méchanceté des hommes ne peut ruiner ni détruire. Il ne rendit jamais le mal pour le mal; il ne connaissait pas le perfide plaisir que des âmes corrompues trouvent dans la vengeance, le plaisir funeste de payer les médisances et les insultes par des satires encore plus cruelles, qui déchirent ou assassinent la réputation du prochain; sa simplicité était si grande, qu'il recevait les avis avec reconnaissance, les leçons avec soumission, les reproches avec tranquillité, et les outrages en les pardonnant. Quel exemple de modération pour vous, grands de la terre! et quelle leçon vous fait un pauvre, mais pieux artisan! Un homme, peut-être l'objet de votre orgueilleux mépris, et dont vous croyez que le nom salirait votre mémoire, s'il<121> y restait gravé, vous enseigne que l'on peut vivre en bonne harmonie avec ses plus proches voisins; sa jurisprudence, si différente de la vôtre, vous montre qu'il y a des voies pour éviter les querelles, pour éluder les disputes, et pour conserver la paix et le repos; qu'il y a une certaine magnanimité d'âme, bien supérieure aux emportements de la vengeance, qui porte la miséricorde jusqu'à pardonner les injures et les outrages : au lieu que, chez vous, les moindres démêlés s'enveniment, de petites querelles produisent des guerres sanglantes; votre vanité, plus cruelle que la barbarie des tyrans, sacrifie des milliers de citoyens à la fausse gloire, et pour un mot que l'ambition et la haine interprètent, des provinces entières sont saccagées et ruinées; vos fureurs livrent la terre à la rapacité des bêtes féroces déchaînées pour l'envahir; tous les fléaux, toutes les calamités désolent le monde à leur suite, et tant de malheurs déplorables ne proviennent que de vos inimitiés funestes. Que Matthieu Reinhart était sage! L'on devrait121-a graver en lettres d'or sur les palais des rois ces belles et mémorables paroles : C'est beaucoup gagner que de savoir céder à propos.

Mais où est-ce qu'un zèle outré m'emporte? Arrêtons cet enthousiasme du bien public, tirons un voile respectueux sur les actions des puissants que la Providence a placés sur les trônes du monde; adorons en silence les voies dont elle se sert pour amener ces révolutions qui abaissent ou élèvent les empires; et, sans plus sonder ses décrets impénétrables, quittons les palais des grands, où l'ambition et l'orgueil résident, et retournons à la cabane du pauvre, où habitent le travail et la vertu. Oui, mes frères, nous sommes sûrs de l'y retrouver; cet homme juste, qui savait si sagement entretenir la concorde et l'harmonie avec ceux avec lesquels son sort l'obligeait de vivre,<122> aimait les lois, les prévenait par ses actions également équitables et droites; il ne craignait point les magistrats si redoutables aux pervers, mais il leur était soumis et obéissant. Sa probité reconnue, qui lui attirait tous les cœurs, faisait que communément l'on confiait des dépôts à sa garde; cette fatalité qui a tant d'influence sur les événements voulut que des personnes qu'il ne connaissait pas déposassent chez lui quelque somme et des effets de toute espèce; l'événement prouva que ces malheureux étaient des filous qui avaient confié leur vol à sa garde.122-a Les magistrats apprirent, en saisissant les voleurs, l'endroit où ils avaient caché ces effets; on les saisit. Mais comme cet homme pieux était trop connu par sa dévotion, on ne le soupçonna pas même d'être recéleur, et la justice, qui comprit que des méchants avaient abusé de sa bonne foi, ne fit point de procédures contre lui; mais ce vertueux artisan s'offrit à réparer de son bien toute la somme dérobée, dont les scélérats ne lui avaient apporté qu'une partie. Depuis ce funeste accident, il devint plus circonspect, et ne prodigua plus ses services aux inconnus.

Il était un vrai zélateur de sa patrie; il la considérait comme sa mère; c'était pour elle qu'il élevait ses enfants; pour elle il contribuait, autant que sa condition le lui permettait, à la faire fleurir. S'il arrivait que quelque étranger étourdi et plein de suffisance s'avisât de parler avec dérision de quelques coutumes ou de quelques usages du pays, lui, qui était si doux et si humain, aurait été capable de se battre avec l'indiscret qui avait ainsi aventuré ses décisions. On a vu accourir ce bon citoyen à tous les incendies; et quoiqu'il ne fût point obligé de s'y trouver, il y était des premiers, il saisissait courageusement une échelle, et montait aux endroits où l'embrasement était le plus violent; et là, environné d'ondes enflammées, agitées par le vent, on le voyait, infatigable à éteindre le feu, abattre les matières com<123>bustibles où il pouvait parvenir,123-a sauver l'édifice embrasé, ou, si l'embrasement et l'activité du feu avaient fait trop de progrès,123-b préserver les bâtiments voisins, et servir tout le monde par principe de vertu et par la noble ardeur d'être utile à sa patrie.

Tant de vertus étaient consacrées par une dévotion exempte de toute hypocrisie; il avait donné son cœur à Dieu, et c'était de ce principe que découlaient les actions estimables dont je viens de vous entretenir. Jamais foi ne fut plus fervente que la sienne. De tous nos saints livres, ceux qu'il lisait avec le plus d'application et de plaisir, c'étaient les prophètes de l'Ancien Testament et l'Apocalypse de saint Jean, parce que, disait-il, il n'y comprenait rien du tout. Il souhaitait que toute la religion ne fût que mystère, pour mieux exercer sa foi; il savait captiver sa raison au point de ne jamais raisonner sur ce qu'il avait lu; rien n'était incroyable pour lui. Avec quel zèle nous l'avons vu dans ces saints lieux assister à toutes nos cérémonies religieuses avec l'humilité d'un chrétien, avec l'attention d'un disciple, avec la componction d'un régénéré, apportant dans nos temples, pour préparation aux leçons de l'Évangile, un esprit docile et une âme soumise! Il ne souffrait jamais qu'on lui parlât pendant la prédication, s'interdisait123-c même l'usage du tabac, de crainte que, étant obligé de se moucher, il ne perdît le fil de nos instructions. Ah! qu'il blâmait ces mondains qui ne semblent venir dans les églises que pour étaler dans les tribunes le faste et la parure, pour voir et pour être vus, toujours distraits et toujours avec leurs pensées loin du lieu saint, où ils ne vont que par un reste de bienséance! Pour lui, on ne le voyait jamais remuer; immobile et les yeux fixés sur le pontife, il semblait goûter dans une extase anticipée toutes les douceurs de la<124> Sion céleste, et s'abreuver d'avance de ces torrents de volupté qui coulent sans discontinuation pour les fidèles, et dont il jouit à présent dans la plénitude des élus. Quand il approchait des saints autels pour y recevoir le pain de vie, c'était toujours avec crainte et un saint frémissement; il disait : Seigneur, je suis indigne que vous veniez habiter chez moi, qui ne suis que cendre et poussière; et en s'éloignant des sacrés mystères, il se sentait conforté, comme si un nouveau rayon de la grâce l'avait éclairé. C'est cette piété, c'est cette foi aveugle qui lui procura ce repos inaltérable de l'âme qu'il sut conserver jusqu'à sa fin.

A sa fin? Oui, mes frères, tout ce qui a un commencement est lait pour finir; il n'y a que l'Être des êtres seul toujours permanent, toujours subsistant par soi-même et inaltérable en éternité;124-a mais la loi imposée depuis la chute funeste de notre premier père dans le paradis doit s'exécuter sur sa malheureuse postérité. Notre saint artisan voyait la mort qui venait à lui; un mal qui était le précurseur de sa destruction l'avertissait que sa carrière était près de se terminer; il s'affaiblissait à vue d'œil; son corps usé de maux était sur son déclin; mais son âme, comme une colonne dont la masse solide étaye un édifice ruineux, en était le ferme soutien. Il vit la mort sans la craindre; la vie d'un juste avait préparé la mort d'un régénéré. Combien de fois s'humilia-t-il devant son Créateur, en gémissant de ses imperfections! Combien de fois ne s'accusa-t-il pas de mauvaises pensées et des moindres irrégularités de sa conduite? Combien de fois ne demanda-t-il pas pardon à Dieu d'avoir perdu à l'ouvrage un temps qu'il devait consacrer à l'oraison! Ce Dieu de miséricorde couronna sa persévérance, et l'assista puissamment. Dans ces moments extrêmes où le monde, les amis, les parents, et l'art de ceux qui disputaient le terrain de sa vie pied à pied à la mort, ne pouvaient plus le secourir, il<125> voyait le ciel ouvert, il croyait assister à ce concert des anges et des vieillards de l'Apocalypse125-a qui chantent un éternel alleluia, il oubliait le monde et ses propres douleurs, il commençait déjà sur terre à être un citoyen céleste, et, sur son lit de souffrance, il entonnait le cantique de son triomphe. Quelle nouvelle pour la ville alarmée, quand vers le midi une voix fit retentir la place publique de ces tristes paroles : Matthieu Reinhart se meurt! On accourt, on s'empresse, le peuple s'attroupe à grands flots autour de la maison; ce ne sont que plaintes, cris, larmes, gémissements, regrets, sanglots; tout le monde participe à cette perte,125-b et la mort d'un seul homme devient une calamité publique. Le tribut d'affliction que l'on paya à son mérite, ces regrets que l'on donna à sa vertu, les plaintes lamentables de ceux qui ne croyaient pouvoir plus être chaussés en le perdant, tout ce qui tient à la réputation, à la vanité, à la gloire, sont des idées que nous devons écarter de nos esprits. Je craindrais, en vous en entretenant, que ces froides reliques, que les cendres éteintes de cet homme si modeste ne se ranimassent pour me dire : Comment oses-tu proférer tant de paroles frivoles devant ce triste sépulcre? comment oses-tu t'arrêter à me louer, moi, qui ai toujours résisté aux plus légers applaudissements? N'es-tu dans cette chaire que pour flatter l'orgueil des vivants et leur rappeler le souvenir de ma vaine réputation? Ta place, ton sacré ministère, ne t'avertissent-ils pas que c'est de là-haut que tu les dois confondre? Rends plutôt grâce à cet Être éternellement adorable qui m'a délivré de ces biens mortels pour me recevoir dans sa béatitude céleste.

Suivons ces conseils, mes frères; que sa mort nous apprenne que le temps fugitif emporte nos jours et nos années, que dans peu nous ne serons tous que cendre et que poussière; qu'alors le mausolée su<126>perbe où l'orgueil des humains croit survivre à leur destruction, et le simple cercueil affaissé sous le poids de la terre qui le couvre, sont des habitations égales; qu'après la fin de la vie cessent toutes ces distinctions de rang et de naissance dont l'aveuglement des faibles mortels fait tant de cas. Incrédules qui osez porter un regard profane dans le sanctuaire, tremblez en voyant ce sépulcre. Que la foi de l'homme pieux qui nous a causé tant de larmes vous serve de modèle. Renoncez à votre superbe raison qui vous égare, et adoptez la simplicité de cœur de ce régénéré, qui le sauve, de ce saint qui se piquait de ne rien comprendre et de croire pourtant. Vous, chrétiens endurcis, qui êtes entraînés par le torrent impétueux du siècle, méditez la mort d'un juste qui a résisté à des tentations passagères pour jouir à présent d'un bonheur durable. Vous qui courez la même carrière que celui dont je vous ai tracé les vertus, que son exemple vous anime à imiter tant d'éminentes qualités qu'il a possédées; sachez et retenez bien que l'on peut se distinguer dans toutes les conditions, que ce ne fut pas parmi les riches que l'Homme-Dieu choisit ceux qu'il daigna associer à ses saints travaux, mais parmi la lie du peuple hébreu. Et vous, sa famille éplorée, séchez vos larmes, et ne souillez point par vos regrets outrés la gloire de celui qui est assis à présent à la droite du Père, entre le Fils et le Saint-Esprit; suivez ces exemples dont vous avez été les témoins, et préparez-vous par une vie sainte et toute chrétienne à le rejoindre lorsque votre heure sera venue. Pour moi, messieurs, qui ai satisfait au triste devoir dont j'ai été chargé, après vous avoir fait l'éloge des plus rares vertus, mais de ce qui était vrai, manifeste, et connu de tout le monde, vous ne me reverrez plus dans cette chaire consacrer cette voix à vous rappeler le souvenir de ceux que vous aurez perdus. Loin de profaner mon saint ministère à vous représenter un mérite feint et des qualités supposées, renfermé dans la sphère de mon sacerdoce, et vouant le reste<127> de mes forces défaillantes au troupeau qui m'est confié, je me bornerai à l'emploi d'atterrer les uns par les menaces terribles des vengeances divines, et de consoler les autres par des paroles de paix et de miséricorde, pour pouvoir, lorsqu'à mon tour la mort viendra me frapper, me présenter devant le tribunal de mon juge, et lui dire : Seigneur, me voici avec ceux que tu m'as confiés.127-a

<128><129>

XII. LETTRE D'UN OFFICIER PRUSSIEN A UN DE SES AMIS, A BERLIN.

Prenez-vous-en à notre inaction, monsieur, si depuis longtemps vous n'avez reçu de mes nouvelles. Notre armée est aussi oiseuse cette année qu'elle a été agissante les précédentes. Voici la troisième marche que nous faisons; nous avons quitté l'Ossa pour grimper sur le Pélion; à moins de placer notre camp sur le Caucase, il ne saurait être plus haut; cela nous procurera une tranquillité parfaite. Vous avez bien raison, monsieur, de penser que la guerre ne s'apprend point dans les livres; cela est si vrai, que, les siècles précédents, temps de grossièreté et d'ignorance, on assiégeait les villes, et l'on croyait faire beaucoup. Voyez comme tout se raffine : à présent on assiége des provinces entières. Les Autrichiens et les Russes prétendent avoir formé la circonvallation de la Silésie. La nuit du 11 au 12, le maréchal Daun a fait ouvrir la tranchée devant cette province; sa première parallèle prend de Beerberg, et s'étend à Steinkirch; il a établi une batterie de quatre-vingts canons sur la montagne de Marklissa, et Loudon a placé une batterie à ricochet sur les hauteurs de Lauban.<130> Nos artilleurs se flattent à la vérité qu'on ne les démontera pas sitôt; je plains leur sécurité, ces bonnes gens s'aveuglent. Il n'y a pas plus de trois milles de Marklissa à Liebenthal, où est notre armée; jugez de l'effet que feront de là leurs bouches à feu. On fait de notre côté tous les préparatifs usités pour une défense vigoureuse : le soldat joue la comédie, l'officier s'amuse; sans doute que l'on pensera bientôt à faire des fascines et des gabions. Un Génois, homme intelligent et adroit, s'est engagé de pousser nos mines sous les batteries des ennemis, pour faire sauter tous leurs canons en même temps; il espère que par sa diligence il mettra ses mines en état d'être chargées au mois de décembre de l'année 1760. Cela serait suffisant; car, selon le calcul ordinaire des siéges, en adoptant les savantes supputations du célèbre Vauban, si les Autrichiens travaillent à sape volante, ils ne pourront être au pied de notre glacis qu'au mois de mars 1761; s'ils cheminent à sape couverte, leur ouvrage traînera jusqu'au mois de septembre de la même année. Outre les soldats que le comte Daun emploie, il y a journellement quinze cents paysans qui travaillent à perfectionner sa première parallèle.

Voilà tout ce que je puis vous dire; les commencements des siéges, d'ordinaire, sont stériles; mais donnez-vous patience, monsieur, vous ne perdrez rien à attendre. Vous aimez les choses singulières, il est juste que je vous serve selon votre goût; je vous en promets de très-extraordinaires. L'art de la guerre est parvenu à son point de perfection; on a perfectionné les canons, les montagnes et tout, en un mot, des mulets jusqu'aux pandours. Si les Turenne, les Montécuculi, les Eugène, s'avisaient de ressusciter de nos jours, ils passeraient à peine pour de vieux radoteurs. Quelques gens difficiles, les amateurs entêtés de l'antiquité, des esprits obstinés à soutenir leurs sentiments, n'en conviendront peut-être pas; mais c'est de quoi il ne faut pas s'embarrasser. La nouveauté fait le mérite des modes; pourquoi ne ferait-elle pas également la réputation des gens de guerre?

<131>Souffrez, monsieur, que je vous quitte pour me rendre à mon devoir; je suis de jour aujourd'hui auprès du grand tube à réflexion pour observer les travaux des ennemis. On prendrait à présent notre camp pour un observatoire; Mars et Vénus ne sont pas plus lorgnés par les astronomes que le camp autrichien ne l'est par nos officiers; il ne se passe pas de jour sans qu'il y ait deux cents lunettes de braquées contre Marklissa et Lauban. Heureux ceux qui n'ont rien à observer, et aux yeux desquels la dernière comète qui a paru,131-a les Loudon, et les Daun, et les Fermor, sont également indifférents! Jouissez, monsieur, de cette tranquillité dans votre paisible demeure, et daignez vous ressouvenir de temps en temps de votre nouvelliste de l'armée.

J'ai l'honneur d'être, etc.

<132>

XIII. BREF DE S. S. LE PAPE A M. LE MARÉCHAL DAUN, ETC.

Clément XIII A NOTRE TRÉS-CHER FILS EN JÉSUS-CHRIST, SALUT ET BÉNÉDICTION APOSTOLIQUE.

Ayant appris avec grande satisfaction les brillants succès qui ont signalé vos armes contre les hérétiques, principalement la victoire admirable que vous avez remportée contre les Prussiens le 14 octobre de l'année passée, nous avons jugé de notre devoir, en qualité de père des vrais croyants, d'ajouter le poids de nos bénédictions aux merveilleux effets de votre valeur.

La conduite de nos prédécesseurs, qui honorèrent le prince Eugène, de glorieuse mémoire, d'une toque et d'une épée bénites, pour avoir vaincu les infidèles dans plusieurs batailles rangées, nous engage de vous revêtir des mêmes grâces.132-a Vous, dont les grandes qualités surpassent et effacent celles de ce héros de l'Église, et qui avez à combattre des hérétiques plus empêtrés dans d'horribles erreurs que les musulmans mêmes, nous vous pourvoyons de toutes les bénédictions<133> divines. Puisse cette épée que nous vous envoyons servir entre vos mains à extirper à jamais ces hérésies dont l'odeur empestée s'est exhalée de l'abîme! L'ange exterminateur combattra à votre côté; il détruira la race infâme des sectateurs, des luthériens et des Calvins, et c'est de votre bras dont le Dieu des vengeances se servira pour précipiter les races impies des Amalécites133-a et des Moabites.133-b Qu'il soit lavé dans le sang rebelle, que la cognée soit mise à la racine de cet arbre qui portait des fruits si maudits, et qu'à l'exemple de saint Charlemagne, le nord de l'Allemagne soit converti par l'épée, par la flamme et par le sang.

Si les saints se réjouissent d'une brebis égarée qui est retournée à son troupeau, quelle joie ne leur causerez-vous pas, ainsi qu'à tous les fidèles, en ramenant cette multitude perverse au giron de leur sainte mère l'Église! Que la sainte Vierge de Marienzell vous assiste! Que saint Népomucène redouble ses prières en votre faveur! Que tout le paradis peuplé par notre légende prenne fait et cause à vos succès! C'est dans cette heureuse attente où je suis que je vous donne, en la redoublant, notre bénédiction apostolique.

Fait à Rome, sous l'anneau du pêcheur, le 30 janvier 1759,
la première année de notre pontificat.

<134>

XIV. LETTRE DE FÉLICITATION DU PRINCE DE SOUBISE AU MARÉCHAL DAUN, SUR L'ÉPÉE QU'IL A REÇUE DU PAPE.

Monsieur, j'ai appris avec bien de la satisfaction le présent que Sa Sainteté vient de vous faire pour reconnaître l'art et les talents dont vous avez donné tant de preuves. Il est triste que le saint-père se soit avisé si tard de vous faire ce présent. J'aurais bien eu besoin de toque et d'épée bénites à Rossbach, et je crois qu'elles ne vous auraient pas été nuisibles à Leuthen. Cependant il vaut mieux tard que jamais; avec une douzaine de montagnes, quelques milliers de canons et l'épée papale, vous serez, croyez-moi, invincible à jamais. Mais que peut-on faire sans épée bénite? Nos Français n'avaient pas pensé seulement à asperger les leurs; aussi a-t-on vu ce qui en est arrivé. A présent, je vous réponds qu'aucun hérétique ne vous résistera; vous n'aurez qu'à faire briller votre épée à leurs yeux, et leur armée sera dissipée à cette vue, comme on prétend qu'étaient pétrifiés ceux qui regar<135>daient l'égide de Minerve. La cour n'a pas trouvé à propos de me nommer cette année au commandement des armées; d'autant mieux pourrai-je appliquer mon attention à vous suivre dans vos manœuvres et à m'instruire par les leçons que votre conduite, soutenue de cette épée bénite, ne saurait manquer de donner à tous les généraux. Je fais des vœux plus ardents que jamais pour que nos cours cultivent soigneusement l'heureuse union qui les réunit à présent; car que deviendrions-nous, s'il fallait un jour vous combattre, et résister en même temps à votre habileté et à cette épée bénite? Je suis, avec une sincère admiration et tous les sentiments possibles d'estime, etc.

Landeshut, 13 mai 1759.

<136>

XV. LETTRE DU MARÉCHAL LÉOPOLD COMTE DE DAUN, COMTE DU SAINT-EMPIRE, SEIGNEUR DE CALLENBORN ET SASSENHEIM, PRINCIPE DE TIANO, GÉNÉRAL EN CHEF DES ARMÉES DE LL. MM. II. ET APOSTOLIQUES, CHEVALIER DE LA TOISON D'OR, GRAND-CROIX DE L'ORDRE MILITAIRE DE SAINTE-THÉRÈSE, CONSEILLER PRIVÉ ACTUEL, CHAMBELLAN, COLONEL D'UN RÉGIMENT D'INFANTERIE, COMMANDANT GÉNÉRAL DE L'AUTRICHE, COMMANDANT DE LA RÉSIDENCE DE VIENNE, ET DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L'ACADÉMIE MILITAIRE DES CADETS, AU PAPE.

Je sens tout le prix des bontés dont Votre Sainteté m'honore. Heureux si, en extirpant les hérétiques, je puis répondre à ses vues et marquer ma reconnaissance! Quand je parus pour la première fois à la tête des armées, je crus qu'il fallait commencer par sanctifier les massacres par des dévotions; je me rendis à Marienzell, et là, en tremblant, j'offris mes adorations à cette sainte Vierge, le soutien de tous ceux qui l'invoquent. Je partis avec cette ardeur et ce courage que donne la piété éclairée, résolu de renverser le chef des protestants, de détruire cette religion perverse qui méconnaît les saints et la Vierge. Je me mis sur une hauteur inaccessible, disposé à tenir ferme, à<137> vaincre ou à mourir. Mais, le dirai-je à Votre Sainteté? je compris par l'événement, qui lui est bien connu, que la protection de notre sainte mère ne suffisait pas, qu'il fallait la bénédiction papale, et je me trouvais un trop grand pécheur pour oser la solliciter; tous les différents cas où j'ai été depuis m'ont convaincu que, sans toque et épée bénites, un général, réduit surtout comme moi à lui-même, sans aide, sans conseil, sans appui, ne pourrait rien, que ses bras seraient toujours faibles et ses coups mal assurés. Si le violent désir d'égaler ou de surpasser le prince Eugène, qui n'avait que peu d'ennemis à combattre, lorsque je dois seul m'opposer à tant de forces réunies, me faisait souhaiter les saints présents que lui avait faits le saint-siége, sans lesquels ce prince n'avait pu rien opérer, et avec quoi il avait fait tout ce qui le rendra à jamais mémorable, quelque connaissance de l'art militaire, quelques vues profondes, quelques desseins bien formés et mieux exécutés, quelques coups hardis, ne me donnaient pas encore le droit d'obtenir cette épée formidable. Votre Sainteté a prévenu mes souhaits et tous ceux de la vraie religion; couvert à présent de cette toque bénite, je vais mettre à l'interdit tous les sectateurs du protestantisme, et comme un torrent qui se précipite du sommet des montagnes et renverse tout ce qui s'oppose à son passage, je déracinerai l'hérésie funeste qui règne sur la chrétienté et en fait les malheurs. Mais pourquoi faut-il que ma joie soit troublée par les inquiétudes de mon armée? On l'a assurée que ce redoutable chef qui veut s'opposer en vain à mes talents et à ma valeur a fait bénir les sabres de ses hussards par l'évêque de Cantorbéry; et ces hussards ignorants, aussi convaincus de l'excellence de cette bénédiction anglicane que je le suis de celle du saint-siége, poussés par le fanatisme, osent en petit nombre venir braver et repousser en mon absence tout un corps de mes troupes effrayées. Que Votre Sainteté daigne, comme je ne puis être partout avec ma toque et mon épée, déclarer que cet évêque de Cantorbéry est aussi hérétique que ces hussards qu'il bénit, que son<138> eau sanctifiante ne suffira pas; ou, si Votre Sainteté le juge à propos, qu'elle me permette de confier un de ces présents au chef de mes braves pandours. Qu'il serait à souhaiter que je pusse être présent dans tous les différents endroits d'où je fais agir mes armées! Si cette présence corporelle était possible à un mortel, s'il pouvait être en même temps sur les hauteurs et dans la plaine, on verrait bientôt qu'un sabre ne l'emporte pas sur une épée, et qu'un évêque ne vaut pas un pape.

Bruxelles, 8 juillet 1759.

<139>

XVI. PIÈCE BADINE AVANT LA BATAILLE DE KAY.

Ayez patience, monsieur, je vous en prie. Il est impossible d'annoncer tous les jours de grands événements. La divine lenteur et la prudence plus qu'humaine de nos ennemis ne fournit pas des occasions brillantes aussi souvent que vous le désirez. Le siége n'est guère avancé depuis ma dernière lettre. La batterie à ricochet du sieur Loudon est disparue sans que nous l'ayons démontée, et sans que je puisse vous en rendre raison. Nos ennemis ont changé leur attaque; ils ont poussé un boyau de Schatzlar à Schönberg; et comme ils ont trouvé, par une longue suite d'expériences, que les officiers de cavalerie entendent mieux la fortification que ceux d'infanterie, ils en ont confié le commandement à ce général de Ville dont vous avez entendu parler lorsqu'il était en Haute-Silésie.139-a

Pendant toutes ces belles entreprises, nous nous tenons immobiles; à voir nos deux armées, on les croirait goutteuses. Réellement, les deux chefs en sont un peu incommodés; ce mal peut-être est de-venu épidémique. Si la campagne dure, préparez-vous à apprendre que les deux camps auront pris racine. Les Saxons n'en seront pas<140> contents; on assure que les Autrichiens les fourragent et les pillent radicalement par amitié et par pure bonté de cœur. Ils en agissent ainsi, parce que, selon la nouvelle mode venue directement de Paris, c'est la meilleure manière d'assister ses alliés.

J'étais dans la persuasion que notre camp était le seul où l'on se servît de lunettes d'approche; je suis bien détrompé. J'ai vu ces jours passés une troupe dorée sur une honnête montagne, et une centaine de tubes braqués à la fois contre notre camp. N'est-il pas plaisant que des gens qui ne respirent que haine et vengeance, qui ne pensent qu'à se détruire, tant qu'ils sont éloignés les uns des autres, se considèrent et s'observent avec l'attention et l'extase dont l'homme le plus amoureux regarde sa maîtresse? L'amour et la haine produiraient-ils donc des effets semblables? Non, certainement. Si la vue de sa maîtresse fait naître à l'amant le désir de couronner sa flamme, la vue de l'ennemi inspire au guerrier le désir de profiter d'une mauvaise position ou d'une faute, de voir les changements arrivés dans les camps et d'en deviner les raisons.

Le bruit court que le fiscal du premier empire romain est arrivé dans celui du maréchal Daun pour exécuter une certaine sentence et pour prononcer certaines sottises revêtues de beaucoup de dignité. On dit encore que ce fiscal, muni d'une certaine épée, sera mis à la tête des grenadiers pour une entreprise secrète. Je ne vous garantis pas la nouvelle, mais cela sera tout à fait nouveau. Je me flatte que la seule idée vous en paraîtra agréable.

Je compte recueillir toutes les lettres que j'ai l'honneur de vous écrire, pour en former dans la suite les mémoires de la guerre présente. Cet ouvrage sera très-instructif; il contiendra des anecdotes inconnues à tout le monde et le secret de toutes les découvertes modernes. Je compte le diviser en trois parties : l'une ne traitera que des montagnes; dans l'autre, j'examinerai combien de milliards de canons il faut à une armée pour la rendre invincible; et, dans la troi<141>sième, l'art de faire que les troupes n'aient plus besoin de se servir de leurs jambes. Je commencerai par faire imprimer un prospectus, afin d'exciter et de prévenir les souscrivants. Je compte d'abord sur tous les habitants des Alpes et sur les Suisses, qui seront sensibles à l'éloge ou, pour mieux dire, au panégyrique des montagnes, que je compte faire en vrai style de Bourdaloue. Les fondeurs de canons seront encore de ceux qui m'auront quelque obligation, pour l'ouvrage que mon livre leur donnera. Les impotents et les paresseux souscriront volontiers pour le troisième volume; ils seront charmés d'apprendre qu'on peut faire de grandes choses à la guerre, même sans se remuer. Il n'y aura aucun béquillard ni paralytique qui n'achète mon livre avec plaisir. Je ne vous promets cet ouvrage qu'à la paix; nous sommes trop occupés dans notre camp. Je suis commandé aujourd'hui à la mine du Génois dont je vous ai parlé; je suis obligé d'y passer la nuit. Je me réserve au premier ordinaire à vous dire des nouvelles de l'armée, et de vous assurer des sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

<142>

XVII. LETTRE A M. LE MARÉCHAL DUC DE BELLE-ISLE, A L'OCCASION DE LA SIENNE, DU 23 JUILLET 1759, A M. LE MARÉCHAL DE CONTADES.

A Londres, ce 21 d'août 1759.



Monsieur,

Je ne suis pas Hanovrien, je ne suis pas piqué du traitement que vous prépariez pour cet électorat; mais j'ai l'honneur de vous adresser cette lettre simplement comme homme qui me crois intéressé aux droits naturels de l'humanité, que vous paraissez un peu trop négliger.

La guerre la moins cruelle est nécessairement accompagnée d'horreurs que les plus grands héros, de tout temps, ont tâché d'adoucir autant qu'il dépendait d'eux. Même les Ostrogoths et les Vandales, qui, les premiers, ont envahi ces pays que vous destiniez au ravage, n'en ont pourtant pas fait des déserts, quoique peut-être n'avaient-ils pas des ressources pour leurs dépenses les plus urgentes et pour les réparations nécessaires de leurs troupes, que dans l'argent du pays ennemi.

<143>Je crois comme vous, monsieur, que la France n'a plus de ressources pour les dépenses de la guerre; du moins il est sûr qu'elle n'a plus la grande ressource du commerce. Mais cette extrême pauvreté n'autoriserait tout au plus qu'une levée rigoureuse en contributions, et la prise des foins, pailles, avoines, blés, bestiaux et chevaux; car pour en enlever les hommes, c'est trop corsaire. Mais pourquoi, au nom de Dieu, faire un désert de cet électorat? Faut-il donc que les conquêtes de la France soient toujours marquées au coin des ravages, des dévastations et des incendies? et enviez-vous à M. de Turenne les excès de barbarie qu'il commit dans le Palatinat, où il exécuta trop à la lettre les ordres inhumains d'un ministre du département de la guerre que la cruauté et la brutalité caractérisaient? On croit, et je le crois aussi, que le Roi son maître ignorait ces excès de fureur; je dirai plus, je suis persuadé que le Roi votre maître, dont l'humanité est reconnue, ignore aussi les ordres que vous avez jugé à propos d'envoyer à M. le maréchal de Contades. Je vous dirai encore ce que peut-être vous ignorez, mais qui pourtant est très-vrai; c'est que M. de Contades, dès qu'il sut que votre lettre était devenue publique, doit avoir dit qu il se serait bien donné de garde d'exécuter de tels ordres, puisqu'il faisait la belle guerre en honnête homme, mais qu'il ne faisait pas des déserts en barbare et en incendiaire. Au reste, que diront les Allemands, même vos alliés, de ce beau désert que vous vouliez faire d'un État très-considérable de l'Empire? Cela ne leur fera-t-il pas faire des réflexions qui probablement ne contribueront guère à cimenter vos alliances avec eux?

Mais c'était d'un pays ennemi, direz-vous, que vous vouliez faire un désert. - J'en conviens; mais en même temps le bon naturel et la bonne volonté y paraissent; et je ne doute pas que ce ne soit un avis salutaire aux princes de l'Empire, qui en tireront les conclusions naturelles.

Vos ennemis diront peut-être qu'il y a tant soit peu de fatuité<144> dans les compliments de félicitation que vous faites à la France, de posséder un ministre militaire tel que vous; mais je vous excuse : Cicéron a dit autrefois la même chose,144-a et il est sûr que les grands hommes sont au-dessus des règles vulgaires de la bienséance. Mais ce que je ne peux pas vous passer, c'est ce don de prévoyance, pour ne pas dire de prophétie, que vous vous attribuez. Un ministre militaire qui sait prévoir! De grâce, M. le maréchal, ne prévoyez plus, je vous en conjure même au nom du Roi votre maître, à qui vos prévoyances ont toujours porté guignon. Vous avez prévu, dans la dernière guerre, quand vous croyiez avoir le sort de l'Allemagne entre vos mains, que vous mettriez la belle reine de Hongrie en chemise,144-b et que vous la feriez signer telle paix que vous voudriez sur les remparts de Vienne.144-b Le contraire est arrivé, et l'armée de plus de cent mille hommes que vous commandiez s'est entièrement fondue, sans coup férir.144-b Vous avez encore prévu que M. le prince Ferdinand de Brunswic serait battu, et que le maréchal de Contades, de concert avec un ministre militaire qui sait prévoir et se concerter avec le général, serait bientôt en état de faire un désert de l'électorat de Hanovre. Mais la bataille de Minden n'a pas réalisé votre prévoyance, au contraire; et, si je me mêlais de prévoir (mais vous m'en dégoûtez), je prédirais que les tristes débris de l'armée française repasseront le Rhin bien plus vite qu'ils ne l'ont passé. Vous prévoyez encore, en termes de prophéties, car ils sont assez obscurs, ce que vous savez. Nous savons ce que vous vouliez dire aussi bien que M. de Contades; mais nous savons en même temps que ce que vous savez n'arrivera pas. Encore une fois donc, je vous en supplie, corrigez-vous de ces prétentions au don de prophétie, puisque vous devez bien être convaincu que<145> c'est l'esprit malin qui vous les inspire, et que précisément le contraire ne manque pas d'arriver.

Je ne puis pas finir sans revenir pour un moment à votre désert; mon humanité s'en trouve trop blessée. Serait-ce par rancune personnelle contre un pays145-a où, par une étourderie qui ne convenait pas à votre âge, vous vous étiez fourré en temps de guerre, et y fûtes fait prisonnier? Si c'est cela, l'Angleterre doit aussi trembler relativement à ce que vous savez, car vous y avez été retenu prisonnier; mais elle ne craint point de devenir un désert; elle compte sur ses propres forces pour sa sûreté, et un peu sur le malheur constant qui accompagne vos prédictions. Au lieu de désert, elle restera jardin, telle que vous l'avez vue, et se flatte d'avoir longtemps l'honneur, comme par le passé, de contribuer à l'embellissement du vôtre.

J'ai l'honneur d'être, etc.

l'Inconnu.

<146>

XVIII. LETTRE D'UN SUISSE A UN NOBLE VÉNITIEN.

A Genève, 1760.

Monsieur, vous voulez savoir de moi des nouvelles de ce qui se passe en Allemagne; vous vous adressez mal. Je me soucie peu, dans la retraite où je vis, de l'illustre brigandage de nos héros modernes; je ne fréquente que les anciens, et je borne ma curiosité aux nouvelles de ma maison, de mon foyer et de mon jardin. Vous me demandez ensuite si je crois que cette conjuration de tant de monarques pour en opprimer un seul est conforme aux lois de l'équité naturelle. Voilà une question de droit à laquelle il est facile de répondre, d'autant plus que ma retraite me met à l'abri des vengeances impitoyables qu'exercent ces sous-tyrans qui gouvernent ou bouleversent plutôt notre pauvre Europe. De grâce, souvenez-vous que je vis dans un État libre, que j'en ai pris les habitudes et les coutumes depuis longtemps, que je ne saurais m'abaisser à déguiser mes pensées et à vous parler ce jargon des cours où les plus sincères ne laissent qu'entrevoir et deviner une<147> faible partie de leurs sentiments. Je vous réponds avec la liberté d'un philosophe qui, ne tenant à rien dans le monde, vit exempt de crainte et d'espérance.

Si l'on convient que Cartouche et ceux de sa bande ont été mis à mort innocemment, l'on pourrait excuser de même l'action de vos politiques, qui veulent partager entre eux les États d'un prince qui excitent leur cupidité et leur envie. Mais s'il est vrai, comme vous n'en doutez pas, que la justice devait faire exécuter Cartouche et ses associés pour empêcher les meurtres, les rapines et les brigandages, et pour rétablir la sûreté publique, vous serez forcé d'avouer que ceux qui, dans des places illustres, commettent le même crime, méritent les mêmes châtiments. Que ce soit une association de brigands obscurs qui commettent quelques meurtres et dépouillent quelques particuliers, ou que ce soit une alliance décorée des noms les plus augustes dont le but est de ravager l'Europe par la guerre pour dépouiller un prince qui n'a d'allié que ses propres forces, n'est-ce pas la même chose? Encore s'il se trouve une différence, c'est que l'action de ces politiques, étant de plus grande conséquence, n'en devient que plus atroce par les malheurs et les calamités qui ne tombent pas sur quelques particuliers ou sur quelques familles, mais sur des peuples et des nations entières.

Sans doute que si Cartouche s'était trouvé dans la place de ces gens qui ameutent toute l'Europe contre une seule puissance, il ne se serait pas conduit autrement qu'eux. Comparons ses mesures avec celles de vos politiques; vous y trouverez la même conduite, l'emploi des mêmes moyens, et une fin semblable qu'ils se proposent. Cartouche, se trouvant trop faible pour faire de grands brigandages, s'associa un certain nombre de scélérats, de gens obérés et de misérables qui, comme lui, avaient cent fois échappé aux roues et aux potences. Vos ministres emploient la corruption et l'artifice dans toutes les cours de l'Europe pour avoir des compagnons de leur<148> crime; ils assurent que la prise sera bonne;148-1 ils promettent aux autres leur part au butin; enfin, en excitant l'ambition et l'intérêt des autres, ils parvinrent à former cette conjuration fatale au repos de l'Europe. Cartouche se proposait de surprendre avec sa bande des voyageurs qui ne s'y attendaient pas, à forcer des maisons pour les dépouiller et en emporter des richesses; la ligue dont vous parlez veut, avec toute la sûreté possible, piller, miner, ravager les États d'un grand prince, et l'en dépouiller, si elle peut : voilà qui est entièrement égal. Ce qui poussa Cartouche au crime, fut beaucoup de fainéantise, une mauvaise économie, un intérêt désordonné, et enfin un oubli funeste de la vertu et de tout sentiment d'honneur. Concluez-en que des actions mauvaises et semblables doivent avoir les mêmes principes, et qu'elles ne peuvent naître à moins d'une corruption déplorable du cœur et d'une très-fausse idée de la vraie gloire.

Mais voici bien une autre question qui s'élève. Les grands et les souverains sont-ils donc obligés de se conformer dans toutes leurs actions à la rigidité des lois qui font la sûreté des sociétés civiles, ou y a-t-il des cas où les avantages de leurs royaumes et de grandes vues d'intérêt les en peuvent dispenser?

Si vous consultez Machiavel, vous y trouverez que tous les moyens sont bons et légitimes, pourvu qu'ils servent l'intérêt et l'ambition des princes. C'est la morale des scélérats, et ces maximes sont d'autant plus affreuses, que si tous les princes les pratiquaient, il vaudrait mieux vivre dans la société des tigres, des panthères et des lions que dans celle d'hommes qui agiraient ainsi. Si vous voulez feuilleter Hugo Grotius, vous verrez que ce sage et savant jurisconsulte n'admet qu'une vertu et qu'une morale pour tous les hommes, à cause que les actions sont bonnes ou mauvaises par elles-mêmes, et que les personnes qui les font n'en changent ni la qualité ni la nature. Dans<149> son traité du droit public, il descend dans les plus grands détails sur les différentes causes de la guerre, qu'il apprécie toutes à leur juste valeur, montrant en quoi consistent les légitimes, et celles qui sont injustes. Je me dispense de vous copier ces passages, à cause du long séjour que vous avez fait en Allemagne et de l'étude particulière que vous avez faite de cet excellent ouvrage. Il n'y a donc qu'une vertu et qu'une justice pour tous les hommes, dont en honneur il n'en est aucun qui puisse se dispenser d'en pratiquer les préceptes. Il se trouve encore que les souverains devraient d'autant plus éviter les mauvaises actions, qu'ils ont à craindre que si l'usage s'en établit universellement, ils en souffriront plus que les particuliers par le talion.

Mais, direz-vous, d'où vient que les actions qui dans le fond sont les mêmes sont si diversement reçues par le public? Pourquoi roue-t-on Cartouche en Grève, et pourquoi accable-t-on de louanges vos politiques, qui ont agi par les mêmes principes? Cela vient d'un préjugé ridicule qui fait croire qu'un vol est infâme, et que des conquêtes sont illustres. Cependant Cartouche devient le héros d'un poëme épique, parce qu'il avait excellé dans son genre; et si Alberoni a été loué, c'était plutôt pour son génie que pour son cœur. Cet homme avait des vues si vastes, qu'elles semblaient trop resserrées dans notre continent, qu'il fallait à son esprit inquiet et remuant d'autres mondes encore à bouleverser que le nôtre. Le public a loué ses grands projets, qui l'ont ébloui, mais personne ne l'a proposé comme un modèle; et certainement l'enthousiasme que ses grands desseins avaient excité en sa faveur a bien été contre-balancé par l'horreur qu'on avait de son ambition et de son caractère. Il n'y a que les actions vertueuses qui immortalisent les hommes; les louanges mercenaires, ces vogues de mode, ne durent qu'un temps; elles ont le sort des statues médiocres, qui peuvent plaire à des ignorants, mais qui tombent lorsqu'on les place vis-à-vis des ouvrages de grands maîtres. Dans le nombre immense de flatteries dont de tout temps<150> on a accablé les hommes en place, parmi les éloges innombrables et outrés que les orateurs et les poëtes ont donnés dans tous les siècles à leurs protecteurs, il n'en est aucun qui égale ce mot qui fera à jamais honneur à Caton :

Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.150-2

Il semble que la cause du sénat et de l'illustre Romain qui la défendit ne fût juste qu'autant que Caton se déclarait pour elle. Voilà une façon d'être loué à laquelle il serait à souhaiter qu'aspirassent, pour le bien de l'humanité, tous les ministres et toutes les personnes en place. Vous conviendrez, monsieur, que, pour penser ainsi, il faut, avec un naturel heureux, être né avec l'amour de la belle gloire, avoir de la noblesse et de ces sentiments d'honneur qui, dans les bons temps de la république, furent les principes féconds qui firent germer dans ces cœurs généreux des sentiments vraiment héroïques. Mais dès que les Romains perdirent avec leur simplicité leur innocence, dès que Scipion eut vaincu Carthage, et que Marcellus150-a eut subjugué Corinthe, il parut que le caractère de ces vainqueurs du monde changea. Les grandes vertus devinrent rares; avec les richesses des vaincus, tous leurs vices entrèrent à Rome. Il fallut avoir de l'argent pour acheter des places et corrompre le peuple. Il suffisait, non d'être vertueux, mais d'être estimé riche. L'intérêt, ce vice rempli de bassesse et d'infamie, devint un mal presque général. Le luxe, l'amour d'une dépense excessive, l'envie de se faire estimer par ses équipages somptueux et par la délicatesse de ses cuisiniers, gagna le dessus, et l'intérêt personnel l'emporta sur l'amour de la patrie et de la vraie gloire. Depuis, on trouve rarement dans les délibérations du sénat des exemples de son ancienne magnanimité, et, au lieu de cette grandeur d'âme qui<151> avait rendu ce corps respectable aux yeux des nations étrangères, ce même sénat, jaloux de dominer sur l'univers, ne fut plus scrupuleux sur le choix des moyens qui pouvaient faciliter son agrandissement. Les effets de cette dépravation de mœurs parurent dans les guerres que les Romains firent à Persée, aux Étoliens, contre Antiochus, et enfin contre Jugurtha. Ce qui arriva alors à Rome se voit de nos jours en Europe. Les mauvaises mœurs du siècle sont presque générales. Les hommes privés les portent dans les grands emplois auxquels ils parviennent, et c'est par les mêmes principes qu'ils gouvernent les affaires des souverains et les leurs propres.

Je crois, monsieur, vous en avoir trop dit sur un lieu commun. Je n'ai voulu faire qu'une lettre, et j'ai pensé faire un traité. Peut-être trouverez-vous la comparaison de Cartouche trop forte; vous serez cependant obligé de convenir qu'elle est juste. Je voudrais que tous ces hommes ambitieux et intéressés, que toutes ces pestes publiques qui désolent si impitoyablement notre pauvre continent, fussent au moins informés que leur méchanceté ne les rendra pas estimables aux yeux de l'équitable postérité, et que l'arrêt des siècles à venir ne leur sera pas plus favorable que celui que vous m'avez fait hasarder. Le mal que ces illustres scélérats font n'atteint pas jusqu à ma retraite; tous ces tragiques et sanglants événements me servent de spectacle. L'Europe n'est à mon égard qu'une lanterne magique; je n'y ai d'intérêt que celui de l'humanité. Je souhaiterais qu'on mît fin à ces meurtres, à ces carnages et à ces abominations qui font frémir la nature, et qu'on pensât que notre pauvre espèce, assiégée par la mort de tant de manières, n'a pas besoin de la méchanceté de quelques politiques atrabilaires pour accélérer sa destruction. Je voudrais enfin que les maîtres du monde fussent raisonnables, et tous les hommes heureux. Voilà des visions, direz-vous, de la république de Platon; ou peut-être penserez-vous de moi ce que l'on disait de<152> défunt l'abbé de Saint-Pierre, qu'il rêvait en honnête homme.152-a Je vous en suis bien obligé, et je préfère de rêver en honnête homme à me rendre coupable des actions d'un scélérat. N'en voilà que trop. Je sens que je prends les défauts de mon âge; vous m'avez mis en train de raisonner, et je n'ai que trop bavardé. J'espère que vous me le pardonnerez en faveur de l'estime avec laquelle je suis, etc.

<153>

XIX. LETTRE D'UN SUISSE A UN GÉNOIS.



Monsieur,

Il faut que l'imagination forte de vos compatriotes surpasse beaucoup l'instinct des pauvres Suisses reclus dans des montagnes couvertes d'une neige éternelle, qui, en glaçant les esprits, ne leur laissent que la faculté de réfléchir. Votre lettre a pensé me communiquer l'ardeur de vos sentiments; il s'en est fallu peu que les deux Impératrices et tous ces rois leurs alliés ne m'aient rempli d'étonnement et d'admiration. Cependant cette alliance, qui ne me paraît que terrible, formidable et funeste, vous inspire l'enthousiasme; vous parlez avec ravissement de celui dont l'art a pu réunir tant de vues contraires et fixer sur un même objet les projets de tant d'ambitieux. J'aimerais autant, je vous l'avoue, admirer la peste cruelle qui désola Marseille,153-a le tremblement de terre qui mina Quito et Méquinez, ou celui qui bouleversa Lisbonne, les éruptions des volcans, les foudres, les inondations et tous les fléaux qui affligent l'humanité. Ces causes funestes de nos désastres portent toutes un caractère de grandeur qui en impose; leurs effets<154> terribles se présentent à l'imagination, et ces scènes tragiques intéressent, en nous touchant. Tel est le caractère de l'esprit humain, qu'il saisit avec empressement tout ce qui lui donne des idées vastes, grandes ou merveilleuses. De là vient que d'illustres fourbes qui ont eu la réputation de grands politiques, de célèbres brigands qui ont usurpé le titre de héros, ont perpétué leurs noms dans la mémoire des hommes; tandis que de véritables bienfaiteurs de l'humanité, hommes qui, dans le silence, se rendaient utiles à leur patrie, soit en inventant des arts, soit en les encourageant, ont été ensevelis dans un honteux oubli. Soyons donc sur nos gardes, et ne confondons point ce qui est grand avec ce qui est louable, et des objets imposants avec des choses utiles.

Le seul point de vue dans lequel un citoyen doive examiner les opérations des politiques est sans doute celui de leur rapport avec le bien de l'humanité, qui consiste dans la sûreté publique, dans la liberté et dans la paix. En partant de ce principe, tous ces noms de puissance, de grandeur, de force, ne me frappent plus; je méprise l'artifice et la subtilité des négociateurs pour rassembler des bouts de l'Europe ces grandes armées qui vous charment, et je ne m'attache qu'à creuser dans l'esprit de ces politiques pour y découvrir leurs vues et le fond de leur système.

Cette alliance me paraît une conspiration des plus forts pour accabler les plus faibles; c'est une ligue d'ambitieux qui veulent envahir les biens d'ennemis qu'ils croient ne pouvoir leur résister, des géants qui se battent contre des nains, des souverains qui partagent d'avance la dépouille de ceux qu'ils veulent vaincre, pour s'attacher plus étroitement leurs alliés par l'appât de l'intérêt. Si nous séparons de cette alliance les noms respectables qui la consacrent, si nous attribuons un moment les manœuvres de politique qui vous paraissent sublimes, à des particuliers, quel nom leur donnerons-nous? Si au lieu de cette multitude de guerriers et de héros qui couvrent la face de la<155> terre, nous y substituions un ramas d'hommes obscurs et sans aveu, comment qualifierions-nous leurs démarches? Ne me dites point que les souverains, n'ayant aucun juge au-dessus d'eux, ont le droit de décider leurs différends par l'épée; je le sais, et personne ne le leur conteste. S'ensuit-il que dix doivent se liguer contre deux pour les anéantir? et la politique doit-elle se dispenser entièrement des idées d'équité, de justice et de probité pratiquées par toutes les nations? Je vous dirai encore plus : que si cette grande alliance réussit à écraser ses ennemis, cela ne lui fera aucun honneur, car la gloire n'est le prix que des obstacles vaincus et des plus difficiles travaux. L'histoire ne nous fournit que l'exemple de la ligue de Cambrai, faite pour déchirer la république de Venise, que nous puissions comparer avec la grande alliance qui, de nos jours, se propose d'accabler la Prusse. Dans l'antiquité, nous voyons que les Romains parvinrent à subjuguer les nations, parce que ces peuples, la plupart barbares, n'eurent jamais l'adresse de se liguer ensemble pour résister à l'ennemi commun. Depuis que le colosse de l'empire romain fut détruit, il se forma de ses débris de grands royaumes que de puissants vassaux affaiblirent; les princes, sans autorité, luttaient sans cesse contre leurs sujets, et, trop retenus par des dissensions intestines, ils ne purent se rendre redoutables à leurs voisins. Après bien des siècles, l'autorité souveraine s'établit et jeta de profondes racines; nous fixons l'époque du pouvoir monarchique aux règnes de François Ier et de Charles-Quint. Alors tout changea; l'ambition des rois, n'ayant plus de frein qui l'arrêtât, s'exerça sur tout ce qui lui parut un objet de cupidité et d'agrandissement. Henri VIII, roi d'Angleterre, maintint par sa conduite habile l'équilibre entre la fortune de Charles-Quint et celle de François Ier, sans quoi le plus heureux ou le plus hardi des deux aurait bouleversé l'Europe. Depuis, cette balance du pouvoir devint l'objet principal de la politique des princes, et les faibles trouvèrent une ressource contre l'oppression des puissants. L'histoire moderne<156> nous en fournit mille exemples : là, ce sont les Français qui assistent la ligue protestante d'Allemagne pour empêcher les Empereurs de rendre leur pouvoir despotique; ici, c'est, ou les rois de Danemark, ou ceux de Suède, qui viennent au secours de la liberté germanique; tantôt c'est toute l'Europe qui accourt à l'aide de la maison d'Autriche, dont Soliman II faisait assiéger la capitale; dans d'autres occasions, les Empereurs, l'Angleterre, la Hollande et presque toute l'Europe se réunissent pour former un contre-poids capable de tenir en équilibre la puissance de Louis XIV, qui menaçait de tout envahir. C'est à cette sage politique que nous devons la durée des divers gouvernements européens; cette digue s'est constamment opposée aux débordements de l'ambition. Je ne sais comment il est arrivé que tout d'un coup l'Europe a perdu cette balance, dans le temps où peut-être elle en avait le plus besoin; c'est peut-être une suite de ce revirement de système si subit qui nous a paru un coup de théâtre. Il était cependant vraisemblable que les souverains feraient à peu près de même que ces liqueurs que les chimistes renferment dans une fiole, qui, après avoir été un temps brouillées, reprennent d'elles-mêmes, selon les lois de la pesanteur, les couches qui leur sont propres. Mais il en est arrivé tout autrement, parce que les causes qui opèrent sur la nature sont permanentes, et les raisons qui décident le conseil des princes sont assujetties aux passions humaines. Or, vous jugerez maintenant des funestes effets que peut produire ce complot de monarques, cette conjuration qui avait pour vous tant de charmes : si ces souverains parvenaient à écraser les rois d'Angleterre et de Prusse, ils y prendraient tant de goût, que bientôt les spectateurs auraient leur tour, et cette puissante ligue établirait en Europe un despotisme insupportable, tyrannique, et honteux à toutes les nations. Que deviendrait alors la sûreté des possessions? quel souverain serait assuré sur son trône, et ne craindrait pas de le voir renverser d'un jour à l'autre, et ses États usurpés? Royaumes, électorats, républiques, petits<157> gouvernements, tous n'auront qu'une existence précaire, et seront absorbés enfin dans le gouffre de ces puissances prépondérantes. Les souverains qui naturellement devaient prendre parti dans cette guerre sont tous demeurés isolés ou neutres; aucun d'eux n'a pensé à cette devise des Hollandais, à ce faisceau de flèches : Ma force consiste dans mon union. Leur sécurité me paraît trompeuse; ils pensent jouir de la paix à titre de bénéfice, et il semble qu'ils se contentent que, s'il faut périr, ils auront l'avantage que leur chute sera la dernière.

Tout se répète, monsieur; Salomon avait raison de dire que le soleil n'éclaire rien de nouveau sur la terre. Les mêmes scènes reparaissent, il n'y a que le nom des acteurs de changé. La ligue des puissants monarques qui menace l'Europe est absolument semblable au triumvirat d'Auguste, d'Antoine et de Lépide; les uns et les autres ont commencé par se sacrifier leurs plus anciens amis. Les uns proscrivirent des sénateurs, les autres proscrivent des souverains. Les triumvirs, après avoir vaincu Brutus, ayant anéanti la liberté et la république, ne trouvant plus d'intérêts dont le lien pouvait les unir, tournèrent leurs armes contre eux-mêmes; Lépide devint leur première victime, et le plus fourbe des trois, qui se trouva être Auguste, ayant écrasé ses collègues, finit par réunir en lui seul le pouvoir et la monarchie. Ce qui a été une révolution rapide chez les Romains se fera de nos jours avec plus de lenteur; l'ambition ne change pas d'allure. Si nos triumvirs157-a modernes sont heureux, ils auront les mêmes projets et le même sort que ceux de l'antiquité. Ma logique est fondée sur l'analogie et sur l'expérience; je souhaite pour le bien de l'humanité que mes conjectures se trouvent fausses; je ne suis pas prophète, ni ne veux l'être.

Vous connaîtrez par ces réflexions que cet or qui vous avait ébloui<158> est mêlé de beaucoup d'alliage; vous pouvez à présent l'épurer à votre creuset. Je supprime une foule de réflexions dont cette matière est susceptible; je m'en rapporte bien à vous, monsieur; vous les ferez sans que j'aie besoin de vous les suggérer. Pardonnez toutes celles dont je vous accable; ce sont des fruits de mon pays. Ils conservent peut-être le goût du terroir; ils ne valent certainement pas les agréments dont votre imagination brillante embellit tous les objets auxquels elle touche. Croyez au moins que je suis capable de sentir ces beautés et de les admirer; c'est de quoi je vous prie d'être persuadé, ainsi que de l'estime, etc.

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XX. RELATION DE PHIHIHU, ÉMISSAIRE DE L'EMPEREUR DE LA CHINE EN EUROPE.

TRADUIT DU CHINOIS.

LETTRE PREMIÈRE.

Sublime empereur, astre de lumière, merveille de nos jours, consolation de tes esclaves, ô toi dont je ne suis pas digne de baiser le marchepied de tes pieds! j'ai entrepris selon tes ordres le grand voyage que tu m'as ordonné de faire. J'arrivai avec le père Bertau à Constantinople, sans que nous ayons essuyé aucun accident en chemin. Constantinople est une très-grande ville, mais elle n'approche pas de Pékin. Il y a un nouvel empereur turc, qui vient de succéder depuis peu à son oncle. J'ai été surpris de voir à ce peuple de grands yeux, et des barbes qui ont l'air de forêts. On dit que les Européens sont tous de même; je doute cependant qu'ils voient mieux que nous. On m'a dit qu'ils portent des barbes pour se donner un air de sagesse. En me promenant à Péra, je vis un animal portant<160> des cornes, et qui, à en juger par sa barbe, devait être plus sage que tous ces gens-là. Je leur demandai s'il était en grande considération; on pensa me lapider, et je me sauvai avec mon jésuite dans la maison d'un ambassadeur qui, quoique n'ayant point de barbe, me parut aussi humain que mes lapideurs m'avaient paru féroces. Après cette aventure, je pensai qu'il ne ferait pas bon pour moi de faire un plus long séjour dans un pays où les questionneurs étrangers sont si mal accueillis. Nous trouvâmes un vaisseau qui partait pour l'Italie; le père Bertau et moi, nous nous y embarquâmes. Je n'ai trouvé sur ma route que les canons des Dardanelles de remarquables; ils sont si grands, qu'une famille chinoise logerait commodément dans leur cavité. On m'a assuré que c'était une grande marque de civilité quand on les faisait tirer pour quelque étranger, et que le comble des honneurs est de les charger à boulets. Je t'avoue, sublime empereur, que j'étais charmé de l'incognito que tu m'avais commandé de garder, parce que dans cette occasion il m'a préservé d'un grand danger.

Nous avons traversé une mer assez étroite qui sépare l'Europe de l'Afrique, et après quinze jours de navigation, nous sommes heureusement abordés à un port qu'on nomme Ostie. Je fus surpris d'une foule d'objets si différents de ce que l'on voit dans ton immense empire, surtout des mœurs et des coutumes des Européens, qui ne ressemblent à rien de ce qu'on peut imaginer. Le père Bertau me persuada de me rendre à la capitale de l'Europe, et je trouvai qu'en effet ce n'était pas la peine de voir de petites villes, et que d'aller à la grande, c'était se trouver en possession de l'original dont les autres cités ne sont que des copies.

Rome est pour les Européens ce que le Thibet est pour les Tar-tares Mandchoux et Mongols. C'est là où réside le grand lama; c'est un pontife-roi. L'on m'a assuré que son pouvoir spirituel était plus étendu que le temporel, et qu'en prononçant une certaine formule, il faisait trembler les rois sur leurs trônes; je ne le crus point. Je de<161>mandai à un vieux bonze avec lequel je fis connaissance si l'étrange chose que l'on m'avait dite était vraie. Très-vraie, me dit-il; cependant, pour ne vous rien celer, je dois vous confesser que le bon temps est passé. Il y a cinq siècles que de certaines paroles mystiques, prononcées par notre sacré pontife, valaient des conjurations, et faisaient tomber les couronnes et les sceptres selon qu'il nous plaisait. Nous n'avons plus ce plaisir-là; mais nous pouvons cependant encore user d'autres moyens qui ne laissent pas de mettre les grands dans d'assez grands embarras pour nous faire respecter par eux. - Quel étrange plaisir prenez-vous, lui dis-je, de porter ainsi le trouble dans des pays sur lesquels vous n'avez aucune juridiction? - Aucune juridiction! repartit-il; quoi! n'avons-nous pas la juridiction spirituelle sur toutes les âmes? Les rois ont des âmes; ainsi .... - Ah! lui dis-je, en l'interrompant, votre sentiment ne serait pas reçu à Pékin : nos sublimes souverains ont des âmes; mais ils sont très-persuadés que ces âmes sont à eux, et qu'ils n'en doivent compte qu'au Tien. - Voilà précisément, répondit le bonze, l'hérésie de ceux qui se sont séparés de l'Église. - Qu'est-ce que hérésie? lui dis-je. - C'est le sentiment de tous ceux qui ne pensent pas comme nous. Je ne pus m'empêcher de lui marquer que je trouvais plaisant qu'il voulût que tout le monde eût ses idées, vu que, en nous formant, le Tien nous avait donné à tous des traits, un caractère, et une manière particulière d'envisager les choses; que pourvu que l'on fût d'accord sur la pratique des vertus morales, le reste importait peu. Mon bonze m'assura qu'il s'apercevait que j'étais encore très-chinois. C'est, lui dis-je, ce que je veux être pour la vie. Sachez que les bonzes n'auraient pas beau jeu dans mon pays, s'ils voulaient raisonner comme vous le faites; on leur permet de porter des carcans de fer et de se fourrer autant de clous dans le derrière que cela leur peut faire plaisir; d'ailleurs, quelle que soit leur mauvaise humeur, ils n'ont pas le pouvoir de chagriner un esclave, et s'ils l'osaient, on le leur rendrait bien. Mon<162> bonze reprit avec un air de contrition qu'il voyait, à son grand regret, que nous serions damnés, et qu'il n'y avait point de salut pour ceux qui n'honoraient pas aveuglément les bonzes, et ne croyaient pas stupidement tout ce qu'il leur plaisait de leur dire. Je ne sais si c'est une opinion particulière à celui dont je viens de parler, ou si c'est la foi commune suivie en général. Le peu de temps que je suis ici ne m'a pas permis de m'en instruire; je te supplie en toute humilité de te donner quelque patience, et tu seras content des relations de ton esclave.

LETTRE DEUXIÈME.

J'ai été aujourd'hui dans le grand temple des chrétiens, et je t'annoncerai des choses, sublime empereur, que tu auras peine à croire, et que je ne puis me persuader à moi-même, quoique je les aie vues. Il y a dans ce temple un grand nombre d'autels, devant chaque autel un bonze. Chacun de ces bonzes, ayant autour de lui le peuple prosterné, fait un Dieu; et ils prétendent que tant de Dieux qu'ils font, en marmottant de certaines paroles mystiques, sont tous le même. Je ne m'étonne pas qu'ils le disent; mais ce qui est inconcevable, c'est que le peuple en est persuadé. Ils ne s'arrêtent pas en si beau chemin : quand ce Dieu est fait, ils le mangent. Le grand Confutzé aurait trouvé blasphématoire et scandaleux un culte aussi singulier. Il y a parmi eux une secte qu'ils appellent des dévots, qui se nourrissent presque journellement du Dieu qu'ils font, et ils pensent que c'est le seul moyen d'être heureux après cette vie. Il y a dans ce temple un grand nombre de statues auxquelles on fait des révérences, et que l'on invoque. Ces statues muettes ont une voix au ciel, et recom<163>mandent au Tien ceux qui dans ce monde-ci sont leurs plus serviles courtisans; et tout cela se croit de bonne foi.

En revenant chez moi, je fis conversation avec un homme sensé qui, remarquant ma surprise de tout ce que j'avais vu, me dit : Ne voyez-vous pas qu'il faut quelque chose, en toute religion, qui en impose au peuple? La nôtre est précisément faite pour lui; on ne peut point parler à sa raison, mais on frappe ses sens; et en l'attachant à un culte chargé, si vous le voulez, on le soumet à des règles et à la pratique des bonnes mœurs. Examinez notre morale, et vous verrez. Sur quoi il me donna un livre écrit par un de ses lettrés, où je trouvai à peu près tout ce qu'on nous enseigne de la morale de Confutzé. Je commençai à me raccommoder avec les chrétiens; je vis qu'il ne faut pas juger légèrement par les apparences, et je donnai bientôt dans l'excès contraire. Si, disais-je, cette religion a une morale si excellente, sans doute que ces bonzes sont tous des modèles de vertu, et que le grand lama doit être un homme tout divin. Rempli de ces idées, je me promenai le soir à la place d'Espagne, où je fus accueilli par un homme qu'on me dit être un Portugais. Il fut fort surpris d'apprendre que j'étais Chinois et que je voyageais; il me fit quelques questions sur mon pays, auxquelles je répondis le mieux que je pus, ce qui m'engagea de lui en faire également sur le sien. Il me dit que son roi était au bout occidental de l'Europe, que son pays n'était pas grand, mais qu'il avait de grandes possessions en Amérique, qu'il était le plus riche des princes, parce qu'il avait plus de revenu qu'il ne lui était possible d'en dépenser. Je lui demandai s'il voyageait, ainsi que je le faisais, pour s'instruire, ou quelle raison avait pu l'obliger à quitter un pays aussi riche pour venir dans celui-ci, où il n'y a que les églises de magnifiques, et d'opulents que ces bonzes qui ont fait vœu de pauvreté. C'est mon roi qui m'y envoie, me dit-il, pour certaine affaire qu'il a avec le grand lama. - C'est sans doute pour son âme, repris-je, car un bonze m'a assuré qu'il avait hypothèque sur<164> toutes les âmes des princes. - C'est bien pour son corps, repartit le Portugais, car une espèce de bonze exécrable qu'il y a chez nous a voulu le faire assassiner. - Et n'a-t-il pas fait empaler ces bonzes? dis-je avec émotion. - On n'empale pas ainsi des ecclésiastiques, repartit-il; tout ce que mon maître a pu faire est de les exiler; le grand lama les a pris sous sa protection, il les a recueillis ici, et il les récompense des parricides qu'ils ont voulu commettre à Lisbonne.164-a - En vérité, tout est incompréhensible dans votre Europe, monsieur le Portugais, lui dis-je; j'ai lu tout aujourd'hui un livre de votre morale, qui m'a ravi en admiration; ce sont vos bonzes qui la prêchent, votre grand lama est la vive source dont elle découle. Comment, étant l'image de toute vertu, peut-il se déclarer ainsi le protecteur d'un crime abominable? - Ne parlez pas si haut, dit le Portugais; il y a ici certaine inquisition qui pourrait vous faire rôtir à petit feu pour les paroles indiscrètes qui vous sont échappées; si vous voulez parler du grand lama, que ce soit dans un endroit sûr, où personne ne nous puisse trahir. Cela me fit ressouvenir de l'aventure de mon bouc de Constantinople, et je le suivis. Tu vois, sublime empereur, ce que j'ai déjà risqué pour ton service : j'ai pensé être lapidé pour un bouc, et brûlé pour avoir dit que le grand lama protége des scélérats. Ah! que cette Europe est un étrange pays! et que je regrette les douces mœurs dont on jouit, à l'ombre de ton sceptre, dans les heureuses contrées qui m'ont vu naître sous ta domination!

LETTRE TROISIÈME.

Dès que je fus entré chez mon Portugais, et que, après avoir bien fermé, il crut que nous étions en sûreté, il me dit : Je vois bien que<165> vous ne faites que d'arriver dans ce pays, et que tout doit vous y paraître nouveau. Vous avez vu des cérémonies religieuses qui sans doute vous ont semblé singulières; vous avez lu des livres de morale qui vous ont réconcilié avec les bonzes. Apprenez que ces cérémonies et ces livres de vertus ne sont en effet que des amorces pour le peuple; tout ce que vous voyez, depuis le souverain pontife jusqu'au dernier de ces moines qui trottent, crottés jusqu'à l'échine, à travers des boues, n'en font que peu d'état; le Tien sert de prétexte à leur ambition et à leur avarice, la religion leur sert à l'un et à l'autre. Voilà pourquoi leur vient ce zèle; voilà pourquoi ils font brûler tous ceux qui veulent rompre les fers de leur esclavage. Nous avons vu des grands lamas qui commettaient l'adultère et l'inceste, qui faisaient métier et profession d'empoisonneurs; il n'est aucun crime que les mitres et la tiare n'aient couvert. En général, tous ces gens d'Église sont les plus méchants et les plus dangereux de tous les hommes par l'audace de leurs entreprises et par l'implacable malignité de leurs vengeances. Je vous en parle si franchement, parce que dans le fond je ne suis pas de leur religion; je suis juif. - Qu'est-ce que juif? dis-je, en l'interrompant; je n'ai jamais entendu parler de ces gens-là. - Les Juifs, dit-il, ont été le peuple élu de Dieu; ils ont habité la Judée; ils ont été enfin chassés par les Romains, et ils vivent à présent dispersés sur la terre, comme les Banians et les Guèbres en Asie. Notre livre de lois est celui sur lequel les chrétiens fondent le leur; ils avouent que leur religion tire son origine de la nôtre; mais ces enfants ingrats battent et maltraitent leur mère. Pour n'être point brûlée à Lisbonne, ma famille se prête au culte extérieur de cette religion, et moi, pour vivre plus tranquillement, je me suis fait familier de l'inquisition. Je l'interrompis encore pour savoir ce que c'est que familier; il me dit que c'était un engagement par lequel on prenait part à tout ce qui regardait cet abominable tribunal et qui pouvait l'offenser. Je lui fis mes remercîments des éclaircissements qu'il ve<166>nait de me donner; nous nous séparâmes, et nous nous promîmes de nous revoir.

LETTRE QUATRIÈME.

Le père Bertau vint le lendemain chez moi, et je lui demandai d'abord s'il était de la même espèce des bonzes que l'on avait chassés du Portugal. Il me répondit que oui, en ajoutant : Hélas! on a chassé ces bons pères de leur sainte retraite par une cruelle injustice. A ce mot, le feu me monta au visage. Quoi! vouliez-vous, mon père, que le roi de Portugal se fît assassiner par ces faquins de bonzes? lui dis-je. - Il valait mieux, dit le père, être assassiné pour le bien de son âme que de chasser ces pieux religieux. - Quelle affreuse maxime, mon père! Comment, ajoutai-je, peut-elle cadrer avec ces livres de morale que vous m'avez fait lire? - Très-bien, repartit-il; selon l'avis du père Bauni,166-a de Sanchez166-b et de quelques-uns de nos plus célèbres casuistes, il faut tuer les rois lorsqu'ils sont tyrans. - Ah! Confucius, Confucius, m'écriai-je, que diriez-vous, si vous entendiez de telles horreurs? Qu'heureux est ton empire, sublime empereur, qu'une religion qui tolère et pratique ces exécrables maximes ne soit point établie sous ta domination!

Depuis cette conversation, je pris le père Bertau en aversion, et ne voulus plus vivre avec lui. Je me trouvai le lendemain dans une société de prêtres, car tout est prêtre dans ce pays-là, dans l'espérance de devenir lama un jour. Le Portugais s'y trouva aussi. Je fus<167> curieux d'apprendre comment on faisait le grand lama, et voici à peu près ce que j'ai pu recueillir sur ce sujet. Ils disent que le Tien est séparé en trois parties (jamais, quoi qu'ils aient fait pour me l'expliquer, je n'y ai rien pu comprendre), et qu'une partie du Tien, qu'ils appellent le Saint-Esprit, préside à l'élection du lama, qu'on choisit d'entre septante bonzes qui sont tous rouges comme des écrevisses. Mon Portugais me dit : N'en croyez rien; ce sont quelques rois qui ont beaucoup de crédit, et les intrigues de ces écrevisses, qui font le lama; et quoique la joie de l'être devenu soit près de s'épancher avec emportement, il est obligé de pleurer et de se plaindre du grand fardeau dont on le charge. On le choisit le plus vieux que l'on peut, afin que, bientôt, de ces ambitieux qui aspirent à son poste l'un ou l'autre puisse lui succéder. On a encore une raison plus forte pour les choisir si âgés; c'est pour qu'ils donnent moins de scandale. Dans un vieillard de soixante-dix ans, toutes les passions contraires à la chasteté sont éteintes, il ne reste que l'ambition et l'avarice; mais comme on ne s'en scandalise pas, cela ne fait aucun tort à l'Église. - Mais comment, lui dis-je, toute cette Église, ce culte et ce raffinement de dogmes s'est-il établi? - Pas tout d'un coup, me dit le Portugais. Du commencement, la religion était simple, les bonzes peu puissants, et les vertus éclatantes; depuis, les vices et les superstitions ont été en augmentant; ils ont tenu des assemblées de bonzes qu'on nomme conciles, et chaque concile a fait un nouvel article de foi. Il n'y a point d'absurdité qui n'ait passé par la tête de ces Pères du concile. Dans le temps que l'autorité du lama était portée à son comble, il ne s'en fallut de rien qu'une certaine vierge qu'ils disent mère de Dieu ne devînt déesse et la quatrième personne de la Trinité.167-a Mais ne voilà-t-il pas un bonze de l'Allemagne qui se révolte contre le lama, qui dessille les yeux des peuples et des princes sur leur imbécile crédulité, et qui forme un parti considérable de frondeurs animés contre<168> ceux-ci, qui s'appellent catholiques! Le lama et les écrevisses, comme vous les nommez, qui lui servent de conseil, comprirent que ce n'était pas le moment favorable pour augmenter la superstition; la Vierge devint ce qu'elle put, et ils se bornèrent à défendre vigoureusement leurs anciens dogmes. Cependant, depuis ce temps, ils ont été obligés de renoncer à bien des miracles qu'ils faisaient auparavant, et qui les couvriraient de ridicule, s'ils les renouvelaient, Ils exorcisent encore quelquefois des démons; mais c'est plutôt pour n'en point perdre tout à fait l'habitude, car cela ne fait plus le même effet qu'autrefois. Voilà d'où vient cette haine violente entre ces religions, quoiqu'ils soient tous chrétiens. Les bonzes ne pardonneront jamais à ces hérétiques la perte qu'ils ont faite de gros revenus et d'évêchés; ils les regardent surtout comme des surveillants incommodes, qui les obligent à être plus raisonnables qu'ils le voudraient; aussi depuis ce schisme n'ont-ils point osé introduire la moindre petite superstition; vous les en voyez au désespoir, et ils ont bien de la peine d'entretenir le peuple dans sa crédulité.

Sur ces entrefaites vint un bonze qui dit à mon Portugais que le grand lama le demandait; nous nous séparâmes, il alla vers le pontife, et moi, tout pensif, je repassai toutes ces choses extraordinaires dans ma tête, pour te les mander.

LETTRE CINQUIÈME.

Mon Portugais revint le lendemain de bon matin chez moi. Il me dit qu'il avait été fort grondé du lama, et qu'il fulminait toujours contre son maître de ce qu'il chassait ces perfides bonzes de ses États. Il voudrait, dit-il, que les rois se laissassent humblement égorger par<169> ces marauds tonsurés, comme des volailles de basse-cour. Je lui ai parlé librement. Tout autre que lui aurait rougi de l'indignité avec laquelle il protége le crime; mais ces gens ont un front qui ne rougit jamais;169-a ils se croient inspirés et infaillibles. - Il faut bien qu'ils soient inspirés, lui dis-je, sans quoi pareille sottise et une conduite aussi odieuse serait insoutenable. Ah! que nos lettrés sont saints, et que leurs mœurs sont divines! C'est la pure vertu, jamais ils ne s'en écartent; aussi ne sont-ils inspirés que par cette vertu pure qui naît dans le sein immortel et bienheureux du Tien. - Ne perdons pas le temps à raisonner, me dit le Portugais; il se fera aujourd'hui une cérémonie dans le grand temple, qui mérite d'attirer votre attention. - Une cérémonie? dis-je; et pourquoi? - Le grand lama, me dit le Portugais, y figurera. Venez, et rendons-nous au temple pour en être spectateurs.

Nous partîmes aussitôt, et nous trouvâmes un concours prodigieux de peuple qui s'était assemblé devant ce superbe édifice. Nous eûmes de la peine à percer la foule; cependant, comme mon Portugais était envoyé d'un grand roi, on lui fit place, et je me glissai à sa faveur vers un endroit de l'église d'où l'on pouvait voir de près la cérémonie; et je ne quittai point mon Portugais, pour avoir quelqu'un qui m'expliquât ce qui s'y passerait. Des bonzes en grand nombre commencèrent par faire des Dieux, selon leur coutume; ensuite parut le grand lama, escorté de ses écrevisses et d'un grand nombre de bonzes qui portaient de grands bonnets fendus sur la tête. Le lama est un vieillard qui a les soixante ans passés, mais qui ne paraît pas avoir envie d'incommoder le Saint-Esprit de sitôt pour inspirer le choix de son successeur. Il s'assit majestueusement sous un dais somptueux<170> qu'on lui avait préparé; sur quoi un de ces bonzes à bonnet fendu lui présenta une épée et un bonnet. Qu'est-ce que ceci? dis-je à mon Portugais. - C'est, me dit-il, une épée et un bonnet qu'il doit bénir. - Et pourquoi les bénir? - Parce qu'ils doivent servir à un grand général qui fait la guerre contre un de ces princes qui sont dans le schisme, et qui ne sont point soumis au lama. - Mais, dis-je, on m'a dit qu'il était le père de tous les chrétiens, on dit qu'il est ministre de paix; comment peut-il donc armer les mains des enragés qui s'entre-font la guerre? - Très-bien, me dit le Portugais, parce que les véritables ennemis de ce prince hérétique lui ont persuadé qu'ils détruiraient l'hérésie, et qu'ils ramèneraient tous ces peuples égarés dans le giron de l'Église; et d'ailleurs, comme il doit aux ennemis de l'hérétique son élévation au pontificat, il faut qu'il leur en témoigne sa reconnaissance. Pour cet effet, il bénit cette épée, et de plus il a prêché une espèce de croisade contre l'hérétique, et obligé tous les bonzes qui ont quelque relation avec cet ennemi, qu'on appelle empereur, à lui payer un tribut qu'on ne lève jamais que lorsque l'on fait la guerre aux Turcs.

En même temps je vis que le lama, après avoir marmotté tout bas quelques paroles, et fait quelques signes hiéroglyphiques auxquels je ne pus rien comprendre, prit un goupillon qu'il trempa dans un bassin d'eau, puis en aspergea le bonnet et l'épée. Qu'est-ce-ci? dis-je. - C'est de l'eau bénite, dit le Portugais; c'est de l'eau mêlée d'un peu de sel et de sainte huile; depuis que ce bonnet et cette épée en ont été humectés, ils en acquièrent tout leur mérite, et rendront le général qui les recevra sage, heureux et victorieux. - Ah! que n'avons-nous eu de ces bonnets et de ces épées, m'écriai-je, lorsque les Tar-tares nous conquirent! Ce général va donc tout subjuguer? - Il s'en flatte bien, dit l'autre. - Mais pourquoi se fait cette guerre? ajoutai-je. - Pour qu'une puissance assez voisine, repartit-il, du Portugal puisse prendre un poisson qu'on nomme merluche en Amérique,<171> on fait la guerre à un prince du Nord. - Mais cela est incompréhensible, lui dis-je. - La liaison de cette affaire serait trop longue à vous expliquer, repartit-il; mais ne savez-vous pas que, lorsque l'on a des maux de tête, on se fait saigner du pied? - Et la tête et les pieds, qu'ont-ils à faire avec la politique? Ne vous moquez pas de moi parce que je suis Chinois.

Pendant que nous raisonnions, le grand lama s'était retiré. Nous nous promenâmes encore dans le temple pour en examiner les beautés; c'est sans contredit le plus beau monument de l'industrie humaine. Tandis que le Portugais m'en faisait admirer tous les détails, un bonze de sa connaissance s'approcha de lui, et lui demanda qui j'étais; et en apprenant que j'étais Chinois, il me considéra avec attention, en répétant souvent : Il est vrai qu'il a l'air bien chinois.171-a Et comme il s'aperçut que je savais quelque peu d'italien que j'avais appris des jésuites géomètres de Ta Sublimité, il m'accosta, et me demanda si j'étais baptisé. Je lui dis que je n'avais pas cet honneur. Il me demanda encore si je n'en avais peut-être pas d'envie. Moins que jamais, repartis-je, après ce que j'ai vu et ce que j'ai entendu. - Ah! que je vous plains, mon beau monsieur! C'est bien dommage, mais vous serez damné; la grâce vous a conduit dans des lieux où elle pouvait se répandre sur vous, vous y résistez, votre erreur est volontaire, vous serez damné, monsieur, vous serez damné. Je pris la liberté de lui demander s'il croyait que Confutzé aurait un même sort. Peut-on en douter? reprit mon bonze. - Ah! lui répondis-je, j'aime mieux être damné avec lui que sauvé avec vous. Et nous nous quittâmes.

Tu vois, sublime empereur, combien tout diffère de l'Europe à l'Asie; leur religion, leur police, leurs coutumes, leur politique, tout me surprend; beaucoup de choses me paraissent inconcevables. Je ne saurais encore juger si c'est que mes vues sont trop bornées, ou qu'en<172> effet il y entre beaucoup d'extravagances dans ces usages, qui, parce qu'ils y sont accoutumés, ne leur paraissent plus ridicules. La principale différence qu'il y a entre les esprits des Européens et les nôtres consiste en ce qu'ils se livrent souvent sans réserve à leur imagination, qu'ils prennent pour leur raison, et que ceux qui ont le bonheur d'être nés tes esclaves sont inviolablement attachés aux principes du bon sens et de la sagesse.

LETTRE SIXIÈME.

Le bonze qui m'avait voulu baptiser, et qui m'avait damné la veille, vint me voir. Il avait fait ses réflexions, et je remarquai qu'il avait imaginé quelque nouveau moyen qui ne lui faisait pas renoncer à ma conversion. Il m'engagea à faire connaissance avec un de ces bonnets fendus qui avait présenté le goupillon au grand lama. Je me rendis dans sa maison, où je fus reçu avec ce que les Italiens appellent le puntiglio, qui sont des cérémonies auxquelles nous autres Chinois, nous avons le bonheur de ne rien comprendre. Après plusieurs questions sur mon pays, où j'entrevis plus de dédain et d'ignorance que de politesse et de connaissances, mon mage se mit à disserter sur la grandeur de sa nation; il me conta longuement qu'autrefois ils avaient été les conquérants de l'univers, et qu'à présent, quoique prêtres, ils ne renonçaient pas à gouverner le monde. Je ne pus m'empêcher de lui repartir qu'il faisait bien de me dire que les Italiens avaient été autrefois des conquérants, parce que, en vérité, à présent on aurait peine à s'en douter. Sur quoi il entama un long discours où il prétendit me prouver invinciblement que les grandes actions de ces Romains n'étaient rien, parce qu'ils n'avaient pas eu ce qu'il appelle la grâce; mais qu'eux autres les surpassaient beaucoup,<173> parce qu'ils avaient cette grâce, cette prédilection divine, et qu'ils gouvernaient l'Europe par une espèce de foudre qu'ils appellent la parole, et ce qu'ils appellent encore excommunication, ce qui atterre tous les rois lorsqu'ils les en menacent. Je lui dis que je trouvais à la vérité l'avantage des Romains modernes sur les anciens très-beau; mais que si tout ce qu'il m'avait conté de ce peuple conquérant était vrai, je ne pouvais m'empêcher de lui dire qu'il me semblait qu'ils avaient beaucoup dégénéré, et que je préférais les lauriers des anciens aux tonsures des modernes. Ah, profane! s'écria-t-il, je vois bien que vous n'avez pas le goût des choses célestes; vous ne serez jamais qu'un Chinois, qu'un aveugle empêtré dans la chair et le sang. - Pour Chinois, lui dis-je, je me fais honneur de l'être; mais pour aveugle, cela est différent, et je parie bien que vous seriez très-fâché que votre peuple eût de petits yeux aussi perçants que les miens. - Point de colère, mon cher Phihihu, me dit-il; vous avez des yeux pour apercevoir les objets des sens, mais votre âme, qui ne sait point s'exalter, n'a point d'yeux pour apercevoir les choses intellectuelles. - Ah! lui dis-je, bonze orgueilleux des fausses lueurs que vous avez prises dans vos écoles, apprenez à connaître le divin Confutzé, et vous verrez que ses sectateurs sont capables de concevoir toutes les choses intellectuelles qui sont à la portée de la lumière de nous autres faibles mortels. - Comment! dit-il, vos brahmanes font-ils comme nous vœu de chasteté? - S'ils ne le font pas, lui repartis-je, ils l'observent à peu près de même. Il n'y a point de carrefour dans cette superbe ville où l'on ne rencontre des bâtards de cardinaux ou d'évêques. A quoi servent ces vœux de chasteté? Et quand même vous les pratiqueriez religieusement, le Tien veut-il être servi par des eunuques, et vous a-t-il créés avec des membres inutiles? Sur quoi il me vanta beaucoup les ouvrages d'un certain Origène, qui, à ce qu'il disait, avait poussé la perfection jusqu'à se priver volontairement des membres qui pouvaient l'inciter à la moindre impudicité. Qu'on fe<174>rait bien, lui dis-je, de vous traiter de même! car il n'y a rien de plus effronté que de se vanter de perfections qu'on est si loin de posséder. Cela lui déplut fort. Non, me dit-il, nous n'avons de castrati que pour chanter les louanges du Tien dans nos églises; mais nous nous gardons bien d'exercer ces cruautés sur nous-mêmes, parce qu'il n'y a point de mérite sans tentation, ni de victoire sans combats. Je ne pus m'empêcher de lui dire que cent mille bâtards ne le rendraient pas, lui et ses pareils, aussi odieux que tant d'autres crimes que cette multitude de bonzes commettaient, et que son lama autorisait si insolemment. Soit qu'il me trouvât moins flexible qu'il ne l'avait cru, je m'aperçus que sa physionomie se refrognait; il fit une dernière tentative, et me poussa un argument sur l'antiquité de son Église. Je lui répondis par ce que j'avais appris de mon juif portugais, que, sans compter que la religion juive était plus ancienne que celle dont il me vantait l'antiquité, je pouvais l'assurer que celle des lettrés surpassait encore de beaucoup celle des juifs.

La conversation devint languissante, et je me retirai tout doucement. Mon Portugais vint me trouver, et me dit qu'il avait découvert qu'on avait eu grande envie de me baptiser; que le prélat chez lequel j'avais été avait espéré de se rendre célèbre par ma conversion; et qu'au fond il était très-mortifié de n'y avoir pas réussi. O sublime empereur! vois ce que j'ai déjà risqué pour ton service, d'être lapidé pour un bouc à Constantinople, d'être brûlé par l'inquisition à Rome, et, ce qui pis est, d'y être baptisé sur le point d'en partir. Je compte de quitter Rome dans peu de jours pour un royaume qu'on appelle la France, et où l'on dit qu'il y a de belles choses à voir; de là je me prépare à passer par l'Espagne, l'Angleterre et l'Allemagne, pour retourner par Constantinople et te rendre compte de toutes les singularités que j'aurai remarquées dans un si long voyage.

<175>

XXI. LETTRE D'UN OFFICIER AUTRICHIEN A UN DE SES AMIS, EN SUISSE.



Monsieur,

Vous me demandez des nouvelles de ce qui se passe chez nous, en faisant des vœux pour la paix. Je crois vous satisfaire en vous apprenant que, dans le fort de nos opérations militaires, et que, tandis que tous nos alliés agissent vigoureusement contre le roi de Prusse, il y a des négociations qui vont leur train, et qui, à ce que des personnes instruites assurent, sont assez avancées. Il paraît que nos maîtres commencent à se lasser des meurtres, des brigandages et des cruautés que la guerre entraîne après soi. A tâter le pouls de l'Europe, il est certain que l'accès de frénésie diminue; peut-être faudra-t-il encore une saignée pour que la raison reprenne entièrement le dessus. Voici les préliminaires, dit-on, sur lesquels on négocie; j'étais à dîner, passé quelques jours, chez le général Spada, où cela me fut assuré par lui-même. Je vous les envoie tels que je les ai reçus.

<176>

ARTICLES PRÉLIMINAIRES DE LA PAIX GÉNÉRALE ENTRE LES HAUTS ALLIÉS ET LEURS MAJESTÉS PRUSSIENNE ET BRITANNIQUE.

Art. I.

Il y aura une paix éternelle entre les hautes puissances contractantes; l'on se jurera avec une fausseté infâme une amitié réciproque, et l'on travaillera constamment à se nuire, jusqu'à ce que l'envie, la jalousie et l'ambition trouvent des moyens d'éclater de nouveau.

Art. II.

Les hautes puissances contractantes s'engagent mutuellement de faire pendre les ministres auteurs de la présente guerre, à savoir ...176-a

Art. III.

Il sera permis à chacune des hautes puissances contractantes, sans qu'aucune y puisse trouver à redire, de rire hautement chez soi des sottises, balourdises, traits de buse et autres choses plaisantes qui arrivent chez ses voisins.

Art. IV.

Les hautes puissances interdiront à leurs scribes de ne point employer en temps de paix le langage des halles contre des souverains.

Art. V.

Tous les canons complices des meurtres énormes de la présente guerre seront soigneusement enfermés dans les arsenaux respectifs.

Art. VI.

Comme depuis six mille ans, à force de réflexions, l'on commence à s'apercevoir que la hauteur, l'orgueil et l'impertinence des cours a <177>souvent donné lieu à des guerres sanglantes, les hautes puissances s'engagent à quitter réciproquement le style fier et la morgue de la vanité, comme peu séante à tous souverains et dangereuse au repos et à la tranquillité commune.

Art. VII.

Toutes les hautes puissances contractantes renoncent aux projets imaginaires, et tout le monde sera sensé.

Cet article est celui sur lequel on dispute le plus. Si l'on parvient à le régler à l'amiable, nous pourrons nous flatter de jouir d'une bonne paix.

Art. VIII.

Dès que l'on sera convenu de ces articles, (il y aura un armistice de)177-a l'on fera publier l'armistice dans toutes les armées.

Voilà, monsieur, tout ce que j'ai pu recueillir par mes recherches. Veuille le ciel mettre fin à tant de calamités et nous donner une paix non plâtrée, mais durable. L'on assure que le congrès se tiendra à Nuremberg, et qu'il sera défendu aux ambassadeurs de mener avec eux des concubines, parce que l'on croit l'esprit féminin (des femmes) peu conciliant. Voilà donc un congrès où il régnera plus d'austérité qu'il n'y en a eu dans bien des conciles; vous vous rappellerez que, dans celui de Bâle (il) et dans celui de Constance, les cardinaux et les évêques avaient un si grand nombre d'amies (avec eux), qu'on trouvait à peine place pour loger (leur) ce sérail ecclésiastique.

J'ai l'honneur d'être, etc.

<178>

XXII. LETTRE D'UN AUMONIER DE L'ARMÉE AUTRICHIENNE AU RÉVÉREND PÈRE SUPÉRIEUR DES CORDELIERS DU COUVENT DE FRANCFORT-SUR-LE-MAIN. DANS LAQUELLE ON DÉCOUVRE LES ASTUCES ET LES MOYENS CRIMINELS DONT S'EST SERVI LE ROI DE PRUSSE POUR GAGNER LES BATAILLES DE LIEGNITZ ET DE TORGAU.



Mon révérend père,

C'est avec raison que Votre Révérence est dans le plus grand étonnement en considérant les deux batailles que le roi de Prusse a gagnées pendant cette campagne, qui ont détruit non seulement tous les projets que ses ennemis avaient formés, mais qui semblent encore jeter un ridicule sur les assurances que la cour de Vienne avait données à toutes les cours de l'Europe. Votre Révérence n'ignore pas que, lorsque le roi de Prusse quitta le siége de Dresde pour aller dégager la Silésie, cette cour fit déclarer à Versailles, à Varsovie, à Péters<179>bourg, qu'avant la fin de juillet il n'y aurait plus d'armée prussienne, et qu'il ne resterait d'autre ressource au roi de Prusse que de s'enfermer dans Magdebourg ou d'aller s'embarquer à Stade pour se rendre à Londres. Partout où il y avait des ministres autrichiens on tenait le même langage, à Madrid, à Turin, à Naples; on voulut même donner au public la joie d'apprendre d'avance cette grande nouvelle; on l'instruisit par les gazettes qu'il était impossible que le roi de Prusse, entouré de quatre armées, pût pénétrer en Silésie et éviter de succomber sous tant d'ennemis qui l'environnaient. Ces quatre armées étaient celle du maréchal Daun et les trois grands corps différents des généraux Lacy, Loudon et Beck. A ces quatre armées on aurait pu en joindre une cinquième; c'était celle des Russes, qui était auprès de Glogau.

Le roi de Prusse comprit bien l'extrémité dans laquelle il se trouvait. Il n'avait avec lui, et c'est un fait constant et connu, que trente-cinq mille hommes, qui se trouvaient pressés de tous côtés par quatre-vingt-dix mille Autrichiens; on en portait pour lors le nombre beaucoup plus haut dans toutes les gazettes de Vienne et de l'Empire, quoique, dans l'exacte vérité, il n'y en eût que quatre-vingt-dix mille. Dans une situation aussi critique, ce prince, ne croyant pas que toutes les ressources qu'il a trouvées tant de fois dans son génie et dans sa fermeté pussent le sortir d'embarras, résolut de se tirer d'affaire aux dépens de son salut et du repos de son âme. Nous avons appris à Vienne par une lettre de son premier aumônier, qui a été interceptée par nos hussards, les faits dont je vais parler à Votre Révérence.

Il paraît donc par cette lettre, écrite à un professeur du collége de Joachim, à Berlin, que le Roi rencontra dans une petite ville près de Liegnitz un homme qu'on disait être un philosophe; mais ce n'était qu'un dangereux sorcier. On assure même qu'il travaillait à l'Encyclopédie, et qu'il avait fait l'article Magie dans ce livre infernal. Ce<180> prince, charmé de cette découverte, consulta, malgré les pieuses remontrances de son directeur, ce suppôt de Belzébuth. Voici la réponse qu'il en reçut : « Sire, un pouvoir absolu et plus puissant que toutes les forces humaines ne permet pas que vous puissiez vaincre jamais le maréchal Daun; il est à couvert de toutes vos ruses, et l'effort de vos armes ne peut rien contre le chapeau et l'épée bénite dont le pontife de Rome l'a décoré. Il est un autre moyen pour vous tirer d'affaire : dès que vous ne combattrez pas contre ce général, plus invincible sous la toque papale qu'Achille sous les armes de Vulcain, les secours de l'enfer pourront vous être utiles. Belzébuth vous accordera la victoire; mais ce grand diable ressemble aux financiers et aux filles de l'Opéra, il ne fait rien pour rien. Il faut donc, selon l'usage ordinaire, faire un pacte avec lui, par lequel vous lui donnerez votre corps et votre âme après votre mort. Vous savez, Sire, que l'illustre maréchal de Luxembourg ne dut toutes les grandes victoires qu'il remporta qu'à un semblable pacte, et qu'on lui fit son procès, comme sorcier, au milieu de la brillante cour de Louis XIV et dans ce siècle si vanté et si philosophique. Pourquoi craindriez-vous donc d'imiter ce grand homme? »

Le roi de Prusse, frappé de la proposition de ce magicien, et conservant cette peur qu'il a toujours eue naturellement du diable, ne put se résoudre à faire le pacte dont on lui parlait; il répondit que s'il n'y avait, pour vaincre, d'autres moyens que d'aller à l'enfer, ce moyen lui paraissait plus difficile et même plus impossible que ceux dont il s'était servi jusqu'alors pour battre tant de fois ses ennemis. Eh bien, répliqua le dangereux philosophe, vous pouvez encore tirer parti de Belzébuth, en lui donnant vingt personnes dont vous êtes le maître. - Distinguons, repartit le Roi : si par ceux dont je suis le maître vous entendez mes sujets, je me suis toujours efforcé de les traiter comme un père traite ses enfants, et certainement je n'en donnerai jamais aucun au diable; mais si Belzébuth veut se contenter de quelques<181> moines étrangers qui sont dans mes États, je lui donnerai vingt jésuites de la Silésie, qu'il pourra mettre, dans l'autre monde, à côté de Jean Châtel, de Guignard,181-a de Malagrida181-a et des autres jésuites assassins des rois. - Cela est fort bon, dit le philosophe; pourvu que les sujets de l'enfer s'augmentent, de quelque façon que ce soit, Belzébuth est toujours content. Alors ce sorcier récita le commencement du chapitre de Locke contre les idées innées, et à la lecture d'un ouvrage aussi infernal, le diable parut sur-le-champ, et dit au Roi : « J'accepte ton présent; va, attaque Loudon; quelque brave et expérimenté que soit ce général, tu remporteras la victoire; j'animerai tes troupes, et tu verras que le proverbe qui dit, Ils se sont battus comme des diables, sera réellement effectué. »

Votre Révérence sait le reste de cette odieuse aventure. Le Roi battit le lendemain le général Loudon, et remporta une victoire qui dégagea toute la Silésie. La cour de Vienne apprit peu de jours après, par la lettre interceptée dont je vous ai parlé, la cause de cette victoire; mais, par une suite des ménagements et de la décence qu'elle a toujours conservés dans les écrits qu'elle a publiés contre ce prince, elle se contenta de faire insérer dans les gazettes que le roi de Prusse ne devait sa victoire qu'à l'avis qu'il avait reçu par un certain officier qui avait quitté l'armée autrichienne,181-b officier qui n'a jamais été nommé par son nom,181-c et qu'on a toujours désigné vaguement, parce<182> que, pour le faire connaître plus distinctement, il eût fallu que la cour de Vienne eût nommé le diable.

Le roi de Prusse, ayant tiré un si grand avantage des secours qu'il avait reçus de l'enfer, songea à s'attacher pour toujours le magicien qui les lui avait procurés; et comme il savait que les philosophes aiment les pays où ils jouissent de ce qu'ils appellent une tranquillité honnête, il assura ce méchant homme que s'il voulait s'attacher à lui, pourvu qu'il respectât les lois divines et humaines, qu'il conservât pour les princes, même pour ceux qui sont ses ennemis, le respect qui est dû aux têtes couronnées, il ne serait jamais brûlé comme le sont les juifs en Portugal et en Espagne, ni mis à l'inquisition comme le fut Galilée en Italie, quand même il soutiendrait que les papes ont fait danser quelquefois devant eux des filles toutes nues, pour égayer Leur mélancolique Sainteté.182-3

<183>Ce fut donc par le moyen de son magicien que le roi de Prusse, profitant de sa victoire, empêcha le maréchal Daun de faire le siége de Schweidnitz, et le recogna dans les montagnes. Ce général y était fort mal à son aise, lorsque l'irruption des Russes dans le Brandebourg, et le corps des Autrichiens, commandé par le général Lacy, qui vint joindre ces mêmes Russes, obligèrent le Roi à voler au secours de ses États électoraux, et dégagèrent le maréchal Daun.

Le roi de Prusse se trouva dans de nouvelles difficultés presque insurmontables : il fallait qu'il fît plus de quatre-vingts lieues avec une célérité étonnante. Comment faire cette marche, suivi par le maréchal Daun, qui pouvait le harceler pendant toute sa route avec une armée bien plus considérable que la sienne et l'arrêter à chaque instant? Le diable eut encore part à cette marche si vantée par les Prussiens et par leurs partisans. Belzébuth, évoqué de nouveau, vint au secours du Roi, et pour le tirer d'affaire, il fit sortir des enfers plusieurs légions de diablotins munis chacun d'un soufflet; ils se mirent au derrière des soldats, et les conduisirent avec la vitesse que marchent des bateaux qui ont le vent en poupe. Cela nous a été dé<184>couvert par plusieurs déserteurs catholiques, apostoliques, romains, qui, ayant été soufflés trop fortement, et en ayant pris la colique, ont bien reconnu que la célérité de leur marche était une œuvre diabolique.

La nouvelle de l'approche du roi de Prusse obligea les Russes et les Autrichiens à quitter le Brandebourg. Ce prince, apprenant en chemin la retraite de ses ennemis, entra en Saxe. A peine y fut-il, que l'armée de l'Empire et le corps des Würtembergeois furent obligés de se retirer. Il leur était impossible de pouvoir soutenir l'odeur de soufre qu'exhalaient les troupes prussiennes; la communication qu'ils avaient eue en chemin avec les diables qui les avaient conduits leur donnait quelque chose de si infernal dans la physionomie, que deux armées qui avaient été sept mois à conquérir la Saxe en furent chassées dans moins de cinq jours par une poignée de hussards hérétiques dans les corps desquels s'étaient sans doute incarnés des démons avec lesquels il n'aurait pas convenu que les saintes troupes des évêques de Mayence, de Trèves, de Cologne, de Bamberg, eussent rien eu à démêler : non sunt miscenda sacra profanis. Si l'œuvre de Satan n'avait pas eu lieu, qui peut croire que des Prussiens eussent non seulement osé résister à l'armée de l'exécution de l'Empire, mais la chasser comme le vent chasse les nuages? Il n'y a qu'à lire les journaux qu'on a publiés pendant sept mois dans toutes les gazettes, des faits et gestes de cette redoutable armée, et l'on verra si les Français sous le grand Condé et les braves Autrichiens sous le prince Eugène ont jamais rien fait de plus glorieux.

La retraite de l'armée de l'Empire et celle du corps des Würtembergeois laissa la défense de la Saxe aux seuls Autrichiens; ils crurent devoir occuper le camp inattaquable qui est sous la ville de Torgau, et dans lequel le général Hülsen, avec une poignée de monde, avait tenu bon, pendant la moitié de la campagne, contre l'armée de l'Em<185>pire, forte de plus de trente-cinq mille hommes. Les Autrichiens, qui savent que le roi de Prusse, quoique leur ennemi, est le premier à rendre justice à leur valeur, ne s'attendaient pas que ce prince osât les attaquer. Il l'a cependant fait; il a forcé les Autrichiens à abandonner la ville importante de Torgau, à repasser l'Elbe, à se retirer derrière la ville de Dresde, à faire une marche de onze milles qui leur a bien coûté du monde, enfin à lui céder toute la Saxe, à la ville de Dresde près.

C'est ici où Votre Révérence va voir tous les prestiges de l'enfer, toutes les ruses de Satan, et enfin tous les stratagèmes les plus diaboliques de l'esprit malin.

Ce fut le trois du mois de novembre, à deux heures après midi, que le Roi engagea cette fameuse bataille, contre le consentement de son magicien, qui, connaissant toute l'étendue de la puissance de la toque et de l'épée papales, assura le Roi qu'il serait repoussé. Cela ne manqua pas d'arriver, et la cour de Berlin, dans la relation qu'elle a publiée, convient que les Prussiens, malgré leur intrépidité, furent repoussés avec beaucoup de valeur par les Autrichiens dans les deux premières attaques. Mais cette même relation assure que la troisième réussit si bien aux Prussiens, que ce ne fut ensuite qu'une déroute totale des Autrichiens, qui abandonnèrent le champ de bataille, repassèrent l'Elbe pendant la nuit, et laissèrent la ville de Torgau, avec les magasins qui étaient dedans, aux Prussiens, qui s'en rendirent les maîtres à la pointe du jour, et y firent encore beaucoup de prisonniers, outre les huit mille qu'ils avaient pris le jour de la bataille.

Quoique le fond de ce récit soit véritable, les circonstances sont entièrement changées et falsifiées. La cour de Vienne a donc eu raison de publier dans les gazettes que les Autrichiens avaient gagné la victoire, et que les Prussiens n'avaient obtenu les avantages qu'ils avaient eus qu'au milieu de la nuit, et lorsqu'on ne pouvait plus dis<186>tinguer le moindre objet. Cela paraît d'abord incroyable; mais voici, mon révérend père, comment la chose s'est passée.

Les Prussiens ayant été repoussés pendant deux fois, les deux attaques finirent vers le coucher du soleil. Votre Révérence sait que le démon est le roi des ténèbres; à peine l'astre du jour déclina vers l'horizon, que le pouvoir du démon commença à prévaloir sur celui du saint-père. Plusieurs de nos officiers s'en aperçurent dans la troisième attaque des Prussiens, et représentèrent au maréchal Daun qu'il était à craindre que la toque et l'épée bénites ne perdissent leur vertu. Mais ce général, qui, soit dit entre nous, avait toujours beaucoup plus compté sur sa valeur et sur ses talents militaires que sur ce présent ecclésiastique, dont il se moquait dans le fond du cœur, voulut continuer le combat. Son indévotion et son incrédulité furent bientôt punies; il fut grièvement blessé.

Cependant l'avantage des Prussiens n'augmenta pas. Vainement prétendent-ils qu'avant l'entière obscurité de la nuit, ils ont eu une victoire complète; ils ont beau se récrier et dire : Comment aurions-nous pris cinquante pièces de canon, vingt-neuf drapeaux, un étendard, huit mille prisonniers, deux cent seize officiers, quatre généraux, et tout cela sans y voir goutte? Croit-on donc que les officiers prussiens sont des chouettes, et les soldats des chats-huants? On doit répondre à ces mauvaises objections qu'on ne prend pas les Prussiens pour des oiseaux nocturnes, mais pour des suppôts du démon. En effet, ce fut ce malin esprit qui, n'étant plus arrêté dans les ténèbres par la puissance papale, fut lui seul la cause de la victoire; il ordonna à tous les diablotins qui avaient poussé en route les Prussiens par le derrière de se placer sur leur nez et de se changer en lunettes, à la faveur desquelles ces méchants hérétiques remportèrent tous les avantages dont ils parlent sur les infortunés Autrichiens qui n'y voyaient goutte.

<187>Après ce que j'ai l'honneur de vous dire, Votre Révérence voit bien que nos gazetiers et nos ministres d'État ont été fondés à publier que c'est l'obscurité totale de la nuit et l'impossibilité d'y voir qui ont été cause des avantages des Prussiens. Voilà cependant, mon révérend père, un état bien fâcheux pour les partisans de la bonne cause; nous sommes réduits aujourd'hui, par le peu de religion du roi de Prusse, à suivre inutilement pendant le jour des troupes que les démons poussent par le derrière, et à combattre pendant la nuit contre des soldats qui ont chacun un diable à califourchon sur le nez. Si cela dure, je crains bien que nous ne voyions échouer tous les projets que nous avons formés pour l'abaissement et même pour l'extinction de l'hérésie. Combien n'avons-nous pas à craindre que le roi de Prusse n'engage les princes ses frères à devenir sorciers ainsi que lui! Quel désavantage ne serait-ce pas pour la bonne cause et pour la propagation de la sainte Église romaine, si le prince Henri joignait un jour à sa prudente valeur, qui a tant de fois fait échouer les projets du maréchal Daun, quoique très-bon général, et des autres commandants autrichiens, les secours de la magie, et s'il réunissait à la sagesse d'Ulysse et au courage d'Achille, qu'il a déjà, la science de l'enchanteur Merlin!

Pour éviter de si grands maux, je crois qu'il serait à propos de faire connaître au public toute l'horreur des prestiges, des sortiléges et des enchantements dont s'est servi et dont se servira sans doute encore le roi de Prusse pour l'exécution de ses desseins. Cette lettre que j'ai l'honneur d'écrire à Votre Révérence servira à couvrir de confusion ce prince irréligieux; peut-être la honte d'être reconnu dans toute l'Europe pour un sorcier le fera-t-elle renoncer au commerce criminel des démons. Si cela ne suffit pas, il faudra demander à la cour de Rome un jubilé pour obtenir du ciel que l'ennemi de la bonne et sainte cause ne puisse plus se servir ni du diable, ni des<188> sorciers, ni même de son génie, qui, dans les grandes occasions, malgré sa magie, le ferait plutôt prendre pour un ange que pour un démon.

J'ai l'honneur d'être, mon révérend père, avec respect,

de Votre Révérence
le très-humble et très-obéissant serviteur,
l'abbé Persifle,
aumônier du régiment de Neipperg.

<189>

XXIII. MANDEMENT DE MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'AIX, PORTANT CONDAMNATION CONTRE LES OUVRAGES IMPIES DU NOMMÉ MARQUIS D'ARGENS, ET CONCLUANT A SA PROSCRIPTION DU ROYAUME.

Jean-Baptiste-Antoine de Brancas, par la miséricorde divine et par la grace du saint-siége évêque d'Aix, a tous les fidèles de notre diocèse, salut et bénédiction.

Jésus-Christ a dit, mes chers frères : Vous verrez parmi vous des faux prophètes et des faux Christs; vous ne devez pas les croire. Le grand apôtre des gentils dit dans un autre endroit : Il s'élèvera dans les derniers temps des hommes puissants en erreurs, qui corrompront l'Église. Ne vous semble-t-il pas, mes chers frères, que nous vivons dans ce siècle si clairement désigné par les Écritures? Cette malheureuse prédiction ne s'accomplit-elle pas évidemment de nos jours? Le sens que les écrivains inspirés attachent aux mots faux prophètes, faux Christs, hommes puissants en erreurs, n'a pas besoin de VOUS être expliqué. Ce sont ces loups dévorants dont les dents san<190>guinaires veulent déchirer le bercail du Seigneur; ce sont ces âmes perverses, ces esprits de ténèbres qui trouvent une triste consolation en associant des compagnons aux tourments inexprimables qu'ils souffrent. Ils paraissent sous les divers noms de ralliement qui les désignent : géomètres sourcilleux qui, de leur compas pensant avoir mesuré l'univers, veulent asservir nos dogmes à leurs formules et à leurs calculs de probabilité; encyclopédistes audacieux qui ont perdu la profondeur de leur esprit en l'étendant trop en superficie; philosophes enthousiastes qui insultent insolemment à l'Église pour recueillir les applaudissements des incrédules et des impies. Tels sont, mes frères, les ennemis dangereux qui nous menacent.

Des monarques pieux, dans les siècles précédents, résistaient et savaient sévir contre les instruments dont se sert l'esprit malin pour perdre des hommes; de saints échafauds étaient dressés dans les villes, où les ennemis de Dieu recevaient le juste salaire de leur rébellion. Depuis qu'un malheureux et damnable esprit de tolérance ou, pour mieux dire, de tiédeur, domine dans le conseil des princes, l'hérésie ressuscite de ses cendres, l'erreur se répand, l'athéisme s'accrédite, et le vrai culte se perd et s'anéantit. Ainsi l'incrédulité, ne trouvant plus de frein qui l'arrête, bouffie d'orgueil, lève un front audacieux, et sape maintenant ouvertement les fondements de nos temples et de nos autels. Il semble que les puissances de l'enfer liguées fassent un dernier effort pour abattre, pour détruire le trône de l'agneau sans tache. Et de quelles armes se sert cet ennemi du genre humain pour nous combattre? De la raison. Oui, de la raison, mes chers frères; ils opposent la raison humaine à la révélation divine, la sagesse de la philosophie à la folie de la croix, des axiomes à des révélations, des découvertes physiques à la sublimité des miracles, leur malice raffinée à la simplicité évangélique, et leur amour-propre à l'humilité sacerdotale. Un esprit de vertige les obsède au point que les blasphèmes deviennent des plaisanteries en leur bouche, et que les divins mys<191>tères, attaqués en toute manière, sont rendus absurdes, et couverts de ridicule. Mais l'Éternel, qui tient encore en sa main la même foudre dont il frappa ces anges rebelles qui furent précipités dans un gouffre de douleur, est préparé à leur lancer les mêmes traits de sa main vengeresse; que dis-je, mes chers frères? il les a déjà lancés contre nous. Contemplez ces calamités accumulées sur nos têtes; rappelez-vous les ravages de cette bête féroce dont la gueule carnassière, sans cesse abreuvée de sang humain, ne semblait assouvir sa rage qu'en dépeuplant cette province; ce monstre qui, non content d'exercer sa fureur sur les habitants de la campagne, mit en déroute nos défenseurs, ces héros, ces dragons, dont la renommée a répandu la gloire dans le fond de la Germanie et des régions lointaines où nous avons porté nos armes. Ah! mes chers frères, ce signe que Dieu vous donne est-il douteux? Ne désigne-t-il pas que vous avez accueilli l'ennemi de votre salut dans vos murs et auprès de vos foyers? Mais Dieu ne se borne point à ces marques palpables qu'il vous donne de nos dangers : il dérange la nature, il bouleverse l'ordre des saisons, il nous envoie des vents hyperboréens qui dessèchent nos campagnes, endurcissent nos fleuves; le Rhône gèle, un froid engourdissant mutile les malheureux passagers de leurs membres, et l'air raréfié, qui se refuse à leur respiration, les étouffe. Environnés de ces spectacles affreux, nos entrailles s'émeuvent de compassion pour nos frères, et une juste crainte nous fait appréhender pour nous-mêmes un sort aussi désastreux. Ce n'est pas tout : ces coteaux naguère florissants, où des mains industrieuses cultivaient une terre reconnaissante, ces vignes, ces oliviers, sources et principes de notre abondance, détruits par la rigueur de la saison, sont désormais stériles comme ce figuier de l'Évangile, condamné à ne plus porter des fruits. Telles sont les images fortes dont l'Éternel se sert pour annoncer sa divine volonté aux nations. Une bête féroce qui dévore les peuples, c'est l'ennemi de votre salut qui tente d'attacher vos âmes à une peine éternelle; un<192> froid excessif qui engourdit les membres et plonge des misérables au tombeau, ce sont les ouvrages des incrédules qui refroidissent, qui engourdissent, qui éteignent la foi des fidèles; ces oliviers séchés, ce sont ces malheureux qui, corrompus par l'erreur, ne porteront plus des fruits de justice et de sainteté. Que tombe et se déchire le voile qui nous offusque les yeux. Héphata, que l'aveugle recouvre la lumière.192-a Voyez, mes chers frères, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob courroucé contre vous comme jadis il le fut contre son peuple, lorsque la ville où il avait son temple était profanée, et que l'abomination était aux saints lieux. Oui, l'abomination est parmi nous, le souffle empoisonné d'un monstre corrompt la pureté de ces climats, c'est lui qui excite et attire sur nous la colère céleste; comme l'impie Achab fit tomber sur sa famille tous les fléaux qui l'accablèrent, ce tison d'enfer attire sur nous toutes les calamités. Cet homme s'est rencontré,192-b doué d'une flexibilité d'esprit infinie, autant que d'une malice profonde, raffinée par la philosophie. Guidé par une incrédulité opiniâtre, et secondé d'un génie séducteur, il s'est déclaré ennemi de la cause de Dieu. Nouveau Protée, il se transfigure et prend sans cesse de nouvelles formes; tantôt comme Juif, tantôt comme Chinois, ou comme initié à la cabale, il vomit ses horribles blasphèmes. Ici, empruntant le tour d'un commentateur, il fait penser et dire à Ocellus et à Timée de Locres des choses scandaleuses auxquelles ils n'ont jamais pensé. Ce même homme, à présent, vomi des climats du Nord, des fins fonds de cette Prusse où l'incrédulité et la fausse philosophie ont établi leur siége, se trouve au milieu de nous, où, comme l'ennemi du genre humain, il tend de tous côtés ses filets pour faire tomber sa proie dans le piége qu'il lui a préparé.

<193>Dieu a dit à son peuple : Rompez tout pacte avec l'impie, ou je romprai mon alliance avec vous et vos enfants; exterminez les profanateurs et les idolâtres (c'est-à-dire les philosophes). Je vous adresse, mes chers frères, les mêmes paroles. Ne tolérez plus parmi vous l'ennemi de votre salut. Mettez des climats lointains entre vous et celui qui veut saper votre foi; que des murs vous séparent de ce compagnon de Bélial, de ce frère des esprits de ténèbres, de ce fils de Lucifer qui rugit dans des gouffres de douleurs, des maux qu'il peut causer aux enfants de l'Église. Ou plutôt armez vos bras comme ces braves lévites qui, saintement homicides, massacrèrent leurs frères dans le désert. Purifiez les châteaux de d'Argens et d'Éguilles de l'aspect de l'impur qui les souille; extirpez du nombre des vivants cet esprit rebelle à l'Église. Vous combattrez pour l'Église; soldats du Dieu vivant, vous soutiendrez sa cause. Alors cette heureuse contrée verra renaître ses beaux jours, les monstres disparaîtront, les saisons seront contenues dans leurs justes bornes, et ces peuples chéris, couverts de l'égide de la foi, seront à l'abri des traits empoisonnés que l'incrédulité lâche pour leur perdition. Une victime coupable apaisera le courroux céleste. Après cette sainte et salutaire barbarie, réconciliés avec l'Éternel, nous lui chanterons nos cantiques dans la simplicité de notre cœur, dans la pieuse stupidité de notre esprit, et, avec un aveuglement consommé, nous pourrons adorer en foi et en esprit ses mystères incompréhensibles. Les bêtes féroces respecteront notre zèle; les hyènes seront chassées par l'eau bénite; notre foi vive et fervente adoucira les hivers, transportera des montagnes, et ressuscitera nos oliviers. Déjà les froids aquilons font place aux doux zéphyrs, les arbres verdissent, et leur cime superbe se couvre de fruits. Les promesses que l'Éternel fait à ses enfants vont s'accomplir, vous serez comblés de ses dons, vos celliers abonderont d'huile, vos pressoirs seront remplis de vin, vous vous nourrirez de la chair de vos ennemis, et votre famille nombreuse entourera votre table comme<194> ces tendres ceps de vigne qui forment des berceaux dans nos campagnes fécondes.

Il nous reste, mes chers frères, en finissant, de vous conjurer par les entrailles de la miséricorde de Dieu de vous comporter avec zèle et avec une pieuse vigueur dans la poursuite de l'impie à l'extirpation duquel est attachée la fin de nos calamités et la bénédiction céleste. L'Église est un rocher inébranlable où les flots de l'erreur viennent se briser sans le léser. Tenez, mes chers frères, à ce rocher, à ce sûr asile, et votre foi triomphante verra la philosophie téméraire et la raison hautaine terrassées à ses pieds.

Vous êtes notre troupeau, nous sommes votre berger; en cette qualité, notre devoir est de vous avertir et de vous prévenir contre les ouvrages d'iniquité qui se répandent, contre ces vapeurs sombres qui sortent du puits de l'abîme, et qui exhalent la corruption et la mort éternelle. A ces causes, vu les livres qui ont pour titre : Lettres juives, chinoises, cabalistiques, Philosophie du bon sens, Commentaire sur Ocellus, sur Timée de Locres, Vie de l'empereur Julien; après les avoir examinés avec des personnes d'une piété éminente, et y avoir trouvé partout des assertions erronées, hérétiques, sentant l'hérésie, choquant les oreilles pieuses, malsonnantes, blasphématoires; en conséquence nous défendons à toute personne de notre diocèse de lire ou retenir lesdits livres, sous les peines de droit; nous dévouons l'auteur à l'anathème, où son partage sera avec Coré, Dathan et Abiram,194-a et voulons que notre présent mandement soit lu aux prônes des messes paroissiales des églises, villes et faubourgs de notre diocèse.

Donné à Aix, en notre palais épiscopal, le 15 mars 1766.

Antoine de Brancas,
évêque de Provence.

<195>

XXIV. (a) LETTRE DE M. NICOLINI A M. FRANCOULONI, PROCURATEUR DE SAINT-MARC.

TRADUIT DE L'ITALIEN.

Depuis notre arrivée à Constantinople, nous nous sommes vus exposés à une couple de scènes assez fâcheuses. Les troupes asiatiques qui passent par cette capitale pour se rendre au Danube se soulèvent fréquemment, et dans ces sortes de mouvements, les étrangers surtout sont exposés à toutes sortes de mauvais traitements. Le gouvernement n'est point le maître de réprimer la fougue brutale de ce peuple féroce; et souvent il y va de la vie, si on a le malheur de se trouver sur leur chemin. Un de ces jours, M. l'ambassadeur m'ayant envoyé au drogman de la Porte pour quelque commission, après lui avoir parlé d'affaires, la conversation tomba insensiblement sur les avanies auxquelles les étrangers étaient exposés à Constanti<196>nople. Le drogman me répondit sur les plaintes que je lui en fis : Cela vous paraîtrait moins étrange, si vous saviez ce qui donne lieu à l'aigreur que le peuple manifeste. Sachez que le public est persuadé que c'est à l'instigation d'un grand roi de l'Europe que nous faisons la guerre aux Moscovites; on se dit à l'oreille que ce roi a répandu des sommes considérables dans le divan pour accélérer cette malheureuse guerre; et le peuple, qui prend tous les étrangers pour être de cette nation qu'il accuse d'être cause de ses infortunes, veut se venger sur eux des succès des Moscovites. Un bruit sourd se répand également que le pape même se mêle de nos affaires, qu'il souffle au feu, et qu'il a écrit au mufti de la Sublime Porte pour qu'il encourage nos expéditions militaires. - Cela n'est pas possible, répliquai-je. Quelle apparence y a-t-il que le saint-siége entre en correspondance avec le premier pontife de la secte mahométane? Vous savez que de tout temps les papes ont fait l'honneur aux Turcs de les haïr le plus cordialement du monde; une haine aussi invétérée ne s'éteint pas aussi vite; et puis, ne savez-vous pas combien la cour de Rome est délicate sur ce qu'on appelle le puntiglio, et combien elle vétille sur un certain cérémonial usité dans ses correspondances? Comment serait-il donc possible que, au mépris des anciens usages, un pape frayât le chemin infini qui est entre le souverain mépris que tous les pontifes ont affiché pour les musulmans et une correspondance amicale entre des personnes aussi discordantes? - Les souverains, me repartit-il, savent tourner le manteau à tout vent; dès qu'il s'agit de leurs intérêts, les formules se plient à leur volonté; et après tout ce qui est arrivé durant les dix-sept siècles dont nous avons l'histoire détaillée, un homme sage ne doit envisager aucun événement comme impossible. Mais, pour abréger la controverse, je vous avouerai que j'ai entre les mains cette lettre du pape dont il s'agit, et que même je puis vous la montrer. Je lui demandai de m'accorder cette faveur; il me la lut, et me permit même de la copier. Je tombai de mon haut à cette lecture, et<197> il me fallut même du temps pour revenir de ma perplexité. Je vous envoie cette lettre étrange, digne de toute votre curiosité. A présent je ne doute plus de rien; gare qu'un jour le saint-père ne se fasse circoncire, et n'enjoigne aux fidèles d'en faire autant; aux sept sacrements que nous avons de fait, celui-ci serait le huitième. Il est vrai que J. G a été circoncis; cependant il serait dur de l'être à notre âge. Mais trêve de badinage; j'abandonne la lettre du pape aux réflexions que vous faites si bien vous-même, en vous priant de ne point abuser de la confiance que je mets en votre discrétion. Je suis avec la plus sincère amitié,



Monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Nicolini.

De Constantinople,
le 16 août 1769.

<198>

XXIV.(b) LETTRE DU PAPE Clément XIV AU MUFTI OSMAN MOLA.

TRADUIT DU LATIN.

Clément XIV, pape, a notre très-cher cousin en Abraham, Osman Mola, mufti de la Sublime Porte, salut.

Notre cher cousin en Abraham, quoique nous ne puissions vous appeler notre cher fils en Christ, quoique vous soyez circoncis et non baptisé, quoique vous préfériez Mahomet à saint Pierre, nous ne vous en remercions pas moins, vous et tout l'auguste corps des imans, de l'assistance que vous nous avez procurée, par votre fetfa, contre des impies qui se sont déclarés les ennemis de la religion catholique, apostolique et romaine. Les voies de Dieu ne sont pas les voies des hommes. Elles ont déterminé que le bras des musulmans soutiendrait la foi des apôtres; aussi bénissons-nous de notre puissante bénédiction le grand étendard de Mahomet, qui, suivi de vos invincibles<199> janissaires, va délivrer mes fils bien-aimés, les évêques de Pologne, de ces excréments de l'enfer, de ces hérétiques endurcis, ces dissidents exécrables, qu'il faudrait extirper de la terre, ainsi que leurs protecteurs les Russes schismatiques, qui ont l'effronterie de ne pas faire procéder le Saint-Esprit ainsi que l'Église a trouvé bon d'en décider. Nous haïssons d'une haine sainte et sacrée tous ceux qui ne pensent pas comme nous. Sans doute que votre grand prophète était dans de pareilles dispositions, et que s'il avait connu nos ennemis, il les aurait bravement précipités du haut de son pont aigu199-a dans les abîmes. Ah! notre cher cousin, si nous entendons bien nos intérêts, nous qui sommes du métier, nous nous unirons à présent plus étroitement que jamais, pour nous soutenir par nos efforts communs, et pour établir réciproquement notre autorité. C'est entre nos mains que le glaive est commis, la cause de Dieu est la nôtre, ou, si vous le voulez, notre cause est celle de Dieu; il est beau de venger un Dieu tout-puissant. Moi qui suis son vicaire, et vous qui êtes je ne sais quoi, nous le représentons chacun dans les terres où la coutume, l'opinion et le crédit nous font dominer. Tâchons, nous d'être bons musulmans, et vous d'être bons catholiques, pour unir nos forces contre ceux qui nous déplaisent, ou qui, lassés d'un joug qu'ils ont porté longtemps, veulent le secouer. L'obéissance aveugle dégénère en esprit de rébellion; une raison impie ose examiner témérairement ce qu'elle devrait adorer avec simplicité; et pour comble de malheurs, les hommes osent penser par eux-mêmes, au lieu qu'au bon temps ils ne pensaient que selon nos ordres sacrés. Vous, ô généreux mufti! vous avez à combattre le grand schisme d'Omar et des sectes nouvelles qui, semblables à l'hydre, élèvent leurs têtes renaissantes contre le Coran de votre grand prophète. Nous avons des fils séditieux qui nous persécutent, qui nous ont rendus sourds pour ne les point en-tendre, et muets pour ne leur point répondre. Si nous sommes unis,<200> vous soutiendrez nos excommunications par vos braves janissaires, et de notre saint-siége nous fulminerons l'anathème contre vos orna-ristes. Veuille le Dieu des miséricordes exterminer, pour le bien de leurs âmes, tous ceux qui ne pensent pas comme nous, schismatiques, hérétiques, omaristes, ajoutons-y les philosophes, secte plus perverse, plus mécréante et plus raisonneuse que toutes les autres! Nous ne pouvons nous empêcher d'applaudir à votre grand prophète, qui a eu la sagesse de perpétuer chez vos mahométans la sainte et pieuse ignorance de toutes choses. Un de nos prédécesseurs, Léon X, moins sage et bien plus extravagant, protégeait ces sciences abominables qui éclairent les hommes, et leur inspirent cet esprit de vertige et d'indépendance dont les funestes progrès sapent l'autel, en ébranlant notre trône. Ah! que les chrétiens ne sont-ils musulmans en fait d'ignorance! Vous voyez, notre cousin en Abraham, que nous nous rapprochons; nous désirons d'être ignorants comme vous. Pourquoi la Sublime Porte ne recevrait-elle pas une trentaine de conciles, qui, ajoutés à son Coran et à sa pieuse ignorance, dans laquelle elle persévère, rendraient tous les musulmans dignes de la gloire infinie des bienheureux qui jouissent, avec Abraham, Isaac et Jacob, d'une félicité intarissable? Chaque jour je me prosterne devant le Dieu d'Abraham, qui est aussi le vôtre, le conjurant avec larmes et componction de vous réunir de cœur et d'esprit à nos sentiments et de vous admettre dans son saint bercail; mais les voies de sa providence sont cachées à nos yeux, votre heure n'est pas encore venue. En attendant qu'elle vienne, j'implore Dieu, son Christ et toute la cour des saints, pour qu'ils fortifient, bénissent et protégent les armées invincibles de la Sublime Porte. Déjà mes yeux s'ouvrent; oui, je vois, je vois triompher vos indomptables janissaires des schismatiques, des hérétiques et des légions hyperboréennes. Purgez donc désormais la sar-mate Sion de ces Moabites et de ces Amalécites qui la profanent; rétablissez nos saints évêques dans leurs siéges délaissés, et vengez, au<201> nom de Mahomet, saint Pierre, ses clefs et son Église. O mufti, le meilleur mufti que jamais ait eu l'empire ottoman! nous vous remercions encore de votre sacré fetfa, qui sanctifie votre présente guerre en fulminant l'excommunication majeure contre tous vos ennemis, qui sont aussi ceux de l'Église. Confiez-vous à notre infaillibilité des heureux succès que nous vous prédisons, et reposez-vous dans l'espérance assurée que le ciel confirmera, par des effets terribles pour vos ennemis, la véracité de nos promesses. Nous vous donnons, notre cher cousin en Abraham, que nous portons dans notre sein paternel, la bénédiction apostolique.

A Rome, le 4 août, la première année de notre pontificat.201-a

<202>

XXV. DÉDICACE DE LA VIE D'APOLLONIUS DE TYANE, PAR PHILOSTRATE, A Clément XIV.



Saint-père,

Nous prenons la liberté de dédier à Votre Sainteté la Vie d'Apollonius de Tyane, avec les notes du baron Herbert,202-a publiées par Charles Blount,202-a que nous avons traduites en français. L'histoire de cet Apollonius, qui nous fut transmise par Philostrate, servit à Hiéroclès, grand partisan du culte des dieux, pour opposer les prétendus miracles de cet Apollonius à ceux de Jésus-Christ. Hiéroclès fut combattu par Eusèbe, qui, dans sa Démonstration évangélique, fit tous ses efforts pour anéantir ces miracles. M. de Tillemont croit que le<203> diable, de crainte d'être terrassé par la venue du Sauveur, fit naître presque en même temps notre Apollonius, afin que, si sa prétendue magie parvenait à subjuguer les peuples, l'erreur pût ériger des autels contre la vérité, ou que, s'il arrivait que les fourberies de son héros fussent découvertes, ces faux miracles d'Apollonius décréditassent en même temps ceux du Christ. A moins d'avoir travaillé, comme commis, de longues années dans les bureaux de la politique infernale, on n'en dira pas davantage que M. de Tillemont; cependant l'Église semble désirer une réfutation plus forte des miracles d'Apollonius que n'en ont fait les premiers Pères. L'ouvrage que nous venons de publier met ces miracles dans leur plus beau jour; le baron de Herbert les fortifie par ses notes; c'est dans cet état où l'erreur se présente qu'elle mérite d'être terrassée par un bras fort et victorieux. De qui le troupeau des élus peut-il attendre de pareils secours, si ce n'est du chef visible de l'Église, du vicaire de Jésus-Christ sur terre? C'est à Votre Sainteté d'éclairer le monde dans un siècle où l'incrédulité se déborde, où les esprits apprennent à raisonner, où le philosophe n'admet que des preuves exactes, où enfin tout se discute et se juge à la rigueur; c'est à Votre Sainteté de nous enseigner les preuves caractéristiques auxquelles on distingue les prestiges de la friponnerie des miracles du démon, et ceux du démon de ceux que Dieu a daigné opérer par le ministère de ses serviteurs. Ces armes que nous demandons, tirées de ses sacrés arsenaux, nous serviront à nous munir de toutes pièces pour résister d'autant mieux à toutes les attaques du démon, qui met tout en œuvre pour saper et ruiner les fondements de l'Église. Raffermir la foi chancelante, anéantir les miracles d'Apollonius, écraser le diable après avoir aboli l'ordre des jésuites,203-a sont, saint-père, des actions qui élèveront votre pontificat au-dessus de celui de tous vos prédécesseurs. Nous nous trouverons heureux, si cet ouvrage que nous avons l'honneur de lui présenter lui sert d'oc<204>casion d'augmenter sa gloire et d'affermir l'Église militante dont Votre Sainteté est le plus ferme soutien.

C'est avec un profond respect et une profonde humilité que j'ai l'honneur d'être,



Père des croyants,

de Votre Sainteté
la très-humble et très-obéissante brebis,
Philalethes.

<205>

XXVI. PROPHÉTIE.

Lorsque le Lion de l'orient passera le Capricorne de la canicule, les puissances terrestres seront émues, et le chien à trois têtes aboiera; les éléments tressailliront, et l'on entendra de toute part la trompette des événements, qui annoncera les changements de l'univers. Alors le cheval chauve mourra de famine, et l'hirondelle sera en proie au vautour. Mortel, songe à ta fin qui s'approche.

<206>

XXVII. LISTE DES NOUVEAUX LIVRES QUI SONT SOUS PRESSE ET QUI VONT SE DÉBITER A BRESLAU CE 3 DE JANVIER 1741.

Le Baron en mauvaise humeur, ou Le sieur P ... piqué d'une mouche. Ce livre n'est guère goûté, parce qu'on y remarque beaucoup de passages d'un auteur F ..., mal entendus et mal traduits, ce qui fait croire au public que l'auteur P ... s'est trop précipité en le composant. Le jugement du public peut servir de règle aux auteurs qui ont envie d'écrire, pour bien digérer leur matière avant de la produire.

On débite encore, quoique sous le manteau, un autre livre intitulé : La Léthargie politique, ou Façon de guérir le mal hongrois. A Vienne; et se vend chez Bartenstein.

Nouveau Stratagème du diable pour escamoter une âme au bon Dieu, ou Les Tours de passe-passe de maître Gonin dans les enfers, déduits par un évêque frustré de son diocèse, et enrichis des notes d'un dragon embourbé.

L'Amant inconsolable, ou Le Cocu en herbe, ou Le Trompeur et demi, ouvrage rare, écrit par un Italien; se vend à Ferrare, à six gros.

<207>Généalogie de l'âne de Balaam,207-a ouvrage très-curieux et rare, avec les armes de tous ses ancêtres, gravées par Picart, grand in-folio, travaillé par un Anglais et augmenté par un Allemand; pèse vingt-quatre livres et deux quintaux.

Tableau de la résurrection, où l'on voit représentés la perplexité des chanoines troublés dans leur mollesse par le bruit du tambour, le plaisir des ... en se retrouvant pucelles, et la rage des bigots en se voyant damnés.

L'Analyse du droit canon,207-b écrit par le très-érudit sieur de Linger,207-c avec un commentaire du P. d'A ..., ouvrage admirable pour les jurisconsultes et de grand usage pour les rois; le tout enrichi de vignettes dans le goût de Watteau.

La Bibliothèque des sots, ou Recueil des bons mots des autres, répétés jusqu'à la troisième génération et retournés dans la friperie des beaux esprits, à l'usage des ignorants de la postérité.

Traité de la chasse forcée, par le Pr. M ... ou Le Cerf en rut, avec une très-profonde dissertation sur les propriétés de ....

Le Diminutif du rien, ou L'Art de la bagatelle, par le même auteur.

Traité nouveau d'éloquence par un muet, la Propriété des couleurs par un aveugle, et l'Art de penser par un extravagant, ouvrage admirable de philosophie, plus clair que tout ce qui a été produit jusqu'à présent.

Si l'on souhaite quelqu'un de ces livres, on les trouvera à Breslau, rue du Bon sens, chez l'homme de Platon.

<208>

XXVIII. CONGÉ EXPÉDIÉ AU BARON DE PÖLLNITZ, A SA RETRAITE DE BERLIN.

Nous Frédéric par la grâce de Dieu roi de Prusse (tot. titulus) confessons que le baron de Pöllnitz, né à Berlin208-a de parents honnêtes, autant qu'il nous est connu, après avoir servi notre grand-père en qualité de gentilhomme de la chambre, madame d'Orléans dans le même grade, le roi d'Espagne en qualité de colonel, l'Empereur défunt en celle de capitaine de cavalerie, le pape, de camérier, le duc de Brunswic, de chambellan, le duc de Weimar comme enseigne, notre père comme chambellan, et nous, enfin, comme grand maître des cérémonies; après avoir vu tous les honneurs, tant militaires que de la cour, s'accumuler successivement sur sa tête, dégoûté du monde et entraîné par le mauvais exemple de trois chambellans désertés de notre cour peu de temps avant lui, nous a demandé un congé hon<209>nête pour étayer et soutenir la bonté de sa réputation, ce que nous n'avons pu lui refuser, avec le témoignage de sa bonne conduite, qu'il nous demande, en faveur des importants services qu'il a rendus à la maison en divertissant neuf ans de suite le Roi notre père, et en faisant l'honneur de notre cour pendant notre règne. Ainsi nous déclarons que ledit baron n'a jamais assassiné, volé sur les grands chemins, empoisonné, coupé des bourses de force, violé de jeunes filles, et noirci par des calomnies atroces qui que ce soit à notre cour; mais qu'il s'est toujours tenu à une conduite qui convient à un galant homme, ne faisant qu'un usage honnête de l'industrie et des talents avec lesquels le ciel l'a fait naître, imitant le but de la comédie, qui est de corriger le ridicule du public en le badinant, suivant les conseils de Boerhaave sur l'article de la sobriété, poussant la charité chrétienne assez loin pour faire pratiquer aux puissants cette leçon de l'Évangile, qu'il est plus heureux de donner que de recevoir,209-a possédant parfaitement les anecdotes de nos châteaux et surtout de nos meubles usés, se rendant nécessaire par son mérite auprès des personnes qui le connaissent, et, avec un esprit fort mauvais, ayant un cœur fort bon. Ledit baron n'a, de plus, jamais irrité notre colère qu'à une occasion, lorsque sa lascive impureté, passant par-dessus toutes les choses respectables, voulait profaner d'une manière impie le tombeau de nos ancêtres.209-b Mais comme dans le plus beau pays il y a des contrées arides, que les plus beaux corps ont leurs imperfections, les tableaux des plus grands maîtres leurs défauts, nous voulons couvrir du voile de l'oubli ceux dudit baron, et lui accordons<210> à regret le congé qu'il nous demande; voulons de plus abolir sa charge,210-a pour en ôter la mémoire du souvenir d'homme, ne jugeant pas qu'aucun, après ledit baron, soit digne de la remplir.

Fait à Potsdam, ce 1er d'avril 1744.

(L. S.)

Federic.

G.-A. comte de Gotter.

<211>

XXIX. ÉLÉGIE DE LA VILLE DE BERLIN, ADRESSÉE AU BARON DE PÖLLNITZ.

Viens à moi, fille des cieux, déesse de la douleur, des cœurs tendres; que tes larmes généreuses coulent aujourd'hui en faveur d'une amante abandonnée; que tes cheveux épars et flottants soient les modèles de mon ajustement; que ma voix soit l'écho de tes accents plaintifs. C'est à toi d'ennoblir ma douleur, et de donner des grâces au désespoir dans lequel me plonge le plus perfide des hommes. Jours heureux que je passais avec lui, vous ne faites qu'aigrir ma peine et mon noir chagrin, lorsque je vous compare à la situation délaissée où je me trouve à présent; ces beaux jours où mes fiacres,211-a régis par la sagesse de mon amant, me réjouissaient par chaque secousse qu'ils donnaient à mon pavé, prenant ces secousses pour des agaceries de mon infidèle; ces jours où il réglait toutes ces cérémonies ridicules qui passaient par mes rues ou dans mes maisons; ces jours où mes Haude211-b<212> et mes des Champs212-a chantaient ses éloges dans toutes les gazettes; ô jours heureux! c'est en vain que je rappelle votre mémoire; la main du Temps, armée de son éponge irrévocable, vous a effacés du nombre des êtres, et vous n'existez plus que dans mon cœur. Oui, perfide, c'est dans ce cœur ulcéré que tu es encore profondément gravé, et que l'unique bouleversement de mes murs et de mes tours pourra t'effacer. Si encore tu me quittais, ô le plus volage de tous les amants! pour une beauté supérieure à la mienne, comme celle de Paris, que nous reconnaissons toutes pour la plus parfaite, comme celle de Rome la coquette, de Londres la débauchée, d'Amsterdam la grosse marchande, ou de Vienne la dédaigneuse! Mais tu me quittes pour me préférer qui? une petite gueuse dont le nom même est presque inconnu parmi nous. Je suis aussi outrée que si la Vénus de Médicis se voyait préférer une petite Dubuisson. Ah, cruel! est-ce ainsi que tu oublies la bourse de mon public tant de fois ouverte à ton industrie, les boutiques de mes marchands tant de fois prêtes à se vider pour toi, mes cimetières civils, à te fournir des commodités pour tes luxures, ma Ville-neuve empressée à te procurer des Petites-Maisons, etc., etc., etc.? La douleur me suffoque. Mais du moins aurai-je la consolation que Baireuth ne sera pas mieux traitée que Berlin; et quand mon chagrin aura sapé le fondement de tous mes édifices, que mes habitants, tes créanciers, seront tous morts de faim par les soins que tu as pris de les mettre dans la misère, alors tu pourras lire sur ma tombe ces tristes paroles :

Quand le monde trompeur méprisera tes charmes,
Tu viendras arroser mon tombeau de tes larmes;
Et, les yeux tout en pleurs, tu diras tristement :
C'est toi seule, Berlin, qui m'aimas constamment.

<213>

ATTESTATION DU MÉDECIN.

Moi Hippocrate par la crédulité des humains dieu de la médecine, j'atteste, affirme, confirme et garantis que, depuis le départ frauduleux du baron de Pöllnitz, la ville de Berlin n'a ni bu ni mangé de chagrin; que, ce printemps, attaquée d'une mélancolie violente, elle a voulu se noyer dans la Sprée; que nous l'avons à la vérité sauvée alors par la saignée, mais que depuis qu'elle prend les pâles couleurs et une fièvre étique qui la mine et lui occasionne des chaleurs si violentes, qu'il sort de sa tête de grosses et noires fumées de salpêtre, on doit craindre pour sa vie; et il y a periculum in mora, si l'amant chéri ne vient point la fléchir par ses soumissions et la consoler par de nouvelles assurances de fidélité.

<214>

XXX. PORTRAIT DE M. DE VOLTAIRE.

La taille de M. de Voltaire est très-mince, moyenne plutôt que grande. Avec une constitution échauffée et atrabilaire, et un visage décharné, il a un regard ardent et pénétrant, des yeux vifs et malins. Ses actions, parfois absurdes par vivacité, paraissent animées du même feu que ses ouvrages. Semblable à un météore qui se présente et s'éclipse incessamment devant nos yeux, il nous éblouit par son lustre. Un homme d'une pareille constitution ne saurait être que valétudinaire; c'est la lame qui use son fourreau. Gai par habitude, grave par régime, ouvert sans franchise, politique sans finesse, connaissant le monde et le négligeant, il est tour à tour Aristippe et Diogène. Aimant le faste et méprisant les grands, il est sans gêne avec ses supérieurs, retenu envers ses égaux. Poli dès le premier abord, il devient bientôt froid, et vous glace. Il se plaît à la cour, et s'en rebute. Avec un grand fonds de sensibilité, il ne forme que peu de liaisons, et ne s'abstient des plaisirs que faute de passion. S'il s'attache, c'est par légèreté plutôt que par choix. Il raisonne sans principes, et par là est sujet, comme tout autre, à des accès de folie. Avec une tête ouverte, il a un cœur corrompu; il pense sur tout, et tourne tout en ridicule. Libertin sans tempérament, il moralise sans avoir des mœurs. Vain au suprême degré, mais encore plus avaricieux que vain, il écrit<215> moins pour la gloire que pour l'argent, ne travaillant, pour ainsi dire, que pour vivre; quoique fait pour jouir, il ne se lasse pas d'amasser. Tel est l'homme; voici l'auteur.

Nul poëte ne fait des vers avec plus d'aisance; mais cette facilité le gâte, parce qu'il en abuse. Aucune de ses pièces n'est finie, car il ne se soucie pas de les retoucher avec attention. Ses vers sont riches, élégants et pleins d'esprit; cependant il réussirait mieux dans l'histoire, s'il était moins prodigue de réflexions et plus heureux dans ses comparaisons, par lesquelles il a néanmoins mérité des applaudissements. Dans son dernier ouvrage, où il critique et corrige Bayle,215-a il le copie et l'imite.

Un auteur qui veut écrire sans passion et sans préjugé doit, dit-on, n'avoir ni religion, ni patrie; c'est presque le cas de Voltaire. Personne ne le taxera de partialité pour sa nation; il est, au contraire, possédé par la rage des vieux radoteurs qui vantent sans cesse le temps passé aux dépens du présent. Voltaire loue continuellement les différents pays de l'Europe; il n'y a que le sien dont il se plaigne. Sur la religion il ne s'est point formé de système; et sans quelque levain antijanséniste qui perce en plusieurs endroits de ses écrits, il posséderait sans contredit cette indifférence et ce désintéressement si désirés pour former l'auteur.

Versé dans la littérature étrangère autant que dans la française, il<216> n'est pas moins fort dans cette érudition mixte si en vogue de nos jours. Il est politique, physicien, géomètre, enfin tout ce qu'il veut; mais, manquant de force pour approfondir ces sciences, il n'a pu que les effleurer; sans beaucoup d'esprit, il ne brillerait dans aucune. Son goût est plus délicat que juste. Il est satirique, agréable et ingénieux, mauvais critique, et amateur des sciences abstraites. Il a l'imagination très-vive, et, ce qui paraîtra étrange, il n'a presque point d'invention. On lui reproche qu'en passant sans cesse d'une extrémité à l'autre, il est tantôt philanthrope, tantôt cynique, tantôt panégyriste immodéré, tantôt satirique outré. En un mot, Voltaire voudrait être un homme extraordinaire, et il l'est très-certainement.

<217>

XXXI. LETTRE DU ROI, AU NOM D'UNE JOLIE GRISETTE, AU COMTE DE SCHWERIN, COLONEL DES GENDARMES, EN LUI ENVOYANT UN MAGOT DE PORCELAINE QUI ÉTAIT UNE CARICATURE DU COMTE.

De Nossen, ce 30 avril 1761.

Mon cher ange, mon aimable cœur, j'ai attendu jusqu'ici vainement que vous me donniez des marques de votre souvenir, après tout le chagrin que vous m'avez causé l'année passée. Je m'étais flattée, vous sachant à Grimma, qu'au moins vous me rendriez une visite; mais vous êtes un petit infidèle, et vos promesses sont plus légères que le vent. On dit que votre armée s'assemble. Je vous prie, mon cher cœur, par la tendresse que vous m'avez jurée, venez me voir avant ce temps, et que j'aie la consolation de vous embrasser avant que ces vilains pandours arrivent ici. Vous savez que je suis accouchée l'été passé, et pour que vous ne m'oubliiez pas, ni moi, ni cet enfant qui devrait vous tenir au cœur, je vous envoie son image que j'ai fait faire de porcelaine, qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau.<218> J'espère que le cri de la nature se fera entendre quand vous verrez son image, et que vous ne serez pas un ingrat envers cet enfant et envers sa mère, qui vous adore. Je vous embrasse, mon cher cœur, en vous assurant que votre souvenir y restera gravé jusqu'à mon dernier soupir.

P. S Au moins, mon cher cœur, donnez-moi une prompte réponse par le messager que je vous envoie; c'est un garçon sur la fidélité de qui je puis me reposer, et qui a promis de vous remettre la présente en main propre.

<219>

XXXII. ARTICLE DE GAZETTE. 1743.

Ces jours passés, le comte Gotter219-a et le baron Sweerts,219-b directeurs de l'Opéra, ont été obligés de chasser le sieur Poitier, maître des ballets, qui exerçait une brutalité tyrannique sur les danseurs, et dont l'arrogance allait si loin, qu'il commit mille insolences envers ces directeurs. Sans entrer dans le détail de tous ses mauvais procédés, dont le dénombrement ne serait propre qu'à ennuyer le public, on ne regrette que la demoiselle Roland, très-bonne danseuse, et dont le caractère doux et aimable réparait en quelque sorte les impertinences de son associé. Sans entrer dans l'espèce de liens qui peuvent unir la demoiselle Roland au sieur Poitier,219-c on n'a pu les séparer jusqu'à présent, et l'on ne peut acheter la possession d'une des plus<220> grandes danseuses de l'Europe qu'en se chargeant en même temps du fou le plus brutal et le plus brusque que Terpsichore ait jamais eu sous ses lois. Ainsi il n'y a aucun or sans alliage, ni aucune rose sans épines.

<221>

XXXIII. ARTICLE DE GAZETTE. 1767.

Nous apprenons de Potsdam que, le 27 de février, l'air s'obscurcit sur le soir; des nuages ténébreux, assemblés par une tempête dont il y a peu d'exemples, couvrirent tout l'horizon, le tonnerre éclata avec les éclairs, et, sous ces coups redoublés, une grêle tomba dont de mémoire d'homme on n'en a vu.221-a De deux bœufs qu'un paysan avait attelés à une charrette qu'il conduisait en ville, l'un fut tué roide mort. Beaucoup de gens du peuple en ont été blessés dans les rues; un brasseur en a eu le bras cassé. Des toits ont été détruits par la pesanteur de la grêle; toutes les fenêtres opposées à la direction du vent qui poussait cet orage ont été cassées. On a vu dans les rues des masses grandes comme des citrouilles, qui ne se sont fondues que deux heures après que l'orage a cessé. Ce phénomène singulier a fait une très-grande impression. Les physiciens prétendent que l'air n'aurait pas la force de soutenir ces masses solides et conge<222>lées; que les grains, moins grands222-a dans les nuages fouettés par l'impétuosité des vents, se sont joints en tombant, et n'ont acquis ce volume énorme qu'étant près de leur chute. De quelque façon que cela soit arrivé, il est certain que des faits pareils sont rares et presque sans exemple.


10-a Ézéchiel, chap. XVIII, v. 23; et II Épître de saint Pierre, chap. III, v. 9.

101-a Vous apprendre. Variante de l'exemplaire de la Bibliothèque royale de Berlin, p. 3.

101-b De sa miséricorde. L. c., p. 3.

101-c Ne vous attendez donc point de moi à des portraits. L. c., p. 4.

102-a Quelle était la famille et les ancêtres, etc. L. c., p. 5.

103-a Epître de saint Paul aux Hébreux, chap. VII, v. 1-3. Voyez t. IX, p. 43; et t. X, p. 64, 73 et 187.

104-a Sa charité. Variante de l'exemplaire de la Bibliothèque royale, p. 6.

105-a Épître aux Romains, chap. XI, v. 33.

106-a Et ils sont sans sentiment. Variante de l'exemplaire de la Bibliothèque royale, p. 8.

107-a Avant que d'avoir. L. c., p. 8.

111-a Saint Matthieu, chap. XIII, v. 57.

114-a Qu'il est heureux quand les grands talents sont joints au mérite solide, et que les qualités brillantes sont unies, etc. Variante de l'exemplaire de la Bibliothèque royale, p. 15.

116-a Ou plutôt Salomon, Proverbes, chap. XXIII, v. 26.

116-b Ie Épître aux Corinthiens, chap. VII, v. 29.

119-a Ire Épître, chap. V, v. 23.

121-a Que Matthieu Reinhart était sage, et que l'on devrait, etc. Variante de l'exemplaire de la Bibliothèque royale, p. 21.

122-a Qui avaient volé dans le voisinage ce qu'ils avaient confié à sa garde. L. c., p. 21.

123-a Où il pouvait gagner. L. c., p. 22.

123-b Tant de progrès. L. c., p. 22.

123-c Il s'interdisait. L. c., p. 22.

124-a En toute éternité. L. c., p. 23.

125-a Chap. IV et VII.

125-b A sa perte. Variante de l'exemplaire de la Bibliothèque royale, p. 23.

127-a Évangile selon saint Jean, chap. XVII, v. 11 et 12.

13-a Voyez, t. XII, p. 98, et t. XIII, p. 78.

131-a Voyez t. XII, p. 141.

132-a Voyez t. XII, p. 130 et 166.

133-a I Samuel, chap. XV.

133-b II Samuel, chap. VIII, v. 1 et 2.

139-a Voyez t. V, p. 12 et 16.

144-a L'Auteur fait probablement allusion au discours de Cicéron pro Murena, chap. XI : « Summa dignitas est in iis, qui militari laude antecellunt : omnia enim, quae sunt in imperio et in statu civitatis, ab iis defendi et firmari putantur. » Voyez aussi Cicéron, l. c. chap. XXXVIII, vers la fin.

144-b Voyez t. II, p. 88, 89, 143 et 144; et t. III, p. 5.

145-a Voyez t. III, p. 90, et t. XI, p. 265.

148-1 Expression élégante qui se trouve dans une des dépêches du comte de Brühl pour Pétersbourg imprimées dans les Pièces justificatives.

15-a Voyez t. VII, p. 135

150-2 Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni. [Lucanus. Pharsaliae, I, 128.]

150-a Mummius.

152-a Le cardinal du Bois disait que les ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, qui sont, pour la plupart, des projets de paix générale et perpétuelle, étaient « les rêves d'un homme de bien. » Voyez t. IX, p. 36 et 165; t. XIV, p. 292 et 323; et ci-dessus, p. 71.

153-a En 1720.

157-a Frédéric désigne souvent ses ennemis politiques par le nom de triumvirs et de triumvirat. Voyez t. XII, p. 100, 103, 137 et 161; voyez aussi les lettres du Roi à Voltaire, du 16 janvier 1758 et du 18 mai 1759, et sa lettre au marquis d'Argens, du 19 février 1760.

164-a Voyez t. IV, p. 254.

166-a La Somme des péchés qui se commettent en tous états, par le P. Baptiste Bauni, jésuite français, parut en 1634, et a été réimprimée plusieurs fois.

166-b Auteur du livre De Matrimonio (voyez t. XI, p. 245). Il a écrit de plus les ouvrages suivants : Opus morale in praecepta Decalogi, sive Summa casuum conscientiae. Coloniae Agrippinae, MDCXIV, fol.; Consilia, seu Opuscula moralia. Lugduni, MDCXXXV, fol.

167-a Voyez t. VII, p. 161.

169-a

..........de ces femmes hardies
Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.

Racine,

Phèdre

, acte III, scène III.

17-a I Samuel, chap. XV.

17-b Judith, chap. XIII.

17-c I Rois, chap. XXII.

17-d II Moïse, chap. XXXII.

171-a Voyez t. XIII, p. 44.

176-a Le manuscrit porte en marge la note suivante : « Ce passage se trouvait écrit en si mauvaise encre, que je n'ai pu le déchiffrer. »

177-a Les mots placés entre parenthèses dans cet article VIII et dans l'alinéa suivant se trouvent dans le manuscrit du Roi comme nous les imprimons.

181-a Le jésuite Jean Guignard fut pendu comme complice de l'attentat commis par Jean Châtel sur la personne de Henri IV le 27 décembre 1594.
Quant au P. Gabriel Malagrida, voyez t. IV, p. 254, t. XIV, p. 222, et ci-dessus, p. 164. Voyez aussi l'ouvrage de M. d'Olfers intitulé : Ueber den Mordversuch gegen den König Joseph von Portugal am 3. September 1758. Berlin, 1839, in-4, p. 35-39.

181-b Voyez t. V, p. 72.

181-c Le général de Gaudi dit dans son Journal sur la guerre de sept ans, Campagne de 1760, première partie, p. 283, que cet officier se nommait Wiese, et qu'il se donnait pour un aide de camp du général O'Donnell.
Le Journal de Gaudi, en allemand et en dix volumes in-folio, se trouve en manuscrit aux archives du grand état-major de l'armée, à Berlin. L'Avertissement en tête du premier volume est daté : Wesel, im Jahre 1778.

182-3 Note de l'Éditeur. Voici ce que dit un témoin oculaire de ces divertissements pontificaux; il était maître de cérémonies du pape Alexandre VI. « Le dernier dimanche du mois d'octobre, cinquante honnêtes femmes qu'on appelle courtisanes soupèrent avec le duc de Valentinois dans son appartement, qui était dans le palais apostolique. Après le repas, elles chantèrent et dansèrent, d'abord habillées, ensuite toutes nues, avec les domestiques et les convives du duc. On mit plusieurs chandeliers à terre avec de grands flambeaux, et l'on plaça devant les chandeliers des châtaignes que ces courtisanes nues ramassaient, passant entre les chandeliers, marchant sur les mains et sur les pieds. Le pape, le duc et Lucrèce sa sœur étaient présents, et regardaient cette fête. Enfin, on exposa des étoffes de soie, des chaussures précieuses et plusieurs autres présents pour ceux qui connaîtraient le plus de ces honnêtes courtisanes; elles le furent à l'aspect de tous ceux qui étaient présents, et qui, juges des attaques amoureuses, distribuèrent le prix à ceux qui s'étaient le plus distingués dans ces combats. » J'adoucis les expressions latines; les voici en original : « Dominica ultima mensis Octobris in sero fecerunt coenam cum duce Valentinensi, in camera sua in palatio apostolico, quinquaginta meretrices honestae, cortegianae nuncupatae, quae post coenam chorearunt cum servitoribus et aliis ibidem existentibus, primo in vestibus suis, deinde nudae. Post coenam posita fuerunt candelabra communia mensae cum candelis ardentibus, et projectae ante candelabra per terrant castaneae, quas meretrices ipsae super manibus et pedibus nudae candelabra pertranseuntes colligebant, papa, duce et Lucretia sorore sua praesentibus et aspicientibus. Tandem exposita dona ultimo, diploïdes de serico, paria caligarum, bireta et alia, pro illis qui plures dictas meretrices carnaliter agnoscerent; quae fuerunt ibidem in aula publice carnaliter tractatae arbitrio praesentium, et dona distributa victoribus. » Specimen historiae arcanae sive anecdotae de vita Alexandri VI papae, seu excerpta ex diario Johannis Burchardi Argentinensis, capellae Alexandri VI papae clerici ceremoniarum magistri [edente G. G. L. (Leibnitio), Hanoverae, 1696, in-4], pag. 77.
Quelque forte que paraisse cette partie de plaisir pour le vicaire de la Divinité sur terre, tous les gens qui réfléchissent penseront qu'un pontife qui fait danser des filles nues est bien moins dangereux pour le genre humain et pour toutes les différentes sociétés civiles qu'un pape qui protége les assassins des rois, qui trouve mauvais qu'un prince veuille punir ses meurtriers, qui insulte un sénat respectable, connive avec les rebelles, et les favorise contre leur légitime souverain; qui, bien loin de gémir d'une guerre qui fait répandre tant de sang en Europe, la fomente, l'entretient, insulte les princes qui sont séparés de sa communion, les aigrit contre le catholicisme, et donne à des généraux chrétiens, pour faire la guerre à d'autres chrétiens, les mêmes marques de distinction et de religion qui sont réservées à ceux qui font la guerre au Turc. Un seul pontife de cette espèce nuit plus à l'humanité que tous les papes qui ont vécu et qui pourront vivre dans les siècles futurs, quand ils feraient danser deux fois par jour des courtisanes nues, ramassant des châtaignes et marchant sur les pieds et sur les mains. Le Saint-Esprit devait bien être étonné de voir son organe et la bouche par laquelle il parle, avec quinquaginta meretrices honestae.

192-a Saint Marc, chap. VII, v. 34.

192-b Ce passage rappelle le célèbre portrait que Bossuet trace de Cromwell dans son Oraison funèbre de Henriette-Marie de France, reine de la Grande-Bretagne : « Un homme s'est rencontré, etc. »

194-a Nombres, chap. XVI.

199-a Voyez ci-dessus, p. 32.

20-a Voyez t. IV, p. 34; t. IX, p. 175; et t. XIV, p. 253.

201-a Le cardinal Ganganelli fut élu pape sous le nom de Clément XIV, le 19 mai 1769.

202-a Lord Édouard Herbert de Cherbury mourut en 1648.
La Vie d'Apollonius de Tyane, traduite en anglais par Charles Blount, parut à Londres en 1680.

203-a Le 21 juillet 1773.

207-a Nombres, chap. XXII, v. 28.

207-b Voyez t. XI, p. 134.

207-c Le général Chrétien de Linger, chef de l'artillerie prussienne de 1716 à 1755.

208-a Voyez t. XI, p. 12; t. XIII, p. 18 et 126; et t. XIV, p. 121.

209-a Actes des Apôtres, chap. XX, v. 35.

209-b Allusion à un passage des Nouveaux Mémoires du baron de Pöllnitz, de l'an 1737, t. I, p. 6, passage que le Roi critique aussi dans les Mémoires de Brandebourg, où il dit, au commencement de la vie de Frédéric III : « On osa soupçonner l'Électrice (Dorothée) d'avoir tenté de se défaire par le poison de son beau-fils. » Voyez t. I, p. 112.

210-a La charge de grand maître des cérémonies resta en effet abolie depuis la retraite du baron de Pöllnitz jusqu'en 1824.

211-a Les premiers fiacres qu'on ait vus à Berlin y furent établis le 24 décembre 1739, sur la proposition du baron de Pöllnitz.

211-b Libraire de Berlin qui fonda, en 1740, un nouveau journal dont le premier numéro est daté du 30 juin de la même année.

212-a Voyez t. XIV, p. 323.

215-a Le seul passage où Voltaire critique Bayle se trouve dans ses Conseils à un Journaliste, 1737, où il dit : « Quant au style d'un journaliste, Bayle est peut-être le premier modèle, s'il vous en faut un; c'est le plus profond dialecticien qui ait jamais écrit; c'est presque le seul compilateur qui ait du goût. Cependant, dans son style toujours clair et naturel, il y a trop de négligence, trop d'oubli des bienséances, trop d'incorrection. Il est diffus; il fait, à la vérité, conversation avec son lecteur, comme Montaigne, et en cela il charme tout le monde; mais il s'abandonne à une mollesse de style, et aux expressions triviales d'une conversation trop simple, et en cela il rebute souvent l'homme de goût. En voici un exemple qui me tombe sous la main; c'est l'article d'Abélard, dans son Dictionnaire : Abélard, dit-il, s'amusait beaucoup plus à tâtonner et à baiser son écolière qu'à lui expliquer un auteur. - Un tel défaut lui est trop familier, ne l'imitez pas. » Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXVII, p. 391.

219-a Grand maréchal de la cour du Roi. Voyez t. X, p. 113.

219-b Voyez t. X, p. 194.

219-c Jordan dit dans sa lettre au Roi, du 23 juin 1742 : « Le maître des ballets est arrivé (à Berlin) avec la danseuse Roland et quelques autres. »

221-a Dont on n'en a vu de mémoire d'homme. (Variante de la Gazette littéraire de Berlin.)

222-a Moins gros. (Variante de la Gazette littéraire de Berlin.)

23-a Voyez t. XII. p. 128; t. XIII, p. 124 et 196; et t. XIV, p. 83.

27-a C'est le nom de la machine inventée par Démétrius Poliorcète pour abattre les murs. Voyez Plutarque, Vie de Démétrius, et Diodore de Sicile, livre XX.

3-a Épître aux Romains, chap. VII, v. 24.

32-a L'Auteur parle ici du pont al sirât (le chemin, le sentier), qui, suivant les musulmans, est dressé au-dessus de l'enfer. Il est plus fin qu'un cheveu, plus affilé qu'un sabre : les élus le passeront avec la vitesse de l'éclair, avec la vélocité du vent, mais les réprouvés y glisseront et seront précipités dans le feu étemel.

37-a Jean-George Le Franc de Pompignan, évêque du Puy-en-Velay et, depuis 1774, archevêque de Vienne en Dauphiné, composa quelques ouvrages contre l'incrédulité, qui lui attirèrent des attaques et des railleries de la part des philosophes, entre autres de Voltaire et de d'Alembert. C'est aussi pour se moquer de lui que Frédéric lui attribue son Avant-propos des Commentaires. Voyez la lettre de Voltaire à Frédéric, du 22 mars 1759.

38-a Le Velay fait partie du diocèse du Puy.

38-b Charles de Guise, plus connu sous le titre de cardinal de Lorraine, était le second fils de Claude de Lorraine, premier duc de Guise. Il naquit en 1525, et mourut en 1574.

4-a Saint Matthieu, chap. XXIII, v. 37.

43-a Le Roi a tiré textuellement ce récit des Contes de ma mère l'Oie, ou Histoire du temps passé, par Charles Perrault, 1697.

5-a Saint Matthieu, chap. XXII, v. 36-40.

50-a Nombres, chap. XXV, v. 3; Deutéronome, chap. IV, v. 3; Josué, chap. XXII, v. 17; Osée, chap. IX, v. 10.

51-a Voyez t. VIII, p. 215.

53-a Peut-être l'Auteur a-t-il voulu dire « jusqu'au fils du grand prêtre Joïada. » Voyez II Chroniques, chap. XXIV, versets 20 et 21.

57-a Dieu tout-puissant; Genèse, chap. XVII, v. 1, et chap. XXVIII, v. 3; Exode, chap. VI, v. 3.

57-b II Rois, chap. II, v. 23.

60-a Nous ne connaissons aucun couvent de bénédictins du nom de Monmore. C'est peut-être Montmaur qu'il faut lire, à moins que l'Auteur n'ait voulu parler de la célèbre congrégation de Saint-Maur.

62-a La lettre de Leibniz, datée de Hanovre, le 16 octobre 1707, dont König avait cité un fragment dans les Nova Acta Eruditorum de Leipzig, mars 1751, p. 176, fut reproduite en entier par ce dernier dans son Appel au public du jugement de l'Académie royale de Berlin sur un fragment de lettre de M. de Leibniz, cité par M. König. A Leyde, 1752, Appendice, p. 42-48. Cet Appel au public parut au mois de septembre; il a cent vingt-deux pages in-8, avec un Appendice de soixante-huit pages. Le Roi ne le connaissait pas lorsqu'il fit sa Lettre d'un académicien.
L'Académie de Berlin raya König de la liste de ses membres, en le déclarant faussaire, c'est-à-dire auteur de la lettre qu'il attribuait à Leibniz. Cette lettre cependant n'était pas supposée; mais elle n'était pas adressée à Herman de Bâle, comme König l'avait prétendu.

62-b Frédéric fait ici allusion à Voltaire et à sa Réponse d'un académicien de Berlin à un académicien de Paris, Berlin, le 18 septembre 1752. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LVI, p. 181-183.

71-a Voyez t. IX, p. 36, et t. XIV, p. 323.

73-a Voyez t. I, p. 140; t. V, p. 185 et 186; et t. VIII, p. 171 et 322.

75-a Le Roi veut dire Argis, ancienne résidence des hospodars de Valachie.

80-a Peut-être Zoppenbruch.

82-a Probablement Zippel-Zerbst.

94-a Voyez t. XII, p. 90.

97-a La marquise de Pompadour. Voyez ci-dessus, p. 89.

II-a Mithridate, tragédie de Racine, acte II, scène III.

II-b Voyez la Vie de Frédéric II, roi de Prusse (par de la Veaux). A Strasbourg, 1789, t. VI, p. 380.

VI-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LVI, p. 181-183.

XII-a Voyez t. V, p. 15 et 16.

XVI-a Voyez t. XII, p. 130, 132, 134, 188, et ci-dessous, les pièces no XIII, XIV, XV et XX.

XXI-a Grand maréchal de la cour du Roi. Voyez t. X, p. 113.

XXII-a Souvenirs d'un citoyen. A Berlin, 1789, t. I, p. 327.