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IV. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE GRUMBKOW. (11 FÉVRIER 1732 - 18 OCTOBRE 1733.)[Titelblatt]

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1. A M. DE GRUMBKOW.

Cüstrin, 11 février 1732.



Mon très-cher général et ami,

J'ai été charmé d'apprendre par votre lettre que mes affaires sont sur un si bon pied, et vous pouvez compter que je suis souple à suivre vos avis. Je me prêterai à tout ce que je pourrai, et pourvu que je sois capable de m'assurer, par mon obéissance, de la grâce du Roi, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, mais cependant en faisant mes conventions avec le duc de Bevern, que le corpus delicti soit élevé chez la grand'mère. Car j'aime mieux être cocu, ou à servir sous la fontange altière de ma future, que d'avoir une bête qui me fera enrager par des sottises, et que j'aurais honte de produire. Je vous prie de travailler à cette affaire, car quand on hait tant que je le fais les héroïnes de romans, alors on craint les vertus farouches, et j'aimerais mieux la plus grande p ... de Berlin qu'une dévote qui aura une demi-douzaine de cagots à ses mines. S'il était encore möglich de la rendre réformée, mais j'en doute; j'insisterai absolument qu'elle soit élevée chez la grand'mère. Ce que vous pouvez y contribuer, mon cher ami, je suis persuadé que vous le ferez. Cela m'a un peu affligé que le Roi est encore en doute à mon sujet, lui témoignant mon obéissance dans une chose qui est diamétralement opposée à mes idées. Avec quoi lui pourrais-je donc donner des démonstrations plus fortes, s'il veut douter toujours? J'aurai beau me donner au diable, cela sera toujours la chanson du ricochet. Ne vous imaginez pas, je vous prie, que j'aille désobliger le Duc, la Duchesse, ou sa fille; je sais trop ce que je leur dois, et je respecte trop leurs mérites pour ne pas garder les bornes les plus rigides de la bienséance, quand même je haïrais eux et leur engeance comme la peste.

<40>J'espère bien que je pourrai vous parler à cœur ouvert à Berlin; je vous dirai à vous seul tout ce que je pense, je suivrai vos avis; mais j'espère aussi que vous m'aiderez de votre crédit, quoique je sache très-bien que le valet de chambre de feu votre père en avait autant que vous. Vous pouvez croire encore combien je serai embarrassé, devant faire l'amoroso peut-être sans l'être, et de goûter à une laideur muette, ne me fiant pas beaucoup au bon goût du comte de Seckendorff sur ce chapitre. Monsieur, encore une fois, que l'on fasse apprendre à cette princesse l'École des maris et des femmes par cœur; cela lui vaudra mieux que le Vrai Christianisme de feu Jean Arndt. Si encore elle voulait toujours danser sur un pied, apprendre la musique, nota benè, et devenir plutôt trop libre que trop vertueuse, ah! alors, mon cher général, alors je me sentirais du penchant pour elle, et un éternel ayant épousé une éternelle, le couple serait accordant; mais si elle est stupide, naturellement je renonce à elle et au diable. Tout dépendra d'elle, et j'aimerais mieux épouser Mlle Jette,40-a sans avantage et sans aïeux, que d'avoir une sotte princesse pour compagne. L'on dit qu'elle a une sœur qui du moins a le sens commun. Pourquoi prendre l'aînée? La seconde vaut autant qu'elle, et peut-être plus. Sapienti sat. Le Roi peut bien voir cela d'un œil égal, et cela lui peut être parfaitement indifférent. Il y a aussi la princesse Christine-Wilhelmine d'Eisenach,40-b qui serait tout à fait mon fait, et dont je voudrais bien tâter. Enfin je viendrai bientôt dans vos contrées, où peut-être je dirai comme César : Veni, vidi, vici.

J'ai banni la matière indivisible de mes lettres, et je vous réponds qu'elle n'y rentrera pas; c'était un ouvrage métaphysique et une comparaison poétique qui me l'ont fait enfanter à cet endroit de ma lettre. Aujourd'hui je suis en fête chez le sieur Rohwedell, à<41> l'occasion du départ de ces lieux; il y a un drôle assortiment de conviés; Dieu sait quel effet cela fera. Du reste je vous prie, mon cher général, de ne point croire que je sois si hochdeutsch de prendre mal le bon conseil que vous me donnez; si vous me déguisez vos pensées, alors je ne vous prendrai pas pour mon ami, car la fausseté marque une grande haine pour ceux envers qui on la met en usage. Je vous prie de rester toute ma vie sur le pied où vous êtes, et de dire un chat un chat, et Rolet est un fripon.41-a Il ne faut point flatter, car l'esprit humain se flatte assez de soi-même, et chacun a besoin d'un habile censeur qui soit fidèle et sache vous convaincre de votre tort ou de vos irrégularités, non en se ridant le front, mais en badinant. Je croirais être au comble de mes félicités, si nous pouvions voyager ensemble; si j'y puis contribuer, faites-moi, mon cher maître, le plaisir de me le dire. Mais je crains fort que le Roi ait trop affaire de vous, et qu'il ne puisse se passer de vos conseils.

La lettre de Baireuth est fort intéressante, et j'espère qu'au mois de septembre, ma sœur recouvrera sa première santé. Si je voyage, j'espère bien d'avoir la consolation de la voir pour quinze jours ou trois semaines; je l'aime plus que ma vie, et pour toutes les obéissances que j'avais pour le Roi, j'espère bien mériter cette récompense. Les divertissements du duc de Lorraine sont fort bien réglés, mais la cour fait trop peu; on aurait bien pu donner des bals à la cour. Que je suis ravi, mon cher général, de vous revoir et de parler à une personne dont je suis persuadé qu'elle est de mes amis! Je vous prie, monsieur, restez-le toujours, vous n'obligerez pas un ingrat, au contraire, une personne qui se fait gloire de témoigner sa reconnaissance, et qui n'a pas honte de reconnaître un bienfait reçu.

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2. AU MÊME.

Cüstrin, 16 février 1732.



Mon très-cher général,

Je vous en croirais sur tout au monde, mon cher général, hormis sur le sujet des femmes, quoique je sache bien que vous les avez fréquentées jadis. Je vois néanmoins qu'une personne pour l'autre est plus heureuse, préférablement avec cette marchandise; pour ce qui regarde le reste, je persiste ferme dans mon sentiment, et il faudrait être grand philosophe pour me prouver qu'une femme coquette n'a pas beaucoup d'avance envers une dévote. Enfin, monsieur, si je dois me marier pour moi, il faut que ma femme soit selon mon idée, ou bien jamais nous ne chasserons bien ensemble. La surdité, et ce que vous m'écrivez de mon père, me chagrine véritablement, et c'est dans ces circonstances que mon cœur filial ne se dément jamais. Je l'aime véritablement, et pourvu qu'il me traite un tant soit peu passablement, je serai peut-être la personne qui lui sera la plus attachée. Je n'ai qu'à laisser agir la nature pour le lui témoigner, ce qui ne me donnera aucune peine, et n'aura pas un air gêné, non plus hardi. Je crois la prophétie de Fichmarc juste, car aujourd'hui j'ai reçu une fort bonne lettre du Roi, dans laquelle il me mande qu'il me fera venir bientôt à Berlin. Si vous avez occasion, je vous prierai de bien faire mes respects à la Reine; je suivrai, au reste, tous les avis de la lettre envoyée par estafette à pied, qui sert de réponse à celle où j'intercédais pour mon vieux monde. Au reste, monsieur, je tâcherai toujours de vous donner des preuves évidentes non seulement de ma reconnaissance, mais de l'estime et de la confiance parfaite que j'ai en vous, mon très-cher ami, étant comme je suis,



Mon très-cher général,

Votre parfait ami et serviteur,
Frideric.

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3. AU MÊME.

Cüstrin, 19 février 1732.



Mon très-cher ami,

Jugez, mon cher général, si je dois avoir été fort charmé de la description que vous faites de l'abominable objet de mes désirs. Pour l'amour de Dieu, que l'on détrompe le Roi sur son sujet, et qu'il se ressouvienne bien que les sots, pour l'ordinaire, sont les plus têtus. Aussi il y a quelques mois qu'il écrivit une lettre à Wolden, où du moins il voulut me donner le choix de quelques princesses; je n'espère qu'il se donnera le démenti. Je m'en rapporte entièrement à la lettre que Schulenbourg vous donnera, car il n'est ni espoir de bien, ni raison, ni fortune qui puisse me faire changer de sentiment, et malheureux pour malheureux, cela est égal. Que le Roi pense seulement qu'il ne me marie pas pour lui, et que c'est pour moi; et lui-même il aura mille chagrins de voir deux personnes qui se haïssent, et le plus malheureux mariage du inonde, d'entendre des plaintes mutuelles qui lui seront autant de reproches d'avoir dressé l'instrument de notre joug. En bon chrétien, qu'il réfléchisse si cela est bien fait de vouloir forcer les gens, de causer des divorces, et d'être cause de tous les péchés qu'un mariage mal assorti nous fait commettre. Je suis déterminé plutôt à tout au monde, et puisque les choses sont ainsi, vous pouvez faire savoir d'une certaine façon au Duc, arrive ce qui peut, que je ne la prendrai jamais. J'ai été malheureux toute ma vie, et je crois que c'est mon destin de le rester; il faut se patienter, et prendre le temps comme il vient. Peut-être qu'une fortune si subite qui suivrait tous les chagrins dont j'ai fait profession depuis que je suis au monde m'aurait enorgueilli. Enfin, arrive ce qui veut, je n'ai rien à me reprocher; j'ai assez subi pour un crime exagéré, et je ne veux pas m'engager à étendre mes chagrins jusqu'aux temps futurs. J'ai encore des ressources, et un coup de pistolet peut me déli<44>vrer de mes chagrins et de ma vie; je crois que le bon Dieu ne me damnerait pas pour cela, et, ayant pitié de moi, en échange d'une vie misérable, m'accordera le salut. Voilà à quoi le désespoir peut porter une jeune personne dont le sang n'est pas si rassis que celui d'un septuagénaire. Je me sens, monsieur, et, quand on hait autant que moi les voies de la force, que notre sang bouillant nous porte toujours vers les extrémités.

J'approuve fort l'estafette de l'Empereur, qui condamne la démarche insensée de sa belle-sœur. Quel ridicule cette femme ne se donne-t-elle pas dans le monde, qui rejaillit sur sa fille par conséquent! S'il y a des honnêtes gens dans le inonde, ils doivent penser à me sauver d'un pas des plus périlleux où jamais j'aie été. Je me consume dans des idées mélancoliques, et je crains bien de ne pouvoir dissimuler mon chagrin. Voilà l'état où je me trouve; mais il ne me fera jamais changer à votre égard, mon cher général, étant avec une parfaite estime et toute la considération imaginable,



Mon très-cher général,

Votre parfaitement affectionné ami et serviteur,
Frideric.

J'ai reçu une lettre du Roi, où il paraît bien coiffé de la princesse, et je crois que je pourrais encore finir la huitaine ici. Quand le premier feu de l'approbation est passé, en la louant on peut faire apercevoir ses défauts au Roi. Mon Dieu, n'a-t-il pas encore assez vu ce que c'est qu'un mariage mal assorti, ma sœur d'Ansbach et M. son mari qui se haïssent comme le feu? Il en a mille chagrins tous les jours. Et à présent, si je dois vivre avec elle comme mari, il faut qu'elle soit belle, que nous sympathisions d'humeur; sans cela il est impossible que jamais je l'aime. Et quel but le Roi intente-t-il par là?<45> Si c'est de s'assurer de moi, ce n'en est pas le moyen. Madame d'Eisenach le pourra faire, mais point une bête, et, au contraire, moralement il est impossible d'aimer l'auteur de notre malheur. Le Roi est raisonnable, et je suis persuadé qu'il comprendra cela lui-même. Prévenons donc le malheur à temps, afin que nous n'ayons pas lieu de nous repentir de notre négligence.

4. DE M. DE GRUMBKOW.

20 février 1732.

A la fin le Roi m'a parlé avant-hier, me faisant promener avec lui dans le parc, et il me dit toutes les raisons de ce qu'il faisait par rapport au mariage en question, avec des raisons si sérieuses et si solides, que je n'en pus pas disconvenir, d'autant plus qu'il me dit que V. A. R. lui avait répondu que V. A. R. obéirait, mais qu'elle demandait de voir la personne en question, à quoi je persistai beaucoup. Il serait trop long de faire un rapport de cette conversation, qui demanderait plusieurs pages. Les cinq points sur lesquels j'insistai furent : 1o de ne vous pas presser de vous promettre d'abord, mais de vous donner le temps de connaître la personne en question, ce qui fut accordé; 2o de ne pas presser le mariage, ce qui fut aussi accordé; 3o de vous donner toute sa confiance, et de vous considérer, pas comme son fils, mais comme son ami. Le Roi dit : S'il est tel que vous me le dépeignez, cela arrivera sûrement; mais je crains que cela ne soit pas de durée. Pour moi, je comprends, dit-il, qu'il ne faut pas que nous soyons toujours ensemble; aussi il aura son ménage à part, et ce sera alors quelque chose de nouveau pour nous quand nous nous verrons. 4o J'ai prié le Roi de ménager V. A. R. et de tout faire avec douceur;<46> que par raisonnement et douceur on faisait tout avec elle; ce que le Roi goûta aussi. 5o Que le Roi vous devait occuper et donner des occasions de voyager et de voir le monde; sur quoi le Roi me dit que cela serait selon la conduite de V. A. R. Enfin, mille autres particularités que je me réserve de dire de bouche.

Ce midi, avant que de se mettre à table, le Roi me dit : Tenez, lisez. Et c'était une lettre de V. A. R., où elle consent à tout sans réserve. Le Roi me dit : Qu'en dites-vous? Je dis : Eh bien, Sire, que dites-vous de ce fils obéissant? que pouvez-vous demander davantage? Il me dit, les larmes aux yeux : C'est le jour le plus heureux que j'aie goûté de ma vie; et il s'en alla avec le duc de Bevern, et entra avec lui dans la chambre voisine, et ils s'embrassèrent beaucoup. Je n'ai jamais vu le Roi si content. Nous allâmes l'après-midi à la maison hollandaise du parc, où la Reine donna le café. Il n'y avait que la Reine, la Duchesse, la princesse Charlotte et la princesse de Bevern, et j'avoue qu'elle a changé beaucoup à son avantage, et que plus qu'on la voit, plus qu'on s'y accoutume, et plus qu'on la trouve jolie, et une couche de la grand'mère, et si l'embonpoint vient, et la gorge, qui se montre déjà, alors elle sera appétissante.

5. DU MÊME.

20 février 1782.

En m'éveillant, je reçois la belle lettre de V. A. R., qui me met hors de moi-même. Comment! pendant que V. A. R. accorde tout au Roi, elle parle en désespoir, et veut que je me tourne dans des affaires qui me pourraient coûter ma tête! Non, monseigneur; la chemise m'est plus près que le justaucorps, et puisque vous voulez faire le Don Car<47>los, je ne veux faire le comte de Grammont.47-a Vous êtes dans une situation brillante, en passe de voir votre fortune changée de tout en tout, et nullement pressé; et sans avoir vu la personne, voilà des résolutions désespérées, des projets chimériques, impraticables! Pour moi, Dieu m'a donné assez de jugement pour voir les suites de tout cela, qui seront funestes à V. A. R. et à tous ceux qui lui conseilleront en honnêtes gens. Ce n'est pas mon Beruf; ce que j'en ai fait, cela a été par surabondance et par bonne intention. Mais je ne suis pas obligé à me perdre, et ma pauvre famille, pour l'amour de V. A. R., qui n'est pas mon maître, et lequel je vois qu'il court à sa perte. Je crains trop Dieu pour m'attacher à un prince qui se veut tuer quand il n'en a aucune raison. Que fera-t-il donc, si le bon Dieu l'afflige par des malheurs réels et sensibles? Enfin, monseigneur, vous pouvez avoir tout l'esprit du monde; mais vous ne raisonnez pas en homme de bien et en chrétien, et hors de cela, point de salut.

Je ne dirai autre chose à V. A. R. que de se tranquilliser; le Duc et la Duchesse ont l'âme trop bien placée pour vous forcer à la princesse, que je n'ai pas dépeinte telle qu'elle est, parce que quand on dit : Ah! voilà une beauté, on y trouve mille défauts. Cette princesse, dis-je, ne sait pas un mot de son sort; je crois aussi qu'elle s'en ira comme elle est venue, sans chagrin. C'est à V. A. R. à démêler l'affaire avec le Roi son père, à qui elle a écrit une lettre si positive, dont je suis tombé des nues. Je plains de tout mon cœur la Reine, et pour moi, elle me permettra que je prenne très-respectueusement congé d'elle. Je la servirai avec mon sang dans tout ce qui sera conforme au service du maître et pour le véritable intérêt de V. A. R. Mais de me fourrer entre père et fils qui ont des inclinations si oppo<48>sées, je vois que c'est une entreprise qui cassera le cou à l'homme le plus prévoyant, et je me souviendrai toujours de ce que le Roi m'a dit à Wusterhausen, quand elle était dans le château de Cüstrin, et que je voulais prendre son parti : Nein, Grumbkow, denket an diese Stelle, Gott gebe, dass ich nicht wahr rede, aber mein Sohn stirbt nicht eines natürlichen Todes, und Gott gebe, dass er nicht unter Henkers Hände komme! J'ai frémi à ces paroles, et le Roi me les répéta deux fois, et cela est vrai, ou je ne veux jamais voir la face de Dieu, ni avoir part aux mérites de Notre-Seigneur.

Je comprends qu'après tout ce que j'écris, je perdrai les bonnes grâces de V. A. R.; mais j'y suis tout préparé. Elle me permettra que je me retire entièrement de ses affaires; je lui souhaite mille bénédictions, et je répandrais jusqu'à la dernière goutte de mon sang, si je pouvais empêcher le malheur que je prévois. Mais Salomon dit : Ein verständiger Mann siehet das Unglück und verbirget sich, aber ein Narr geht blindlings durch.48-a Et je crois qu'après avoir passé cinquante-trois ans, le rôle du dernier ne me conviendrait pas. Le duc de Lorraine sera ici samedi à midi, mardi au soir à Berlin, où il y aura grand bal jusqu'au matin. Je crois que le Roi fera venir V. A. R. vers ce temps-là, et je lui souhaite beaucoup de foi et un esprit rassis, beaucoup de jugement, point de prévention, et de prier Dieu qu'il la conduise par son esprit, sans quoi elle fera la triste expérience que tout notre savoir nous mène à notre perte; il faut que nous soyons conduits par la crainte de Dieu. Ce sont les sentiments dans lesquels je mourrai, étant très-respectueusement et sincèrement, etc.

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6. M. DE GRUMBKOW A M. DE WOLDEN.

Potsdam, 22 février 1732.

J'espère que vous aurez vu celle que je me suis donné l'honneur d'écrire au Prince royal ce matin, et j'avoue que je suis fort surpris du contenu de la vôtre, du 19, qui accompagne celle du Prince royal, du 19. Je vous avoue que je vous croyais de mes amis; mais le style dont elle est conçue me paraît fort contradictoire. Comment, monsieur! le Prince royal écrit hier une lettre au Roi,49-a où il se soumet en tout au Roi, et que, quand même la princesse n'était pas belle, il ferait tout ce qui plairait au Roi; et vous avez la bonté de me dire que je trouverais les raisons du Prince royal valables et raisonnables, et que je dois employer tout mon crédit pour parer ce coup, c'est-à-dire rompre en visière au Roi, passer dans son esprit pour un intrigant et un traître, et donner un démenti à la propre lettre du Prince royal, que le Roi garde soigneusement! C'est à un homme aussi délié que M. de Wolden que je laisserai cette commission, et je n'ai pas assez d'esprit pour me faire couper la tête de bonne grâce et me faire rouer de sang-froid. Je laisse cet héroïsme à vous autres, et prends très-humblement congé du couvent. Je crois que votre estafette a eu son effet, car le Roi a été fort pensif aujourd'hui; et j'espère que vous ferez si bien, que nous verrons renaître les vieilles scènes. Si je n'ai pas loué la princesse de Bevern, c'était afin que le Prince royal la trouvât plus jolie; et je réponds de ma vie que si le Prince voyait la princesse d'Eisenach, belle comme on me l'a dépeinte, c'est-à-dire orgueilleuse et nullement d'esprit, qu'il préférerait cette jeune personne, qui se fera de jour en jour. Mais ce ne sont pas mes affaires. La matière devient trop délicate, et je veux absolument me retirer de<50> tout cela; je vois une malédiction déclarée sur la maison, dont les effets ne peuvent manquer, et je veux me tenir à mon directoire, et les autres n'ont qu'à démêler la fusée, car ce dernier coup m'ouvre les yeux. On écrit une lettre positive au Roi, et puis un autre doit se mettre à la brèche et risquer vie et honneur, pour ne rien effectuer que de jeter celui qui veut bien avoir la bonté de l'employer dans le dernier des malheurs. Que S.A. R. épouse madame d'Eisenach ou la Vénus la plus parfaite, tout cela m'est la même chose. Je vous supplie pour toute grâce d'oublier que nous nous soyons jamais écrit, et de disposer S. A. R. de m'oublier totalement; je n'aurai pas moins de zèle ni de ferveur pour les intérêts de la maison, et tant que mon maître vivra, je le servirai avec le dernier zèle et avec fidélité, fussé-je persuadé qu'il mourrait dans huit jours d'ici. Je ne suis pas fait pour souffler froid et chaud, et je vous prie d'être persuadé que je suis, etc.

Dans le moment on me fait dire que le Roi a mal passé la nuit, et qu'il a mal à son pied gauche. Comme apparemment vous viendrez bientôt à Berlin, je crois qu'il sera superflu de répondre à cette lettre; et le moins qu'on se pourra voir à Berlin sera le mieux, car je ne veux absolument pas me mettre entre père et fils. Je me suis assez exposé; il est temps de songer à sa propre conservation, ce qui est dans l'ordre, permis devant Dieu et les hommes, d'autant plus que je ne suis pas appelé à cela; et je ne me repens que trop de ce que mon bon cœur et mes bonnes intentions m'ont exposé de perdre les bonnes grâces d'un prince qui aura du bon, si le bon Dieu le fixe et lui donne plus d'années et encore quelques malheurs, car je crois qu'il en abusera moins que de trop de bonne fortune. Grand Dieu! quand je songe qu'un homme parle de se donner un coup de pistolet, sans avoir vu ni examiné un sujet dont les suites sont si éloignées; quand je songe qu'il écrit une lettre positive à son père, et qu'à moi il parle d'extrémités épouvantables, sans m'alléguer un seul expédient, com<51>ment avec honneur s'employer pour lui, ou lui être utile? Non, cela me surpasse sans rabat, et Dieu me fera la grâce de n'y plus me fourrer. Ut in litteris.

7. FRÉDÉRIC A M. DE GRUMBKOW.

Cüstrin, 22 (février 1732).



Monseigneur

J'ai été bien fâché de voir que vous interprétez fort mal la confiance que j'ai eue en vous, et que, sans entendre les gens, vous les condamnez d'abord si vite. C'est un signe que vous vous défiez toujours de moi, et que jamais vous n'avez eu confiance en ma personne. Qu'ai-je donc dit qui mérite que l'on se récrie si fortement, et que l'on veuille rompre toute amitié? Que je ne me laisserai jamais forcer à épouser une princesse pour laquelle j'ai une aversion. Voilà ce que je dis encore à présent, monsieur; mais ai-je dit que si la personne me plaisait, que j'y répugnerais? Pourquoi me faire un portrait si horrible, la dépeindre si sotte, si mal bâtie? Je ne me serais jamais déterminé sans cela, et c'est la faute des gens qui me font de tels portraits, et je ne sais point d'avoir promis au Roi d'une manière positive de prendre la princesse. Je lui ai dit que je lui garderais toujours l'humble obéissance que je lui devais, mais que je le priais de voir la princesse. Est-ce s'engager, monsieur? J'aurais tout aussi bien démêlé moi-même cette fusée avec le Roi, quoique je ne l'aie pas embrouillée. Mais Dieu le pardonne à ceux-là, car ils auront tout le mal qui en peut parvenir sur leur conscience. Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous dire. Si vous parlez au petit Schulenbourg, il vous en dira davantage. Je suis bien lâché que vous ne me vouliez plus assister de vos conseils; mais ce qui me console, c'est que je ne vous ai pas offensé, et<52> que je n'ai rien à me reprocher. Je n'en serai pourtant pas moins avec beaucoup d'estime,



Monseigneur le général.

Votre parfait ami et serviteur,
Frideric.

P. S. Je ne fais point de différence entre les intérêts du Roi et les miens, et tant que je ne sais pas les raisons du Roi dans ce mariage, de moi-même je n'y puis trouver aucune nécessité. Peut-être que je changerai d'avis quand j'entendrai pourquoi.

8. AU MÊME.

Nauen, 25 avril 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je vous envoie une grande pancarte qu'un certain gentilhomme Plötz m'a envoyée. Je ne sais, ma foi, ce que c'est; je vous prie de la présenter et de m'en débarrasser. Je vais demain à Potsdam pour voir l'exercice, et nous le faisons ici comme il faut. Neue Besen kehren gut; il faut bien illustrer mon nouveau caractère,52-a et faire voir que je suis ein tüchtiger Officier. Que je sois ce que l'on voudra, vous pouvez toujours compter, monsieur, que je serai véritablement de vos amis, et que, quand l'occasion s'en présentera, je me ferai toujours un plaisir bien sensible de vous témoigner ma reconnaissance et la parfaite estime, mon cher général, que j'aurai toute ma vie pour vous. Adieu.

Frederic.

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9. AU MÊME.

Nauen, 7 mai 1732.



Mon très-cher général,

N'ayant pas eu d'occasion sûre à vous écrire jusqu'à présent, j'ai différé, monsieur, de le faire jusqu'à présent. Je vous rends mille grâces de m'avoir bien voulu informer de tout ce qui se passe. En vérité, ce sont des choses fort désagréables, et que je souhaiterais fort qui n'arrivassent pas, que ces alliances qu'on veut tramer contre nous. Pourvu seulement que l'Empereur ne nous abandonne pas, il faut espérer qu'il n'y aura rien à craindre; Dieu ne permettra pas que l'on veuille attenter quelque chose de sinistre contre la maison, et en ce cas, je suis persuadé qu'il secondera la valeur de quatre-vingt mille hommes bien résolus de laisser leur vie pour le service de leur maître. En attendant ces entrefaites, je me trémousse ici d'importance pour faire parvenir l'exercice de mon régiment à sa maturité requise, et j'espère d'y réussir. J'ai trinqué il y a quelques jours à votre chère santé, monsieur, et je n'attends que la nouvelle du Horst, que mon veau que je fais engraisser le soit, pour vous l'envoyer. Vous voyez que j'accorde Mars et le ménage, et que, malgré les fatigues militaires, je ne cesse ni ne cesserai jamais de vous marquer comme je suis bien sincèrement, avec toute l'estime imaginable, mon très-cher général, etc

Je vous prie, mandez-moi le nom de votre secrétaire, que je lui puisse adresser mes lettres.

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10. AU MÊME.

Nauen, 10 mai 1732.



Mon très-cher général,

Vous verrez par celle-ci que je suis exact à suivre vos avis, et que le Schulz de Tremmen va être à présent le premier ressort de notre correspondance. Je vous renvoie toutes les pièces que vous avez eu la bonté de me communiquer, hormis Charles XII, qui m'attache infiniment; les particularités, jusqu'à cette heure ignorées, qu'il rapporte, la grandeur des actions de ce prince, la bizarrerie de sa fortune, jointes au style vif, brillant et fleuri de l'auteur, rendent ce livre intéressant au suprême degré. Pour ce qui regarde la lettre de Hambourg, j'avoue que cet homme54-a sert bien son maître et avec toute la vigilance imaginable, ce qui prouve que la plus grande qualité d'un prince est de bien choisir son monde et d'employer chacun selon son caractère naturel, en le plaçant dans un poste convenable. Alors les maîtres sont bien servis, et les serviteurs en passe de le faire. L'affaire de la succession est une chose fort intéressante, et qui fera totalement changer de face nos affaires, selon sa réussite. Je sais bien que ce ne sera pas moi qui, par l'excès de mes levées, ferai du tort à cette négociation, pourvu qu'aucun autre ne le fasse. Je vous envoie ci-joint un fragment de ma correspondance avec l'illustrissime sieur Crochet; vous verrez par là, monsieur, que nous filons doux ensemble, et que nous sommes sur un grand pied. Je suis fâché d'avoir brûlé une de ses lettres où il m'assurait que dans l'antichambre il voulait parler de moi, et que mon nom avait été nommé au lever du Roi. Ce n'est certainement pas mon ambition de choisir cet illustre mortel pour publier ma renommée; au contraire, je la croirais souillée en sa bouche, et prostituée par sa publication. C'est bien assez parlé d'un objet si méprisable, et je crois que la plus grande grâce qu'on peut lui faire,<55> c'est de ne point parler du tout de lui. J'emploierai plutôt le temps et le papier qui me reste à vous assurer, mon très-cher ami, que je ne cesserai jamais d'être avec une estime infinie, etc.

11. AU MÊME.

Ruppin, 27 août 1732.



Monsieur mon très-cher général,

Vous savez sans doute la raison pour laquelle j'ai tardé à vous répondre, mon cher général, sans que je vous la répète. J'ai trouvé le Roi fort bien, et il a été fort gracieux envers moi, hormis le samedi, où je crois qu'il souscrivait l'ordre de la détention du pauvre Duhan, comme j'entrais dans sa chambre. Je crois qu'il me soupçonne de m'être intéressé pour lui, et il me dit qu'il ne se fiait point à moi, et qu'il croyait toujours qu'il y avait anguille sous roche, et que j'étais faux, tant que je paraîtrais avoir quelque amitié pour les malheureux qui furent jadis auprès de moi, et que l'Empereur lui avait parlé sur mon sujet, et lui avait demandé de quel caractère j'étais, qu'il y avait répondu qu'il ne se fiait pas à moi, mais que bien je serais un grand faquin ou un bon sujet.

Ego. Je suis fort surpris que Votre Majesté n'ait pas plus de confiance en moi, et qu'après que je lui sacrifie tant pour lui témoigner ma soumission, qu'elle ne soit pas persuadée de ma fidélité. - Or, dit-il, pour votre mariage, etc.; et je remarquai qu'il me soupçonnait d'indifférence ou de mépris sur ce sujet. Pour l'indifférence, c'est fort naturel de l'avoir pour une personne que l'on ne connaît que de vue; mais pour du mépris, je n'en ai pour personne au monde. Enfin, il me souhaite de bien prier Dieu pour déraciner tout ce que je pouvais avoir de pervers dans mon cœur, et ainsi finit la conversation; après<56> quoi il me dit que mes noces se feront le printemps prochain. Je m'en remets à ma destinée, qui gouvernera le tout comme bon lui semblera.

Pour la nouvelle que vous me marquez de Wreech, elle est authentiquement fausse, et je crois que j'en sais toutes les circonstances; mais il suffit que je vous dise que le tout vient de la médisance d'une certaine femme et d'un certain cavalier, mais le tout est faux. J'espère, mon cher général, d'avoir le plaisir de vous revoir bientôt en personne, et de vous remercier de toutes les attentions que vous me témoignez, vous assurant que je ne serai pas ingrat, étant avec toute l'estime imaginable, etc.

12. DE M. DE GRUMBKOW.

J'ai mené une vie si déréglée depuis quelques jours, que je n'ai pas été en état de répondre sur-le-champ à celle que V. A. R. m'a fait l'honneur de m'écrire du 27, du charmant séjour de Trézène. J'y ai vu le détail de la conversation avec le Roi, et il ne m'a pas plu, puisqu'il semble qu'il y reste toujours quelque levain que je souhaiterais bien voir totalement éteint; et je ne le comprends pas que le Roi puisse trouver mauvais qu'on s'intéresse pour des malheureux, principalement quand ils ne le sont pas par leur faute, et qu'il n'y a rien de criminel dans leurs actions. Aussi suis-je très-impatient de savoir si le Roi a signé l'ordre de relâcher Duhan; sans cela on reviendra à la charge, et je serais très-mortifié qu'on ne secondât pas les bonnes intentions que le duc et la duchesse de Brunswic ont pour lui par égard et tendresse pour V. A. R. Par rapport au reste de la conversation, V. A. R. a répondu très-sensément, et il faut bien que le Roi en<57> soit fort content, puisqu'il a conté qu'il était charmé de V. A. R., de ce que, lui ayant proposé un autre mariage dont on parle tant, elle lui a répondu qu'elle ne manquerait pas à sa parole, et qu'elle prendrait la communion là-dessus, enfin que V. A. R. s'était expliquée avec des sentiments si filials envers lui, qu'il mourrait content. Je ne puis concilier cela avec l'aigreur qu'il y a dans la conversation contenue dans celle de V. A. R.; du reste, V. A. R. a répondu en homme de droit, en disant que l'on ne pouvait aimer ce qu'on ne connaît pas à fond, et que pour le mépris, on ne le doit avoir que pour des personnes qui le méritent, cas dans lequel la princesse n'est pas. Pour l'amour, on ne se le donne, ni cela veut être forcé; tout ce que je souhaite à la future épouse de V. A. R., c'est une humeur douce, et de ne porter jamais sur elle de microscope par rapport à de certaines manières de son futur époux, beaucoup de patience, point de gêne, et aucune jalousie. Si j'étais son aga, voilà ce que je lui imprimerais bien fortement. J'envoie à V. A. R., sous le secret de la plus inviolable fidélité, une lettre que je reçois de ma fille, à laquelle j'ai ordonné de me mander ce qu'elle observait à la foire de Brunswic, et je crois qu'on ne se peut expliquer ni plus naïvement ni plus naturellement. Mais comme les matières sont délicates, je la supplie de me renvoyer cette lettre, puisqu'elle ne voudrait pas rendre malheureuse une personne qui écrit à son père, et pas par communication du Prince royal.

LA FILLE DE M. DE GRUMBKOW A SON PÈRE.

Quedlinbourg, 29 août 1732.

Pour m'acquitter de mon devoir et en même temps pour exécuter ses ordres, j'ai l'honneur de lui mander que j'ai trouvé la princesse<58> promise fort changée à son avantage depuis deux ans que je ne l'ai vue. Il est vrai que, quand elle est devant madame sa mère, elle n'ouvre pas la bouche, et rougit toutes les fois qu'on lui parle, ce qui vient de ce qu'elle est tenue fort rigidement et n'a aucune liberté, pas même de recevoir les dames dans sa chambre, qui veulent lui faire la cour; il faut que cela soit en présence de la Duchesse. Pour moi, qui ai eu l'honneur de parler avec elle aux redoutes, où elle était seule et pas gênée, je puis assurer papa qu'elle ne manque ni d'esprit ni de jugement, et qu'elle raisonne sur tout très-joliment, et est compatissante, paraissant avoir un très-bon naturel. Elle aime fort à se divertir, et on a trouvé qu'elle dansait bien; pour très-bon air, je ne puis pas dire qu'elle l'a, et elle se laisse fort aller. Je crois que si elle avait quelqu'un qui le lui dise, que cela se changerait bientôt, car personne n'y prend garde. Au reste, Berlin lui plaît beaucoup, et elle souhaiterait fort d'y retourner, car, selon qu'il paraît, elle désire le jour de ses fiançailles. La duchesse de Bevern a été très-mal, et ne se porte pas encore bien. Elle m'a fait la confidence qu'elle était attaquée de la gravelle, et qu'elle avait déjà rendu une pierre. Pour la duchesse régnante, elle se porte parfaitement bien, mais elle devient de jour en jour plus despotique; je crains que ce ne soit de courte durée, car le duc régnant devient fort vieux, et a une très-méchante toux qu'on craint beaucoup qu'elle ne lui joue un mauvais tour. Pour lui, il est fort aimé, et l'on s'étonne fort de sa patience. Ils nous ont tous comblés de leurs grâces par mille honnêtetés et distinctions.

<59>

13. FRÉDÉRIC A M. DE GRUMBKOW.

Ruppin, 3 septembre 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je vous renvoie, monsieur, l'incluse de la vôtre, que j'ai lue avec bien du plaisir et de l'attention. Le baron Gotter, qui a été ici ces jours passés, m'a entretenu de vos bacchanales, et il en a fait une description si naïve, que je pensais de me griser de la seule idée qu'il m'en donna; il me dit de même l'accueil de M. de Bülow, qui me fit extrêmement rire, et je crois qu'il aura été entièrement embarrassé de sa personne. Nous voilà donc à présent à la veille de voir le dénoûment de la grande affaire qui depuis si longtemps tient l'Europe en suspens pour en voir l'issue. L'Électeur palatin doit être à l'agonie; nos ordres sont arrivés, et l'on n'attend que le moment de sa mort pour nous envoyer l'ultimatum. Je serais charmé de voir agir la belle armée du Roi, et de pouvoir apprendre le métier de la guerre à l'abri de ses armes victorieuses. Que de bonheur ne se pourra-t-on promettre, ayant une juste cause, et se voyant animé par le désir de la gloire! Je me transporte déjà par avance dans les plaines de Juliers et de Berg; il me semble de voir prosternés ces nouveaux sujets aux pieds de leur nouveau maître, et nous ne nous servant de nos armes que pour imprimer la terreur et la crainte dans le cœur de nos lâches envieux. Je me prépare à présent pour être en état d'exécuter avec toute la justesse imaginable les ordres que j'ai reçus; je veux tendre mes tentes demain, et faire le reste des autres préparatifs nécessaires. Vous ne croirez pas, monsieur, dans quelle émotion se trouve notre petite ville; chacun court comme un perdu, les soldats prennent déjà congé de leurs hôtes, les officiers de leurs maîtresses, les vivandiers de leurs familles; enfin, à nous voir agir, vous diriez que nous allons partir demain, quoique nos ordres ne soient encore qu'assez vagues. Voilà ce qu'est l'homme, un animal qui aime les changements, et qui se<60> repaît de la première idée et du premier améliorissement de condition qu'on lui propose; ce serait un trop vaste champ à faire mille réflexions qui s'offrent naturellement à la vue de chacun.

Natzmer n'a pas pensé de venir ici; mais ce qui a donné lieu à ce faux bruit, c'est qu'il a envoyé son laquais par grande amitié, ayant appris par une autre fausse nouvelle qu'une grenade, en crevant, m'avait cassé la main, et que j'étais à l'agonie, ayant une terrible fièvre continue; l'on a pris le valet pour le maître, et ce quiproquo a causé ce faux bruit. Si je voulais croire toutes les nouvelles que l'on nous écrit de Berlin, j'aurais bien à faire, car la dernière que l'on me mande est que vous êtes dangereusement malade, monsieur, et que la tour de Saint-Pierre, faute de bon fondement, s'était écroulée. J'en reçois tous les jours de cette nature; mais fait à de telles nouvelles, je les entends, et les oublie sitôt que je les ai ouïes : je voudrais que l'on en fît autant. Je crois que l'ordre touchant la détention du pauvre Duhan sera signé, et j'en juge par là que le Roi m'a défendu de lui parler, si je le voyais à Brunswic. Je crains fort, monsieur, de vous ennuyer, ne vous entretenant que des choses qui me regardent uniquement; je vous en demande bien pardon, vous priant de le prendre pour une marque de la confiance que j'ai en vous, étant très-sincèrement et avec bien de l'estime, etc

Je vous prie de faire bien mon compliment au comte Seckendorff.

14. AU MÊME.

Ruppin, 4 septembre 1732.



Mon très-cher général,

Je viens de recevoir une lettre du Roi ce matin, qui a failli de me faire tomber de mon haut. C'est encore sur l'agréable sujet de ma<61> Dulcinée qu'elle roule. L'on veut me rendre amoureux, monsieur, à coups de bâton; mais par malheur, n'ayant pas le naturel des ânes, je crains fort qu'on ne pourra pas y réussir. Le Roi s'exprime en ces termes : Ayant appris que vous n'écriviez pas avec assez d'empressement à votre princesse, je veux que vous me mandiez la raison, et que vous lui écriviez plus souvent, etc. Je lui ai répondu qu'il y avait quinze jours qu'elle ne m'avait pas écrit, et qu'il y en avait huit que j'avais écrit ma dernière lettre : que je ne savais aucune raison à lui alléguer; mais la véritable est que je manque de matière, et que je ne sais souvent de quoi remplir ma page. Mon Dieu, je voudrais que l'on se ressouvînt un peu que l'on m'a proposé ce mariage nolens volens, et que la liberté en était le prix. Mais je crois que la grosse tripière, madame la digne duchesse, me joue ce tour-là, crovant de me ranger de bonne heure sous l'obéissance de sa fontange altière, laquelle je souhaite du fond de mon cœur que le diable foudroie. Je n'espère pas que le Roi se mêlera de mes affaires dès que je serai marié, ou bien je crains fort que les affaires n'aillent fort mal, et madame la princesse en pourra pâtir. Le mariage rend majeur, et dès que je le suis, je suis le souverain dans ma maison, et ma femme n'y a rien à ordonner; car point de femme dans le gouvernement de rien au monde! Je crois qu'un homme qui se laisse gouverner par des femmes est le plus grand coïon du monde, et indigne de porter le digne nom d'homme. C'est pourquoi, si je me marie en galant homme, c'est-à-dire laissant agir madame comme bon lui semble, et faisant de mon côté ce qui me plaît, et vive la liberté!

Vous voyez, mon cher général, que j'ai le cœur un peu gros et la tête chaude; mais je ne saurais me contraindre, et je vous dis mes sentiments comme je les pense devant Dieu. Vous m'avouerez pourtant que la force est une voie bien opposée à l'amour, et que jamais l'amour ne se laisse forcer. J'aime le sexe, mais je l'aime d'un amour bien volage; je n'en veux que la jouissance, et après, je le méprise.<62> Ainsi jugez si je suis du bois dont on fait les bons maris. J'enrage de le devenir, mais je fais de nécessité vertu. Je tiendrai ma parole, je me marierai; mais après, voilà qui est fait, et bonjour, madame, et bon chemin. Je vous demande bien pardon, mon cher général, de vous incommoder de ces sortes de nouvelles, qui ne sont point agréables, ni pour ceux qui les reçoivent, ni pour ceux qui les apprennent. Toujours vous comprendrez que cette manière d'agir ne fait que du mauvais sang, et que plus que l'on s'imagine de contrainte, plus que l'on prend d'aversion pour la chose vers laquelle l'on vous contraint. Enfin, je finis de vous ennuyer, mon cher général, vous priant d'être bien persuadé que je suis bien sincèrement et cordialement, etc.

15. AU MÊME.

Ruppin, 11 septembre 1732.



Mon très-cher général,

Vous m'avez fait une peur terrible, mon cher général, en m'envoyant les Ca....., et je serais resté dans un silence éternel, si la lettre que je viens de recevoir ne m'avait rassuré. Nous sommes ici dans une paix profonde, et je souhaiterais de n'être toute ma vie ni plus heureux, ni moins; je me contenterais volontiers de mon sort, pourvu que la paix l'accompagne, et que je puisse jouir de ma vie en tranquillité et sans inquiétude. Que je n'estimerais pas les sottises dans lesquelles le inonde fait consister sa vanité! et quel tort n'a-t-on pas de ne se point contenter d'un juste milieu qui est, à mon avis, l'état le plus heureux! Car le trop de grandeur est à charge et fatigue infiniment, et l'indigence rabaisse trop une certaine noblesse qui se trouve ordinairement pour base de nos caractères. Mais je m'estime heureux<63> dans la situation où le ciel m'a bien voulu mettre; je trouve que j'ai plus que je ne mérite, et je fais consister mon plus grand bonheur dans la connaissance que j'en ai. Néanmoins, je n'oublie pas mes bons amis qui contribuent à m'assurer ma sécurité, et je vous prie par conséquent de faire bien mes assurances d'amitié au comte de Seckendorff; tout errant qu'il est, je suis fortement persuadé qu'il n'oublie pas ses amis. J'espère que s'il va en Danemark, entre ci et Hambourg, il me fera le plaisir de vouloir bien prendre un repas chez moi : tout ce que j'ai de délicieux sera servi en abondance, et je n'épargnerai ni perdrix ni chevreuil, et le Champagne rouge coulera; enfin je ferai tous mes efforts pour bien recevoir un bon ami, et le meilleur plat que je lui pourrai présenter sera la bonne volonté de l'hôte. Je suis persuadé qu'il s'en contentera, et j'espère qu'il en sera persuadé.

Je ne bouge quasi pas de chez moi; je me divertis avec les morts, et ma conversation muette m'est plus utile que toute celle que je puis avoir avec les vivants. Ensuite je me récrée par la musique, et tantôt j'ai recours à la douce lyre dont Apollon daigne m'inspirer; mais plus discret en ma verve, je retiens le tout devers moi, et j'offre les productions d'Apollon à Vulcain, qui les résout. Telle est ma vie, et les occupations qui me la diversifient. Je souhaite, en attendant, du fond de mon cœur que vous passiez votre temps agréablement, et que vous soyez persuadé, monsieur, que je serai toujours avec une estime parfaite, etc

Dans ce moment je reçois l'incluse, que je vous envoie, vous priant de me conseiller ce que j'ai à faire.

<64>

16. AU MÊME.

Ruppin, 23 septembre 1732.



Mon très-cher général,

Votre lettre n'a pas manqué de me faire le plaisir que me font ordinairement toutes celles qui viennent de votre part; mais je vous avoue, mon cher général, que ce qui regarde votre raisonnement touchant l'entrevue de Rühstädt (quoique tout ce que vous dites se trouve fort juste) ne m'a pas plu infiniment, car j'aime beaucoup à faire tout ce qui me peut réjouir; et comme j'aurais été bien aise de vous revoir et de profiter de votre agréable compagnie, cela m'a fait beaucoup de peine d'être obligé d'en rester là, quoique je ne désespère pas entièrement de vous revoir un jour.

Le comte de Seckendorff a passé ces jours par ici. Je l'ai régalé de mon mieux, et j'ai fait tout ce que j'ai pu pour lui donner le goût à repasser ici à son retour. Messieurs nos aigrefins ont dit mille sottises qui l'ont bien fait rire. Pour moi, qui suis fait à cela, je ne m'en émeus non plus que de voir tous les jours monter et descendre la garde. Il m'a dit que la cour était fort solitaire, et qu'il y aurait certainement une indigence de flux de bouche et une grande profusion de vin. Je ne sais aucun meilleur remède à ceci que de faire revenir le gros comte de la Barbarie prussienne, où il s'est confiné.

Nous avons eu ici, il y a quelques jours, une bande de comédiens qui nous ont donné le plus superbe spectacle que l'on ait vu depuis mémoire d'homme dans notre ville. Imaginez-vous donc, monsieur, que mardi passé, comme le 16 de ce mois, nous fûmes à la maison de ville, où se présenta pour le premier aspect un théâtre de magnifique structure. L'amphithéâtre était composé de quelques poutres entassées par un heureux hasard les unes sur les autres, et qui, selon toutes les apparences, attendaient le moment que la pourriture et les<65> vers dussent les faire changer de place. Un paravent de cinq feuillets était placé vis-à-vis de l'amphithéâtre, qui, par une grande balafre qu'il avait dans un de ses flancs, faisait entrevoir une bougie de suif dont la faible lumière suffisait à peine pour éclairer six racleurs de boyau qui se donnaient tous six au diable pour jouer un fort mauvais concert dont ils ne pouvaient venir à bout. Ils eurent le temps de travailler à leur aise et d'écorcher les oreilles de leurs malheureux auditeurs. Après avoir exercé notre patience plus d'une grosse heure, l'on vit, environ vers les huit heures, au bout de la salle, une lumière dont la clarté éveilla l'espérance quasi entièrement éteinte des spectateurs. Chacun se promettait merveille, et se formait dans sa cervelle une idée merveilleuse de ce qui allait arriver, lorsque, à notre grand étonnement, entre deux lampes allumées l'on vit paraître (non comme le soleil) une servante dont la crasseuse description salirait sans doute le papier. Après avoir placé ces deux lampes aux deux côtés du soi-disant théâtre, la dame s'en alla, en nous annonçant que la scène allait s'ouvrir. Le maître de la bande, charlatan, vrai vendeur de mithridate, parut le premier, vêtu d'un habit qui avait été neuf au commencement du dernier siècle. Sa perruque, à force d'avoir servi à ombrager mainte tête, avait tant été bonne, qu'elle ne valait plus rien. Néanmoins, elle couvrait tant qu'elle pouvait le peu de cervelle de notre acteur, et le reste de ses lambeaux fugitifs pendait négligemment sur ses épaules. Une longue rapière de six pieds deux pouces traçait, quand il se tournait, à l'entour de lui un cercle aussi juste que si un compas l'avait fait. L'ajustement de ses pieds répondait parfaitement au reste, et tout ce que l'on trouvait de plus rare en lui était une paire de gants blancs qui paraissaient tout neufs. Après avoir déclamé d'un ton de crocheteur un très-mauvais rôle, parut sur la scène son épouse, qui avait la moitié du visage éclipsée par un assassin dont la grandeur gigantesque lui couvrait la<66> joue, un peu de la gorge, la moitié de l'œil gauche, et le front. Sa tête, plus hideuse que celle de Méduse, était couverte d'un chiffon ramassé dans les halles, et sa gorge, qu'elle prenait soin d'étaler le plus qu'elle pouvait, se trouvait entourée d'un beau collier de fausses pierres. Le sac dont elle était vêtue se trouvait tendu par le panier, qui, étant plus large que l'habit, lui faisait faire mille grimaces. Le tout de l'ajustement était relevé par un terrible postillon d'amour couleur de chair. Après la description de son ajustement, je crois, monsieur, que vous aurez une juste idée de l'actrice. Sa voix ne démentait pas non plus sa figure, car, d'un ton glapissant, aigre-doux, elle fit, en reniflant, une déclaration d'amour dont je me suis marqué tous les termes pour m'en servir à temps. Elle était justement à dégorger son rôle, lorsque le diable, qui s'en mêla, fil un changement de scène; car, tout d'un coup, il se fit une terrible rumeur, et tous les auditeurs se virent sens dessus dessous. Les poutres sur lesquelles ils étaient, placées en forme de banc, n'étant pas trop bien assurées, se mirent à rouler. Ceux qui étaient dessus tombèrent par conséquent, et, tombant avec les planches sur ceux qui étaient postés devant, entraînèrent ceux-ci avec leur chute. Se trouvant donc pressés les uns sur les autres, la plupart dans une situation très-incommode, ils criaient comme des enragés au secours. C'était alors un plaisir de voir de quelle façon cela a été ajusté; un homme, une chaise, une fille, une poutre, un soldat, un garçon, enfin tout était confondu comme dans une résurrection. Après que l'on se fut donné bien de la peine, nous nous tirâmes chacun l'un après l'autre de ce fracas. Que de jurements en dieu ne se firent pas alors! et qu'il faisait beau voir comme chacun de ces malheureux pestait contre l'opérateur! Chacun, de dépit, s'en alla chez lui laver son museau ensanglanté d'eau fraîche. Pour moi, je pris le même parti, donnant l'opérateur, sa femme et toute la troupe au diable, et jurant de bonne foi de ne jamais remettre le pied en telles comédies. Ne voulant pas m'être<67> ennuyé tout seul, je prétends m'en dédommager par ce récit, et je vous prie, monsieur, de me le passer malgré sa longueur, vous assurant que je suis du reste avec beaucoup de cordialité et d'estime, etc.

Frederic.

17. AU MÊME.

Ruppin, 25 septembre 1732.

Je crois que c'est pour me faire encore plus regretter votre compagnie que vous me faites l'agréable description de la vie champêtre que vous menez à Rühstädt. Vous convenez avec moi qu'on jouit à la campagne d'un repos que l'on ignore à la cour. C'est ce qui me fait trouver tant de charmes à ma solitude, et ce qui me fait goûter le genre de vie des petites villes, où les soins et les inquiétudes sont bannies de l'esprit. Vous ne craignez jamais de venir trop tard; étant le maître, vous êtes au-dessus des compliments qui obligent souvent, par bienséance, de proférer des paroles que le cœur désavoue. Vous réglez les heures du jour selon qu'il vous plaît, vous ne voyez que ceux que vous voulez, et ce nombre de faux amis, inévitables aux cours, n'interrompt pas votre tranquillité, et vous laissez à Dieu et à notre monarque le soin de gouverner la machine de l'État. Déchargé du fardeau que donnent les soins des affaires, le sommeil vous devient paisible; des rêves fortunés vous font passer la nuit agréablement; le sommeil semant de ses pavots sur vos yeux, ils ne se rouvrent qu'après que le valet de chambre, à force de secousses, vous les fait rouvrir, et alors vous projetez de quel divertissement vous voulez jouir ce jour-là. Étant au-dessus de l'indigence, les soins du lendemain ne vous incommodent pas, et un repas frugal, accom<68>pagné de bon vin, vous attend toujours prêt, jusqu'à ce que l'appétit dicte l'heure où il doit être servi; alors, affamé par la saine et légère émotion qui avait précédé, tous les mets à la table semblent exquis, et meilleurs que si Stats les avait faits. La compagnie, quoique peu choisie, ne manque pas d'avoir ses agréments; la diversité d'humeur des conviés fournit une ample matière à philosopher. Les fades plaisanteries de l'un, le sot orgueil de l'autre, l'ignorant qui contrefait l'homme d'étude et de savoir, le hableur et tous ces gens, par le manque de savoir-vivre, découvrent leurs caractères infiniment plus que ceux qui, par l'usage de la cour et par une fine dissimulation, savent voiler leurs caractères. Enfin on se fait un plaisir de tout, et telle nymphe villageoise, embaumée d'odeur de gousset d'aisselle, plaira mieux que la comtesse D. . havec tous ses airs précieux. La liberté d'esprit se répandant aussi bientôt dans toutes vos manières, l'on devient plus aisé, et ayant le temps et la liberté de l'employer à ce qu'on juge à propos, l'on peut s'étudier, et en faisant des réflexions et en réfléchissant sur des événements que l'on voit arriver dans le monde, l'on revient bien de l'éblouissement que donne le vain éclat des grandeurs. Plus on est élevé, et plus on est esclave, tant des grands seigneurs que de l'État, des importuns, des affaires, et, plus que de tout, du qu'en dira-t-on.

Peut-être vous moquez-vous bien, monsieur, qu'à mon âge je fasse des réflexions qui paraissent si détachées du monde. Je l'aime néanmoins, et j'avoue que le tempérament vif que la nature m'a donné me porte avec impétuosité vers tous les plaisirs dont la jeunesse est folle; néanmoins, le malheur m'a appris à mitiger ces fougues, et quoique je sois bien loin d'être maître de moi-même, ni d'abjurer le monde comme font les quiétistes, néanmoins j'ai appris à raisonner juste, et j'espère qu'avec le temps je serai en état de suivre les préceptes que la raison me dicte. Vous me ferez, en attendant, toujours un vrai plaisir de me montrer le bon chemin, et vous verrez que je<69> ne serai pas ingrat, me sentant déjà avec une vive reconnaissance et une parfaite estime, etc.

Frederic.

Le proverbe dit qu'aucun Allemand n'écrit sans apostille; je ne démens donc pas non plus ma nation, et ayant oublié de parler de la lettre de R., je vous dirai que je la trouve excellente, d'autant plus que l'expédient est bon.

18. AU MÊME.

29 septembre 1732.



Mon très-cher ami,

Je vous écris pour me délasser des sottes lettres que j'ai été obligé d'écrire, vous comprenez bien où, et j'ai été fort surpris que mes compliments fassent plus d'effet sur les esprits que les autres, car pour un compliment que la civilité m'obligeait de faire, vous allez voir par l'incluse quelle foi l'on y ajoute. Je crois que c'est pour me faire accroire que je suis éloquent; j'avoue que ce n'était pas tout à fait mon dessein de l'être dans cette occasion; mais comme l'on se flatte volontiers de ce que l'on souhaite, M. le duc me fait des remercîments comme si j'étais l'homme du monde le plus épris des charmes de sa fille, il me fait son panégyrique pour ajouter à la haute estime que j'ai déjà d'elle, et il me fait les honneurs de son cœur, comme d'un cabaret. Tout ce que je viens de dire a fait tant d'effet sur moi, que, lui souhaitant le suprême bonheur, je fais des vœux du ibnd de mon cœur que l'empereur de Maroc devienne amoureux par réputation des beautés de cette princesse, et qu'il l'enlève et l'épouse. Impératrice de Maroc vaut de deux degrés une princesse royale de Prusse.<70> Voyez après cela si je ne suis pas chrétien, et si je ne souhaite pas tout le bien à des personnes qui me causent tous mes chagrins. J'avoue que je suis moi-même surpris de cet effort de générosité, et que je ne puis comprendre comme l'on peut être si bon.

A propos, monsieur, j'ai eu hier des huîtres fraîches, des buttes, des chapons gras, et j'ai fait un repas de Hambourg. J'ai pensé plus de vingt fois à vous, et j'avoue que j'ai eu une démangeaison extrême de vous avoir de la partie. Or, ceci ne sont point des compliments, et je vous dirai la clef à quoi vous pouvez connaître quand c'est vrai ou compliment : quand c'est vrai, alors ce que je dis paraît naturel, et est écrit sans contrainte; mais quand c'est cérémonie, alors je fais un grand galimatias de phébus et de compliments, selon les modèles ordinaires. Je sais que vous êtes un peu soupçonneux; c'est pourquoi je vous préviens, et je vous prie de croire que, quand je vous dis que je vous aime de tout mon cœur, que c'est bien sincèrement, avec bien de l'estime, étant votre parfait, constant et fidèle ami et serviteur,

Frederic.

19. AU MÊME.

Ruppin, 3 octobre 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je suis dans le plus grand embarras du monde, ayant reçu un ordre du Roi de faire le Pacht-Anschlag vom Amt Ruppin. A vous dire le vrai, je n'en sais pas assez pour faire cela tout seul. C'est pourquoi je vous prie de me tirer de cet embarras en m'envoyant un homme qui sait faire un Anschlag. Vous ne sauriez m'obliger davantage, car je suis dans de terribles peines; je vous prie donc de m'en tirer, et<71> cela, au plus vite. Je suis embarrassé autant que je puis, et je vous prie de m'aider; je dois faire plus, et si je sais comment, je veux être pendu. Je vous prie donc de me montrer en cette occasion si, comme vous avez déjà fait en tant d'autres, vous êtes mon ami; quoique je n'en doute point, ceci ajoutera infiniment aux obligations que je vous ai déjà, étant avec toute l'estime imaginable, etc.

Frederic.

20. AU MÊME.

Ruppin, 13 octobre 1732.



Mon très-cher ami,

J'ai reçu avec bien du plaisir les deux lettres que vous avez eu la bonté de m'écrire, et je vous assure que je me suis représenté le repas que vous avez donné au Roi, tout comme si j'y avais été. La scène de Nossig m'a beaucoup déplu, car les jeux de main finissent mal, pour l'ordinaire. Je serais fort surpris, si le Roi mettait Degenfeld à la tête des gendarmes, et, à vous dire la vérité, je doute beaucoup que cela se fasse. Pour ce qui regarde M. Hille, j'espère qu'il tâchera de se faire des amis en Prusse; c'est une chose essentiellement nécessaire à chacun, et principalement quand on est dans un pays étranger. Ce que vous me mandez, mon cher général, des nouvelles que l'on débite sur mon compte en Poméranie, je puis vous assurer que j'en suis fort en repos, car, quand on n'a rien à se reprocher, alors l'on peut aller le nez en l'air. Mais je suivrai pourtant votre conseil, et je dirai, sans faire semblant de rien, à Wolden que j'avais entendu que l'on débitait tant de nouvelles sur mon compte, et que jusqu'en Poméranie il y avait des personnes médisantes qui se mêlaient de raisonner sur mon chapitre, et que, si j'apprenais un jour<72> de qui cela pouvait venir, je tâcherais de m'en venger. Je vous débrouillerai toute l'affaire de l'Anschlag vont Amt Ruppin. J'ai écrit au Roi que, selon ses ordres, je ferai l'Anschlag; ensuite, lui faisant rapport de ce que j'avais déjà vu, je lui ai dit que je trouvais que tout avait été fait avec une grande accuratesse, et que je craignais fort que je ne pouvais pas faire beaucoup plus que le dernier Anschlag avait été. J'ai vu les Anschläge, car le bailli les a, et j'ai écrit au Roi dass ich nicht viel vom Vorigen würde ändern können. C'est pourquoi il a fait venir le General-Anschlag, afin que je ne le puisse pas copier mot à mot. Je suis tout hors d'affaire, car, entre nous soit dit, je trouverai un plus de cinquante ou soixante écus tous les ans, sans charger les paysans. Rohwedell m'aide à dire la vérité, car sans cela il n'y aurait pas moyen d'y suffire. J'espère avoir achevé le tout dans trois semaines. J'attends le Landmesser, qui doit arriver tous les jours, et je vous prie de me croire bien cordialement et sincèrement, etc

Puisque vous voulez, l'Excellence sera retranchée des couverts. Mais si c'en est trop, je vous prie de ne m'en pas imputer la faute, car personne ne sait plus mal titrer que moi. A peine tiens-je les noms des gens, et il me suffit de savoir qu'ils sont honnêtes gens; pour le reste, je donne comte, marquis, duc, cousin, Excellence, frère, etc., à tort et à travers, sans savoir si je fais bien, ou non.

21. AU MÊME.

Ruppin, 19 octobre 1732.

J'ai reçu la vôtre avec bien du plaisir, et je vous suis bien obligé du plaisir que vous me faites de m'écrire si souvent. Pour ce qui regarde l'affaire du bailliage, j'écris tout de main propre, et tout se fait par<73> moi. Il y aura, à ce que je crois, un plus de trois cents à quatre cents écus, et sans qu'aucun paysan ne soit chargé. J'avoue qu'il faut être bien industrieux pour trouver autant d'amélioration à un pays qui a été taxé par trois présidents.

Il n'y a pas la moindre nouvelle ici, sinon que j'ai reçu avis de Berlin que l'on raisonnait de moi de tous côtés, et cela, d'une manière fort désavantageuse, ce qui me fait beaucoup de chagrin; et le tout vient que le major Quadt avec quelques officiers du second bataillon ont eu quelques démêlés avec un ministre, et j'ai appris, depuis, qu'ils ont rejeté le tout sur moi, quoique je ne connaisse pas seulement le ministre, et que je n'aie été informé du lait que le matin après. J'ai mis bon ordre que de pareilles choses ne se passeront plus dorénavant. Mais je suis fort fâché que l'on m'impute tout ce qui se fait, quand même c'est à quatre lieues de chez moi. Ce ministre, à ce que je m'imagine, aura cru que c'était par mon instigation qu'ils lui ont cassé les fenêtres, et comme la sainte race est vindicative au suprême degré, il aura répandu parmi tous ses collègues que je suis un impie et un scélérat; ce qui me fait ressouvenir d'un bon mot du prince de Condé, qui disait, au sujet du Tartuffe de Molière, que s'il avait joué le ciel, personne n'aurait crié, mais qu'en jouant les dévots, tout cet escadron fourré avait donné sur lui.

Si je savais faire de l'or, je communiquerais d'abord ma science à ma pauvre sœur de Baireuth; elle en a certainement besoin, et je souhaiterais de tout mon cœur qu'il plût à M. son beau-père de passer le pas; il se consolerait facilement, à ce que je crois, si seulement il avait assurance que l'on brasse de l'eau-de-vie dans le ciel. Son fils est bien aimable, et je lui trouve le meilleur cœur du monde. Tout ce que je trouve à redire, ce sont de certaines distractions qu'il a, qui ne siéent pas bien.

Me voilà, pour le coup, au bout de mon latin. Adieu, mon cher ami; deux cents huîtres d'Angleterre et une bouteille de Champagne<74> m'attendent. Vous pouvez compter que je ne boirai pas un verre avant que d'avoir bu celui de votre santé, qui, je vous assure, m'est fort précieuse, étant de tout mon cœur et avec bien de l'amitié, mon cher ami, etc.

Frederic.

Je vous renvoie ci-joint l'incluse de la vôtre.

22. AU MÊME.

Ruppin, 23 octobre 1732.



Mon très-cher ami,

J'apprends que l'on a donné de mauvaises impressions au Roi sur mon chapitre, et que l'on me fait passer pour un athée devant lui. Je suis au désespoir de l'apprendre, et, n'y ayant rien de plus faux au monde, je vous prie de me dire de quel moyen il faudrait se servir pour le détromper et pour faire cesser ces bruits. Le meilleur est que je suis bien éloigné d'avoir les sentiments que l'on m'impute, et que je ne sais pas seulement d'où ces bruits peuvent être venus, car je crois qu'en aucun lieu du inonde l'on ne parle moins de thèses de religion que chez moi; mais je crois que le tout se fonde sur ce que j'ai eu le plaisir de vous écrire dernièrement, et que ce ne sont que des aigreurs de prêtres. A peine ai-je surmonté une difficulté, qu'il y en a une autre qui se présente; à la fin je croirais que j'ai la tête de Méduse à combattre, ou bien celle de Cerbère à cent tètes. Je vous prie de continuer d'être mon secondant, et je prendrai bon courage, vous assurant que je ne cesserai jamais d'être avec beaucoup d'estime et de considération, etc.

Frederic.

<75>

23. AU MÊME.

Ruppin, 23 octobre 1732.

Dans ce moment je viens de recevoir la vôtre, du 22, dont je vous suis sensiblement obligé. Je ne manquerai pas de remédier à tous les griefs du chapitre de Brandebourg, et j'espère que vous aurez lieu d'être satisfait. Les vers sont assez jolis, mais je suis fort pour le dernier, qui vaut tous les autres. Pour ce qui regarde le discours du Roi avec Nossig, je vous avoue que cela me fait beaucoup de peine. Je crois que vous recevrez une lettre de moi, monsieur, que j'ai écrite aujourd'hui, et qui rouie sur ce sujet, ayant été averti de ce que l'on m'avait rendu de mauvais offices. Dieu sait que je suis si retiré à présent que l'on peut être; je m'applique aux affaires du régiment, beaucoup d'exercices; ensuite les commissions économiques que le Roi m'a données m'occupent; après, le temps du manger, après, la parole; ensuite, si je ne vais pas voir quelque village, je me divertis à lire ou à la musique. Vers les sept heures, je vais dans la compagnie des officiers, qui s'assemblent, ou auprès des capitaines, ou auprès de Buddenbrock, ou auprès des autres; je joue avec eux. A huit heures je mange, à neuf heures je me retire, et voilà comme se passe régulièrement un jour comme l'autre, hormis quand la poste de Hambourg vient; alors j'ai une compagnie de trois ou quatre personnes dans ma chambre, et nous soupons seuls, parce que ma dépense ne s'étend pas à rassasier dix personnes de denrées si chères. Tout le divertissement que j'ai est de me promener sur l'eau, ou bien de jeter quelques fusées dans un jardin qui est devant la ville. Voilà tout au monde qui se fait, et je ne vois pas comme, dans un endroit sédentaire comme celui-ci, l'on peut passer son temps autrement. Je souhaiterais pourtant de tout mon cœur de pouvoir détromper le Roi sur tout cela. Selon moi, il n'y a rien de si innocent que cela, et je ne vois pas comment je pourrais être plus retiré. Entre nous soit dit,<76> l'on a mis en tête à la Reine que j'étais débauché à tout excès, et il paraît qu'elle le croit. Je ne sais d'où vient que tout le monde parle tant de moi sur cela, car, à dire vrai, on a de la chair, et je ne nie point que quelquefois elle soit faible; mais, pour quelque petit péché, l'on est réputé pour le plus grand débauché de la terre. Je ne connais personne qui n'en fasse autant, et il y en a tant qui font pis, que je ne sais d'où cela vient que personne ne parle d'eux. J'avoue que cela me chagrine beaucoup, et que, si je pouvais, je serais bien fâché contre les pendards qui vont semer de telles nouvelles, quoique pourtant tout se passe sous main.

Vous voyez, mon cher ami, que je suis fort sincère, car je vous dis tout comme je le pense et comme cela est, sans vous divulguer rien. Je sais que vous avez compassion de mes faiblesses, et que vous savez bien, ou du moins que vous espérez que le temps me rendra sage. Je fais tout mon possible pour le devenir, mais je ne crois pas que Caton fût Caton comme il était jeune. Conservez-moi, en attendant, je vous en prie instamment, mon très-cher et généreux ami, votre précieuse amitié et votre assistance. Continuez à me tirer de mes peines comme vous avez commencé si dignement, et comptez sur toute l'estime et la reconnaissance qu'un honnête homme vous doit, l'ayant tiré de tant de difficultés. Je suis, etc.

Frederic.

Je vous supplie de vous informer si l'on continue à parler encore de cette façon sur mon chapitre, ou si enfin tous ces maudits bruits se sont éteints, et si le Roi est remis et mieux persuadé de moi. Sono tutto à toi.
P. S. Ce qui me donne un peu bon courage, c'est que je viens de recevoir des perdrix du Roi. J'espère qu'il n'ajoutera pas foi à tous les discours que l'on répand sur moi.

<77>

24. AU MÊME.

Ruppin, 27 octobre 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

J'ai reçu avec bien du plaisir celle que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire, et je reconnais de plus en plus à chaque jour comme vous êtes de mes amis. L'affaire qui à présent me tient le plus à cœur est de faire cesser tous ces mauvais discours dont je suis toujours le sujet. Dieu est mon témoin que je n'ai jamais lu Spinoza, et que je ne l'ai pas, preuve de la fausseté des choses que l'on débite sur mon sujet; et je vous assure que, à les examiner toutes, l'une ne céderait en rien en fausseté à l'autre. Je me sens en cela la conscience si bonne, que je n'ai rien à me reprocher; mais j'avoue que, malgré tout cela, de pareils discours me sont extrêmement sensibles. Je risque tout, si le moindre de ces bruits parvient devant les oreilles du Roi, qui, bien loin d'examiner si les choses sont ainsi, ou non, prendra facilement l'affirmative.

J'ai reçu l'ordre de me rendre le 29 au soir à Wusterhausen. Je crois que le duc de Bevern y viendra. Je vous prie de vouloir bien parler à Wolden, qui sait tout ce qui se passe chez moi, et qui peut vous dire ce qui en est. La chasse de Landsberg est encore à moi; ainsi vous pouvez en jouir, comme de tout ce qui m'appartient, et vous me ferez un véritable plaisir de vouloir vous en servir souvent. Je vous prie, mon cher ami, de m'assister pour me tirer de tous ces mauvais discours; je vous en aurai des obligations jusqu'à ma mort, et je ne cesserai d'être, avec beaucoup d'estime,

Tout à vous,
Frederic.

<78>

25. AU MÊME.

Ruppin, 11 novembre 1732.



Mon très-cher ami,

Je vous renvoie ci-joint les incluses des vôtres. Je suis sensible autant que l'on peut à ce qui regarde le sujet de la lettre de Baireuth. Je rêve nuit et jour de quelle façon l'on pourrait y remédier, et j'espère que le bon Dieu gouvernera tous les cœurs de façon que le sort de ma sœur soit adouci. Mon cœur me saigne d'apprendre le triste sort des réfugiés. Il me semble que l'on ne saurait assez récompenser la constance que ces braves gens ont témoignée, et l'intrépidité avec laquelle ils ont souffert toutes les misères du monde plutôt que d'abandonner l'unique religion qui nous l'ait connaître les vérités de notre Sauveur. Je me dépouillerais volontiers de la chemise pour partager avec ces malheureux. Je vous prie de me fournir des moyens pour les assister; je donnerai de tout mon cœur, du peu de bien que j'ai, tout ce que je puis épargner, et je crois que chaque honnête homme devrait se faire un devoir d'assister de toutes ses forces des gens dont les pères et les parents ont souffert pour l'amour de Notre-Seigneur. Quel triste présage pour les pauvres Salzbourgeois! Ne serait-ce pas un motif pour leur faire obtenir leurs pensions?

Je viens à présent à Syberg, dont je n'ai jamais eu bonne opinion. Je le crois double coquin, et je vous loue infiniment, monsieur, d'avoir averti le Roi de se garder de ce fripon. Vous me dites, monsieur, qu'il m'avait mêlé dans son jeu; mais la meilleure justification que j'aie, c'est que je ne lui ai jamais parlé qu'en présence de beaucoup de témoins. Adieu, mon cher ami; je me recommande dans votre constante amitié, et je vous assure que je ne changerai jamais envers vous dans les sentiments d'estime et de considération avec lesquels je suis, etc.

Frederic.

<79>

26. AU MÊME.

Ruppin, 18 novembre 1732.



Mon très-cher ami,

Je vous renvoie toutes les incluses en même ordre que je les ai reçues, et je vous en rends mille grâces. Je vous avoue, plus je pense, plus l'affaire des réfugiés me perce le cœur. Je vous envoie ci-joint cinquante thalers, que je vous supplie de faire tenir au pauvre malheureux Duhan; je l'ai cru relâché, et je suis au désespoir d'apprendre qu'il n'en est rien. Mon Dieu, si l'on pouvait remédier à tout! Voilà ma sœur de Baireuth qui va nous fournir de nouveaux chagrins. Si le bon Dieu voulait donc fléchir le cœur du maître à son égard, ou s'il y avait un bon remède! La lettre de Goltz est spirituellement écrite, et si les choses sont comme il les accuse, j'avoue que le roi de Pologne m'a bien la mine d'être berné, juste salaire des faussetés innombrables que ce prince a commises. Je vous prie, mon très-cher ami, de me conserver votre amitié, qui m'est bien précieuse. Je vous prie, soyez persuadé que personne ne saurait vous aliéner la mienne, et que je suis plus que je ne saurais dire, etc

Frederic.

27. AU MÊME.

Ruppin, 18 novembre 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

J'ai reçu avec bien du plaisir votre dernière, où vous faites mention du baron d'Or. J'ai reçu des lettres de Potsdam où l'on me marque que l'impertinence de cet homme était incroyable. Il a attaqué le général de Borcke d'une manière fort grossière, sur quoi le capitaine<80> Borcke, du régiment du Roi, lui doit avoir dit ses vérités. Il s'est d'abord allé plaindre au Roi, et Borcke a été mis aux arrêts, et l'on dit que ce faquin a trouvé le moyen de prévenir le Roi entièrement en sa faveur. Je suis charmé que ma sœur de Baireuth soit arrivée en bonne santé. Le bon Dieu lui veuille donner toute la satisfaction imaginable en ces pays-ci, et la combler de prospérités. Adieu, mon très-cher ami; je vous prie de ne jamais douter de la parfaite estime et de la considération avec laquelle je serai toute ma vie, etc.

Frederic.

28. AU MÊME.

Ruppin, 14 décembre 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je viens de recevoir celle que vous avez eu la bonté de m'écrire, dont, monsieur, je vous fais mille remercîments. Je suis redevable, comme je dois, aux soins officieux du comte de Seckendorff touchant la détention du pauvre Duhan, mais je vous avoue, monsieur, que j'ai une crainte terrible à lui écrire, car vous savez de quoi l'on m'a soupçonné; ainsi je vous prie de m'écrire si je puis en sûreté faire passer ma lettre au comte de Seckendorff, et par quel canal. Je ne lui en ai pas moins d'obligations, et j'avoue que je reconnais tous les jours davantage les bonnes intentions qu'il a pour moi, et je vous prie de l'assurer, en attendant, que je suis bien de ses fidèles amis.

Le compliment de l'Empereur est trop obligeant pour que je n'y réponde pas. Ce prince, qui fait l'admiration de l'Europe, ne s'est fait connaître à moi que, pour ainsi dire, par de généreuses actions. Je lui en porte toute la reconnaissance que mon devoir me permet d'avoir, et je puis assurer le comte de Seckendorff que j'ai plus de vé<81>nération pour l'Empereur par rapport à ses éminentes qualités que par rapport à la dignité de son rang. J'en userai dorénavant comme vous le trouvez à propos touchant l'envoi des lettres, et j'espère que je ne serai pas prédestiné à causer du chagrin à mes bons amis, malheureux de ne pouvoir payer tous leurs soins que par mes bonnes intentions. Mais je sais que l'effort des âmes généreuses est d'obliger sans attendre le moindre retour. Néanmoins je n'oublierai jamais qu'un honnête homme doit être reconnaissant envers ceux qui l'ont servi; aussi perdrais-je plutôt la vie que de ne vous pas témoigner un jour que je sens que ce devoir me regarde à votre égard, et je vous assure que je n'aurai point de repos qu'après vous avoir témoigné par des effets comme je suis avec une parfaite amitié,



Mon très-cher ami,

Votre très-fidèle ami et serviteur,
Frederic.

29. AU MÊME.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je suis fort étonné que vous n'ayez pas encore reçu la dernière que j'ai eu la satisfaction de vous écrire. J'espère pourtant qu'il ne lui sera pas arrivé de désastre. Pour ce qui regarde le Roi, je me sens la conscience fort nette envers lui, et Dieu est mon témoin que je n'ai d'autre but dans le monde que de lui plaire et de me divertir. Ma pauvre sœur me fait toute la peine du monde, et j'avoue que je voudrais partager la chemise avec elle. Pour le Margrave, il a pourtant un bon cœur, et il est estimable par rapport à l'amitié qu'il a pour ma sœur. Ces deux pauvres malheureux courent le pays sans avoir<82> ni feu ni lieu, et pour se réfugier contre les chagrins du père, ils vont se consoler chez l'âme noire du beau-père; et j'avoue que je ne conçois pas comme il est possible de refuser l'assistance possible à de pauvres infortunés qui sont innocents de leur malheur, et quand on a de quoi les enrichir sans que cela fasse la moindre peine. Mais à quoi servent toutes les belles réflexions qui n'aboutissent à rien? Néanmoins je n'oublierai jamais mon devoir envers ma sœur, et étant en partie la malheureuse source de son infortune, je la partagerai volontiers avec elle. Enfin, mon très-cher ami, vous ne saunez croire dans quelle tristesse je suis quand je pense à ces choses-là; tantôt je m'en reproche la faute, tantôt je plains ma sœur, et de quel côté je me tourne, je ne trouve pas le remède au mal.

Mais passons de ces tristes réflexions à des choses plus agréables. Je bois ici tous les jours à votre santé, et je quitte à peine mon petit coin, où un bon feu m'échauffe et où une belle pelisse me couvre; et je ne montre mon nez que quand la parade monte, ce qui ne se fait qu'à onze heures, afin que monsieur use le temps de dormir la grasse matinée; et je crois que l'on fait bien de se rendre la vie douce tandis qu'on le peut. J'ai toujours regardé le baron d'Or comme un fripon, et j'étais fort aise que le Roi soit détrompé sur son sujet. Adieu, mon très-cher ami; je suis à vous, comme le pape au diable, avec toute l'estime imaginable, etc.

Frederic.

30. AU MÊME.

Ruppin, 19 janvier 1733.



Monseigneur mon très-cher ami,

Comme j'ai ignoré jusqu'à présent dans quel endroit du monde vous êtes, mon très-cher ami, j'ai différé de vous répondre. Je suis au<83> désespoir d'avoir à vous entretenir de choses chagrinantes regardant ma pauvre sœur de Baireuth. Le Roi la traite avec le Margrave que c'est une pitié; je tâche de lui fournir pour le nécessaire, car, ma foi, elle n'a pas de quoi subsister. Pourvu donc que le Roi ne parle pas si terriblement sur son sujet, elle serait contente, car il traite le Margrave de sot, de bête, ce qui met ce prince au désespoir. Je ne saurais jamais assez vous marquer ma gratitude, ni reconnaître jusqu'à la quatrième génération le grand plaisir que vous et le général S. me ferez en tirant ces misérables innocents, ces pauvres malheureux, seulement de façon qu'ils ne soient plus injuriés du Roi. 11 me semble que c'est le moins qu'ils peuvent prétendre, et le moins qu'on leur doit. Le Roi a refusé dernièrement tout net deux mille écus à ma sœur. Quelle mortification de se voir refuser, et cela, dans la misère! Je connais votre bon cœur, mon cher ami, et je sais que vous compatirez à cela. Vous pouvez compter aussi que je sais les obligations que je vous dois de ce que vous m'avez tiré de mon malheur, et je vous assure sur mon honneur que je les reconnaîtrai bien envers vos enfants. Mais je vous prie de penser à ma pauvre sœur, et de croire que tout ce qui m'est arrivé à moi ne m'est pas si sensible que ce qui lui arrive; tout ceci soit dit entre nous. Adieu, mon très-cher ami; les effets montreront que je suis homme de parole, et que je suis de tout mon cœur et bien cordialement, etc.

31. AU MÊME.

Ruppin, 25 janvier 1733.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je vous rends mille grâces des bons souhaits que vous me faites à l'occasion de l'anniversaire de ma naissance. Vous pouvez compter<84> que pendant toute ma vie, fût-elle égale à celle de Mathusalem, je me ferai une application de vous montrer, et à votre famille, que je ne suis ni ne serai jamais irreconnaissant. Tout ce que j'apprends au sujet de ce qui se passe avec ma pauvre sœur et le margrave de Baireuth m'afflige jusqu'au fond du cœur, et ce qu'il y a de pis, c'est la misère où ils se trouvent. Je leur ai trouvé de l'argent, sans quoi, je crois, ils n'auraient pas le sou. Tenez, mon cher ami, cela est si triste, que je suis tout mélancolique quand j'y pense. Et comment puis-je fournir à leur subsistance, moi qui n'ai pas à subsister moi-même, si quelque autre ne les aide? Il est à la vérité triste d'y avoir recours; mais que faire, mon cher ami? Et après tout, il vaut mieux passer par là que de les laisser mourir de faim.

Je sais toujours que je suis en bonnes mains quand l'on vous parle sur mon sujet, et je ne souhaite jamais de tomber dans de plus mauvaises. Pour ce que le Roi dit, que l'on verrait mon caractère quand je serais marié, je n'y comprends rien, car on le peut voir à présent, et rien ne me fait plus changer; pourvu qu'il me croie honnête homme, je suis content, et j'espère soutenir ce caractère jusqu'à ma mort. J'en connais les difficultés, mais la religion et l'honneur les savent vaincre. Enfin, mon cher ami, je me mets au-dessus de l'opinion du monde, et je préfère la réalité de l'honnête homme à l'idée ou à la présomption de la multitude; et pour mon caractère sans gène et enclin aux plaisirs, il me porte plutôt à être honnête homme qu'un tempérament atrabilaire.

Wolden a été chargé de ma sœur de Baireuth de me prier de vous écrire, et c'est cela qui lui a fait soupçonner ce que ma lettre pourrait contenir. Je me garderai bien de confier rien à lui, qui est babillard et imprudent au suprême degré. Je ne m'étonne point que le roi de Pologne baisse; il a tant été, qu'il peut bien une fois cesser d'être. C'est bien le prince de toute l'Europe le plus faux, et pour lequel j'ai le plus d'aversion; il n'a ni honneur ni foi, et la supercherie<85> est son unique loi; son intérêt et la division des autres est son étude. Je l'ai appris au camp de Radewitz,85-a et il m'a fait des tours que je n'oublierai de ma vie. Mais je n'ai été dupé de lui qu'une seule fois; bien fou si jamais il m'y rattrape.

J'avoue que je ne sens pas une grande impatience pour le voyage à Brunswic, sachant déjà d'avance tout ce que ma muette me dira. C'est pourtant sa meilleure qualité, et je tombe d'accord avec vous qu'une sotte bête de femme est une bénédiction du ciel. Enfin je jouerai la comédie de Brunswic qu'il n'y manquera rien, et il signer Brighetta tiendra des propos amoureux avec la bella Angelica; mais je crains fort que je ne sois obligé de faire le complet de répondre pour elle. Je souhaite de tout mon cœur que votre chute, mon très-cher ami, ne soit d'aucune suite dangereuse, et que le ciel nous conserve longtemps votre vie, afin que j'aie d'autant plus d'occasions de vous prouver que je suis très-sincèrement et avec beaucoup d'estime et de considération, etc.

Frederic.

Comme j'achève ma lettre, je m'aperçois que je l'avais commencée sur le même papier où j'avais fait le brouillon à mon colonel. Je vous en demande bien pardon; mais comme la poste part, je n'ai pas le temps de la copier. L'affaire du lieutenant Bredow, dont je lui voulais écrire, est assez curieuse; mais comme elle a fait beaucoup de bruit, je ne doute pas que vous n'en soyez déjà complétement informé.

<86>

32. AU MÊME.

Ruppin, 27 janvier 1733.



Monseigneur mon très-cher ami,

J'ai reçu en fort bon état celle que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire par la poste, et je puis dire que je suis tout affligé de ce que vous m'écrivez du lieutenant Wollenschläger.86-a Je crois que le Roi en sera outré, et je prévois que M. Ginkel aura un mauvais rôle à jouer. J'ai reçu une lettre du comte de Seckendorff, dans laquelle il me marque que le Roi ira le quatrième à Brunswic, et la spécification de sa suite. Je n'ai pas le cœur de lui répondre, mais je vous prie de lui faire un compliment fort obligeant de ma part, et de lui marquer l'obligation que je lui avais des attentions qu'il avait pour moi, et que j'aurais volontiers répondu moi-même, si je ne craignais trop de donner des soupçons. Je ne sais ce que fait ma sœur, ni le pauvre Margrave; je n'en ai pas entendu le mot, et je crains fort qu'ils n'aient encore quelque déboire à essuyer. A présent j'étudie des compliments pour Brunswic, et je vais à la chasse des sangliers pour en apprendre, car entre Westphalien (der mit den Schweinen erzogen und geboren ist) et entre porc, il n'y a pas grande différence. Ma princesse m'a envoyé une tabatière de porcelaine que j'ai trouvée cassée dans sa boîte, et je ne sais si c'était pour marquer la fragilité de son pucelage, de sa vertu, ou bien de toute la figure humaine. Je l'ai pris pour un fort mauvais pronostic, car une tabatière cassée, selon la Philosophie occulte d'Agrippa, signifie quelque petit débordement d'amour. Voilà bien assez badiner pour le coup, et pour parler d'une chose plus sérieuse et qui m'intéresse davantage, je vous assurerai, mon très-cher ami, que je suis et serai jusqu'au tombeau, très-sincèrement et cordialement, etc.

<87>

33. AU MÊME.

Ruppin, 4 mars 1733.



Mon très-cher ami,

Je vous rends mille grâces des nouvelles que vous m'avez bien voulu communiquer, et pour vous rendre la pareille, je vous envoie ci-joint une lettre d'un anonyme où je ne comprends rien, et dont je ne ferai aucun usage. M. le Grand est arrivé ici très-mal satisfait de Sa Majesté, qui, à ce qu'il dit, a fort grondé contre Rohwedell, lui ayant dit qu'il s'habillait à la française, und er stecke mit mir unter einer Decke, und so lange er lebte, wäre er Herr, et qu'il l'enverrait à Spandow. Ce compliment a fort déplu à notre homme, qui est revenu ici souple, obligeant, poli et civil que c'est étonnant. Nous nous sommes divertis ici une couple de fois à nous masquer, et je crois que c'est cela qui a déplu au Roi, avec des contes que l'on fait sur le sujet de Rohwedell. A dire la vérité, je ne suis pas tout à fait au fait de ces affaires, et je ne comprends pas par quelle raison le Roi commence à gronder tout d'un coup, et pas tant sur moi que sur ces deux messieurs et leur air de petit-maître. Il a dit à la Reine qu'il se serait volontiers dispensé d'aller à Brunswic, mais qu'il ne s'était pas pu fier à ma conduite, dass ich ihm nicht wieder einen Streich gemacht hätte. Tout cela me fait croire que quelque bon ami m'ait joué quelque tour, ou plutôt à ces messieurs. Au bout du compte, j'ai la conscience fort nette de ce qui regarde le Roi, et si devant Dieu j'étais aussi frais de mes péchés, je crois que j'y serais transporté vivant. Adieu, mon très-cher ami; je trouve tous les jours davantage que le monde est une drôle de chose, et que la grâce des grands est la chose du monde la plus variable. Un faux rapport, un rien, sont capables de détruire tous les services et toute l'application que l'on prend à s'insinuer auprès d'eux. Je chéris ma retraite, et je bénis le sort qui m'éloigne de la goutte, du monde de Berlin, et de toute cette clique dont la fausseté est la mère et dont<88> la jalousie est le guide. Et ce que je crois, c'est que l'on a fait accroire au Roi que je voulais empiéter sur son autorité, et Dieu sait que l'on me fait grand tort, car une vie tranquille et paisible m'est beaucoup plus agréable que d'être chargé du poids des affaires. Je lui souhaite une longue vie, et je vous assure qu'en cela je dirai toujours comme feu le Dauphin, qui expliqua une fois dans le conseil les sentiments qu'il avait envers le grand Louis, son père. « Je souhaite, disait-il, que je puisse toujours l'appeler le Roi mon père, » ce digne fils voulant marquer par là que la vie de son auguste père lui était plus à cœur que la gloire du trône. Je finis, mon cher ami, ma lettre et mes réflexions, en vous assurant que l'amitié et l'estime que j'ai pour vous ne finiront qu'avec ma vie, étant avec une particulière considération et un sincère attachement, etc.

Frederic.

Je suis ravi de la bonne nouvelle que vous me mandez touchant une certaine personne de Vienne.

34. AU MÊME.

Ruppin, 8 mars 1733.



Mon très-cher ami,

Je vous rends mille grâces de la vôtre, et j'avoue que j'ai été fort surpris touchant ce que vous me dites du lieutenant-colonel Bredow. C'est la première nouvelle que j'en apprends, et j'avoue que je ne connais ni de vue ni d'aucune façon cet honnête homme-là. Je vous prie donc de me faire savoir si la chose est sûre, et en qualité de quoi il doit m'appartenir, et de me donner du moins une idée de son caractère. Nous sommes ici comme des souris tapies dans leurs sombres<89> tanières. Le Roi m'a écrit très-gracieusement qu'il avait commandé mes habits pour Salzthal. Je ferais volontiers part au Roi de la lettre de l'anonyme, mais je crains que le Roi ne puisse me soupçonner de quelque intelligence, ce qui me pourrait faire du tort, voyant que ces gens me veulent du bien. Adieu, mon très-cher ami; je souhaite de tout mon cœur que la goutte s'en retourne, et que vous soyez en paix et en repos, n'oubliant pas les bons amis de Ruppin, qui sont plus cordialement et plus sincèrement que tous les autres, etc

Frederic.

Si le Roi m'eût donné Truchs89-a de Kleist, je crois que c'eût été assez mon fait.

35. AU MÊME.

Ruppin, 17 mars 1733.



Monseigneur mon très-cher ami,

J'espère qu'à présent vous aurez reçu toutes mes lettres, mon très-cher ami, et je ne sais en vérité à quoi il a tenu qu'elle n'y a fait meilleure diligence. Pour la façon d'écrire que vous choisirez, elle me sera toujours agréable, pourvu qu'elle me vienne de votre part. Je suis bien aise d'apprendre que le Roi ait encore espérance dass ich einmal werde gut werden. Je voudrais bien savoir quand ce terme arrivera, mais je crains fort que je n'atteindrai jamais à ce degré de perfection que l'on se propose; et, pourvu qu'on me laisse dans un heureux milieu, je renoncerai volontiers à l'excellent et au mal gouverner, car il n'y a que ces deux extrémités ici. Je serai ravi, si la goutte du Roi commence à le quitter, et je souhaite beaucoup de lui<90> voir recouvrer sa première santé. Pour Degenfeld,90-a il devient importun et insupportable avec ses histoires. Je me mettrais dans une jolie situation en entamant une correspondance de ce côté-là, et je crois qu'il a la berlue de faire de pareilles propositions.

Je connais le mérite de la chambre rouge, et cette nuée de tabac qui compose la moyenne région d'air de la chambre. C'est pourtant un sénat où souvent se décide le sort et le destin de nous autres. Le sénat des Romains fut pris, à l'arrivée des barbares qui prirent Rome, pour une assemblée de dieux, à cause du silence, de la gravité et de l'air respectable des sénateurs; mais celui de Berlin, au lieu de le comparer à des dieux, pourrait déchoir jusqu'au cabaret. Enfin n'importe; pourvu qu'aucune langue armée de fiel et d'amertume n'y exerce sa volubilité sur mon chapitre, et que les atomes de leur malice ne m'attaquent pas jusqu'au fond de ma retraite, je leur donne carte blanche de faire quel bruit qu'il leur plaira. Je crains le départ de la poste, et pour que celle-ci soit rendue plus tôt que les précédentes, j'aime mieux finir ici, vous priant, mon très-cher ami, de me conserver toujours votre amitié, qui m'est précieuse, et de faire fond sur l'estime et l'attachement avec lequel je serai jusqu'à ma mort, etc.

Frederic.

36. AU MÊME.

Ruppin, 23 mars 1733.



Monseigneur mon très-cher ami,

J'ai reçu avec bien du plaisir celle que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire, et je ne saurais assez vous dire, mon très-cher ami, jusqu'à quel point vos lettres me réjouissent. Le baptême de M. Crochet est<91> certainement particulier, car c'est le premier, à ce que je crois, qui s'est fait sans marraines, et, si cet enfant s'était fait sans femme, le cas serait complet. J'espère que la jambe du Roi se remettra bientôt, et que la saignée lui fera descendre toutes les mauvaises humeurs. Il m'a encore fait la grâce de m'écrire le plus obligeamment du monde, ce qui me prolonge toujours la vie de quelques années. Je suis ravi de savoir les peuples belgiques alarmés, et il me semble de les voir déjà, tout pâles, quitter leurs bords et leurs remparts et se réfugier jusque dans la Nouvelle-Hollande. Peut-être que je pousse la métaphore un peu loin, mais toujours ils en ont déjà formé le dessein jadis. Ce qui regarde le roi d'Angleterre, je trouve fort ridicule qu'il fasse consister l'unique amitié de deux grandes puissances dans le mariage. Il semble que sans cela il n'y ait point de salut en Angleterre. Je crois qu'on s'embarrasse fort peu de leur amitié, et, quoique leur pardonnant en généreux ennemi, l'on peut vivre sans eux.

Le prince Henri est à présent ici, ce qui me fait bien des affaires, car il est d'une vivacité terrible, et il fait de temps en temps des dégâts terribles, qui passent toujours sur mon compte. Puisque c'est à présent la dernière fois que je le vois ici, je supporte le tout avec patience, tâchant de modérer ses chaleurs et la violence de ses passions, qui, si je l'ose dire, sont mêlées de brutalité.

Je m'amuse assez à présent d'un livre nommé le Prince de Sethos,91-a qui est amusant et rempli de bonne morale; mais il n'est pas de la bonté de Télémaque.

Adieu, mon très-cher ami; je vous prie de me conserver toujours votre amitié, qui m'est précieuse, et de me croire, avec toute la reconnaissance et toute l'estime du monde et avec un attachement que je conserverai jusqu'au tombeau, etc.

Frederic.

<92>

37. AU MÊME.

Ruppin, 30 mars 1733.

L'on renvoie les lettres ci-jointes, qu'on a reçues bien conditionnées. Je ne me fie pas à tout le monde, et je crains tout ce qui vient d'un certain côté. Je tâche seulement d'exécuter mon projet, pour faire qu'après le mariage je..... à mon gouvernement, avec la permission de pouvoir rendre quelque visite à la sposa, pourtant..... le militaire; on se mettra sur un bon pied avec le père, et on tâchera de lui faire voir que l'on sait ce qu'on est, et qu'on n'est pas fait pour être dupé de tout le monde. Du reste, on va son petit chemin tout doucement, et l'on est toujours le constant et sincère ami du fidèle Cassubien.

Frederic.

38. AU MÊME.

Ce 31.

Le Gouverneur a très-bien reçu le billet, et il remercie le cher Cassubien du bon avis et de l'avertissement qu'il lui donne. Le conseil sera entièrement suivi. L'on se prépare pour partir vers Potsdam, où l'on sera demain au soir. L'on sera pourtant obligé d'user de tous les égards vers la Barbe,92-a car de certaines marques de politesse sont dues à tout le monde. Je vous prie de faire mille amitiés de ma part à Germania.92-b J'espère que pour le moins nous ferons un camp, et que cette année on nous donnera occasion de jouer du moulinet; j'en serais ravi, car je crains que sans cela la force de mon bras ne se<93> perde dans le repos.93-a A présent, je pourrais encore devenir écolier militaire; à l'âge de trente ans, l'on n'a guère de disposition pour apprendre, et un métier tel que celui de la guerre mérite plus que les applications de la vieillesse. Il faut y être élevé et nourri, et qu'une pratique plutôt prématurée que trop tardive nous enseigne cet état. La guerre hors de nos confins et limites ne laisse pas que d'être utile et nécessaire; elle corrige la luxure et le faste, elle apprend la sobriété et l'abstinence, elle rend notre corps capable de supporter des fatigues, et elle déracine tout ce qui est efféminé. Je crains que je ne vous arrête trop, cher Cassubien, et j'oublie que je parle d'un métier que je ne connais pas à un homme qui en possède toute la connaissance et la finesse par une longue pratique. Mais l'on doit savoir que les jeunes gens aiment beaucoup à raisonner et à décider; ils vous en demandent pardon, et se disent fidèles amis du digne Cassubien.

Le Gouverneur.

39. AU MÊME.

Ruppin, 11 avril 1733.

L'on a reçu à Potsdam la lettre du Cassubien, dont on lui rend grâce. Le peu de temps que l'on y a eu a empêché de répondre jusqu'à présent. L'on a été assez bien reçu. Le mentor militaire93-b est avec le maître; il l'a placé très-gracieusement. Le Gouverneur est si fatigué et si malade, qu'il ne peut poursuivre qu'en assurant son cher Cassubien de sa tendre et éternelle amitié.

<94>

40. AU MÊME.

Ce 14, de ma garnison.

La raison pour laquelle on n'a pu répondre est que l'on a été tout le temps auprès du souverain, où le peu de temps que l'on y a en a empêché entièrement. Le post-scriptum que vous me faites, cher Cassubien, est faux d'un bout à l'autre, car premièrement, je n'ai pas été invité à Schwedt, et en second lieu, je n'ai pas pensé d'y mettre le pied. L'on peut voir par là combien de fausses nouvelles se font et se débitent tous les jours. Pour ce qui regarde Germania, je n'ai pas seulement entendu parler un mot de ce que vous me dites, et je suis bien persuadé que l'on ne cherchera pas mon conseil. Dernièrement, je fus d'une promenade que le souverain fit avec quelques officiers; à la fin, le discours tomba sur sa mort, et il me dit qu'il me connaissait, et qu'il savait qu'après sa mort j'aurais comédie et opéra, et qu'il me laissait de l'argent pour exercer ces folies, mais que, si je voulais, un jour il me montrerait ce qu'il y avait encore à faire dans le pays, et que si, après sa mort, je voulais jouer le maître, il faudrait que je me fisse beaucoup d'ennemis, comme lui, il s'en était fait, et qu'il me nommerait un jour ceux qui lui avaient été contraires; et il entra dans un détail dont je rendis grâce à Dieu de sortir avec honneur. Je ne puis pas dire que je suis trop édifié du tout, car je remarque bien que le bon visage que l'on s'efforce de me faire ne part pas du cœur, et qu'il y a toujours un levain caché au fond du cœur. Je ne saurais en deviner la raison, et j'avoue que je crois qu'il y a toujours quelque boute-feu en compagnie. Quelqu'un de mes amis m'a même assuré que le digne sieur Eversmann n'y a pas peu contribué. Je suspends mon jugement sur son honnêteté, de crainte de lui faire du tort, en lui pardonnant par charité chrétienne tout le mal qu'il m'a fait.

Voilà, cher Cassubien, ce qu'il y a de plus nouveau. La bonne Baireuth est toujours en paisible attente des bienfaits qui devraient et<95> qui ne pleuvront pas sur elle, et pour le Gouverneur, il se moque de son sort. Il tâche d'être content malgré vent et marée, et il prie le cher Cassubien de croire qu'il l'aime et l'estime de tout son cœur. Vale.

Frederic.

41. AU MÊME.

Ce 16.

L'on remercie beaucoup le cher Cassubien du bon vin d'Alant qu'il lui a envoyé. L'on gardera le vin de Hongrie de Gotter pour le souverain. La raison pour laquelle le premier billet que le Gouverneur écrivit était bref vient de ce qu'il avait huit lettres à écrire de suite. et non par aucun relâchement d'amitié vers le cher Cassubien. L'on prendra garde au vin de Tinto, et comme il est fort rare, l'on peut compter qu'il ne parviendra pas jusqu'aux domestiques.

Le mentor militaire est un homme dont je ne connais pas encore entièrement le caractère; mais je crois qu'il ne manquera pas de faire tenir chaque chose où elle appartient, et qu'il soit bon gazetier. On est fort réjoui de ce que la sœur se soit trouvée bien du vin de Hongrie qu'elle a reçu, et on peut compter que l'on en a une obligation éternelle; car ce sont, si j'ose le dire, les meilleures œuvres que de rendre la santé aux gens maladifs. Nous exerçons ici à force de bras, et si ce n'est pas là le moyen de gagner les bonnes grâces, tout est perdu. Adieu, cher Cassubien; je vous prie de n'oublier pas ceux qui sont en paix dans leurs retraites, et qui s'estiment heureux d'avoir des amis pareils au Cassubien; du moins le savent-ils reconnaître, et quoiqu'ils ne disent pas beaucoup, ils n'en sont pas moins ses vrais amis.

Le Gouverneur.

<96>

42. AU MÊME.

Ruppin, 18 avril 1733.

L'on est fort obligé au cher Cassubien de la lettre qu'il a eu la bonté d'écrire. L'on se porte, grâce à Dieu, fort bien, et l'on est fort content d'être de retour chez soi, peu édifié du séjour de Potsdam. L'on se tiendrait volontiers en son gouvernement. Le Gouverneur est fort embarrassé du rôle qu'il sera obligé de jouer quand il sera marié, et il croit que l'obscur sera le meilleur, c'est-à-dire, de rester incognito le plus qu'il pourra à son gouvernement, plan que le souverain approuve fort, et de ne se mêler de rien au monde. L'on souhaite beaucoup de bonheur au cher Cassubien touchant les noces de sa fille, et l'on prend beaucoup de part au malheur de la pauvre Caroline. Dieu sait si nous aurons guerre ou non, mais, d'une certaine façon, je le souhaiterais, pour me tirer de la mauvaise situation dans laquelle je crains de tomber. Je ne suis point amateur des Argus, ni de tout ce qui peut y avoir le moindre rapport; au contraire, j'aime fort que l'on ne s'embarrasse point de moi, comme aussi je ne m'embarrasserais pas des autres. Le vin est arrivé à bon port, et l'on en trouve la preuve excellente, et l'on vous prie d'en faire un grand compliment au marchand. Dieu sait que le pauvre Gouverneur se tue pour plaire au souverain; il exerce depuis le matin jusqu'au soir, il fait des recrues le plus qu'il peut, il l'ait des taxes, des bails, tant de choses qui se font par complaisance, comme l'on peut croire, et qui, malgré cela, ne trouvent aucune approbation. Comment est-il possible, malgré cela, de s'oublier soi-même, et de ne pas réserver une ou deux heures par jour pour se récréer, après que les actes de devoir sont finis? Enfin coupons court sur cette matière odieuse, et laissons le soin au ciel de pourvoir, et au temps d'exécuter les décrets de<97> nos destins. Pour moi, cher Cassubien, soit que je sois haut, ou bas, je n'en serai pas moins votre très-fidèle ami,

Le Gouverneur.

PETITE GAZETTE.

Madame le Grand va se promener tous les jours à Vieux-Ruppin, après quoi elle tient cour, où toutes nos dames se trouvent ordinairement. Elle est placée sur un grand fauteuil en forme de dais, et les dames qui ont le bonheur de lui faire la cour sont assises sur des tabourets. Un certain Groben, enseigne de notre garnison, l'a chassée de sa propre chambre comme les prêtres catholiques chassent le démon du corps d'un possédé. L'exorcisme s'est fait par le moyen de la fumée de tabac, chose que ladite dame ne peut souffrir. Le diable fut exorcisé, mais elle, en diable femelle, se répandit en injures contre l'exorciste. L'exorciste piqué repartit, et bientôt on aurait eu un combat d'amazones, si, par bonheur, son digne époux, le sieur Silva, ne s'en était mêlé. La paix fut faite et signée par quelques grandes rasades, bues de part et d'autre.

L'on dit que nos médecins sont tous faux. J'ai parlé à quelqu'un qui me dit que c'était comme partout ailleurs. On dit que la bière bouche l'esprit. Je soutiens le contraire; car, marque de cela, un bon brasseur d'ici, après avoir perdu quelques florins au jeu, y mit sa femme, par bonheur la perdit, et s'en vint au logis, disant qu'il y avait gagné beaucoup en perdant son plus grand ennemi. Dixi.

<98>

43. AU MÊME.

Ruppin, 21 avril 1733.

L'on est fort obligé au cher Cassubien de son souvenir. La lettre en question a été cassée d'abord après qu'on l'a lue. Je me trouverais fort heureux, si le souverain ne fît jamais mention de moi qu'à propos des boudins et des fromages, car, connaissant la vicissitude du monde, je connais les changements des jugements que l'on fait; ainsi, moins que l'on pense et que l'on parle de moi, et plus que cela m'est agréable. Bredow fait semblant de s'attacher à moi; je ne sais ce que j'en dois croire, mais, dès qu'une fois j'aurai été à Potsdam, je verrai bien ce qui en est. Les fromages de Rouen, cher Cassubien, ne sont pas encore arrivés; je vous remercie néanmoins comme si je les avais reçus, et l'on se souviendra du cher Cassubien, en les mangeant. Le vin de Tinto est très-bien arrivé; je l'ai trouvé fort excellent, et il a fait grand bien à mon estomac, qui s'était relâché. Pour la Saxe, je doute fort qu'elle parvienne à la royauté, et si je dois dire naturellement mon sentiment, je serais de l'avis de Goltz; je parle comme lui, c'est-à-dire en aveugle, car, grâce à Dieu, je n'ai plus rien à démêler avec le tripotage politique. Je viens de l'exercice, j'exerce, et j'exercerai. Voilà tout ce que je puis dire de plus nouveau; cependant j'aime fort à me ménager quelques moments pour la récréation, et j'aime mieux exercer ici depuis le crépuscule du jour jusqu'au crépuscule de la nuit que de vivre en homme riche à Berlin. Adieu, cher Cassubien; comptez sur mon amitié comme sur un rocher.

Le Gouverneur.

PETITE GAZETTE.

Le Gouverneur a exercé aujourd'hui, et en voulant redresser un fantassin, il fut fort surpris de garder une queue postiche en main, qui s'était détachée de la tête.

<99>Don Silva a perdu soixante-dix écus, dont il a pensé se pendre. Sa reine a été à Vieux-Ruppin, d'où elle a été obligée de se retourner, à cause qu'elle avait pris ses ordinaires.

Le Gouverneur fait travailler à force de bras à meubler son palais et à lui donner une figure martiale, pour recevoir le souverain.

Un carrosse est arrivé, il y a quelques jours, à un village voisin, où deux cavaliers, que l'on a pris pour des officiers, ont enlevé la sage-femme, qu'ils ont emmenée, de nuit, à un endroit que personne ne connaît, où elle a été obligée d'accoucher une jeune personne qui a eu l'air d'être de qualité; après quoi elle a été ramenée chez elle et gratifiée de dix écus.

44. AU MÊME.

24 avril 1733.

L'on a très-bien reçu la lettre du cher Cassubien, et on le remercie beaucoup de toutes les attentions qu'il témoigne à son fidèle Gouverneur. L'on connaît tous les désagréments qui se rencontrent à la cour, et j'y ai séjourné assez longtemps pour en avoir une légère idée. Pour ce qui vous regarde, cher Cassubien, il faut que vous vous consoliez de savoir qu'il faut que certaines gens se sacrifient pour la patrie, et qu'ils oublient, pour ainsi dire, femme, santé et enfants pour le bien public. Jusqu'à présent, vous vous êtes si dignement acquitté de ce caractère, que ce serait une perte générale que celle de votre abdication.

La description de la malheureuse chasse de Potsdam est charmante, mais j'avoue qu'elle plaît mieux sur le papier qu'en nature. Si le peu d'esprit que le général Blanckensee a l'avait quitté, je crois qu'il n'y paraîtrait pas, car il en a si peu à présent, que je crois qu'entre son âme et celle des bêtes la différence n'est pas grande. Je<100> crois que la couronne ne perdrait aucune de ses branches par la mort du Pr. Dietrich; sa place ne sera pas plus mal remplie, je crois, par son frère qu'elle l'est par lui; ainsi cela revient à la même chose.

Pour mon plan futur, j'espère de l'exécuter, et suis dans la joie de mon cœur de voir que vous le goûtez. Je ne vois point d'autre salut pour moi, et quoique je ne doute point d'être entouré d'observateurs, je les crains pourtant moins ici qu'à Berlin; car, au lieu de dix que j'aurai ici, j'en trouve mille à Berlin, dont le jargon, accoutumé à ce manége, sait répandre un fiel malin sur toute chose. Enfin, cher Cassubien, je crois que, dans ce monde, il faut faire vie qui dure, et se mettre dans une situation où l'on puisse se maintenir longtemps, car je connais assez l'esprit du maître, où ma faveur est fort sujette aux changements; ainsi, pour me mettre dans un heureux oubli, l'absence et le régiment est la situation la plus convenable.

Je vous ennuierais fort, cher Cassubien, si je devais vous conter des nouvelles d'ici, qui sont assez plates pour ceux qui n'y prennent aucune part. J'aime mieux vous assurer que jamais gouverneur n'aima plus un Cassubien que je vous aime, que je vous estime, et que je vous honore, et que je serai toute ma vie, etc.

Le Gouverneur.

45. AU MÊME.

Ruppin, 28 avril 1733.



Très-cher Cassubien,

Le Gouverneur a reçu avec le contentement ordinaire le billet que le cher Cassubien lui a écrit. Il espère que le voyage se soit passé au gré du Cassubien, et qu'il y ait trouvé son compte. Le Gouverneur vit en paix au fond de son gouvernement, et se trouverait heureux<101> d'y être confiné pour le reste de ses jours; il craint la fatale époque qui approche, et tout ce qui s'en peut suivre, comme l'événement le plus fâcheux de sa vie, et il prie son cher Cassubien de ne le point abandonner, étant, après Dieu, l'unique en qui il mette sa confiance, étant très-cordialement et sincèrement à lui.

Le Gouverneur.

46. AU MÊME.

A la garnison chérie, 1er mai 1733.



Très-généreux Cassubien,

Le Gouverneur se réjouit avec vous de votre heureux retour de P. Il vous souhaite tout le bonheur du monde touchant les noces de la belle mademoiselle Henriette, et que vous en ayez plus de contentement que de celui de la pauvre Caroline. Pour ce qui regarde le plan que je me suis formé, je ferai tout mon possible pour l'exécuter, et je crois que c'est le meilleur pour le Roi, pour madame, et pour moi. Je suis ravi que vous l'approuviez, vous priant seulement de me donner des conseils comment il faut se prendre pour l'exécuter. L'idée de la terre est bonne, mais je doute fort que le souverain y consente. Je suis véritablement triste d'apprendre le dégât qui se fait à Berlin, et je m'étonne de ce que personne ne le fasse voir au Roi. Pour le gros comte, c'est mon horreur, et je ne le puis souffrir; il me paraît que c'est le Pourceaugnac101-a allemand, augmenté d'ordures. Je ne manquerai pas de casser la déclaration de l'Empereur, que je trouve très-belle et digne de lui; savoir si l'intention est de même (il faut dire comme le comte Stein : Das ist wieder AN ONDERS). Je suis<102> bien aise que le Roi approuve le prince Charles; c'est mon très-bon ami. Je me suis bien douté que son retour précipité ne fût pas naturel. Adieu, cher Cassubien; après Dieu je mets ma confiance en vous, n'ayant aucun autre ami à qui je puisse me fier, et je \ous prie de croire que je vous suis aussi fidèle et aussi attaché que vous pouvez me l'être, etc.

Le Gouverneur.

Je viens de recevoir des lettres de Pasewalk, où le mari paraît fort mécontent. Je crois qu'il n'y aura aucun autre parti pour eux que de s'en retourner à Baireuth. Je vous prie de me mander votre sentiment.

47. AU MÊME.

A la garnison, 4 mai 1733.



Très-généreux Cassubien,

Le Gouverneur est charmé de ce que le souverain a été content chez le cher Cassubien. Il lui a toutes les obligations du monde de ce qu'il a bien voulu prendre son parti et mener les choses d'une certaine manière. Je me flatte donc de me pouvoir absenter quelquefois de l'épineux Berlin, et de trouver en quelque façon ici un asile contre la gêne et le caquet irraisonnable de ce peuple ridicule. L'unique chose où je trouverais quelque agrément à Berlin, c'est de pouvoir profiter de la compagnie du cher Cassubien, et de me divertir avec lui malgré les curieux et l'envie. Je ne crois pas d'avoir marqué de la défiance au souverain, car, quoique je ne le croie pas fort sincère sur mon chapitre, je vais mon grand chemin sans me défier de lui, puisque je n'ai rien à me reprocher, puisque la triste expérience m'a<103> fait voir dans le monde que la meilleure politique que je pourrais avoir était de laisser aller toutes choses comme il plaît à Dieu de les diriger et au Roi de les mettre en exécution, et de ne penser à autre chose qu'au plaisir. De quoi devrais-je donc faire confidence au Roi? Je me distrais, par raison, l'esprit de toutes les affaires, et j'en suis si bien venu à bout, qu'en honneur je puis vous assurer que je vis comme si le Roi était immortel; et je veux mourir sur l'heure, si je me suis formé un plan pour l'exécuter après sa mort. Je croirais pécher, car tout ce qui se ferait à présent de contraire à ce plan me ferait de la peine, et n'en ayant point, rien ne le peut contrevenir. Voilà donc un souci de moins. Adieu, cher et généreux ami; je vous prie encore de compter sur ma parfaite tendresse, et sur l'estime la plus sincère et la plus stable de

Votre fidèle
Le Gouverneur.

5 mai.

Dans ce moment j'apprends par la vôtre, du 4, l'agréable nouvelle de votre promotion, mon très-cher ami. J'en suis dans la joie de mon cœur. Vous pouvez compter que, entre tous ceux qui vous feront leurs compliments sur ce chapitre, aucun ne sera plus sincère que le mien, souhaitant que le Roi récompense de plus en plus en vous les belles et bonnes qualités que le ciel vous a données,

Et que, général d'infanterie,
Le ciel prolonge votre vie
Jusqu'à ce que trente hivers surchargés de glaçons
Se voient succédés par de vertes moissons.

Dixi.

<104>

48. AU MÊME.

A la garnison chérie, 10 mai 1733.

Je crois à présent, généreux Cassubien, que je sais faire plus de miracles que l'abbé Pâris,104-a étant cause de la première production de votre muse. Vous vous acquittez si bien de tout ce que vous faites, que les vers, aussi bien que toute autre chose, sont obligés de se ranger sous vos lois.

Ce n'est pas tant à la rime
Qu'à la chose qu'elle exprime
De laquelle on doit juger;
Et, pourvu que le sublime
Partout la diction anime,
L'on devrait s'en contenter.
Car, quand la vérité prime,
Nous lui devons notre estime,
Et savons la préférer
Au brillant que nous impriment
Tous les grands mots que la lime
Artistement sait ranger.
Cher ami, ton cœur sincère
Est digne qu'on le préfère
Aux vers et à la sanction;
Et, crois-moi, avec passion
Je t'aime et je te considère.

Vous voyez, cher Cassubien, que je vous rends vos strophes avec usure, et que ma muse, prompte à rimer, vole encore à mon secours quand il s'agit d'exprimer ce que le cœur pense. Vous ne seriez pas quitte à si bon marché, si le dieu Mars, ennemi des courtisans et des Muses, ne m'en interdisait l'entretien, et, que, occupé à son service, je suis, pour la plupart, obligé de négliger leur compagnie; car ces sages filles de Mémoire veulent du repos et une sécurité parfaite, que l'on ne trouve pas toujours.

<105>J'ai reçu une lettre du souverain, qui me presse de finir nouveau contrat de bailliage. Il est arrivé par la même poste le une lettre de cachet à Rohwedell de se rendre à Berlin, ce qui me fait juger que le souverain soupçonne qu'il m'a aidé, et rejette tout sur le mentor militaire, et j'avoue que je ne me fie pas.

Oui, ce sont de ces présents
Que le ciel, en sa colère,
Fait quelquefois, en bon père,
Pour corriger ses enfants.

Je ne le prends pas pour autre chose, et quoique, au dehors, il montre beau semblant, je ne m'y fie qu'en tremblant. Si le souverain me connaissait véritablement, il me déchargerait de tous ces gens de pareille race que le mentor nomme si ingénument des lions; car, comme je ne pense à nulle autre chose qu'à la tranquillité, la paix et le plaisir, à quoi bon \ouloir m'obséder de cette sorte? Car, entre nous, ce ne sera jamais mon métier que les caméralités; j'en sais autant que j'ai besoin d'en savoir, mais pour faire le prix et les taxes moi-même, l'on n'a qu'à y renoncer; il suffit que l'on s'informe, qu'on dirige la masse entière, et que le commerce ne soit pas oublié; car tout ce que l'on gagne des bailliages n'est que l'argent qui est déjà dans le pays, mais le profit que je tire du commerce est un avantage que je gagne de mon voisin, qui me remplit mes coffres, et dont le sujet partage l'usufruit. Pour l'accise, nouvellement introduite en Angleterre,105-a c'est, selon ma compréhension, un attentat contre les lois, et le premier pas pour parvenir à la souveraineté; il serait très-avantageux à Sa Majesté Britannique qu'elle fût un peu réprimée.

L'orgueil qui le gouverne, et qu'il tient de sa race,
Lui rehausse le cœur, anime son audace;
Son nom chez ses amis est en mauvaise odeur,
Et pour ses ennemis, le tiennent en horreur.

<106> Je n'ai pu m'empêcher de lui lâcher ce petit coup de vengeance, que je lui dois, et je crois qu'il serait fort heureux, si l'orage qu'on lui prépare en Angleterre n'avait pas plus d'effet que les foudres du Parnasse. Je crois cependant que messieurs les Anglais ne seront pas mal fondés;

Car le peuple et le Roi,
Par une foi mutuelle,
Ont juré sur les lois
De se rester fidèles.
Si l'un devient parjure
En déchirant ses liens,
L'autre est libre à son tour
De s'affranchir des siens.

Je crois qu'une sainte fureur m'anime aujourd'hui, et que l'esprit de Cotin106-a et de Pelletier106-a repose sur ma plume. Le peu de raison qui me reste me fait apercevoir que je suis trop prolixe, et qu'il vaut mieux me borner. Finissons donc, cher Cassubien, et permettez-moi que je vous répète en prose ce que mes vers vous ont annoncé au commencement de ma lettre, et que je vous assure que l'on ne peut avoir plus d'estime, d'amitié et de confiance que le fidèle Gouverneur a en son cher Cassubien.

49. AU MÊME.

18 octobre (1733), de la chère garnison.



Mon très-cher ami,

Voilà donc notre gros fat sur sa bête, ou. pour parler dans le style des gazetiers, le royal électeur élu roi de Pologne. J'en enrage dans<107> ma peau, car j'aimerais mieux le voir tondu que de le voir royaîisé. Mais à chose faite il n'y a guère de remède.

J'ai reçu de la chancellerie un ordre circulaire que l'on n'a qu'à quitter les préparatifs à la guerre, parce qu'il n'y en aura point. Je voudrais donc bien demander votre conseil si j'oserais bien prier le Roi de me permettre d'aller faire un tour à Ansbach et à Baireuth. Pour Ansbach, vous saurez que le Margrave est brouillé avec ma sœur, et si j'y viens, j'espère de pouvoir les accommoder. Tout le voyage sera d'à peu près trois semaines. Je vous prie de me mander votre sentiment, que je suivrai, très-généreux ami. Dieu me préserve de Wusterhausen, et vous de maladies; pour moi, je suis plus à vous que le pape, tant catholique que luthérien, n'est au diable, etc.

Frederic.

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101-a Voyez Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet en prose et en trois actes, par Molière, 1669.

104-a Voyez t. I, p. 241.

105-a Voyez, t. I, p. 190 et 191.

106-a Cotin et Pelletier doivent surtout aux satires de Boileau le ridicule indélébile qui est resté attaché à leurs noms. Voyez, au sujet de Cotin en particulier, t. VIII, p. 238.

40-a Une de filles du général. Voyez ci-dessous la lettre de Frédéric à Grumbkow, du 1er mai 1733.

40-b Née à Altenkirchen, le 3 septembre 1711.

41-a

J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.

Boileau, le

sat. I

, v. 52.

47-a Il n'a jamais existé, à notre connaissance, de relations entre Don Carlos et un comte de Grammont, et nous serions tenté de croire qu'il y a ici une erreur et qu'il faut lire le comte d'Egmont, M. de Grumbkow faisant peut-être allusion à Dom Carlos, nouvelle historique (par l'abbé de Saint-Réal), jouxte la copie imprimée à Amsterdam, chez Gaspard Commelin, 1673, p. 63-66, 108-115, 148-151, et 170-173.

48-a Proverbes, chap. XIV, v. 16.

49-a Voyez la lettre de Frédéric à son père, du 19 février 1732.

52-a Frédéric avait été nommé, le 29 février, chef du régiment no 15, avec rang de colonel.

54-a Le comte de Seckendorff.

85-a Voyez t. I, p. 184.

86-a Fusillé par les Hollandais. Voyez (Fassmann) Leben und Thaten des Königs von Preussen Friederici Wilhelmi, t. I, p. 785 et 786.

89-a Le comte Truchsess-Waldbourg, alors lieutenant-colonel dans le régiment d'infanterie du colonel de Kleist, no 26, à Berlin, est mentionné honorablement t. II, p. 126, et t. III, p. 130.

90-a C'est probablement du lieutenant-général Christophe-Martin comte de Degenfeld-Schonberg que Frédéric parle ici et ci-dessus, p. 71.

91-a Sethos, histoire ou vie tirée des monuments anecdotes de l'ancienne Egypte (par l'abbé Terrasson). A Amsterdam, 1732. 2 volumes in-12.

92-a Le prince d'Anhalt-Dessau.

92-b Le comte de Seckendorff.

93-a

La vigueur de mon bras se perd dans le repos.

Molière,

Amphitryon

, acte I, scène II.

93-b Le lieutenant-colonel Gaspard-Louis de Bredow. Voyez ci-dessus, p. 88.