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13. FRÉDÉRIC A M. DE GRUMBKOW.

Ruppin, 3 septembre 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je vous renvoie, monsieur, l'incluse de la vôtre, que j'ai lue avec bien du plaisir et de l'attention. Le baron Gotter, qui a été ici ces jours passés, m'a entretenu de vos bacchanales, et il en a fait une description si naïve, que je pensais de me griser de la seule idée qu'il m'en donna; il me dit de même l'accueil de M. de Bülow, qui me fit extrêmement rire, et je crois qu'il aura été entièrement embarrassé de sa personne. Nous voilà donc à présent à la veille de voir le dénoûment de la grande affaire qui depuis si longtemps tient l'Europe en suspens pour en voir l'issue. L'Électeur palatin doit être à l'agonie; nos ordres sont arrivés, et l'on n'attend que le moment de sa mort pour nous envoyer l'ultimatum. Je serais charmé de voir agir la belle armée du Roi, et de pouvoir apprendre le métier de la guerre à l'abri de ses armes victorieuses. Que de bonheur ne se pourra-t-on promettre, ayant une juste cause, et se voyant animé par le désir de la gloire! Je me transporte déjà par avance dans les plaines de Juliers et de Berg; il me semble de voir prosternés ces nouveaux sujets aux pieds de leur nouveau maître, et nous ne nous servant de nos armes que pour imprimer la terreur et la crainte dans le cœur de nos lâches envieux. Je me prépare à présent pour être en état d'exécuter avec toute la justesse imaginable les ordres que j'ai reçus; je veux tendre mes tentes demain, et faire le reste des autres préparatifs nécessaires. Vous ne croirez pas, monsieur, dans quelle émotion se trouve notre petite ville; chacun court comme un perdu, les soldats prennent déjà congé de leurs hôtes, les officiers de leurs maîtresses, les vivandiers de leurs familles; enfin, à nous voir agir, vous diriez que nous allons partir demain, quoique nos ordres ne soient encore qu'assez vagues. Voilà ce qu'est l'homme, un animal qui aime les changements, et qui se<60> repaît de la première idée et du premier améliorissement de condition qu'on lui propose; ce serait un trop vaste champ à faire mille réflexions qui s'offrent naturellement à la vue de chacun.

Natzmer n'a pas pensé de venir ici; mais ce qui a donné lieu à ce faux bruit, c'est qu'il a envoyé son laquais par grande amitié, ayant appris par une autre fausse nouvelle qu'une grenade, en crevant, m'avait cassé la main, et que j'étais à l'agonie, ayant une terrible fièvre continue; l'on a pris le valet pour le maître, et ce quiproquo a causé ce faux bruit. Si je voulais croire toutes les nouvelles que l'on nous écrit de Berlin, j'aurais bien à faire, car la dernière que l'on me mande est que vous êtes dangereusement malade, monsieur, et que la tour de Saint-Pierre, faute de bon fondement, s'était écroulée. J'en reçois tous les jours de cette nature; mais fait à de telles nouvelles, je les entends, et les oublie sitôt que je les ai ouïes : je voudrais que l'on en fît autant. Je crois que l'ordre touchant la détention du pauvre Duhan sera signé, et j'en juge par là que le Roi m'a défendu de lui parler, si je le voyais à Brunswic. Je crains fort, monsieur, de vous ennuyer, ne vous entretenant que des choses qui me regardent uniquement; je vous en demande bien pardon, vous priant de le prendre pour une marque de la confiance que j'ai en vous, étant très-sincèrement et avec bien de l'estime, etc

Je vous prie de faire bien mon compliment au comte Seckendorff.