29. DU COMTE ALGAROTTI.
Dresde, 2 mai 1742.
Sire,
Toutes les lettres dont Votre Majesté m'honore sont assurément dignes du cèdre; mais je voudrais, Sire, que la dernière fût écrite sur du linge incombustible, afin que, dans la suite des siècles, victorieuse même du feu, elle pût être à jamais un monument des bontés dont V. M. daigne m'honorer. La postérité y verrait les trésors de son esprit ouverts plus que jamais dans les beaux vers dont elle est enrichie; elle y admirerait les grands projets dont son âme est remplie; et elle m'envierait des badinages et des expressions de la part d'un roi qui fera ses délices et son admiration, des expressions, dis-je, qu'on n'est accoutumé d'entendre que dans la bouche de celles dont<46> on est le plus aimé. Quels commentaires et quelles recherches ne ferait-on pas sur moi? Je serais perpétuellement dans les bouches des hommes; mon nom vivrait à côté de celui de V. M., et, en parlant d'Achille, on se souviendrait quelquefois de Patrocle. Par quel endroit, Sire, ai-je mérité ces nouvelles faveurs de la part de V. M.? Est-ce parce que j'aime et admire V. M.? Mais, Sire, si la crainte doit augmenter à proportion de la quantité de rivaux que l'on a, dans quelles inquiétudes ne dois-je point vivre? J'en ai pour le moins tout autant que le nombre de ceux qui ont eu l'honneur de la voir, ou qui lisent la gazette, ne fût-ce que celle de Vienne. Mais, Sire, V. M., non contente de tant de marques de bonté, non contente de me faire vivre dans des tableaux poétiques que le Corrége français avouerait lui-même, elle m'honore encore de ses ordres. Ce serait, Sire, mettre le comble à mon bonheur, si je ne trouvais pas dans moi-même des obstacles insurmontables pour les exécuter; et il faut bien, Sire, que je me plaigne du sort, en ce que, de tant de commissions dont V. M. pourrait m'honorer, il m'en fait justement tomber une en partage, dont je ne saurais faire gloire, et pour laquelle je me sens tout à fait inepte. Tout ce qui peut me consoler, Sire, c'est que, si je n'obtiens pas par le succès le plaisir de lui obéir, je ne saurais pas assurément perdre, par l'aveu de mon incapacité, le trésor inestimable de son estime, que je regarderai toujours comme ce que je puis posséder de plus précieux dans le monde. D'ailleurs, Sire, si V. M. me permet d'ajouter encore deux mots là-dessus, je crois que le plus sûr moyen d'avoir ce qu'elle souhaite, c'est de le demander, ou de faire insinuer ses intentions à la cour. Ils ne pourront que savoir gré à V. M. de ce qu'elle leur procurera un moyen de serrer plus que jamais avec V. M. les nœuds d'une amitié qui leur doit être et si agréable, et si utile. Pour moi, Sire, je prépare mon admiration pour tout ce qu'elle va nous faire voir dans un mois. Je suis sûr qu'elle taillera de la bonne besogne aux Autrichiens et à la re<47>nommée. Tout le monde est convaincu, Sire, que la destinée de l'Empire et de l'Europe est entre vos mains. Lancez la foudre, Sire, comme Jupiter, mais rendez aussi comme lui la paix à la terre et la sérénité au ciel dès que sa justice est satisfaite.