<230>lisse et un habit de velours que j'avais, de sorte que le sternum s'est trouvé en état de résister à son impulsion; c'est de quoi, je vous assure, je me suis le moins soucié, n'ayant d'autre pensée que de vaincre ou de mourir. J'ai poussé les Autrichiens jusqu'aux portes de Dresde; ils y occupent leur camp de l'année dernière; tout mon savoir-faire est insuffisant pour les en déloger. On prétend que la ville est dépourvue de magasins. Si cela est vrai, il se pourra que la famine fera ce que l'épée ne pourrait faire. Si cependant ces gens s'opiniâtrent à rester dans leur position, je me verrai réduit à passer cet hiver, comme le précédent, en cantonnements excessivement resserrés, et toutes les troupes seront employées à former un cordon pour nous soutenir en Saxe. Voilà, en vérité, une triste perspective et un prix peu digne des fatigues et des travaux immenses que cette campagne a coûtés. Je n'ai de soutien au milieu de tant de contrariétés que ma philosophie; c'est un bâton sur lequel je m'étaye, et mon unique consolation dans ces temps de troubles et de subversion de toutes choses. Vous vous apercevrez, mon cher marquis, que je ne m'enfle pas de mes succès. Je vous articule les choses telles qu'elles sont; peut-être que le monde, ébloui par l'éclat que jette une victoire, en juge autrement :

De loin on nous envie, ici nous gémissons.a

Cela arrive plus souvent qu'on ne se l'imagine, comptez là-dessus; pour bien apprécier les choses, il faut les voir de près. De quelque façon que je m'y prenne, le nombre de mes ennemis m'accable; c'est en cela que consiste mon infortune, et c'est là la cause réelle de tant de malheurs et de revers que je n'ai pu éviter. Je ne crois pas que je puisse vous revoir cet hiver, à moins que l'Europe ne prenne des sentiments plus pacifiques. Je le souhaite, mais je n'ose m'en flatter.


a Voltaire dit dans Sémiramis, acte I, scène 1 :
     Ailleurs on nous envie, ici nous gémissons