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44. AU MARQUIS D'ARGENS.

Littau, 7 mai 1758.

Vous connaissez le chien de tendre que j'ai pour vous, mon cher marquis, et vous savez que je ne saurais rien vous refuser. Prenez donc pour votre conducteur ce capitaine de Piémont, votre parent; je lui ferai expédier le passe-port que vous me demandez, et vous pourrez partir avec lui lorsque vous le trouverez à propos.a Nous courons ici les grandes aventures; j'ai fait trotter M. Daun de Bohême en Moravie;b enfin nous guerroierons jusqu'à ce que nos maudits ennemis veuillent faire la paix. Votre lettre, mon cher, avait une odeur de casse et de séné qui m'a fait purger en l'ouvrant. Grand Dieu! ne faites donc pas une apothicairerie de votre pauvre corps. Quoi! une lettre qui fait soixante milles d'Allemagne conserve, par votre seul tact, assez de vertu médicinale pour opérer, après huit jours de route, sur moi! Que ne doit-ce donc être, si l'on vous approchait! Voilà une nouvelle découverte en médecine. Sans doute que, à l'avenir, on purgera les malades par la vertu communicative des remèdes que d'autres auront pris, peut-être même par lettres; et les lettres purgatives iront d'un bout de l'Europe à l'autre opérer leurs effets, comme des billets de banque payables au porteur. En vérité, mon cher marquis, vous êtes un étrange mortel. Pour Dieu! ne vous tuez pas à force de soins pour votre santé; et que les remèdes épargnent la plus belle âme des beaux esprits, et ce cœur pur et net, digne de Bayard, que j'estime tant en vous. Vale.


a Voyez t. XII, p. 98.

b Voyez t. IV, p. 218 et 220.