152. AU MARQUIS D'ARGENS.

(Kemberg) 28 octobre 1760.

Vous appellerez, mon cher marquis, mes sentiments comme il vous plaira. Je vois que nous ne nous rencontrons point dans nos pensées, et que nous partons de principes très-différents. Vous faites cas<227> de la vie en Sybarite; pour moi, je regarde la mort en stoïcien. Jamais je ne verrai le moment qui m'obligera à faire une paix désavantageuse; aucune persuasion, aucune éloquence, ne pourront m'engager à signer mon déshonneur. Ou je me laisserai ensevelir sous les ruines de ma patrie, ou, si cette consolation paraissait encore trop douce au destin qui me persécute, je saurai mettre fin à mes infortunes lorsqu'il ne sera plus possible de les soutenir. J'ai agi et je continue d'agir suivant cette raison intérieure et le point d'honneur qui dirigent tous mes pas; ma conduite sera en tout temps conforme à ces principes. Après avoir sacrifié ma jeunesse à mon père, mon âge mûr à ma patrie, je crois avoir acquis le droit de disposer de ma vieillesse. Je vous l'ai dit et je le répète, jamais ma main ne signera une paix humiliante. Je finirai sans doute cette campagne, résolu à tout oser et à tenter les choses les plus désespérées pour réussir ou pour trouver une fin glorieuse.

J'ai fait quelques remarques sur les talents militaires de Charles XII; mais je n'ai point examiné s'il devait se tuer, ou non. Je pense qu'après la prise de Stralsund il aurait fait sagement de s'expédier; mais, quoi qu'il ait fait ou qu'il ait omis, son exemple n'est pas une règle pour moi. Il y a des hommes dociles à la fortune; je ne suis pas né ainsi, et, si j'ai vécu pour les autres, je veux mourir pour moi, très-indifférent sur ce qu'on en dira; je vous réponds même que je ne l'apprendrai jamais. Henri IV était un cadet de bonne maison qui faisait fortune; il n'y avait pas là de quoi se pendre. Louis XIV était un grand roi, il avait de grandes ressources; il se tira d'affaire. Pour moi, je n'ai pas les forces de cet homme-là; mais l'honneur m'est plus cher qu'à lui, et, comme je vous l'ai dit, je ne me règle sur personne. Nous comptons, je pense, cinq mille ans depuis la création du monde; je crois ce calcul beaucoup inférieur à l'âge de l'univers. Le Brandebourg a subsisté tout ce temps, avant que je fusse au monde; il subsistera de même après ma mort. Les États se soutiennent par<228> la propagation de l'espèce, et, tant que l'on travaillera avec plaisir à multiplier les êtres, la foule sera gouvernée par des ministres ou par des souverains. Cela se réduit à peu près au même; un peu plus de folie, un peu plus de sagesse, ces nuances sont si faibles, que la totalité du peuple s'en aperçoit à peine. Ne me rebattez donc point, mon cher marquis, ces vieux propos de courtisans, et ne vous imaginez pas que les préjugés de l'amour-propre et de la vanité puissent m'en imposer ou me faire le moins du monde changer de sentiment. Ce n'est point un acte de faiblesse de terminer des jours malheureux; c'est une politique judicieuse, qui nous persuade que l'état le plus heureux pour nous est celui où personne ne peut nous nuire, ni troubler notre repos. Que de raisons, lorsqu'on a cinquante ans, de mépriser la vie! La perspective qui me reste est une vieillesse infirme et douloureuse, des chagrins, des regrets, des ignominies et des outrages à souffrir. En vérité, si vous entrez bien dans ma situation, vous devez moins condamner mes projets que vous ne le faites. J'ai perdu tous mes amis, mes plus chers parents, je suis malheureux de toutes les façons dont on peut l'être, je n'ai rien à espérer, je vois mes ennemis me traiter avec dérision, et leur orgueil se prépare me fouler aux pieds. Hélas! marquis,

Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,
La vie est un opprobre, et la mort un devoir.228-a

Je n'ai rien à ajouter à ceci. J'apprendrai à votre curiosité que nous passâmes l'Elbe avant-hier, que demain nous marchons vers Leipzig, où je compte être le 31, où j'espère que nous nous battrons, et d'où vous recevrez de nos nouvelles, telles que les événements les produiront. Adieu, mon cher marquis; ne m'oubliez pas, et soyez assuré de mon estime.


228-a Voyez ci-dessus, p. 92.