180. AU MARQUIS D'ARGENS.

(Kunzendorf) juin 1761.

Vanité des vanités! vanité de la politique! Ces paroles du sage, que moi, indigne, je vous rapporte, mon cher marquis, conviennent très-bien aux beaux raisonnements de politique que nous avons faits cet hiver à Leipzig; tant il est vrai que ce qui paraît le plus vraisemblable est souvent le moins vrai. Les Autrichiens ont changé deux fois leur projet de campagne depuis que je suis ici. Je vous assure que je ne suis pas les bras croisés, et que je me roidis contre toutes les atteintes que mes ennemis veulent me porter. Ne comptez plus, cette année, sur la paix; malgré les raisonnements les plus concluants, malgré tant de différentes probabilités, il n'en sera rien. Si la fortune ne m'abandonne pas, je me tirerai d'affaire comme je pourrai; mais faudra-t-il encore, l'année prochaine, danser sur la corde et faire le saut périlleux, s'il plaît à Leurs Majestés apostoliques, très-chrétiennes et très-moscovites de dire : Saute, marquis!266-a

Vous raisonnez très-bien sur le sujet des circoncis. Ah! que les hommes ont le cœur dur! On dit : Vous avez des amis. - Oui, de<267> beaux amis qui, les bras croisés, vous disent : En vérité, je vous souhaite beaucoup de bonheur. Mais je me noie, tendez-moi donc une corde. - Non, vous ne vous noierez pas. - Si fait, je vais être submergé à l'instant. - Oh! nous espérons le contraire; mais, si cela arrivait, soyez persuadé que nous vous ferons une belle épitaphe. Tenez, marquis, voilà comme le monde est fait, et les beaux compliments dont on m'accueille de tous les côtés. Il faut que l'heureux génie de notre empire et, plus que lui, la fortune, soient nos alliés; ajoutez-y nos bras, nos jambes, la vigilance, l'activité, la valeur et la persévérance. Avec tout cela nous pourrons encore établir un équilibre dans cette balance dérangée dont M. Pitt n'a pu trouver le centre de gravité. Tout cela me fait donner au diable quatre lois par jour; ensuite j'en reviens à mon Gassendi, ensuite au troisième livre de Lucrèce, ce qui fait dans mon âme un combat singulier d'ambition et de philosophie.

Je suis si occupé du présent et de cent mille dispositions à faire, qu'à peine je pense à Sans-Souci; je ne sais si je le reverrai de ma vie. Mais vous, mon cher marquis, vous, dis-je, et la philosophie, vous faites ma consolation, mon asile et ma gloire. Pour vous donner cependant des nouvelles qui puissent vous intéresser, je vous dirai que, de ce côté-ci, tout restera tranquille jusqu'au 15 du mois de juillet, et que, si la fortune me rit peut-être entre ci et ce temps, il se frappera un coup auquel nos ennemis s'attendent le moins. Vous apprendrez bientôt ce que c'est. Tout a été très-bien calculé; reste à savoir si l'exécution y répondra. Adieu, mon cher marquis; je vous embrasse.

P. S. Pardon, mon cher marquis, et de la mauvaise écriture, et de la négligence du style; mais, quand un homme a le diable au corps, il n'écrit ni dans le goût élégiaque, ni dans le goût attique.


266-a Allusion au Joueur, comédie de Regnard, acte IV, scènes X et XI, et acte V, scène IV.