183. AU MARQUIS D'ARGENS.

Camp de Pülzen, 9 juillet 1761.

Votre lettre, mon cher marquis, me fournirait matière à un gros commentaire philosophique. Il faudrait donc examiner l'étendue de la raison humaine, les nuages qui l'obscurcissent, et les illusions qui<272> lui font erreur. J'aurais à citer quantité d'exemples que l'histoire fournit des faux raisonnements et de la mauvaise dialectique de ceux qui gouvernent les États, et on trouverait, si l'on y prenait bien garde, que la façon différente d'envisager les objets, les préjugés, les passions, quelquefois un excès de raffinement, pervertissent ce bon sens naturel qui semble le partage de tous les hommes, au point que les uns rejettent avec mépris ce que les autres désirent avec chaleur. Vous n'avez qu'à donner de l'étendue à ces réflexions et les appliquer à ce que vous m'écrivez, pour deviner tout ce que je pourrais vous dire sur ce sujet.

Je suis fâché que vous n'ayez pas continué à prendre tranquillement vos eaux à Sans-Souci. Quoique votre inquiétude soit une marque de la part que vous prenez à ma situation, je crains qu'elle ne vous fasse tort, sans que cette inquiétude change en rien la suite des événements de cette campagne, que le docteur Pangloss272-a vous dira nécessaires dans le meilleur des mondes possibles. Nous touchons au moment où le nœud de la pièce va se débrouiller, et où tout entrera en action. Souvenez-vous des vers de Lucrèce, ce poëte philosophe :

Heureux qui, retiré dans le temple du sage,
Voit tranquille à ses pieds la tempête et l'orage, etc.272-b

Vous savez le reste. C'est l'affaire de cent dix jours jusqu'au mois de novembre; il faut les passer avec fermeté et avec une héroïque indifférence. Relisez Épictète et les Réflexions de Marc-Antoine;272-c ce sont des toniques pour les fibres relâchées de l'âme.

J'ai pris ici toutes les mesures que j'ai jugées propres pour me bien défendre. M. Kaunitz se prépare à me livrer des assauts redoublés.<273> Je vois sans frayeur tout ce qui se prépare, bien résolu de périr ou de sauver ma patrie. Si nous ne sommes pas maîtres des événements, du moins soyons-le de notre âme, et ne déshonorons pas la dignité de notre espèce par un lâche attachement à ce monde, qu'il faut pourtant quitter un jour. Vous me trouvez un peu stoïque, marquis; mais il faut avoir dans son arsenal des armes de toute trempe, pour s'en servir selon l'occasion. Si j'étais avec vous à Sans-Souci, je me livrerais aux agréments de votre conversation; ma philosophie serait plus douce, et mes réflexions moins noires. Dans la tempête, il faut que le pilote et les matelots travaillent; il leur est permis de rire et de se reposer quand ils sont dans le port.

Je vous ai écrit ce que je pense de votre compatriote Gassendi; j'y trouve beaucoup de choses supérieures à son siècle; je n'y condamne que le projet de combiner Jésus-Christ avec Épicure. Gassendi était théologien : ou c'était une suite des préjugés de son éducation, ou c'était la peur de l'inquisition, qui lui firent imaginer ce bizarre concordat; on voit même qu'il n'a pas le courage de justifier le grand Galilée. Bayle a étendu tous les arguments que Gassendi avait énoncés, et il me semble que ce premier l'emporte, en qualité de dialecticien, par sa dextérité à manier les matières, et par la justesse de son esprit à pousser les conséquences des principes plus loin qu'aucun philosophe les ait poussées avant et après lui. Je n'ai point vu cet ouvrage de Gassendi sur Des Cartes dont vous me parlez; je n'ai de ce philosophe que ce que Bernier en a traduit. Je conçois qu'on a un beau champ, s'il s'agit de réfuter les tourbillons, le plein, la matière rameuse et les idées innées. Puissent les projets de campagne de mes ennemis être aussi ridicules que le système de Des Cartes! puissé-je les réfuter aussi facilement à grands arguments, non in bar- bara, mais de facto! J'en reviens toujours à mes moutons, mon cher marquis, et je vous avoue que, malgré tous les bons raisonnements de Gassendi, ce Loudon, cet O'Donnell, et ces gens qui me perse<274>cutent, m'ont souvent causé des distractions dont je n'ai pas été maître. Ne m'oubliez point, mon cher marquis; écrivez-moi tant que les chemins seront libres, et soyez persuadé de toute l'amitié que j'ai pour vous. Adieu.


272-a Le docteur Pangloss est un des principaux personnages de Candide, ou l'Optimisme, roman de Voltaire, 1759. Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, du 28 avril 1759.

272-b Voyez t. XI, p. 53, t. XVIII, p. 128, et ci-dessus, p. 213.

272-c Sans doute Marc-Aurèle Antonin. Voyez t. VII, p. V et 119