194. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 12 octobre 1761.



Sire,

J'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté par la voie du commandant de Glogau. Je ne sais si elle aura reçu ma lettre. Je lui aurais écrit de nouveau, si je n'avais voulu être certain auparavant d'une nouvelle à laquelle je ne pouvais ajouter foi. Lorsque j'ai su qu'elle était véritable, je me suis dit à moi-même ce que je voudrais que vous vous dissiez pour vous consoler : c'est que, quelque génie que vous ayez, vous n'êtes pas un Dieu, et que, après avoir agi avec toute la prudence humaine, vous ne pouvez ni empêcher ni prévoir des choses qui paraissent absolument impossibles. Voilà, Sire, ce qui vous regarde personnellement dans la perte de Schweidnitz;287-a mais comment une garnison a-t-elle pu être forcée dans deux heures de temps, dans une ville qui, médiocrement défendue, doit tenir trois semaines de tranchée ouverte? Je ne condamne personne, parce que je ne suis instruit que par des bruits publics et par le rapport de plusieurs soldats de la garnison de Schweidnitz, qui ont trouvé le moyen de se sauver, et qui sont venus à Berlin. Mais, quand je pense qu'avec deux bataillons de milice nous avons tenu cinq jours à Berlin contre plus de trente mille hommes, et soutenu deux assauts, et qu'ensuite<288> de cela je vois Dresde pris sans tirer un coup de canon, douze mille hommes se rendant prisonniers à Maxen, et le général Wunsch, qui avait percé, obligé de retourner sur ses pas par l'ordre de son général, Schweidnitz enlevé dans deux heures, Glatz pris dans quatre, je ne trouve plus si extraordinaire la façon dont les Anglais ont agi avec l'amiral Byng. Je le répète encore, je ne juge personne, parce que j'ignore la cause des événements; mais celui de Schweidnitz est si extraordinaire, qu'il est impossible que tous vos véritables serviteurs n'en soient outrés de douleur. Je suis persuadé, Sire, que vous ne tarderez pas à réparer ce fâcheux accident; mais il est bien mortifiant que vous soyez occupé toutes les campagnes à réparer des fautes où vous n'avez point de part.

Les affaires vont fort bien dans la Poméranie, et la jonction du général Platen avec le duc de Würtemberg n'a pas coûté trente hommes, pas un seul chariot de bagage ni de vivres. Voilà ce qui s'appelle un homme que ce Platen! Les Autrichiens qui étaient à Halle se sont retirés cul par-dessus tête à l'approche du brave général Seydlitz, qui a donné deux fois les et rivières cet été à l'armée de l'Empire. Je ne dis rien à V. M. du prince Henri, qui s'est conduit, pendant le temps que vous étiez entouré, avec la prudence de M. de Turenne, et qui nous a toujours fait assurer à Berlin que nous n'avions rien à craindre.

Les Fiançais se sont présentés de nouveau devant Wolfenbiittel, et ils bombardent cette place; ils ont fait en Ost-Frise des cruautés et des exactions cent fois pires que celles des Cosaques. Le prince Ferdinand a détaché un corps pour les chasser du pays de Brunswic. Les Anglais, ayant rappelé leur ministre de Paris, agiront apparemment avec leur flotte, qui a resté tranquillement toute la campagne dans les ports de Yarmouth et de Plymouth. Il faut convenir que les Français se sont bien moqués des Anglais avec leurs prétendues négociations; ils leur ont fait perdre tous les fruits qu'ils auraient pu<289> retirer, pendant la campagne, de leur force maritime. Cette conduite désespère tous les partisans de la bonne cause. J'ai l'honneur, etc.


287-a Arrivée le 1er octobre. Voyez t. V, p. 144 et 145.