299. DU MÊME.

Le 1er janvier 1766.



Sire,

Permettez que, au commencement de cette année, je souhaite à Votre Majesté tout ce qu'elle peut désirer. Je crois, Sire, que je ne puis faire des vœux dont l'accomplissement lui soit plus avantageux que de demander au ciel qu'elle jouisse d'une santé aussi bonne que sa gloire est grande. Vous auriez, Sire, la force d'Hercule, ainsi que vous avez acquis son immortalité sur la terre; car j'ai trop l'honneur de connaître V. M. pour penser que vous vouliez vous brûler dans ce monde pour aller être immortel dans l'autre.

J'ai eu l'honneur d'écrire à V. M. après la maladie qui m'avait conduit aux portes du trépas, et qui m'obligea de rester à Montélimar en Dauphiné et de me faire transporter ensuite à Avignon, où j'ai été obligé de demeurer six semaines. Je me porte aujourd'hui fort<451> bien, et je partirai le 1er de mars, pour arriver le plus tôt possible à Potsdam; je compte d'y être vers le 15 d'avril. V. M. ne m'ayant pas fait l'honneur de me faire savoir ses ordres, ayant pris la liberté de lui écrire d'Avignon, je crains qu'elle ne soit fâchée contre moi; mais je la supplie de considérer que la meilleure volonté ne peut résister à une force supérieure. M. de Catt m'a mandé que V. M. avait trouvé inutile que je lui eusse envoyé des certificats. J'aurais souhaité, s'il avait été possible, vous envoyer le vice-légat dans une lettre, et tous les protonotaires apostoliques qui sont à Avignon; car je n'ai jamais rien craint autant que de manquer dans la moindre chose au respect que je dois aux ordres de V. M. Mais enfin, Sire, vous me permettrez de répéter encore qu'à l'impossible nul n'est tenu, et je connais trop la justice de V. M. pour vouloir m'imputer une négligence qui n'a pas dépendu de moi.

Voici, Sire, les nouvelles que je sais dans ma solitude. La santé du Dauphin est toujours déplorable. Sa perte jettera les deux tiers du royaume dans la consternation; l'autre tiers s'en réjouira dans le fond du cœur, sans oser le faire paraître; ce tiers est composé des jansénistes, dont il était l'ennemi déclaré.

D'Alembert est allé se fourrer dans les affaires des jésuites et des jansénistes; il a écrit un ouvrage sur la destruction des jésuites, dans lequel il les justifie quelquefois, et les condamne souvent. Dans ce même ouvrage, les jansénistes sont cruellement outragés, et beaucoup plus que les jésuites; de sorte que tous ces gens si opposés entre eux se sont réunis pour attaquer d'Alembert. Ils ont dévoilé sa naissance, ils ont critiqué ses actions, enfin ils ont inondé la France de libelles dans lesquels il est traité sans ménagement. Quelque philosophe qu'on soit, cela déplaît, surtout quand la philosophie ne nous a pas dépouillés de l'amour-propre. En vérité, un homme sage cesse de l'être lorsqu'il va se mêler de toutes ces querelles de prêtres et de moines; il faut être aussi étourdi et aussi pétulant que le sont en général les<452> Français, pour entrer dans de pareilles disputes. Corneille a dit des Romains :

Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattre follement pour le choix des tyrans,452-a

L'on peut dire avec autant de vérité des Français :

Français contre Français, parents contre parents,
Combattre follement pour le choix des pédants.

J'ai écrit à d'Alembert, et je n'ai pas manqué de lui dire le passage de Molière : Que diable allait-il faire dans cette galère?452-b En vérité, Sire, outre les obligations que j'ai à V. M., j'en ai encore de très-grandes à tous les Allemands. C'est en vivant chez eux que je me suis dépouillé de cet esprit turbulent qui semble inséparable du génie français. Qu'a de commun la philosophie avec la bulle Unigenitus, et qu'importe à un disciple de Bayle ou de Gassendi l'état des jansénistes ou des molinistes? Que dirait-on d'un homme sage, ou qui voudrait passer pour l'être, qui s'occuperait du rang que doivent tenir les fous dans l'hôpital qu'ils habitent? Jansénistes, jésuites, calvinistes, luthériens, anabaptistes, quakers, tous ces gens-là, ne sont- ce pas des fous pour un philosophe?

J'ai reçu une lettre, il y a quelques jours, de Voltaire, qui m'a envoyé ses ouvrages, et qui ne manque pas de me dire que, lorsque je passerai à Lyon, il serait honteux que le frère Isaac ne vînt pas voir le frère Voltaire; qu'il voulait, à l'exemple des ermites Antoine et Paul, recevoir ma bénédiction avant de mourir. Mais je ne passerai pas par Genève, si je n'en ai une permission expresse de V. M., et tous<453> les ermites et Pères du désert, sans l'ordre de V. M., ne pourront rien sur moi. J'ai l'honneur, etc.


452-a

Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattaient seulement pour le choix des tyrans.

Corneille, le

Cinna

, acte I, scène III.

452-b Molière, Les Fourberies de Scapin, acte II, scène II.