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CHAPITRE VI.

Événements qui précèdent la bataille de Chotusitz. Disposition de la bataille. Affaire de Sahay. M. de Belle-Isle vient au camp prussien; il part pour la Saxe. Paix de Breslau.

L'armée du Roi en Bohême était partagée en trois divisions : seize bataillons et vingt escadrons couvraient le quartier général de Chrudim; dix bataillons et vingt escadrons, aux ordres de M. de Jeetze, étaient aux environs de Leutomischl, et M. de Kalckstein occupait, avec un nombre pareil, Kuttenberg. Ces trois corps pouvaient se joindre en deux fois vingt-quatre heures. Outre cela, deux bataillons occupaient la forteresse de Glatz;133-a un bataillon gardait les magasins de Königingrätz, et trois autres couvraient les dépôts de Pardubitz, de Podiebrad et de Nimbourg; de sorte que l'Elbe coulait en ligne parallèle derrière les quartiers des Prussiens; et les magasins étaient distribués de sorte que, de quelque côté que vînt l'ennemi, l'armée pouvait se porter à sa rencontre. Le prince d'Anhalt, plus fort qu'il n'était nécessaire, n'ayant point d'ennemi devant lui, garda dix-huit bataillons et soixante escadrons pour couvrir la Haute-Silésie, et détacha le général Derschau, avec huit bataillons et trente escadrons, pour renforcer l'armée de Bohême. Ce renfort était encore en marche,<134> qu'on apprit que le prince de Lorraine quittait la Moravie, et marchait par Teutsch-Brod et Zwittau pour entrer en Bohême. On sut même que le maréchal de Königsegg, qui commandait cette armée à latere, avait dit qu'il fallait tirer droit sur Prague, et combattre les Prussiens chemin faisant : il ne les croyait forts que de quinze mille hommes, et sa supériorité assez considérable pour attaquer un corps aussi faible sans rien hasarder. Bien des personnes condamnèrent ce maréchal, que faisant la guerre dans les propres États de la Reine, il était aussi mal informé qu'il l'était : ce n'était pas tout à fait sa faute; la Bohême inclinait plus pour les Bavarois que pour les Autrichiens; d'ailleurs les Prussiens étaient vigilants, et observaient attentivement les personnes qui pouvaient les trahir; et enfin, des troupes arrivaient, d'autres partaient, de façon que ces mouvements étaient difficiles à débrouiller, qu'un campagnard ne pouvait les débrouiller. Voilà les jugements qu'on porte des militaires. Leur art est conjectural; ils peuvent être mal servis de leurs espions; leurs dispositions peuvent être mal exécutées, et c'est eux qu'on blâme : et cependant l'ambition, flattée par le commandement des armées, s'empresse de l'obtenir.

A l'approche des Autrichiens, le Roi avait le choix de deux partis, ou de mettre l'Elbe devant soi, ou d'aller à la rencontre du prince de Lorraine et de le combattre. Ce dernier parti prévalut, non seulement comme le plus glorieux, mais encore comme le plus utile, parce qu'il devait hâter la paix; les négociations, comme nous l'avons dit, demandant un coup décisif. L'armée du Roi s'assembla aussitôt134-36 auprès de Chrudim, qui en faisait le centre; la droite fut appuyée à Trzenitz, et la gauche, au ruisseau de la Chrudimka. Les batteurs d'estrade, les espions, et les déserteurs de l'ennemi avertirent que le prince de Lorraine allait camper ce même jour à Setsch et Boganow, et qu'il voulait y séjourner le 15. On apprit d'autre part qu'un dé<135>tachement de l'ennemi avait occupé Czaslau; qu'un autre corps marchait à Kuttenberg; et que ses hussards s'étaient emparés du pont de Kolin.

Le dessein de M. de Königsegg paraissait être d'enlever le magasin prussien de Nimbourg, et de s'avancer ensuite vers Prague. Pour le contrecarrer, le Roi partit le 15 avec l'avant-garde, suivi de l'armée, pour gagner le poste de Kuttenberg avant l'ennemi : il fallut presser cette marche, pour arranger la boulangerie de l'armée à Podiebrad. Cette avant-garde était composée de dix bataillons, d'autant d'escadrons de dragons et d'autant de hussards. Le Roi campa ces troupes sur la hauteur de Podhorzan, auprès de Chotieborz, où ce corps, quoique faible, était dans un poste inexpugnable. Ce prince, pour s'orienter dans ce terrain, alla à la découverte, et il aperçut, d'une hauteur, un corps à peu près de sept ou huit mille hommes qui campait à un demi-mille de là, vers Willimow. En combinant avec la marche du prince de Lorraine le corps qu'on apercevait, on jugea que ce pouvait être le prince de Lobkowitz, qui venait de Budweis pour se joindre à la grande armée.

Le prince Léopold, qui suivait le Roi, eut ordre d'avancer le lendemain, pour que ces deux corps fussent à portée de se secourir réciproquement. Cependant on ne vit aux environs de Podhorzan que beaucoup de petits partis, que l'ennemi envoyait probablement pour reconnaître ce camp. Les patrouilles des Prussiens allèrent pendant toute la nuit; les chevaux de la cavalerie étaient sellés, et les soldats, habillés; ce qui maintint l'avant-garde à l'abri de toute surprise. Le lendemain,135-37 à la pointe du jour, les hussards rapportèrent que le camp qu'on avait vu la veille à Willimow avait disparu. Ces troupes qu'on avait prises pour celles du prince de Lobkowitz, étaient effectivement l'avant-garde du prince de Lorraine, qui, pour ne rien risquer, s'était retiré à l'approche des Prussiens.

<136>Aussitôt que le prince Léopold eut passé le défilé de Herzmanmiestetz, l'avant-garde continua sa marche. Le Roi choisit en route une position pour l'armée, et il fit avertir le prince Léopold de camper la droite à Czaslau, et la gauche au village de Chotusitz. L'avant-garde ne devançait l'armée que d'un demi-mille; elle prit des cantonnements entre Neuhof, à la droite de l'armée prussienne, et Kuttenberg : on trouva dans cette ville une cuisson de pain préparée pour les Autrichiens, et tous les secours dont les troupes peuvent avoir besoin. L'avant-garde devait s'assembler au signal de trois coups de canon sur la hauteur de Neuhof; ce qui était facile, parce que les régiments les plus éloignés n'étaient qu'à un quart de mille des autres. Vers le soir, le prince Léopold envoya un officier pour rapporter au Roi que la marche de l'armée ayant été appesantie à cause de l'artillerie et le gros bagage, il n'était arrivé au camp qu'au soleil couchant, ce qui l'avait empêché de prendre Czaslau; et qu'il avait appris que le prince Charles campait à Willimow, c'est-à-dire à un mille du camp prussien.

Tout cela préparait la bataille qui devait se donner : dans cette intention le Roi partit le 17, à quatre heures du matin, pour joindre le prince Léopold. En arrivant aux hauteurs de Neuhof, on découvrit toute l'armée autrichienne, qui pendant la nuit avait gagné Czaslau, et qui s'avançait sur quatre colonnes pour attaquer les Prussiens; voici l'ordre dans lequel elles136-a étaient rangées. Elles étaient dans une plaine dont la gauche tire vers le parc de Sbislau; entre ce parc et le village de Chotusitz, le terrain était marécageux et traversé par quelques petits ruisseaux. La droite aboutissait proche de Neuhof et s'appuyait à une chaîne d'étangs, ayant une hauteur devant elle. Le Roi fit avertir le maréchal de Buddenbrock d'occuper cette hauteur avec sa cavalerie; au prince Léopold, de détendre promptement les tentes, de mettre les deux tiers de l'infanterie en première ligne, et<137> de laisser, à la droite de la seconde ligne, du terrain pour y former l'infanterie de l'avant-garde. Toute cette avant-garde, tant cavalerie qu'infanterie, arriva au grand trot pour joindre l'armée. Les dragons furent mis en seconde ligne à l'aile que le maréchal de Buddenbrock commandait, et les hussards, sur les flancs; et en troisième, l'infanterie forma le flanc et la seconde ligne de l'aile droite; car les Prussiens avaient appris à connaître par la bataille de Mollwitz l'importance de bien garnir les flancs.

A peine les troupes furent-elles incorporées à l'armée, que la canonnade commença; les quatre-vingt-deux pièces de l'armée prussienne firent un feu assez vif. Le maréchal de Buddenbrock avait formé, sur la hauteur qui était devant lui, son aile de cavalerie, de sorte que sa droite débordait celle du prince de Lorraine. Il attaqua l'ennemi avec tant d'impétuosité, qu'il renversa tout ce qu'il trouva vis-à-vis de lui; la poussière était prodigieuse : elle fut cause que la cavalerie ne put pas profiter de ses avantages autant qu'on devait s'y attendre. Les hussards de Bronikowski, nouvellement formés, avaient été de l'avant-garde du Roi; la cavalerie ne les connaissait pas, ils étaient habillés de vert, on les prit pour des ennemis : un cri s'éleva, « nous sommes coupés! » et cette première ligne victorieuse s'enfuit à vau-de-route. Le comte de Rottembourg, qui était avec les dragons de la seconde ligne, renversa cependant un gros de l'ennemi qui tenait encore; ensuite il donna sur le flanc de l'infanterie autrichienne, qu'il maltraita beaucoup, et qu'il aurait toute hachée en pièces, si quelques cuirassiers et hussards autrichiens ne lui étaient tombés à dos et en flanc. Rottembourg fut blessé, et sa troupe, mise en confusion, se retira de la mêlée avec peine. La cavalerie cependant se rallia, et lorsque la poussière fut dissipée, il ne parut sur ce terrain, où tant de monde s'était battu, que cinq escadrons de l'ennemi : c'étaient les dragons de Würtemberg, commandés par le colonel Pretlack.

<138>Pendant ce combat de cavalerie, il parut un certain flottement dans l'infanterie ennemie, qui annonçait son incertitude, lorsque M. de Königsegg résolut de faire avec sa droite un effort sur la gauche des Prussiens. Ce parti était judicieusement pris, parce que le prince Léopold ayant trop tardé à mettre les troupes en bataille, n'avait pas eu le temps de la former sur le terrain le plus avantageux. Il avait garni en hâte le village de Chotusitz; le régiment de Schwerin l'occupait, mais mal et sans observer de règles : son régiment était à la gauche de ce village, mais en l'air, parce qu'il avait supposé, sans examen du terrain, que la cavalerie de la gauche devait occuper l'espace qu'il y avait entre son régiment et le parc de Sbislau; mais ce terrain se trouvant coupé de ruisseaux, il ne fut pas possible à la cavalerie de l'occuper, d'où il résulta que son régiment avait l'aile gauche en l'air.

Cependant la bonne volonté de la cavalerie lui fit tenter l'impossible; elle défila, en partie par le village de Chotusitz, et en partie par des ponts, pour se former; en débouchant, elle trouva M. de Batthyani tout formé, avec la cavalerie autrichienne devant elle. Alors les régiments de Prusse, de Waldow et de Bredow138-a pénétrèrent à travers la première et la seconde ligne de l'ennemi, hachèrent en pièces les régiments d'infanterie hongroise de Palffy et de Vetes qui formaient la réserve des Autrichiens, et, s'apercevant que leur ardeur les avait emportés trop loin, ils se firent jour par la seconde, ensuite par la première ligne de l'infanterie ennemie, et revinrent ainsi, chargés de trophées, rejoindre l'armée.

La seconde ligne de l'aile gauche de la cavalerie prussienne fut attaquée par un corps autrichien dans le temps qu'elle débouchait de Chotusitz; elle n'eut pas le temps de se former, et fut battue en détail.<139> M. de Königsegg, qui s'aperçut que par l'abandon de la cavalerie le régiment de Léopold n'était plus appuyé de rien, dirigea tous les efforts de son infanterie de ce côté-là. Ce régiment fut contraint de reculer : l'ennemi profita de ce mouvement pour mettre le feu au village de Chotusitz; en quoi il commit une grande sottise, parce qu'il ne faut pas embraser un village qu'on veut prendre, puisque les flammes vous empêchent d'y entrer; mais il est prudent de mettre le feu à un village qu'on abandonne, pour empêcher l'ennemi de vous poursuivre. Le régiment de Schwerin, qui s'aperçut à temps de cet incendie, abandonna le village, et forma le flanc de la gauche : ce feu forma comme une barrière, qui empêcha les deux armées de s'assaillir de ce côté. Cela n'empêcha pas l'ennemi d'attaquer la gauche des Prussiens à la droite du village; entre autres le régiment de Giulay, infanterie hongroise, voulut entrer le sabre à la main dans cette ligne; cette expérience lui réussit si mal, que soldats et officiers, de même que le régiment de Léopold Daun, étaient couchés devant les bataillons prussiens comme s'ils avaient mis les armes bas : tant le fusil, bien manié, est devenu une arme redoutable. Le Roi saisit ce moment pour porter avec promptitude sur le flanc gauche de l'infanterie autrichienne. Ce mouvement décida la victoire; les ennemis se rejetèrent sur leur droite, où ils se trouvèrent acculés à la Dobrawa; ils s'étaient engagés dans un terrain où ils ne pouvaient combattre, ce qui rendit leur confusion générale. Toute la campagne fut couverte de fuyards; le maréchal de Buddenbrock les talonna vivement dans leur déroute : il les poursuivit avec quarante escadrons, soutenus de dix bataillons, jusqu'à un mille du champ de bataille.

Les trophées des Prussiens consistèrent en dix-huit canons et deux drapeaux; ils firent mille deux cents prisonniers. Quoique cette affaire n'ait pas été des plus considérables, l'ennemi y perdit quantité d'officiers; et si l'on voulait évaluer leur perte en comptant morts, prisonniers, blessés et déserteurs, on pourrait la faire monter, sans<140> exagération, à sept mille hommes. On leur aurait également enlevé quantité d'étendards, si par précaution ils ne les avaient tous laissés en arrière, sous la garde de trois cents maîtres; les Prussiens en perdirent onze : cela doit d'autant moins surprendre, que l'usage de la cavalerie autrichienne était alors de tirer à cheval; elle était toujours battue, mais cela ne laissait pas d'être meurtrier pour les chevaux des assaillants. Les morts, du côté des Prussiens, montèrent à neuf cents cavaliers et à sept cents fantassins; il y eut bien deux mille blessés : les généraux de Werdeck et de Wedell,140-a les colonels Bismarck, Maltzahn, Kortzfleisch et Britz140-b y perdirent la vie, en se couvrant de gloire, et les troupes y firent des prodiges de valeur.

L'action ne dura que trois heures. Celle de Mollwitz avait été plus vive, plus acharnée, et plus importante pour les suites qu'elle eut : si les Prussiens avaient été battus à Chotusitz, l'État n'était pas sans ressources; mais en emportant la victoire, c'était se procurer la paix.

Les généraux des deux partis firent des fautes, qu'il est bon d'examiner, pour n'en pas commettre de pareilles. Commençons par M. de Königsegg. Il forme le projet de surprendre les Prussiens : il s'empare de nuit de Czaslau, et ses troupes légères escarmouchent jusqu'au lever de l'aurore avec les grand's gardes des Prussiens. Était-ce à dessein de les tenir alertes, et de les empêcher d'être surpris, et de les avertir du projet qu'il méditait? Le jour de l'action,140-38 il pouvait dès l'aube tomber sur le camp du prince Léopold, que le Roi ne joignit qu'à six heures : que fait-il? il attend jusqu'à huit heures du matin<141> pour se mettre en mouvement, et l'avant-garde arrive. Quelles fautes fait-il dans la bataille même? il laisse au maréchal de Buddenbrock la liberté de se saisir d'une hauteur avantageuse d'où la cavalerie prussienne fond sur son aile gauche et l'accable; il prend le village de Chotusitz, et au lieu de s'en servir pour tourner entièrement le flanc gauche de son ennemi, il se prive de cet avantage en y mettant le feu, et en empêchant lui-même ses troupes de le passer, ce qui protégea la gauche des Prussiens; il fixe toute son attention à sa droite, et il néglige sa gauche, que le Roi déborde et force de reculer jusqu'au ruisseau de la Dobrawa, où la confusion de cette aile se communique à toute son armée. Ainsi, dans le moment qu'il tenait la victoire entre ses mains, il la laissa échapper, et fut réduit à prendre la fuite pour éviter l'ignominie de mettre bas les armes.

Ce qu'on peut censurer dans la conduite du Roi, c'est de n'avoir pas rejoint son armée dans ce camp : il pouvait confier son avant-garde à un autre officier, qui la pouvait mener aussi bien que lui à Kuttenberg. Mais ce qu'on peut reprendre à la manière dont le terrain fut occupé, ne doit s'attribuer qu'au prince Léopold : il aurait dû exécuter à la lettre les dispositions que le Roi lui avait prescrites; il aurait dû sortir de sa sécurité, étant averti des desseins de l'ennemi par de continuelles escarmouches, qui durèrent toute la nuit. Il n'avait pas fait un usage judicieux du terrain où il devait combattre : ses fautes consistaient à n'avoir pas jeté quelque infanterie dans le parc de Sbislau qui couvrait la droite,141-a et qui aurait bien empêché M. de Batthyani avec sa cavalerie d'en approcher. Sa cavalerie aurait dû s'appuyer à ce parc : s'il avait été assez vigilant pour le faire à temps, la chose n'était point impraticable. Son ordre de bataille sur la droite était moins défectueux : en faisant les changements que l'on vient d'indiquer, sa cavalerie de la gauche laissait loin derrière elle ces petits ruisseaux qu'elle fut obligée de passer en présence de l'en<142>nemi, et elle se serait trouvée dans un terrain où rien ne l'empêchait d'agir librement. Ajoutons encore que le village de Chotusitz n'avait tout au plus que l'apparence d'un poste; le cimetière était le seul lieu tenable, mais il était entouré de chaumières de bois, qui se seraient embrasées sitôt que le feu d'infanterie aurait commencé. Le seul moyen de défendre ce village était de le retrancher; et, comme le temps manquait pour faire cet ouvrage, il ne fallait pas penser à vouloir le soutenir.

La faute principale que le prince Léopold commit dans ce qui précéda cette action, fut qu'il ne voulut croire que les ennemis venaient pour l'attaquer, que lorsqu'il vit leurs colonnes qui commençaient à se déployer devant son front. Alors il était bien tard de penser à de bonnes dispositions; mais la valeur des troupes triompha des ennemis, des obstacles du terrain, et des fautes dans lesquelles tombèrent ceux qui les commandaient : une pareille armée était capable de tirer un général d'embarras, et le Roi est lui-même convenu qu'il lui avait plus d'une obligation en ce genre.

Les Autrichiens, après leur défaite, ne s'arrêtèrent qu'à trois milles du champ de bataille, auprès du village de Habr, où ils prirent un camp fortifié sur la croupe des montagnes. Le prince de Lorraine y fut joint par un renfort de quatre mille hommes; le Roi en reçut un, en même temps, de six mille, que le prince d'Anhalt lui envoyait de la Haute-Silésie, sous la conduite du général Derschau. Les Prussiens suivirent les ennemis; mais lorsque leur avant-garde parut vers le soir aux environs de Habr, dès la nuit même le prince de Lorraine en décampa : il se jeta par de grands bois sur le chemin de Teutsch-Brod. Les troupes prussiennes, qui ne pouvaient pas s'enfoncer plus avant en Bohême, faute de vivres, allèrent se camper à Kuttenberg, pour être à portée de leurs magasins.

Tandis que le prince de Lorraine se faisait battre par les Prussiens, Lobkowitz passa la Moldau à la tête de sept mille hommes, et vint<143> audacieusement faire le siége de Frauenberg, dont le château pouvait tenir huit jours.143-39 Broglie, qui avait reçu un renfort de dix mille hommes, et que le maréchal de Belle-Isle vint joindre parce que la diète de Francfort était finie, Broglie, dis-je, se mit en devoir de secourir cette ville : il fit passer tout son corps par un défilé très-étroit auprès de Sahay, que Lobkowitz avait garni de quelque infanterie. Les premiers escadrons français qui débouchèrent, sans ordre ni disposition, attaquèrent les cuirassiers de Hohenzollern et de Bernis, qui faisaient l'arrière-garde de Lobkowitz, et les battirent. Les Autrichiens avaient à dos un bois où ils se rallièrent à différentes reprises; mais comme le nombre des Français augmentait, ils enfoncèrent enfin les ennemis, et M. de Lobkowitz ne se crut en sûreté qu'en gagnant en hâte Budweis. Les cuirassiers autrichiens passaient autrefois pour les piliers de l'Empire; les batailles de Krozka et de Mollwitz les privèrent de leurs meilleurs officiers; on les remplaça mal : alors cette cavalerie tirait ou attaquait à la débandade, et fut par conséquent souvent battue; elle perdit cette confiance en ses forces qui sert d'instinct à la valeur.

Les Français firent valoir l'affaire de Sahay comme la plus grande victoire; la bataille de Pharsale ne fit pas plus de bruit à Rome que ce petit combat n'en fit à Paris. La faiblesse du cardinal de Fleury avait besoin d'être corroborée par quelques heureux succès, et les deux maréchaux qui s'étaient trouvés à ce choc, voulaient rajeunir la mémoire de leur ancienne réputation.

Le maréchal de Belle-Isle, ivre de ses succès tant à Francfort-sur-le-Main qu'à Sahay, vain d'avoir donné un Empereur à l'Allemagne, vint au camp du Roi pour concerter avec ce prince les moyens de tirer les Saxons de leur paralysie. M. de Belle-Isle avait mal choisi<144> son temps : le Roi était bien éloigné d'entrer dans ses vues. Tant de négociations sourdes que les Autrichiens entretenaient avec le cardinal de Fleury, et des anecdotes qui dénotaient sa duplicité, avaient perdu la confiance qu'on avait en lui : on savait que La Chétardie avait proposé à l'impératrice de Russie que le moyen le plus sûr de la réconcilier avec la Suède, était d'indemniser cette dernière puissance en Poméranie, aux dépens du roi de Prusse.144-40 L'Impératrice refusa cet expédient, et communiqua le contenu au ministre de Prusse qui était à sa cour. En même temps, le cardinal Tencin déclara au Pape, au nom de sa cour, qu'il ne devait pas s'embarrasser de l'élévation de la Prusse; qu'en temps et lieu la France y saurait mettre ordre, et humilier ces hérétiques comme elle avait su les agrandir. Ce qui rendait le Cardinal digne de la plus grande méfiance, c'était sa conduite ténébreuse : il entretenait un nommé Dufargis à Vienne, qui était son émissaire et son négociateur. Il était donc indispensablement nécessaire de le prévenir, surtout si à tant de raisons politiques on ajoute celle des finances, la plus forte et la plus décisive de toutes : il y avait à peine cent cinquante mille écus dans les épargnes. Il était impossible avec une somme aussi modique d'arranger les apprêts pour la campagne suivante; point de ressources pour des emprunts, ni aucun de ces expédients auxquels les souverains ont recours dans les pays où règne l'opulence et la richesse. Toutes ces raisons résumées firent expédier des pleins pouvoirs au comte Podewils, qui était alors à Breslau, pour l'autoriser à signer la paix avec le lord Hyndford, qui avait des pleins pouvoirs de la cour de Vienne. Tout ceci fut cause que le Roi n'entra dans aucune des mesures que le maréchal de Belle-Isle lui proposait, et que les audiences ne se passaient qu'en compliments et en éloges.

Il était à prévoir par la situation où s'était mis le maréchal de Broglie, qu'il s'exposait à recevoir quelque échec. Il ne convenait pas<145> aux intérêts de la Prusse que les Autrichiens pussent s'enfler de quelques nouveaux avantages avant que la paix fût signée. Pour prévenir de pareils contre-temps, le Roi avertit le maréchal de Broglie des mouvements du prince de Lorraine, qui tendait à se joindre au prince Lobkowitz; il lui représenta qu'il devait s'attendre à être assailli par toutes les forces réunies des Autrichiens, et que s'il ne voulait pas pousser vigoureusement M. de Lobkowitz avant l'arrivée du prince de Lorraine, il devait au moins ravitailler Frauenberg. M. de Broglie se moqua des avis d'un jeune homme; il n'en tint aucun compte, et resta tranquillement à Frauenberg sans trop savoir pourquoi. Bientôt les Autrichiens arrivèrent; ils lui enlevèrent un détachement à Tein; ils passèrent la Moldau, et pillèrent tout le bagage des Français. M. de Broglie, tout étonné de ce qui lui arrivait, ne sut que fuir à Pisek; de là, ayant donné pour toute disposition ces mots : « l'armée doit marcher, » il se retira à Braunau, d'où trois mille Croates le chassèrent, et le poursuivirent jusque sous les canons de Prague.

Ces mauvaises nouvelles firent expédier un courrier à Breslau pour hâter la conclusion de la paix. L'éloquence du lord Hyndford, fortifiée du gain d'une bataille, parut plus nerveuse aux ministres autrichiens qu'elle ne leur avait paru auparavant : ils se prêtèrent aux conseils du roi d'Angleterre, et voici les articles des préliminaires qui furent signés à Breslau.145-a 1o La cession que la reine de Hongrie fait au roi de Prusse de la Haute et de la Basse-Silésie et de la principauté de Glatz, excepté les villes de Troppau, de Jägerndorf, et des hautes montagnes situées au delà de l'Oppa. 2o Les Prussiens seront chargés de rembourser aux Anglais un million sept cent mille écus hypothéqués sur la Silésie. Les autres articles étaient relatifs à la suspension d'armes, à l'échange des prisonniers, à la liberté de religion comme au commerce.

Ainsi la Silésie fut réunie aux États de la Prusse. Deux années de guerre suffirent pour la conquête de cette importante province. Le<146> trésor que le feu roi avait laissé, se trouva presque épuisé; mais c'est acheter à bon marché des États, quand il n'en coûte que sept ou huit millions. Le bénéfice des conjonctures seconda surtout cette entreprise : il fallut que la France se laissât entraîner dans cette guerre; que la Russie fût attaquée par la Suède; que, par timidité, les Hanovriens et les Saxons restassent dans l'inaction; que les succès fussent non-interrompus, et que le roi d'Angleterre, ennemi des Prussiens, devînt, en frémissant de rage, l'instrument de leur agrandissement. Ce qui contribua le plus à cette conquête, c'était une armée qui s'était formée pendant vingt-deux ans par une admirable discipline, et supérieure au reste du militaire de l'Europe; des généraux vrais citoyens, des ministres sages et incorruptibles, et enfin un certain bonheur qui accompagne souvent la jeunesse et se refuse à l'âge avancé. Si cette grande entreprise avait manqué, le Roi aurait passé pour un prince inconsidéré, qui avait entrepris au delà de ses forces : le succès le fit regarder comme heureux. Réellement ce n'est que la fortune qui décide de la réputation : celui qu'elle favorise est applaudi; celui qu'elle dédaigne est blâmé.

Après l'échange des ratifications,146-a le Roi retira ses troupes de la Bohême. Une partie passa par la Saxe pour rentrer dans ses pays héréditaires; l'autre partie marcha en Silésie, et fut destinée à garder cette nouvelle conquête.


133-a La ville de Glatz se rendit le 9 janvier 1742; la citadelle, le 26 avril.

134-36 13 mai.

135-37 Le 16 mai.

136-a Les troupes prussiennes.

138-a Ce sont les régiments de cuirassiers no 2, 12 et 7, dont les chefs étaient le général-major prince Auguste-Guillaume, frère puîné du Roi, le lieutenant-général Arnaud-Christophe de Waldow, et le général-major Frédéric-Sigismond de Bredow.

140-38 17 mai.

140-a Ernest-Ferdinand de Werdeck, général-major et chef du régiment de dragons no 7; né en 1687.
     Jean de Wedell, général-major et chef du régiment d'infanterie no 5. Il succomba à ses blessures, âgé de soixante-quatre ans.
     Roi ne nomme pas le lieutenant-général Arnaud-Christophe de Waldow, chef du régiment de cuirassiers no 12, et chevalier de l'Aigle noir, qui fut de même mortellement blessé à la bataille de Chotusitz. Il était né en 1672.

140-b Pritzen.

141-a Voyez ci-dessus, p. 136.

143-39 Relation de Wylich, témoin oculaire. [Le lieutenant-colonel Frédéric baron de Wylich-Diersfordt, adjudant du Roi, se trouvait alors dans l'armée française comme commissaire prussien.]

144-40 Voyez Relation de Mardefeld.

145-a Le 11 juin 1742.

146-a Il eut lieu à Berlin, le 28 juillet.