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35. DU MÊME.

Vincennes, 22 août 1755.



Sire,

J'ai eu l'honneur d'écrire et de parler à Votre Majesté de l'Orphelin de la Chine, tragédie nouvelle de M. de Voltaire; on en donna avant-hier 20 la première représentation, et voici la manière dont les meilleurs esprits la jugent. L'exposition de la pièce est admirable, et l'intérêt si vif dès le premier acte, que, s'il allait, par proportion, en augmentant, on en suffoquerait; le troisième et le quatrième sont moins chauds; le cinquième, comme celui de la Rome sauvée, un peu précipité; mais on s'accorde à convenir que l'ouvrage est écrit supérieurement, qu'il y a beaucoup de vers faisant maximes, toutes prises dans le sujet, et de ces beautés de détail qui semblent n'appartenir qu'à Voltaire. Il y a cependant des longueurs que les chargés de procuration, M. d'Argental et autres, prennent sur eux de retrancher pour la seconde représentation; mais ils n'osent pas toucher aux vers qui devraient réunir ces lacunes, de façon qu'il y aura demain plusieurs endroits de quatre vers tout de suite masculins ou féminins. Gengis-Kan, tyran, est un personnage dans le goût de celui du Duc de Foix,68-a qui a tant intéressé V. M.; le rôle de la princesse est inimitable, ainsi que la Clairon, qui le joue.

Voilà, Sire, ce que l'on pense assez universellement. Il y avait de la cabale parmi les comédiens pour des rôles demandés et refusés; il y en a dans le public; mais tout a été obligé de céder aux applaudissements de la plus nombreuse et de la plus brillante assemblée.

Il y a sur cet ouvrage une anecdote singulière, et qui prouve bien la justesse d'esprit de l'auteur dans ces matières. A la lecture qui en fut faite chez M. d'Argental par quelques comédiens et des gens de<69> lettres et de goût, on convint qu'il fallait nécessairement changer le quatrième acte, dont on fit sur-le-champ l'arrangement, avant le départ du courrier. L'auteur, qui, de son côté, avait fait les mêmes réflexions, envoya un quatrième acte changé d'après ces remarques, et comme si elles lui eussent été communiquées. Marmontel revendique, dit-on, le canevas, comme étant celui de son Égyptus; on y trouve quelques situations prises de Polyeucte et d'Athalie; mais, quoi qu'il en soit, tout, jusqu'à présent, disparaît devant les beautés.

Un mal de gorge et des douleurs de rhumatisme, qui me retiennent dans ma chambre depuis quinze jours, m'ont empêché de profiter d'une place que j'avais dans une loge retenue, il y a plus d'un mois, pour cette première représentation. Le peu de santé que la satisfaction extrême et le mouvement de mon voyage à Wésel m'avaient procurée a été bientôt épuisée, et me voilà, Sire, retombé dans l'hypocondrie qui est inséparable d'un état de souffrance dans les âmes qui n'ont pas autant de force que celle de V. M. Mais la bonté de son cœur lui fait voir avec pitié dans les autres ce que son héroïsme lui ferait, dans l'occasion, vaincre avec courage en elle-même. Je sens, Sire, tout le besoin que j'ai eu et que j'ai encore de cette bonté-là, et j'ose en demander la continuation à V. M. comme un bienfait.

M. le comte de Gisors tomba il y a quelques jours, à Metz, dans une pièce d'eau; il s'y serait noyé sans un soldat du régiment des gardes lorraines, qui s'y jeta lui-même pour l'en retirer. C'eût été bien dommage qu'un homme qui, de l'aveu même de V. M., promet une aussi belle carrière, eût péri aussi malheureusement.

La Pucelle court les rues en manuscrit; il ne se peut pas qu'elle ne soit bientôt imprimée; l'auteur en montre une inquiétude qui diminuera beaucoup la joie du succès de l'Orphelin.

Je suis avec le plus profond respect, etc.


68-a Amélie, ou le duc de Foix, tragédie de Voltaire, 1752.