10. A VOLTAIRE.

Berlin, janvier 1737.33-a

Non, monsieur, je ne vous ai point envoyé mon portrait; une pareille manie ne m'est jamais venue dans l'esprit. Mon portrait n'est<34> ni assez beau ni assez rare pour vous être envoyé. Un malentendu a donné lieu à cette méprise. Je vous ai envoyé, monsieur, une bagatelle pour marque de mon estime, un buste de Socrate en guise de pommeau sur une canne; et la façon dont cette canne a été roulée, à la manière dont on roule les tableaux, aura donné lieu à cette erreur. Ce buste, de toutes façons, était plus digne de vous être envoyé que mon portrait. C'est l'image du plus grand homme de l'antiquité, d'un philosophe qui a fait la gloire des païens, et qui, jusqu'à nos jours, est l'objet de la jalousie et de l'envie des chrétiens. Socrate fut calomnié; eh! quel grand homme ne l'est pas? Son esprit, amateur de la vérité, revit en vous. Aussi vous seul méritez de conserver le buste de ce philosophe. J'espère, monsieur, que vous voudrez bien le conserver

Madame la marquise du Châtelet me fait bien de l'honneur de vouloir bien s'intéresser pour mon soi-disant portrait. Elle serait capable de me donner meilleure opinion de moi que je n'en ai jamais eu et que je n'en devrais avoir. Ce serait à moi de désirer le sien. Je vous avoue que les charmes de son esprit m'ont fait oublier sa matière. Vous trouverez peut-être que c'est penser trop philosophiquement à mon âge; mais vous pourriez vous tromper. L'éloignement de l'objet et l'impossibilité de le posséder peuvent y avoir autant de part que la philosophie. Elle ne doit pas nous rendre insensibles, ni empêcher d'avoir le cœur tendre; elle ferait, en ce cas, plus de mal que de bien aux hommes.

Il semble en effet que quelque démon familier se soit abouché avec tous les gazetiers de Hollande pour leur faire écrire unanimement que vous m'êtes venu voir. J'en ai été informé par la voix publique, ce qui me fit d'abord douter de la vérité du fait. Je me dis que vous ne vous serviriez pas des gazetiers pour annoncer votre voyage, et que, en cas que vous me fissiez le plaisir de venir en ce pays-ci, j'en aurais des nouvelles plus intimes. Le public me croit<35> plus heureux que je ne le suis. Je me tue de le détromper. Je me sens d'ailleurs fort obligé au gazetier d'effectuer en idée ce qu'il juge très-bien qui peut m'être infiniment agréable.

Quoique vous n'ayez en aucune manière besoin de vous perfectionner par de nouvelles études dans la connaissance des sciences, je crois que la conversation du fameux M. s'Gravesande pourra vous être fort agréable. Il doit posséder la philosophie de Newton dans la dernière perfection. M. Boerhaave ne vous sera pas d'un moindre secours pour le consulter sur l'état de votre santé. Je vous la recommande, monsieur. Outre le penchant que vous vous sentez naturellement pour la conservation de votre corps, ajoutez, je vous prie, quelque nouvelle attention à celle que vous avez déjà, pour l'amour d'un ami qui s'intéresse vivement à tout ce qui vous regarde. J'ose vous dire que je sais ce que vous valez, et que je connais la grandeur de la perte que tout le monde ferait en vous : les regrets que l'on donnerait à vos cendres seraient inutiles et superflus pour ceux qui les sentiraient. Je prévois ce malheur, et je le crains : mais je voudrais le différer.

Vous me ferez beaucoup de plaisir, monsieur, de m'envoyer vos nouvelles productions. Les bons arbres portent toujours de bons fruits. La Henriade et vos ouvrages immortels me répondent de la beauté des futurs. Je suis fort curieux de voir la suite du Mondain que vous me promettez. Le plan que vous m'en marquez est tout fondé sur la raison et sur la vérité. En effet, la sagesse du Créateur n'a rien fait inutilement dans ce monde. Dieu veut que l'homme jouisse des choses créées, et c'est contrevenir à son but que d'en user autrement. Il n'y a que les abus et les excès qui rendent pernicieux ce qui, d'ailleurs, est bon en soi-même.

Ma morale, monsieur, s'accorde très-bien avec la vôtre. J'avoue que j'aime les plaisirs et tout ce qui y contribue. La brièveté de la vie est le motif qui m'enseigne d'en jouir. Nous n'avons qu'un temps,<36> dont il faut profiter. Le passé n'est qu'un rêve, le futur est incertain. Ce principe n'est point dangereux; il faut seulement n'en point tirer de mauvaise conséquence.

Je m'attends que votre essai de morale36-a sera l'histoire de mes pensées. Quoique mon plus grand plaisir soit l'étude et la culture des beaux-arts, vous savez, monsieur, mieux que personne, qu'ils exigent du repos, de la tranquillité et du recueillement d'esprit :

Car loin du bruit et du tumulte,
Apollon s'était retiré
Au haut d'un coteau consacré
Par les neuf Muses à son culte.
Pour courtiser les doctes Sœurs,
Il faut du repos, du silence,
Et des travaux en abondance
Avant de goûter leurs faveurs.
Voltaire, votre nom, immortel dans l'histoire,
Est gravé par leurs mains aux fastes de la gloire.

Il y a bien de la témérité pour un écolier, ou, pour mieux dire, à une grenouille du sacré vallon, d'oser croasser36-b en présence d'Apollon. Je le reconnaisse me confesse, et vous en demande l'absolution. L'estime que j'ai pour vous me la doit mériter. Il est bien difficile de se taire sur de certaines vérités, quand on en est bien pénétré, risque à s'exprimer bien ou mal. Je suis dans ce cas; c'est vous qui m'y mettez, et qui par conséquent devez avoir plus d'indulgence pour moi qu'aucun autre. Je suis à jamais avec toute la considération que vous méritez, monsieur, etc.


33-a Le 16 janvier 1737. (Variante des Œuvres posthumes, t. VIII, p. 240.)

36-a Le Traité de métaphysique.

36-b Voyez t. X, p. 12, et t. XVIII, p. 22 et 109.