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17. A VOLTAIRE.

Remusberg, 7 avril 1787.

Monsieur, il n'y a pas jusqu'à votre manière de cacheter qui ne me soit garant des attentions obligeantes que vous avez pour moi. Vous me parlez d'un ton extrêmement flatteur, vous me comblez de louanges, vous me donnez des titres qui n'appartiennent qu'à de grands hommes, et je succombe sous le faix de ces louanges.

Mon empire sera bien petit, monsieur, s'il n'est composé que de sujets de votre mérite. Faut-il des rois pour gouverner des philosophes? des ignorants pour conduire des gens instruits? en un mot, des hommes pleins de leurs passions pour contenir les vices de ceux qui les suppriment, non par la crainte des châtiments, non par la puérile appréhension de l'enfer et des démons, mais par amour de la vertu?

La raison est votre guide, elle est votre souveraine, et Henri le Grand, le saint qui vous protége. Une autre assistance vous serait superflue. Cependant, si je me voyais, relativement au poste que j'occupe, en état de vous faire ressentir les effets des sentiments que j'ai pour vous, vous trouveriez en moi un saint qui ne se ferait jamais invoquer en vain; je commence par vous en donner un petit échantillon. Il me paraît que vous souhaitez d'avoir mon portrait; vous le voulez, je l'ai commandé sur l'heure.

Pour vous montrer à quel point les arts sont en honneur chez nous, apprenez, monsieur, qu'il n'est aucune science que nous ne tâchions d'ennoblir. Un de mes gentilshommes, nommé Knobelsdorff,56-a qui ne borne pas ses talents à savoir manier le pinceau, a tiré ce portrait. Il sait qu'il travaille pour vous, et que vous êtes connaisseur : c'est un aiguillon qui suffit pour l'animer à se surpasser.<57> Un de mes intimes amis, le baron de Keyserlingk, ou Césarion, vous rendra mon effigie. Il sera à Cirey vers la fin du mois prochain. Vous jugerez, en le voyant, s'il ne mérite pas l'estime de tout honnête homme. Je vous prie, monsieur, de vous confier à lui. Il est chargé de vous presser vivement au sujet de la Pucelle, de la Philosophie de Newton, de l'Histoire de Louis XIV, et de tout ce qu'il pourra vous extorquer.

Comment répondre à vos vers, à moins d'être né poëte? Je ne suis pas assez aveuglé sur moi-même pour imaginer que j'aie le talent de la versification. Écrire dans une langue étrangère, y composer des vers, et, qui pis est, se voir désavoué d'Apollon, c'en est trop.

Je rime pour rimer; mais est-ce être poëte
Que de savoir marquer le repos dans un vers,
Et, se sentant pressé d'une ardeur indiscrète,
Aller psalmodier sur des sujets divers?
Mais, lorsque je te vois t'élever dans les airs,
Et d'un vol assuré prendre l'essor rapide.
Je crois, dans ce moment, que Voltaire me guide;
Mais non, Icare tombe, et périt dans les mers.

En vérité, nous autres poëtes, nous promettons beaucoup, et tenons peu. Dans le moment même que je fais amende honorable de tous les mauvais vers que je vous ai adressés, je tombe dans la même faute. Que Berlin devienne Athènes, j'en accepte l'augure; pourvu qu'elle soit capable d'attirer M. de Voltaire, elle ne pourra manquer de devenir une des villes les plus célèbres de l'Europe.

Je me rends, monsieur, à vos raisons. Vous justifiez vos vers à merveille. Les Romains ont eu des bottes de foin en guise d'étendards. Vous m'éclairez, vous m'instruisez; vous savez me faire tirer profit de mon ignorance même.

Par quoi mon régiment a-t-il pu exciter votre curiosité? Je voudrais qu'il fût connu par sa bravoure, et non par sa beauté. Ce n'est pas par un vain appareil de pompe et de magnificence, par un éclat<58> extérieur qu'un régiment doit briller. Les troupes avec lesquelles Alexandre assujettit la Grèce, et conquit la plus grande partie de l'Asie, étaient conditionnées bien différemment. Le fer faisait leur unique parure. Ils étaient, par une longue et pénible habitude, endurcis aux travaux; ils savaient endurer la faim, la soif et tous les maux qu'entraîne après soi l'âpreté d'une longue guerre. Une rigoureuse et rigide discipline les unissait intimement ensemble, les faisait tous concourir à un même but, et les rendait propres à exécuter avec promptitude et vigueur les desseins les plus vastes de leurs généraux.

Quant aux premiers temps de l'histoire romaine, je me suis vu engagé à soutenir sa vérité, et cela, par un motif qui vous surprendra. Pour vous l'expliquer, je suis obligé d'entrer dans un détail que je tâcherai d'abréger autant qu'il me sera possible.

Il y a quelques années qu'on trouva dans un manuscrit du Vatican l'histoire de Romulus et de Rémus, rapportée d'une manière toute différente de celle dont elle nous est connue. Ce manuscrit fait foi que Rémus s'échappa des poursuites de son frère, et que, pour se dérober à sa jalouse fureur, il se réfugia dans les provinces septentrionales de la Germanie, vers les rives de l'Elbe; qu'il y bâtit une ville située auprès d'un grand lac, à laquelle il donna son nom; et que, après sa mort, il fut inhumé dans une île qui, s'élevant du sein des eaux, forme une espèce de montagne au milieu du lac.

Deux moines sont venus ici, il y a quatre ans, de la part du pape, pour découvrir l'endroit que Rémus a fondé, selon la description que je viens d'en faire. Ils ont jugé que ce devait être Remusberg, ou comme qui dirait mont Rémus. Ces bons pères ont fait creuser dans l'île, de toutes parts, pour découvrir les cendres de Rémus. Soit qu'elles n'aient pas été conservées assez soigneusement, ou que le temps, qui détruit tout, les ait confondues avec la terre, ce qu'il y a de sûr, c'est qu'ils n'ont rien trouvé.

<59>Une chose qui n'est pas plus avérée que celle-là, c'est que, il y a environ cent ans, en posant les fondements de ce château, on trouva deux pierres sur lesquelles était gravée l'histoire du vol des vautours. Quoique les figures aient été fort effacées, on en a pu reconnaître quelque chose. Nos gothiques aïeux, malheureusement fort ignorants, et peu curieux des antiquités, ont négligé de nous conserver ces précieux monuments de l'histoire, et nous ont par conséquent laissés dans une incertitude obscure sur la vérité d'un fait aussi important.

On a trouvé, il n'y a pas trois mois, en remuant la terre dans le jardin, une urne et des monnaies romaines, mais qui étaient si vieilles, que le coin en était quasi tout effacé. Je les ai envoyées à M. de La Croze. Il a jugé que leur antiquité pouvait être de dix-sept à dix-huit siècles.

J'espère, monsieur, que vous me saurez gré de l'anecdote59-a que je viens de vous apprendre, et que, en sa faveur, vous excuserez l'intérêt que je prends à tout ce qui peut regarder l'histoire d'un des fondateurs de Rome, dont je crois conserver la cendre. D'ailleurs, on ne m'accuse point de trop de crédulité. Si je pèche, ce n'est pas par superstition.

Ma foi, se défiant même du vraisemblable.
En évitant l'erreur, cherche la vérité.
Le grand, le merveilleux, approchent de la fable;
Le vrai se reconnaît à la simplicité.

L'amour de la vérité et l'horreur de l'injustice m'ont fait embrasser le parti de M. Wolff. La vérité nue a peu de pouvoir sur l'esprit de la plupart des hommes; pour se montrer, il faut qu'elle soit revêtue du rang, de la dignité et de la protection des grands.

<60>L'ignorance, le fanatisme, la superstition, un zèle aveugle, mêlé de jalousie, ont poursuivi M. Wolff. Ce sont eux qui lui ont imputé des crimes, jusqu'à ce qu'enfin le monde commence d'apercevoir l'aurore de son innocence.

Je ne veux point m'arroger une gloire qui ne m'est point due, ni tirer vanité d'un mérite étranger. Je peux vous assurer que je n'ai point traduit la Métaphysique de M. Wolff; c'est un de mes amis à qui l'honneur en est dû.60-a Un enchaînement d'événements l'a conduit en Russie, où il est depuis quelques mois, quoiqu'il mérite un sort meilleur. Je n'ai d'autre part à cet ouvrage que de l'avoir occasionné, et celui de la correction. Le copiste tient le reste de cette traduction; je l'attends tous les jours; vous l'aurez dans peu.

Le souvenir d'Émilie m'est bien flatteur. Je vous prie de l'assurer que j'ai des sentiments très-distingués pour elle,

Car l'Europe la compte au rang des plus grands hommes.60-b

Que pourrais-je refuser à Newton-Vénus, à la plus haute science revêtue des agréments de la beauté, des charmes de la jeunesse, des grâces et des appas? La marquise du Châtelet veut mon portrait (ce serait à moi à lui demander le sien); j'y souscris. Chaque trait de pinceau fera foi de l'admiration que j'ai pour elle.60-c

J'envoie cette lettre par le canal du sieur Du Breuil, à l'adresse que vous m'avez indiquée. Je crois qu'il serait bon de prendre des mesures avec le maître de poste de Trêves pour régler notre petite correspondance. J'attendrai que vous ayez pris des arrangements avec lui avant de me servir de cette voie.

Quand est-ce que le plus grand homme de la France n'aura plus<61> besoin de tant de précautions? Est-ce que vos compatriotes seront les seuls à vous dénier la gloire qui vous est due? Sortez de cette ingrate patrie, et venez dans un pays où vous serez adoré. Que vos talents trouvent un jour dans cette nouvelle Athènes leur rémunérateur.

Amène dans ces lieux la foule des beaux-arts,
Fais-nous part du trésor de ta philosophie.
Des peuples de savants suivront tes étendards;
Eclaire-les du feu de ton puissant génie.
Les myrtes, les lauriers, soignés dans ce canton,
Attendent que, cueillis par les mains d'Émilie,
Ils servent quelque jour à te ceindre le front.
J'en vois crever Rousseau de fureur et d'envie.

Je viens de recevoir l'Enfant prodigue. II est plein de beaux endroits; il n'y manque que la dernière main.

Vos lettres me font un plaisir infini; mais je vous avoue que je leur préférerais de beaucoup la satisfaction de m'entretenir avec vous, et de vous assurer de vive voix de la plus parfaite estime avec laquelle je suis à jamais, monsieur, etc.


56-a Voyez t. VII, p. 37-42.

59-a Eilhardus Lubinus, professeur à Rostock, mort en 1621, doit être l'auteur de cette anecdote. Voyez, Bekmann, Historische Beschreibung der Chur und Mark Brandenburg. Berlin, 1751, in-fol., t. I, p. 422-432.

60-a M. de Suhm. Voyez ci-dessus, p. 30.

60-b La Henriade, chant II, v. 70.

60-c Tout cet alinéa, que nous tirons de l'édition de Berlin, t. VIII, p. 260, est altéré et tronqué dans celle de Kehl, t. LXIV, p. 80.