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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XXII.

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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XXII. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCLIII

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CORRESPONDANCE DE FREDERIC II ROI DE PRUSSE TOME VII. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCLIII

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CORRESPONDANCE TOME VII.

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CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC VOLTAIRE. TOME II. DEPUIS L'AVÉNEMENT DE FRÉDÉRIC JUSQU'AU DÉPART DE VOLTAIRE DE BERLIN, EN 1753. (6 JUIN 1740 - 19 JUIN 1753.)[Titelblatt]

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125. A VOLTAIRE.

Charlottenbourg, 6 juin 1740.

Mon cher ami, mon sort est changé, et j'ai assisté aux derniers moments d'un roi, à son agonie, à sa mort. En parvenant à la royauté, je n'avais pas besoin assurément de cette leçon pour être dégoûté de la vanité des grandeurs humaines.

J'avais projeté un petit ouvrage de métaphysique; il s'est changé en un ouvrage de politique. Je croyais jouter avec l'aimable Voltaire, et il me faut escrimer avec Machiavel.3-a Enfin, mon cher Voltaire, nous ne sommes point maîtres de notre sort. Le tourbillon des événements nous entraîne, et il faut se laisser entraîner. Ne voyez en moi, je vous prie, qu'un citoyen zélé, un philosophe un peu sceptique, mais un ami véritablement fidèle. Pour Dieu, ne m'écrivez qu'en homme, et méprisez avec moi les titres, les noms, et tout l'éclat extérieur.

Jusqu'à présent il me reste à peine le temps de me reconnaître; j'ai des occupations infinies; je m'en donne encore de surplus; mais, malgré tout ce travail, il me reste toujours du temps assez pour admirer vos ouvrages, et pour puiser chez vous des instructions et des délassements.

Assurez la marquise de mon estime. Je l'admire autant que ses vastes connaissances et la rare capacité de son esprit le méritent.

<4>Adieu, mon cher Voltaire; si je vis, je vous verrai, et même dès cette année. Aimez-moi toujours, et soyez toujours sincère avec votre ami.

126. AU MEME.

Charlottenbourg, 12 juin 1740.

Non, ce n'est plus du mont Rémus,
Douce et studieuse retraite
D'où mes vers vous sont parvenus,
Que je date ces vers confus;
Car, dans ce moment, le poëte
Et le prince sont confondus.
Désormais mon peuple que j'aime
Est l'unique dieu que je sers.
Adieu les vers et les concerts,
Tous les plaisirs, Voltaire même;
Mon devoir est mon dieu suprême.
Qu'il entraîne de soins divers!
Quel fardeau que le diadème!
Quand ce dieu sera satisfait,
Alors dans vos bras, cher Voltaire,
Je volerai, plus prompt qu'un trait,
Puiser, dans les leçons de mon ami sincère,
Quel doit être d'un roi le sacré caractère.

Vous voyez, mon cher ami, que le changement du sort ne m'a pas tout à fait guéri de la métromanie, et que peut-être je n'en guérirai jamais. J'estime trop l'art d'Horace et de Voltaire pour y renoncer; et je suis du sentiment que chaque chose de la vie a son temps.

<5>J'avais commencé une Epître sur les abus de la mode et de la coutume, lors même que la coutume de la primogéniture m'obligeait de monter sur le trône et de quitter mon Épître pour quelque temps. J'aurais volontiers changé mon Epître en satire contre cette même mode, si je ne savais que la satire doit être bannie de la bouche des princes.

Enfin, mon cher Voltaire, je flotte entre vingt occupations, et je ne déplore que la brièveté des jours, qui me paraissent trop courts de vingt-quatre heures.

Je vous avoue que la vie d'un homme qui n'existe que pour réfléchir, et pour lui-même, me semble infiniment préférable à la vie d'un homme dont l'unique occupation doit être de faire le bonheur des autres.

Vos vers sont charmants. Je n'en dirai rien, car ils sont trop flatteurs.

Mon cher Voltaire, ne vous refusez pas plus longtemps à l'empressement que j'ai de vous voir. Faites en ma faveur tout ce que vous croyez que votre humanité comporte. J'irai à la fin d'août à Wésel, et peut-être plus loin. Promettez-moi de me joindre, car je ne saurais vivre heureux ni mourir tranquille sans vous avoir embrassé. Adieu.

Mille compliments à la marquise. Je travaille des deux mains, d'un côté à l'armée, de l'autre au peuple et aux beaux-arts.

<6>

127. DE VOLTAIRE.

(Bruxelles) 18 juin 1740.

Sire, si votre sort est changé, votre belle âme ne l'est pas; mais la mienne l'est. J'étais un peu misanthrope, et les injustices des hommes m'affligeaient trop. Je me livre à présent à la joie avec tout le monde. Grâce au ciel, Votre Majesté a déjà rempli presque toutes mes prédictions. Vous êtes déjà aimé et dans vos États, et dans l'Europe. Un résident de l'Empereur disait, dans la dernière guerre, au cardinal de Fleury : « Monseigneur, les Français sont bien aimables, mais ils sont tous Turcs. » L'envoyé de V. M. peut dire à présent : Les Français sont tous Prussiens.

Le marquis d'Argenson, conseiller d'État du roi de Fiance, ami de M. de Valori, et homme d'un vrai mérite, avec qui je me suis entretenu souvent à Paris de V. M., m'écrit, du 13, que M. de Valori s'exprime avec lui dans ces propres mots : « Il commence son règne comme il y a apparence qu'il le continuera; partout des traits de bonté de cœur; justice qu'il rend au défunt; tendresse pour ses sujets. » Je ne fais mention de cet extrait à V. M. que parce que je suis sûr que cela a été écrit d'abondance de cœur, et qu'il m'est revenu de même. Je ne connais point M. de Valori, et V. M. sait que je ne devais pas compter sur ses bonnes grâces; cependant, puisqu'il pense comme moi, et qu'il vous rend tant de justice, je suis bien aise de la lui rendre.

Le ministre qui gouverne le pays où je suis me disait : « Nous verrons s'il renverra tout d'un coup les géants inutiles qui ont fait tant crier; » et moi, je lui répondis : « Il ne fera rien précipitamment. Il ne montrera point un dessein marqué de condamner les fautes qu'a pu faire son prédécesseur; il se contentera de les réparer avec le temps. » Daignez donc avouer, grand roi, que j'ai bien deviné.

<7>V. M. m'ordonne de songer, en lui écrivant, moins au roi qu'à l'homme. C'est un ordre bien selon mon cœur. Je ne sais comment m'y prendre avec un roi; mais je suis bien à mon aise avec un homme véritable, avec un homme qui a dans sa tête et dans son cœur l'amour du genre humain.

Il y a une chose que je n'oserais jamais demander au roi, mais que j'oserais prendre la liberté de demander à l'homme; c'est si le feu roi a du moins connu et aimé tout le mérite de mon adorable prince avant de mourir. Je sais que les qualités du feu roi étaient si différentes des vôtres, qu'il se pourrait bien faire qu'il n'eût pas senti tous vos différents mérites; mais enfin, s'il s'est attendri, s'il a agi avec confiance, s'il a justifié les sentiments admirables que vous avez daigné me témoigner pour lui dans vos lettres, je serai un peu content. Un mot de votre adorable main me ferait entendre tout cela.

Le roi me demandera peut-être pourquoi je fais ces questions à l'homme; il me dira que je suis bien curieux et bien hardi. Savez-vous ce que je répondrai à S. M.? Je lui dirai : Sire, c'est que j'aime l'homme de tout mon cœur.

Votre Majesté, ou Votre Humanité, me fait l'honneur de me mander qu'elle est obligée à présent de donner la préférence à la politique sur la métaphysique, et qu'elle s'escrime avec notre bon cardinal.

Vous paraissez en défiance
De ce saint au ciel attaché,
Qui, par esprit de pénitence,
Quitta son petit évèché
Pour être humblement roi de France.
Je pense qu'il va s'occuper,
Avec un zèle catholique,
Du juste soin de vous tromper;
Car vous êtes un hérétique.

On a agité ici la question si V. M. se ferait sacrer et oindre, ou non. Je ne vois pas qu'elle ait besoin de quelques gouttes d'huile pour<8> être respectable et chère à ses peuples. Je révère fort les saintes ampoules, surtout lorsqu'elles ont été apportées du ciel, et pour des gens tels que Clovis; et je sais bon gré à Samuel d'avoir versé de l'huile d'olive sur la tête de Saül,8-a puisque les oliviers étaient fort communs dans leur pays.

Mais, seigneur, après tout, quand vous ne seriez point
Ce que l'Ecriture appelle oint.
Vous n'en seriez pas moins mon héros et mon maître.
Le grand cœur, les vertus, les talents, font un roi;
Et vous seriez sacré pour la terre et pour moi,
Sans qu'on vît votre front huilé des mains d'un prêtre.

Puisque V. M., qui s'est faite homme, continue toujours à m'honorer de ses lettres, j'ose la supplier de me dire comment elle partage sa journée; j'ai bien peur qu'elle ne travaille trop. On soupe quelquefois sans avoir mis d'intervalle entre le travail et le repas; on se relève le lendemain avec une digestion laborieuse, on travaille avec la tête moins nette; on s'efforce, et on tombe malade. Au nom du genre humain, à qui vous devenez nécessaire, prenez soin d'une santé si précieuse.

Je demanderai encore une autre grâce à V. M.; c'est, quand elle aura fait quelque nouvel établissement, qu'elle aura fait fleurir quelqu'un des beaux-arts, de daigner m'en instruire, car ce sera m'apprendre les nouvelles obligations que je lui aurai. Il y a un mot, dans la lettre de V. M., qui m'a transporté; elle me fait espérer une vision béatifique cette année. Je ne suis pas le seul qui soupire après ce bonheur. La reine de Saba voudrait prendre des mesures pour voir Salomon dans sa gloire. J'ai fait part à M. de Keyserlingk d'un petit projet sur cela; mais j'ai bien peur qu'il n'échoue.

J'espère, dans six ou sept semaines, si les libraires hollandais ne<9> me trompent point, envoyer à V. M. le meilleur livre et le plus utile qu'on ait jamais fait, un livre digne de vous et de votre règne.

Je suis avec la plus tendre reconnaissance, avec profond respect, cela va sans dire, avec des sentiments que je ne peux exprimer, Sire, de V. M., etc.

128. A VOLTAIRE.

Charlottenbourg, 24 juin 1740.9-a

Mon cher ami, celui qui vous rendra cette lettre de ma part est l'homme de ma dernière Épître.9-b Il vous rendra du vin de Hongrie à la place de vos vers immortels,9-c et ma mauvaise prose au lieu de votre admirable philosophie. Je suis accablé et surchargé d'affaires; mais, dès que j'aurai quelques moments de loisir, vous recevrez de moi les mêmes tributs que par le passé, et aux mêmes conditions. Je suis à la veille d'un enterrement, d'une augmentation, de beaucoup de voyages, et de soins auxquels mon devoir m'engage. Je vous demande excuse si ma lettre, et celle que vous avez reçue il y a trois semaines, se ressentent de quelque pesanteur; ce grand travail finira, et alors mon esprit pourra reprendre son élasticité naturelle.

Vous, le seul dieu qui m'inspirez,
Voltaire, en peu vous me verrez,

<10>

Libre de soins, d'inquiétudes,
Chanter vos vers et mes plaisirs;
Mais, pour combler tous mes désirs,
Venez charmer nos solitudes.

C'est en tremblant que ma muse me dicte ce dernier vers; et je sais trop que l'amitié doit céder à l'amour.

Adieu, mon cher Voltaire; aimez-moi toujours un peu. Dès que je pourrai faire des odes et des Épîtres, vous en aurez les gants. Mais il faut avoir beaucoup de patience avec moi, et me donner le temps de me traîner lentement dans la carrière où je viens d'entrer. Ne m'oubliez pas, et soyez sûr que, après le soin de mon pays, je n'ai rien de plus à cœur que de vous convaincre de l'estime avec laquelle je suis votre, etc.

129. DE VOLTAIRE.

(Bruxelles) juin 1740.



Sire,

Hier vinrent, pour mon bonheur,
Deux bons tonneaux de Germanie;
L'un contient du vin de Hongrie,
L'autre est la panse rebondie
De monsieur votre ambassadeur.

Si les rois sont les images des dieux, et les ambassadeurs les images des rois, il s'ensuit, Sire, par le quatrième théorème de Wolff, que es dieux sont joufflus, et ont une physionomie très-agréable. Heureux ce M. de Camas, non pas tant de ce qu'il représente V. M. que de ce qu'il la reverra!

<11>Je volai hier au soir chez cet aimable M. de Camas, envoyé et chanté par son roi; et, dans le peu qu'il m'en dit, j'appris que V. M., que j'appellerai toujours Votre Humanité, vit en homme plus que jamais, et que, après avoir fait sa charge de roi sans relâche, les trois quarts de la journée, elle jouit, le soir, des douceurs de l'amitié, qui sont si au-dessus de celles de la royauté.

Nous allons dîner dans une demi-heure tous ensemble chez madame la marquise du Châtelet; jugez, Sire, quelle sera sa joie et la mienne. Depuis l'apparition de M. de Keyserlingk, nous n'avons pas eu un si beau jour.

Cependant vous courez sur les bords du Prégel,
Lieux où glace est fréquente, et très-rare est dégel.
Puisse un diadème éternel
Orner cet aimable visage!
Apollon l'a déjà couvert de ses lauriers;
Mars y joindra les siens, si jamais l'héritage
De ce beau pays de Juliers
Dépendait des combats et de votre courage.

V. M. sait qu'Apollon, le dieu des vers, tua le serpent Python et les Aloïdes; le dieu des arts se battait comme un diable dans l'occasion.

Ce dieu vous a donné son carquois et sa lyre;
Si l'on doit vous chérir, on doit vous redouter.
Ce n'est point des exploits que ce grand cœur désire;
Mais vous savez les faire, et les savez chanter.

C'est un peu trop à la fois, Sire; mais votre destin est de réussir à tout ce que vous entreprendrez, parce que je sais de bonne part que vous avez cette fermeté d'âme qui fait la base des grandes vertus. D'ailleurs, Dieu bénira, sans doute, le règne de Votre Humanité, puisque, quand elle s'est bien fatiguée tout le jour à être roi pour faire des heureux, elle a encore la bonté d'orner sa lettre, à moi chétif,

<12>

D'un des plus aimables sixains
Qu'écrive une plume légère.
Vers doux et sentiments humains,
De telle espèce il n'en est guère
Chez nosseigneurs les souverains,
Ni chez le bel esprit vulgaire.

Votre Humanité est bien adorable de la façon dont elle parle à son sujet sur le voyage de Clèves.

Vous faites trop d'honneur à ma persévérance;
Connaissez les vrais nœuds dont mon cœur est lié.
Je ne suis plus, hélas! dans l'âge où l'on balance
Entre l'amour et l'amitié.

Je me berce des plus flatteuses espérances sur la vision béatifique de Clèves. Si le roi de France envoie complimenter V. M. par qui je le désire, je vous fais ma cour; sinon, je vous fais encore ma cour. V. M. ne souffrira-t-elle pas qu'on vienne lui rendre hommage en son privé nom, sans y venir en cérémonie? De manière ou d'autre, Siméon verra son salut.12-a

L'ouvrage de Marc-Aurèle est bientôt tout imprimé. J'en ai parlé à V. M. dans cinq lettres; je l'ai envoyé, selon la permission expresse de V. M., et voilà M. de Camas qui me dit qu'il y a un ou deux endroits qui déplairaient à certaines puissances. Mais moi, j'ai pris la liberté d'adoucir ces deux endroits, et j'oserais bien répondre que le livre fera autant d'honneur à son auteur, quel qu'il soit, qu'il sera utile au genre humain. Cependant, s'il avait pris un remords à V. M., il faudrait qu'elle eût la bonté de se hâter de me donner ses ordres, car, dans un pays comme la Hollande, on ne peut arrêter l'empressement avide d'un libraire qui sent qu'il a sa fortune sous la presse.

<13>Si vous saviez, Sire, combien votre ouvrage est au-dessus de celui de Machiavel, même par le style, vous n'auriez pas la cruauté de le supprimer. J'aurais bien des choses à dire à V. M. sur une académie qui fleurira bientôt sous ses auspices; me permettra-t-elle d'oser lui présenter mes idées, et de les soumettre à ses lumières?

Je suis toujours avec le plus respectueux et le plus tendre dévouement, etc.

130. A VOLTAIRE.

Charlottenbourg, 27 juin 1740.

Mon cher Voltaire, vos lettres me font toujours un plaisir infini, non pas par les louanges que vous me donnez, mais par la prose instructive et les vers charmants qu'elles contiennent. Vous voulez que je vous parle de moi-même, comme l'éternel abbé de Chaulieu.13-a Qu'importe? il faut vous contenter.

Voici donc la gazette de Berlin, telle que vous me la demandez.

J'arrivai, le vendredi au soir, à Potsdam, où je trouvai le Roi dans une si triste situation, que j'augurai bientôt que sa fin était prochaine. Il me témoigna mille amitiés; il me parla plus d'une grande heure sur les affaires, tant internes qu'étrangères, avec toute la justesse d'esprit et le bon sens imaginables. Il me parla de même le samedi et le dimanche; le lundi, paraissant très-tranquille, très-résigné, et soutenant ses souffrances avec beaucoup de fermeté, il résigna la régence entre mes mains. Le mardi matin à cinq heures, il prit tendrement<14> congé de mes frères, de tous les officiers de marque, et de moi. La Reine, mes frères et moi, nous l'avons assisté dans ses dernières heures; dans ses angoisses il a témoigné le stoïcisme de Caton. Il est expiré avec la curiosité d'un physicien sur ce qui se passait en lui à l'instant même de sa mort, et avec l'héroïsme d'un grand homme, nous laissant à tous des regrets sincères de sa perte, et sa mort courageuse comme un exemple à suivre.14-a

Le travail infini qui m'est échu en partage depuis sa mort laisse à peine du temps à ma juste douleur. J'ai cru que, depuis la perte de mon père, je me devais entièrement à la patrie. Dans cet esprit, j'ai travaillé autant qu'il a été en moi pour prendre les arrangements les plus prompts et les plus convenables au bien public.

J'ai d'abord commencé par augmenter les forces de l'État de seize bataillons, de cinq escadrons de hussards, et d'un escadron de gardes du corps. J'ai posé les fondements de notre nom elle Académie. J'ai fait acquisition de Wolff, de Maupertuis, d'Algarotti. J'attends la réponse de s'Gravesande, de Vaucanson et d'Euler.14-b J'ai établi un nouveau collége pour le commerce et les manufactures; j'engage des peintres et des sculpteurs; et je pars pour la Prusse, pour y recevoir l'hommage, etc., sans la sainte ampoule, et sans les cérémonies inutiles et frivoles que l'ignorance et la superstition ont établies, et que la coutume favorise.

Mon genre de vie est assez déréglé quant à présent, car la Faculté a trouvé à propos de m'ordonner ex officio de boire des eaux de Pyrmont. Je me lève à quatre heures, je bois les eaux jusqu'à huit, j'écris jusqu'à dix, je vois les troupes jusqu'à midi, j'écris jusqu'à cinq heures, et le soir je me délasse en bonne compagnie. Lorsque les<15> voyages seront finis, mon genre de vie sera plus tranquille et plus uni; mais, jusqu'à présent, j'ai le cours ordinaire des affaires à suivre, j'ai les nouveaux établissements de surplus, et avec cela beaucoup de compliments inutiles à faire, d'ordres circulaires à donner, etc.

Ce qui me coûte le plus est l'établissement de magasins assez considérables dans toutes les provinces, pour qu'il s'y trouve une provision de grains d'une année et demie de consommation pour chaque pays.

Lassé de parler de moi-même,
Souffrez du moins, ami charmant,
Que je vous apprenne gaîment
La joie et le plaisir extrême
Que nos premiers embrassements
Déjà font sentir à mes sens.
Orphée approchant d'Eurydice,
Au fond de l'infernal manoir,
Sentit, je crois, moins de délice
Que m'en pourra donner le plaisir de vous voir.
Mais je crains moins Pluton que je crains Emilie;
Ses attraits pour jamais enchaînent votre vie.
L'amour sur votre cœur a bien plus de pouvoir
Que le Styx n'en pouvait avoir
Sur Eurydice et sa sortie.

Sans rancune, madame du Châtelet; il m'est permis de vous envier un bien que vous possédez, et que je préférerais à beaucoup d'autres biens qui me sont échus en partage.

J'en reviens à vous, mon cher Voltaire; vous ferez ma paix avec la marquise; vous lui conserverez la première place dans votre cœur, et elle permettra que j'en occupe une seconde dans votre esprit.

Je compte que mon homme de l'Épître vous aura déjà rendu ma lettre et le vin de Hongrie. Je vous paye très-matériellement de tout l'esprit que vous me prodiguez; mais, mon cher Voltaire, consolez-vous, car, dans tout l'univers, vous ne trouveriez assurément per<16>sonne qui voulût faire assaut d'esprit avec vous. S'il s'agit d'amitié, je le dispute à tout autre, et je vous assure qu'on ne saurait vous aimer ni vous estimer plus que vous l'êtes de moi. Adieu.

Pour Dieu, achetez toute l'édition de l'Antimachiavel.16-a

131. DE VOLTAIRE.

La Haye, 20 juillet 1740.

Tandis que Votre Majesté
Allait en poste au pôle arctique,
Pour faire la félicité
De son peuple lithuanique,
Ma très-chétive infirmité
Allait d'un air mélancolique,
Dans un chariot détesté,
Par Satan sans doute inventé,
Dans ce pesant climat belgique.
Cette voiture est spécifique
Pour trémousser et secouer
Un bourguemestre apoplectique;
Mais certe il fut fait pour rouer
Un petit Français très-étique,
Tel que je suis, sans me louer.

J'arrivai donc hier à la Haye, après avoir eu bien de la peine d'obtenir mon congé.

<17>

Mais le devoir parlait, il faut suivre ses lois;
Je vous immolerais ma vie;
Et ce n'est que pour vous, digne exemple des rois,
Que je peux quitter Emilie.

Vos ordres me semblaient positifs; la bonté tendre et touchante avec laquelle Votre Humanité me les a donnés me les rendait encore plus sacrés. Je n'ai donc pas perdu un moment. J'ai pleuré de voyager sans être à votre suite; mais je me suis consolé, puisque je faisais quelque chose que V. M. souhaitait que je fisse en Hollande.

Un peuple libre et mercenaire,
Végétant dans ce coin de terre,
Et vivant toujours en bateau,
Vend aux voyageurs l'air et l'eau,
Quoique tous deux n'y valent guère.
Là, plus d'un fripon de libraire
Débite ce qu'il n'entend pas,
Comme fait un prêcheur en chaire;
Vend de l'esprit de tous états,
Et fait passer en Germanie
Une cargaison de romans
Et d'insipides sentiments,
Que toujours la France a fournie.

La première chose que je fis hier, en arrivant, fut d'aller chez le plus retors et le plus hardi libraire du pays, qui s'était chargé de la chose en question. Je répète encore à V. M. que je n'avais pas laissé dans le manuscrit un mot dont personne en Europe pût se plaindre. Mais malgré cela, puisque V. M. avait à cœur de retirer l'édition, je n'avais plus ni d'autre volonté ni d'autre désir. J'avais déjà fait sonder ce hardi fourbe, nommé Jean van Duren,17-a et j'avais envoyé en poste un homme qui, par provision, devait au moins retirer, sous <18>des prétextes plausibles, quelques feuilles du manuscrit, lequel n'était pas à moitié imprimé; car je savais bien que mon Hollandais n'entendrait à aucune proposition. En effet, je suis venu à temps; le scélérat avait déjà refusé de rendre une page du manuscrit. Je l'envoyai chercher, je le sondai, je le tournai de tous les sens; il me fit entendre que, maître du manuscrit, il ne s'en dessaisirait jamais pour quelque avantage que ce pût être, qu'il avait commencé l'impression, qu'il la finirait.

Quand je vis que j'avais affaire à un Hollandais qui abusait de la liberté de son pays, et à un libraire qui poussait à l'excès son droit de persécuter les auteurs, ne pouvant ici confier mon secret à personne, ni implorer le secours de l'autorité, je me souvins que V. M. dit, dans un des chapitres de l'Antimachiavel, qu'il est permis d'employer quelque honnête finesse en fait de négociation. Je dis donc à Jean van Duren que je ne venais que pour corriger quelques pages du manuscrit. « Très-volontiers, monsieur, me dit-il; si vous voulez venir chez moi, je vous le confierai généreusement feuille à feuille; vous corrigerez ce qu'il vous plaira, enfermé dans ma chambre, en présence de ma famille et de mes garçons. »

J'acceptai son offre cordiale; j'allai chez lui, et je corrigeai en effet quelques feuilles qu'il reprenait à mesure, et qu'il lisait pour voir si je ne le trompais point. Lui ayant inspiré par là un peu moins de défiance, j'ai retourné aujourd'hui dans la même prison, où il m'a enfermé de même, et, ayant obtenu six chapitres à la fois pour les confronter, je les ai raturés de façon, et j'ai écrit dans les interlignes de si horribles galimatias, et des coq-à-l'âne si ridicules, que cela ne ressemble plus à un ouvrage. Cela s'appelle faire sauter son vaisseau en l'air pour n'être point pris par l'ennemi. J'étais au désespoir de sacrifier un si bel ouvrage; mais enfin j'obéissais au roi que j'idolâtre, et je vous réponds que j'y allais de bon cœur. Qui est étonné à présent, et confondu? C'est mon vilain. J'espère demain faire avec lui<19> un marché honnête, et le forcer à me rendre le tout, manuscrit et imprimé; et je continuerai à rendre compte à V. M.

132. DU MÊME.

La Haye (juillet 1740).

Sire, dans cette troisième lettre, je demande pardon à Votre Majesté des deux premières, qui sont trop bavardes.

J'ai passé cette journée à consulter des avocats et à faire traiter sous main avec van Duren. J'ai été procureur et négociateur. Je commence à croire que je viendrai à bout de lui; ainsi de deux choses l'une : ou l'ouvrage sera supprimé à jamais, ou il paraîtra d'une manière entièrement digne de son auteur.

Que V. M. soit sûre que je resterai ici, qu'elle sera entièrement satisfaite, ou que je mourrai de douleur. Divin Marc-Aurèle, pardonnez à ma tendresse. J'ai entendu dire ici secrètement que V. M. viendrait à la Haye. J'ai, de plus, entendu dire que ce voyage pourrait être utile à ses intérêts.

Vos intérêts, Sire, je les chéris sans doute; mais il ne m'appartient ni d'en parler, ni de les entendre.

Tout ce que je sais, c'est que si Votre Humanité vient ici, elle gagnera les cœurs, tout hollandais qu'ils sont. V. M. a déjà ici de grands partisans.

J'ai dîné ici aujourd'hui avec un député de Frise, nommé M. Halloy, qui a eu l'honneur de voir V. M. à l'armée, qui compte lui faire sa cour à Clèves, et qui pense sur le Marc-Aurèle du Nord comme<20> moi. Oh! que je vais demain embrasser ce M. Halloy! Aujourd'hui M. de Fénelon .... (Le reste manque.)

133. A VOLTAIRE.

Charlottenbourg, 29 juillet 1740.

Mon cher ami, des voyageurs qui reviennent des bords du Frisch-Haff ont lu vos charmants ouvrages, qui leur ont paru un restaurant admirable, et dont ils avaient grand besoin pour les rappeler à la vie. Je ne dis rien de vos vers, que je louerais beaucoup, si je n'en étais le sujet; mais un peu moins de louanges, et il n'y aurait rien de plus beau au monde.

Mon large ambassadeur, à panse rebondie,
Harangue le Roi Très-Chrétien,
Et gens qu'il ne vit de sa vie;
Il en gagnera l'étisie,
En très-bon rhétoricien.

Fleury nous affublait d'un bavard de sa clique,20-a
Mutilé de trois doigts, courtois en matelot;
Je me tais sur Camas, je connais sa pratique,
Et l'on verra s'il est manchot,20-b

Les lettres de Camas ne sont remplies que de Bruxelles; il ne tarit point sur ce sujet; et, à juger par ses relations, il semble qu'il ait été envoyé à Voltaire, et non à Louis.

<21>Je vous envoie les seuls vers que j'aie eu le temps de faire depuis longtemps. Algarotti les a fait naître; le sujet est la Jouissance.21-a L'Italien supposait que nous autres habitants du Nord ne pouvions pas sentir aussi vivement que les voisins du lac de Garde. J'ai senti et j'ai exprimé ce que j'ai pu pour lui montrer jusqu'où notre organisation pouvait nous procurer du sentiment. C'est à vous de juger si j'ai bien peint, ou non. Souvenez-vous au moins qu'il y a des instants aussi difficiles à représenter que l'est le soleil dans sa plus grande splendeur; les couleurs sont trop pâles pour les peindre, et il faut que l'imagination du lecteur supplée au défaut de l'art.

Je vous suis très-obligé des peines que vous voulez bien vous donner touchant l'impression de l'Antimachiavel. L'ouvrage n'était pas encore digne d'être publié; il faut mâcher et remâcher un ouvrage de cette nature, afin qu'il ne paraisse pas d'une manière incongrue aux yeux du public, toujours enclin à la satire. Je me prépare à partir, sous peu de jours, pour le pays de Clèves.21-b C'est là que

J'entendrai donc les sons de la lyre d'Orphée;
Je verrai ces savantes mains
Qui, par des ouvrages divins,
Aux cieux des immortels placent votre trophée.

J'admirerai ces yeux si clairs et si perçants,
Que les secrets de la nature,
Cachés dans une nuit obscure,
N'ont pu se dérober à leurs regards puissants.

Je baiserai cent fois cette bouche éloquente
Dans le sérieux et le badin,
Dont la voix folâtre et touchante
Va du cothurne au brodequin,
Toujours enchanteresse et toujours plus charmante.

<22>Enfin je me fais une véritable joie de voir l'homme du monde entier que j'aime et que j'estime le plus.

Pardonnez mes lapsus calami et mes autres fautes. Je ne suis pas encore dans une assiette tranquille; il me faut expédier mon voyage, après quoi j'espère trouver du temps pour moi.

Adieu, charmant, divin Voltaire; n'oubliez pas les pauvres mortels de Berlin qui vont faire diligence pour joindre dans peu les dieux de Cirey. Vale.

134. AU MÊME.

Berlin, 5 août 1740.

Mon cher Voltaire, j'ai reçu trois de vos lettres dans un jour de trouble, de cérémonie et d'ennui. Je vous en suis infiniment obligé. Tout ce que je puis vous répondre à présent, c'est que je remets le Machiavel à votre disposition, et je ne doute point que vous n'en usiez de façon que je n'aie pas lieu de me repentir de la confiance que je mets en vous. Je me repose entièrement sur mon cher éditeur.

J'écrirai à madame du Châtelet en conséquence de ce que vous désirez. A vous parler franchement touchant son voyage, c'est Voltaire, c'est vous, c'est mon ami que je désire de voir; et la divine Émilie, avec toute sa divinité, n'est que l'accessoire d'Apollon newtonianisé.

Je ne puis vous dire encore si je voyagerai ou si je ne voyagerai pas. Apprenez, mon cher Voltaire, que le roi de Prusse est une girouette de politique; il me faut l'impulsion de certains vents favorables pour voyager ou pour diriger mes voyages. Enfin je me confirme dans les sentiments qu'un roi est mille fois plus malheureux<23> qu'un particulier. Je suis l'esclave de la fantaisie de tant d'autres puissances, que je ne peux jamais, touchant ma personne, ce que je veux. Arrive cependant ce qui pourra, je me flatte de vous voir. Puissiez-vous être uni à jamais à mon bercail!

Adieu, mon cher ami, esprit sublime, premier-né des êtres pensants. Aimez-moi toujours sincèrement, et soyez persuadé qu'on ne saurait vous aimer et vous estimer plus que je fais. Vale.

135. AU MÊME.

Berlin, 6 août 1740.

Mon cher ami, je me conforme entièrement à vos sentiments, et je vous fais arbitre. Vous en jugerez comme vous le trouverez à propos, et je suis tranquille, car mes intérêts sont en bonnes mains.

Vous aurez reçu de moi une lettre datée d'hier; voici la seconde que je vous écris de Berlin; je m'en rapporte au contenu de l'autre. S'il faut qu'Émilie accompagne Apollon, j'y consens; mais, si je puis vous voir seul, je préférerai le dernier. Je serais trop ébloui, je ne pourrais soutenir tant d'éclat à la fois; il me faudrait le voile de Moïse23-a pour tempérer les rayons mêlés de vos divinités.

Pour le coup, mon cher Voltaire, si je suis surchargé d'affaires, je travaille sans relâche; mais je vous prie de m'accorder suspension d'armes. Encore quatre semaines, et je suis à vous pour jamais.

Vous ne sauriez augmenter les obligations que je vous dois, ni la parfaite estime avec laquelle je suis à jamais votre, etc.

<24>

136. AU MÊME.

Remusberg, 8 août 1740.

Mon cher Voltaire, je crois que van Duren vous coûte plus de soins et de peines que Henri IV. En versifiant la vie d'un héros, vous écriviez l'histoire de vos pensées; mais en harcelant un scélérat, vous joutez avec un ennemi indigne de vous être opposé. Je vous ai d'autant plus d'obligation de l'affection avec laquelle vous prenez mes intérêts à cœur, et je ne demande pas mieux que de vous en témoigner ma reconnaissance. Faites donc rouler la presse, puisqu'il le faut, pour punir la scélératesse d'un misérable. Rayez, changez, corrigez et remplacez tous les endroits qu'il vous plaira. Je m'en remets à votre discernement.

Je pars dans huit jours pour Danzig, et je compte être le 22 à Francfort. En cas que vous y soyez, je m'attends bien, à mon passage, de vous voir chez moi. Je compte pour sûr de vous embrasser à Clèves ou en Hollande.

Maupertuis est autant qu'engagé chez nous; mais il me manque encore beaucoup d'autres sujets que vous me ferez plaisir de m'indiquer.

Adieu, charmant Voltaire; il faut que je quitte ce qu'il y a de plus aimable parmi les hommes, pour disputer le terrain à toutes sortes de van Duren politiques, qui, pour surcroît de malheurs, n'ont pas des carmes pour confesseurs.24-a

Aimez-moi toujours, et soyez sûr de l'estime inviolable que j'ai pour vous.

<25>

137. DE VOLTAIRE.

Bruxelles, 20 août 1740.

Ce sera donc un nouveau Salomon
Qui de Saba viendra trouver la reine;
S'il en naissait quelque divin poupon,
Bien ce serait pour la nature humaine.
Mais j'aime mieux qu'il n'en advienne rien;
C'est bien assez, pour la terre embellie,
D'un Salomon avec une Emilie;
Le monde et moi ne voulons d'autre bien.

Or, Sire, voici le fait. Le monde attache des yeux de lynx sur mon Salomon. Mais est-il vrai qu'il va en France? dit l'un. Il verra l'Italie, dit l'autre, et on l'élira pape, pour régénérer Rome. Passera-t-il par Bruxelles? On parie pour et contre. S'il y passe, dit madame la princesse de La Tour, il logera dans ma maison. Oh! pour cela non, madame la princesse, Sa Majesté ne logera point chez Votre Altesse Sérénissime; et, s'il vient à Bruxelles, il y sera très-incognito; il logera, lui et sa suite aimable, chez Émilie. C'est la dernière maison de la ville, loin du peuple et des Altesses bruxelloises; et il y sera tout aussi bien que chez vous, quoique cette maison de louage ne soit pas si bien meublée que la vôtre. Voilà ce que je pense. Mais que fait la princesse de La Tour? De la campagne où elle est, elle envoie tout courant savoir de madame du Châtelet si S. M. passera; et madame du Châtelet répond qu'il n'y a pas un mot de vrai, et que tout ce qu'on dit est un conte. Ne voilà-t-il pas madame de La Tour qui, sur-le-champ, envoie des courriers pour savoir la vérité du fait! Sire, le monde est bien curieux. Il n'y aurait qu'à faire mettre dans les gazettes que V. M. va à Aix-la-Chapelle ou à Spa, pour dépayser les nouvellistes.

Cependant, s'il était vrai que Votre Humanité passât par Bruxelles, <26>je la supplie de faire apporter des gouttes d'Angleterre, car je m'évanouirai de plaisir.

M. de Maupertuis est à Wésel pour vous observer et vous mesurer. Il n'a vu ni ne verra jamais d'étoile d'une si heureuse influence.

L'affaire de l'Antimachiavel est en très-bon train, pour l'instruction et le bonheur du monde. Sire, vos sujets sont heureux, et ils le disent bien; mais je serai plus heureux qu'eux tous au commencement de septembre.

Je suis avec le plus profond respect et cent autres sentiments inexprimables, etc.

138. DU MÊME.

Bruxelles, 1er septembre 1740.

Sire, mon roi est à Clèves; une petite maison l'attend à Bruxelles; un palais presque digne de lui l'attend à Paris, et moi, j'attends ici mon maître.

Mon cœur me dit que je touche
A ce moment fortuné
Où j'entendrai de la bouche
De l'Apollon couronné
Ces traits que la sage Rome
Aurait admirés jadis;
Je verrai, j'entendrai l'homme
Que j'adore en ses écrits.

O Paris! ô Paris! séjour des gens aimables et des badauds, du bon et du mauvais goût, de l'équité et de l'injustice, grand magasin<27> de tout ce qu'il y a de bon et de beau, de ridicule et de méchant, sois digne, si tu peux, du vainqueur que tu recevras dans ton enceinte irrégulière et crottée. Puisse-t-il te voir incognito, et jouir de tout sans les embarras de la royauté! Puisse-t-il ne voir et n'être vu que quand il voudra! Heureux l'hôtel du Châtelet, le cabinet des Muses, la galerie d'Hercule, le salon de l'Amour!

Le Sueur et Le Brun, nos illustres Apelles,
Ces rivaux de l'antiquité,
Ont, en ces lieux charmants, étalé la beauté
De leurs peintures immortelles;
Les neuf Sœurs elles-même ont orné ce séjour
Pour en faire leur sanctuaire;
Elles avaient prévu qu'il recevrait un jour
Celui qui des neuf Sœurs est le juge et le père.

Sire, par tout ce que j'apprends de cette grande ville de Paris, je crois qu'il est nécessaire qu'on dise un mot dans les gazettes d'une lettre de V. M. à M. de Maupertuis, qui a été imprimée.27-a Il y a sans doute quelques mots d'oubliés dans la copie incorrecte qui a paru. Ce ne serait qu'une bagatelle pour tout autre; mais, Sire, votre personne est en spectacle à toute l'Europe; on parle des États et des ministres des autres souverains, et c'est de vous qu'on parle; c'est vous, Sire, qu'on examine, dont on pèse toutes les paroles, et qu'on juge déjà avec une sévérité proportionnée à votre mérite et à votre réputation. Pardonnez, Sire, à la franchise d'un cœur qui vous idolâtre; je vous importune peut-être; n'importe, le cœur ne peut être coupable. Si V. M. agrée mes réflexions, elle fera parvenir aux gazetiers ce petit mot ci-joint; sinon elle aura de l'indulgence pour ma tendresse trop scrupuleuse, et ce qui touche le moins du monde votre personne m'est sacré; les petites choses me paraissent alors les plus grandes.

<28>

Pardonnez cette ardeur extrême
De mon zèle trop inquiet;
C'est ainsi que l'amour est fait,
Et c'est ainsi que je vous aime.

139. A VOLTAIRE.

Wésel, 2 septembre 1740.

Mon cher Voltaire, j'ai reçu à mon arrivée trois lettres de votre part, des vers divins, et de la prose charmante. J'y aurais répondu d'abord, si la fièvre ne m'en eût empêché; je l'ai prise ici fort mal à propos, d'autant plus qu'elle dérange tout le plan que j'avais formé dans ma tête.

Vous voulez savoir ce que je suis devenu depuis mon départ de Berlin; vous en trouverez la description ci-jointe.28-a Je ne vais point à Paris, comme on l'a débité; ce n'a point été mon dessein d'y aller cette année, mais je pourrais peut-être faire un voyage aux Pays-Bas. Enfin la fièvre et l'impatience de ne vous avoir pas vu encore sont à présent les deux objets qui m'occupent le plus. Je vous écrirai, dès que ma santé me le permettra, où et comment je pourrai avoir le plaisir de vous embrasser. Adieu.

J'ai vu une lettre que vous avez écrite à Maupertuis; il ne se peut rien de plus charmant. Je vous réitère encore mille remercîments de la peine que vous avez prise à la Haye touchant ce que vous savez. Conservez toujours l'amitié que vous avez pour moi; je sais trop le cas qu'il faut faire d'amis de votre trempe.

<29>

140. AU MÊME.

Wésel, 5 septembre 1740.

De votre passe-port muni,
Et d'un certain petit mémoire,
S'en vint ici le sieur Hony, 29-a
En s'applaudissant de sa gloire.

Ah! digne apôtre de Bacchus,
Ayez pitié de ma misère;
De votre vin je ne bois plus;
J'ai la fièvre, c'est chose claire.

Apollon, qui me fit ces vers,
Est dieu, dit-il, de médecine;
Entendez ses charmants concerts,
Et sentez sa force divine.

Je lus vos vers, je les relus,
Mon âme en fut plus que ravie;
Heureux, dis-je, sont vos élus!
D'un mot vous leur rendez la vie.

Et le plaisir et la santé,
Que votre verve a su me rendre,
Et l'amour de l'humanité,
D'un saut me porteront en Flandre.

Enfin, je verrai dans huit jours
Le dieu du Pinde et de Cythère;
Entre les Arts et les Amours,
Cent fois j'embrasserai Voltaire.

Partez, Hony, mon précurseur;
Déjà mon esprit vous devance.

<30>

L'intérêt est votre moteur,
Le mien, c'est la reconnaissance.30-a

J'attends le jour de demain comme étant l'arbitre de mon sort, la marque caractéristique de la fièvre ou de ma guérison. Si la fièvre ne revient plus, je serai mardi (de demain en huit) à Anvers, où je me flatte du plaisir de vous voir avec la marquise. Ce sera le plus charmant jour de ma vie. Je crois que j'en mourrai; mais du moins on ne peut choisir de genre de mort plus aimable.

Adieu, mon cher Voltaire; je vous embrasse mille fois.

141. AU MÊME.

Wésel, 6 septembre 1740.

Mon cher Voltaire, il faut, malgré que j'en aie, céder à la fièvre quarte, plus tenace qu'un janséniste; et, quelque envie que j'aie eue d'aller à Anvers et à Bruxelles, je ne me vois pas en état d'entreprendre pareil voyage sans risque. Je vous demanderai donc si le chemin de Bruxelles à Clèves ne vous paraîtrait pas trop long pour me joindre; c'est l'unique moyen de vous voir qui me reste. Avouez que je suis bien malheureux; car à présent que je puis disposer de ma personne, et que rien ne m'empêchait de vous voir, la fièvre s'en mêle, et paraît avoir le dessein de me disputer cette satisfaction.

Trompons la fièvre, mon cher Voltaire, et que j'aie du moins le plaisir de vous embrasser. Faites bien mes excuses à la marquise de<31> ce que je ne puis avoir la satisfaction de la voir à Bruxelles. Tous ceux qui m'approchent connaissent l'intention dans laquelle j'étais; et il n'y avait certainement que la fièvre qui pût me la faire changer.

Je serai dimanche à un petit endroit proche de Clèves31-a où je pourrai vous posséder véritablement à mon aise. Si votre vue ne me guérit, je me confesse tout de suite.

Adieu; vous connaissez mes sentiments et mon cœur.

142. AU MÊME.

Septembre 1740.

Tu naquis pour la liberté,
Pour ma maîtresse tant chérie,
Que tu courtise, en vérité,
Plus que Phyllis et qu'Émilie.
Tu peux, avec tranquillité,
Dans mon pays, à mon côté,
La courtiser toute ta vie.
N'as-tu donc de félicité
Que dans ton ingrate patrie?

Je vous remercie encore, avec toute la reconnaissance possible, de toutes les peines que vous donnent mes ouvrages. Je n'ai pas le plus petit mot à dire contre tout ce que vous avez fait, sinon que je regrette le temps que vous emportent ces bagatelles.

Mandez-moi, je vous prie, les frais et les avances que vous avez faits pour l'impression, afin que je m'acquitte, du moins en partie, de ce que je vous dois.

<32>J'attends de vous des comédiens, des savants, des ouvrages d'esprit, des instructions, et à l'infini des traits de votre grande âme. Je n'ai à vous rendre que beaucoup d'estime et de reconnaissance, et l'amitié parfaite avec laquelle je suis tout à vous.

143. DE VOLTAIRE.

La Haye, 22 septembre 1740.

Oui, le monarque prêtre est toujours en santé,
Loin de lui tout danger s'écarte;
L'Anglais demande en vain qu'il parte
Pour le vaste pays de l'immortalité;
Il rit, il dort, il dîne, il fête, il est fêté;
Sur son teint toujours frais est la sérénité;
Mais mon prince a la fièvre quarte!
O fièvre! injuste fièvre! abandonne un héros
Qui rend le monde heureux, et qui du moins doit l'être.
Va tourmenter notre vieux prêtre;
Va saisir, si tu veux, soixante cardinaux;
Prends le pape et sa cour, ses monsignors, ses moines,
Va flétrir l'embonpoint des indolents chanoines;
Laisse Frédéric en repos.

J'envoie à mon adorable maître l'Antimachiavel tel qu'on commence à présent à l'imprimer; peut-être cette copie sera-t-elle un peu difficile à lire, mais le temps pressait; il a fallu en faire pour Londres, pour Paris et pour la Hollande, relire toutes ces copies et les corriger. Si V. M. veut faire transcrire celle-ci correctement, si elle a le temps de la revoir, si elle veut qu'on y change quelque chose, je ne suis ici que pour obéir à ses ordres. Cette affaire, Sire, qui <33>vous est personnelle, me tient au cœur bien vivement. Continuez, homme charmant autant que grand prince, homme qui ressemblez bien peu aux autres hommes, et en rien aux autres rois.

L'héritier des Césars tient fort souvent chapelle;
Des trésors du Pérou l'indolent possesseur
A perdu, dit-on, la cervelle
Entre sa jeune femme et son vieux confesseur.
George a paru quitter les soins de sa grandeur
Pour une Yarmouth qu'il croit belle.
De Louis, je n'en dirai rien;
C'est mon maître, je le révère;
Il faut le louer et me taire;
Mais plût à Dieu, grand roi, que vous fussiez le mien!

M. de Fénelon vint avant-hier chez moi pour me questionner sur votre personne; je lui répondis que vous aimez la France, et ne la craignez point; que vous aimez la paix, et que vous êtes plus capable que personne de faire la guerre; que vous travaillez à faire fleurir les arts à l'ombre des lois; que vous faites tout par vous-même, et que vous écoutez un bon conseil. Il parla ensuite de l'évêque de Liége, et sembla l'excuser un peu; mais l'évêque n'en a pas moins tort, et il en a deux mille démonstrations à Maeseyk.33-a Je suis, etc.

<34>

144. A VOLTAIRE.

Remusberg, octobre 1740.

Je suis honteux de vous devoir trois lettres, mais je le suis bien plus encore d'avoir toujours la fièvre. En vérité, mon cher Voltaire, nous sommes une pauvre espèce; un rien nous dérange et nous abat.

J'ai profité de vos avis touchant M. de Liége, et vous verrez que mes droits seront imprimés dans les gazettes. Cependant l'affaire se termine, et je crois que, dans quinze jours, mes troupes pourront évacuer le comté de Horn.34-a

Césarion vous aura répondu touchant M. du Châtelet. J'espère que vous serez content de sa réponse.

En vérité, je me repens d'avoir écrit le Machiavel, car les disputes où il vous entraîne avec van Duren font au monde lettré une espèce de banqueroute de quinze jours de votre vie.

J'attends le Mahomet avec bien de l'impatience.

Voudriez-vous engager le comédien, auteur de Mahomet II,34-b et lui enjoindre de lever une troupe en France, et de l'amener à Berlin le 1er de juin 1741? Il faut que la troupe soit bonne et complète pour le tragique et le comique, les premiers rôles doubles.

Je me suis enfin ravisé sur le savant à tant de langues;34-c vous me<35> ferez plaisir de me l'envoyer. Bernard35-a parle en adepte; il ne veut point imprimer des livres, mais il veut faire de l'or.

Si je puis, je ferai marcher la tortue de Bréda;35-b je ferai même écrire à Vienne, pour madame du Châtelet, à mon ministre, qui pourra peut-être s'employer utilement pour elle. Saluez de ma part cette rare et aimable personne, et soyez persuadé que tant que Voltaire existera, il n'aura pas de meilleur ami que

Federic.

145. DE VOLTAIRE.

(La Haye) 7 octobre 1740.

Sire, j'oubliai de mettre dans mon dernier paquet à Votre Majesté la lettre du sieur Beck, sur laquelle il m'a fallu revenir à la Haye. Je suis bien honteux de tant de discussions dont j'importune V. M. pour une affaire qui devait aller toute seule. J'ai fait connaissance avec un jeune homme fort sage, qui a de l'esprit, des lettres et des mœurs. C'est le fils de l'infortuné M. Luiscius,35-c Son père n'a eu, je crois, d'autre défaut que de ne pas faire assez de cas d'une vie qu'il avait vouée au service de son maître. Le fils me sert dans ma petite négociation avec toute la sagacité et la discrétion imaginables. Je prends la liberté d'assurer à V. M. que si elle veut prendre ce jeune homme à son service pour lui servir de secrétaire, en cas qu'elle en ait be<36>soin, ou si elle daigne l'employer autrement et le former aux affaires, ce sera un sujet dont V. M. sera extrêmement contente. Je vous suis trop attaché, Sire, pour vous parler ainsi de quelqu'un qui ne le mériterait pas; il est déjà instruit des affaires, malgré sa jeunesse; il a beaucoup travaillé sous son père, et plus d'un secret d'État est entre ses mains. Plus je le pratique, plus je le reconnais prudent et discret. V. M. ne se repentira pas d'avoir pris le baron de Schmettau; je crois que, dans un goût différent, elle sera tout aussi contente, pour le moins, du jeune Luiscius. Je suis comme les dévots qui ne cherchent qu'à donner des âmes à Dieu. J'attends que j'aie bien mis toutes les choses en train pour quitter le champ de bataille, et m'en retourner auprès de mon autre monarque, à Bruxelles.

Je suis, en attendant, dans votre palais, où M. de Raesfeld36-a m'a donné un appartement sous le bon plaisir de V. M. Votre palais de la Haye est l'emblème des grandeurs humaines.

Sur des planchers pourris, sous des toits délabrés,
Sont des appartements dignes de notre maître;
Mais malheur aux lambris dorés
Qui n'ont ni porte ni fenêtre!
Je vois dans un grenier les armures antiques,
Les rondaches et les brassards,
Et les charnières des cuissards
Que portaient aux combats vos aïeux héroïques.
Leurs sabres tout rouilles sont rangés dans ces lieux,
Et les bois vermoulus de leurs lances gothiques,
Sur la terre couchés, sont en poudre comme eux.

Il y a aussi des livres que les rats seuls ont lus depuis cinquante ans, et qui sont couverts des plus larges toiles d'araignées de l'Europe, de peur que les profanes n'en approchent.

Si les pénates de ce palais pouvaient parler, ils vous diraient sans doute :

<37>

Se peut-il que ce roi, que tout le monde admire,
Nous abandonne pour jamais,
Et qu'il néglige son palais,
Quand il rétablit son empire?

Je suis, etc.

146. A VOLTAIRE.37-a

Remusberg, 7 (sic) octobre 1740.

L'amant favori d'Uranie
Va fouler nos champs sablonneux,
Environné de tous les dieux,
Hors de l'immortelle Emilie.

Brillante Imagination,
Et vous ses compagnes les Grâces,
Vous nous annoncez par vos traces
Sa rapide apparition.

Notre âme est souvent le prophète
D'un sort heureux et fortuné;
Elle est le céleste interprète
De ton voyage inopiné.

L'aveugle et stupide Ignorance,
Craint pour son règne ténébreux;
Tu parais; toute son engeance
Fuit tes éclairs trop lumineux.

Enfin l'heureuse Jouissance
Ouvre les portes des Plaisirs;

<38>

Les Jeux, les Ris, et nos désirs,
T'attendent pleins d'impatience.

Des mortels nés d'un sang divin
Volent de Paris, de Venise,
Et des rives de la Tamise,
Pour te préparer le chemin.

Déjà les Beaux-Arts ressuscitent;
Tu fais ce miracle vainqueur;
Et de leur sépulcre ils te citent
Comme leur immortel sauveur.

Enfin, je puis me flatter de vous voir ici. Je ne ferai point comme les habitants de la Thrace, qui, lorsqu'ils donnaient des repas aux dieux, avaient auparavant mangé la moelle eux-mêmes. Je recevrai Apollon comme il mérite d'être reçu, cet Apollon non seulement dieu de la médecine, mais de la philosophie, de l'histoire, enfin de tous les arts.

L'ananas, qui de tous les fruits
Rassemble en lui les goûts exquis,
Voltaire, est de fait ton emblème;
Ainsi les arts au point suprême
Se trouvent en toi réunis.

Vous m'attaquez un peu sur le sujet de ma santé; vous me croyez plein de préjugés, et je crois en avoir peut-être trop peu, pour mon malheur.

Aux saints de la cour d'Hippocrate
En vain j'ai voulu me vouer;
Comment pourrai-je m'en louer?
Tout, jusqu'au quinquina, me rate.

Ou jésuite, ou musulman,
Ou bonze, ou brame, ou protestant,
Ma peu subtile conscience
Les tient en égale balance.

<39>

Pour vous, arrogants médecins,
Je suis hérétique incrédule;
Le ciel gouverne nos destins,
Et non pas votre art ridicule.

L'avocat, fort d'un argument,
Sur la chicane et l'éloquence
Veut élever notre espérance;
Tout change par l'événement.

De ces trois états la furie
Nous persécutent à la mort;
L'un en veut à notre trésor,
L'autre à l'âme, un autre à la vie.

Très-redoutables charlatans,
Médecins, avocats et prêtres,
Assassins, scélérats et traîtres,
Vous n'éblouirez point mes sens.

J'ai lu le Machiavel d'un bout à l'autre; mais, à vous dire le vrai, je n'en suis pas tout à fait content, et j'ai résolu de changer ce qui ne m'y plaisait point, et d'en faire une nouvelle édition, sous mes yeux, à Berlin. J'ai pour cet effet donné un article pour les gazettes, par lequel l'auteur de l'Essai désavoue les deux impressions. Je vous demande pardon; mais je n'ai pu faire autrement, car il y a tant d'étranger dans votre édition, que ce n'est plus mon ouvrage. Jai trouvé les chapitres XV et XVI tout différents de ce que je voulais qu'ils fussent; ce sera l'occupation de cet hiver que de refondre cet ouvrage. Je vous prie cependant, ne m'affichez pas trop, car ce n'est pas me faire plaisir; et d'ailleurs vous savez que, lorsque je vous ai envoyé le manuscrit, j'ai exigé un secret inviolable.

J'ai pris le jeune Luiscius à mon service; pour son père, il s'est sauvé, il y a passé, je crois, un an, du pays de Clèves, et je pense qu'il est très-indifférent où ce fou finira sa vie.

Je ne sais où cette lettre vous trouvera; je serai toujours fort aise <40>qu'elle vous trouve proche d'ici; tout est préparé pour vous recevoir, et, pour moi, j'attends avec impatience le moment de vous embrasser.

147. DE VOLTAIRE.

La Haye, 12 octobre 1740.

Sire, Votre Majesté est d'abord suppliée de lire la lettre ci-jointe du jeune Luiscius; elle verra quels sont, en général, les sentiments du public sur l'Antimachiavel.

M. Trévor, l'envoyé d'Angleterre, et tous les hommes un peu instruits, approuvent l'ouvrage unanimement. Mais je l'ai, je crois, déjà dit à V. M., il n'en est pas tout à fait de même de ceux qui ont moins d'esprit et plus de préjugés. Autant ils sont forcés d'admirer ce qu'il y a d'éloquent et de vertueux dans le livre, autant ils s'efforcent de noircir ce qu'il y a d'un peu libre. Ce sont des hiboux offensés du grand jour; et malheureusement il y a trop de ces hiboux dans le monde. Quoique j'eusse retranché ou adouci beaucoup de ces vérités fortes qui irritent les esprits faibles, il en est cependant encore resté quelques-unes dans le manuscrit copié par van Duren. Tous les gens de lettres, tous les philosophes, tous ceux qui ne sont que gens de bien, seront contents. Mais le livre est d'une nature à devoir satisfaire tout le monde; c'est un ouvrage pour tous les hommes et pour tous les temps. Il paraîtra bientôt traduit dans cinq ou six langues.

Il ne faut pas, je crois, que les cris des moines et des bigots s'opposent aux louanges du reste du monde : ils parlent, ils écrivent, ils font des journaux; il y a même, dans l'Antimachiavel, quelques traits<41> dont un ministre malin pourrait se servir pour indisposer quelques puissances.

C'est donc, Sire, dans la vue de remédier à ces inconvénients que j'ai fait travailler nuit et jour à cette nouvelle édition, dont j'envoie les premières feuilles à V. M. Je n'ai fait qu'adoucir certains traits de votre admirable tableau, et j'ose m'assurer qu'avec ces petits correctifs, qui n'ôtent rien à la beauté de l'ouvrage, personne ne pourra jamais se plaindre, et cette instruction des rois passera à la postérité comme un livre sacré que personne ne blasphémera.

Votre livre, Sire, doit être comme vous, il doit plaire à tout le monde; vos plus petits sujets vous aiment, vos lecteurs les plus bornés doivent vous admirer.

Ne doutez pas que votre secret, étant entre les mains de tant de personnes, ne soit bientôt su de tout le monde. Un homme de Clèves disait, tandis que V. M. était à Moyland : « Est-il vrai que nous avons un roi, un des plus savants et des plus grands génies de l'Europe? On dit qu'il a osé réfuter Machiavel. »

Votre cour en parle depuis plus de six mois. Tout cela rend nécessaire l'édition que j'ai faite, et dont je vais distribuer les exemplaires dans toute l'Europe, pour faire tomber celle de van Duren, qui d'ailleurs est très-fautive.

Si, après avoir confronté l'une et l'autre, V. M. me trouve trop sévère, si elle veut conserver quelques traits retranchés ou en ajouter d'autres, elle n'a qu'à dire; comme je compte acheter la moitié de la nouvelle édition de Paupie pour en faire des présents, et que Paupie a déjà vendu, par avance, l'autre moitié à ses correspondants, j'en ferai commencer, dans quinze jours, une édition plus correcte, et qui sera conforme à vos intentions. Il serait surtout nécessaire de savoir bientôt à quoi V. M. se déterminera, afin de diriger ceux qui traduisent l'ouvrage en anglais et en italien. C'est ici un monument pour la dernière postérité, le seul livre digne d'un roi depuis quinze<42> cents ans. Il s'agit de votre gloire; je l'aime autant que votre personne. Donnez-moi donc, Sire, des ordres précis.

Si V. M. ne trouve pas assez encore que l'édition de van Duren soit étouffée par la nouvelle, si elle veut qu'on retire le plus qu'on pourra d'exemplaires de celle de van Duren, elle n'a qu'à ordonner. J'en ferai retirer autant que je pourrai, sans affectation, dans les pays étrangers, car il a commencé à débiter son édition dans les autres pays; c'est une de ces fourberies à laquelle on ne pouvait remédier. Je suis obligé de soutenir ici un procès contre lui; l'intention du scélérat était d'être seul le maître de la première et de la seconde édition. Il voulait imprimer et le manuscrit que j'ai tenté de retirer de ses mains, et celui même que j'ai corrigé. Il veut friponner sous le manteau de la loi. Il se fonde sur ce que, ayant le premier manuscrit de moi, il a seul le droit d'impression. Il a raison d'en user ainsi; ces deux éditions et les suivantes feraient sa fortune, et je suis sûr qu'un libraire qui aurait seul le droit de copie en Europe gagnerait trente mille ducats au moins.

Cet homme me fait ici beaucoup de peine. Mais, Sire, un mot de votre main me consolera; j'en ai grand besoin, je suis entouré d'épines. Me voilà dans votre palais. Il est vrai que je n'y suis pas à charge à votre envoyé; mais enfin un hôte incommode au bout d'un certain temps. Je ne peux pourtant sortir d'ici sans honte, ni y rester avec bienséance sans un mot de V. M. à votre envoyé.

Je joins à ce paquet la copie de ma lettre à ce malheureux curé, dépositaire du manuscrit, car je veux que V. M. soit instruite de toutes mes démarches. Je suis, etc.

<43>

148. A VOLTAIRE.

Remusberg, 12 octobre 1740.

Enfin, je puis me flatter de vous voir ici. Je ne ferai point comme les habitants de la Thrace, qui, lorsqu'ils donnaient des repas aux dieux, avaient soin de manger la moelle auparavant. Je recevrai Apollon comme il mérite d'être reçu; c'est Apollon non seulement dieu de la médecine, mais de la philosophie, de l'histoire, enfin de tous les arts.43-a

Venez, que votre vue écarte
Mes maux, l'ignorance et l'erreur;
Vous le pouvez en tout honneur,
Car Emilie est sans frayeur,
Et j'ai toujours la fièvre quarte.

Ici, loin du faste des rois,
Loin du tumulte de la ville,
A l'abri des paisibles lois,
Les arts trouvent un doux asile.

S'aimer, se plaire, et vivre heureux,
Est tout l'objet de notre étude;
Et, sans importuner les dieux
Par des souhaits ambitieux,
Nous nous faisons une habitude
D'être satisfaits et joyeux.

Grâces vous soient rendues du bel écrit que vous venez de faire en ma faveur! L'amitié n'a point de bornes chez vous; aussi ma reconnaissance n'en a-t-elle point non plus.

Vos politiques hollandais,
Et votre ambassadeur français,

<44>

En fainéants experts critiquent et réforment,
D'un fauteuil à duvet sur nous lancent leurs traits,
Et sur le monde entier tranquillement s'endorment.
Je jure qu'ils sont trop heureux
D'être immobiles dans leur sphère;
Ne faisant jamais rien comme eux,
On ne saurait jamais mal faire.

149. DE VOLTAIRE.

Août (octobre 1740).

Sire, Votre Humanité ne recevra point, cette poste, de mes paquets énormes. Un petit accident d'ivrogne arrivé dans l'imprimerie a retardé l'achèvement de l'ouvrage que je fais faire. Ce sera pour le premier ordinaire; cependant ce fripon de van Duren débite sa marchandise, et en a déjà trop vendu.

Parmi ce tribut légitime
D'amour, de respect et d'estime,
Que vous donne le genre humain,
Le très-fade cousin germain44-a
Du très-prolixe Télémaque
Très-dévotement vous attaque,
Et prétend vous miner sous main.
Ce bon papiste vous condamne,
Et vous, et le Machiavel,
A rôtir avec Uriel,
Ainsi que tout auteur profane.
Il sera damné comme un chien,

<45>

Dit-il, cet auteur qu'on renomme;
Ce n'est qu'un sage, un honnête homme;
Je veux un fripon bon chrétien,
Et qui soit serviteur de Rome.
Ainsi parle ce bon bigot,
Pilier boiteux de son Eglise;
Comme ignorant je le méprise,
Mais je le crains comme dévot.

Lui et le jésuite La Ville, qui lui sert de secrétaire, commencent pourtant à raccourcir la prolixité de leurs phrases insolentes en faveur du prélat liégeois.45-a Ils parlaient sur cela avec trop d'indécence. La dernière lettre de V. M. a fait partout un effet admirable. Qu'il me soit permis, Sire, de représenter à V. M. que vous renvoyez, dans cette lettre publique, aux protestations faites contre les contrats subreptices d'échange, et aux raisons déduites dans le mémoire de 1737. Comme l'abrégé45-b que j'ai fait de ce mémoire est la seule pièce qui ait été connue et mise dans les gazettes, je me flatte que c'est donc à cet abrégé que vous renvoyez, et qu'ainsi V. M. n'est plus mécontente que j'aie osé soutenir vos droits d'une main destinée à écrire vos louanges. Cependant je ne reçois de nouvelles de V. M. ni sur cela, ni sur Machiavel.

C'est un plaisant pays que celui-ci. Croiriez-vous, Sire, que van Duren, ayant le premier annoncé qu'il vendrait l'Antimachiavel, est en droit par là de le vendre, selon les lois, et croit pouvoir empêcher tout autre libraire de vendre l'ouvrage?

Cependant, comme il est absolument nécessaire, pour faire taire certaines gens, que l'ouvrage paraisse un peu plus chrétien, je me charge seul de l'édition, pour éviter toute chicane, et je vais en faire<46> des présents partout; cela sera plus prompt, plus noble et plus conciliant, trois choses dont je fais cas.

Rousseau, cet errant hypocrite,
D'un vieil Hébreu vieux parasite,
A quitté ces tristes climats.
Monsieur Du Lis, l'Israélite,
Le plus riche Juif des États,46-a
A donné, d'un air d'importance,
L'aumône de cinq cents ducats
A son rimeur dans l'indigence.
Le rimeur ne jouira pas
De cette aumône magnifique;
Déjà son âme satirique
Est dans les ombres du trépas,
Et son corps est paralytique.
Pour la pesante république
De nosseigneurs des Pays-Bas,
Elle est toujours apoplectique.

150. DU MÊME.

La Haye, 17 octobre 1740.

Bientôt à Berlin vous l'aurez,
Celte cohorte théâtrale,
Race gueuse, fière et vénale,
Héros errants et bigarrés,
Portant avec habits dorés
Diamants faux et linge sale;
Hurlant pour l'empire romain,
Ou pour quelque fière inhumaine,

<47>

Gouvernant, trois fois la semaine,
L'univers pour gagner du pain.

Vous aurez maussades actrices,
Moitié femme et moitié patin,
L'une bégueule avec caprices,
L'autre débonnaire et catin,
A qui le souffleur ou Crispin
Fait un enfant dans les coulisses.

Dieu soit loué que V. M. prenne la généreuse résolution de se donner du bon temps! C'est le seul conseil que j'aie osé donner; mais je défie tous les politiques d'en proposer un meilleur. Songez à ce mal fixe de côté; ce sont de ces maux que le travail du cabinet augmente, et que le plaisir guérit. Sire, qui rend heureux les autres mérite de l'être, et avec un mal de côté on ne l'est point.

Voici enfin, Sire, des exemplaires de la nouvelle édition de l'Antimachiavel. Je crois avoir pris le seul parti qui restait à prendre, et avoir obéi à vos ordres sacrés. Je persiste toujours à penser qu'il a fallu adoucir quelques traits qui auraient scandalisé les faibles et révolté certains politiques. Un tel livre, encore une fois, n'a pas besoin de tels ornements. L'ambassadeur Camas serait hors des gonds, s'il voyait à Paris de ces maximes chatouilleuses, et qu'il pratique pourtant un peu trop. Tout vous admirera, jusqu'aux dévots. Je ne les ai pas trop dans mon parti, mais je suis plus sage pour vous que pour moi. Il faut que mon cher et respectable monarque, que le plus aimable des rois plaise à tout le monde. Il n'y a plus moyen de vous cacher, Sire, après l'ode de Gresset; voilà la mine éventée, il faut paraître hardiment sur la brèche. Il n'y a que des Ostrogoths et des Vandales qui puissent jamais trouver à redire qu'un jeune prince ait, à l'âge de vingt-cinq ou vingt-six ans, occupé son loisir à rendre les hommes meilleurs, et à les instruire, en s'instruisant lui-même. Vous vous êtes taillé des ailes à Remusberg pour voler à l'im<48>mortalité. Vous irez, Sire, par toutes les routes; mais celle-ci ne sera pas la moins glorieuse :

J'en atteste le Dieu que l'univers adore,
Qui jadis inspira Marc-Aurèle et Titus,
Qui vous donna tant de vertus,
Et que tout bigot déshonore.

Il vient tous les jours ici de jeunes officiers français; on leur demande ce qu'ils viennent faire, ils disent qu'ils vont chercher de l'emploi en Prusse. Il y en a quatre actuellement de ma connaissance : l'un est le fils du gouverneur de Bergues-Saint-Vinox, l'autre le garçon-major du régiment de Luxembourg, l'autre le fils d'un président, l'autre le bâtard d'un évêque. Celui-ci s'est enfui avec une fille, cet autre s'est enfui tout seul, celui-là a épousé la fille de son tailleur, un cinquième veut être comédien, en attendant qu'on lui donne un régiment.

J'apprends une nouvelle qui enchante mon esprit tolérant; V. M. fait revenir de pauvres anabaptistes qu'on avait chassés, je ne sais trop pourquoi.

Que deux fois on se rebaptise,
Ou que l'on soit débaptisé,
Qu'étole au cou Jean exorcise,
Ou que Jean soit exorcisé,
Qu'il soit hors ou dedans l'Église,
Musulman, brahmane ou chrétien,
De rien je ne me scandalise,
Pourvu qu'on soit homme de bien.
Je veux qu'aux lois on soit fidèle,
Je veux qu'on chérisse son roi;
C'est en ce monde assez, je croi;
Le reste, qu'on nomma la foi,
Est bon pour la vie éternelle,
Et c'est peu de chose pour moi.

<49>

151. A VOLTAIRE.49-a

Remusberg, 21 octobre 1740.

Mon cher Voltaire, je vous suis mille fois obligé de tous les bons offices que vous me rendez, du Liégeois que vous abattez, de van Duren que vous retenez, et, en un mot, de tout le bien que vous me faites. Vous êtes enfin le tuteur de mes ouvrages, et le génie heureux que sans doute quelque être bienfaisant m'envoie pour me soutenir et m'inspirer.

O vous, mortels ingrats! ô vous, cœurs insensibles!
Qui ne connaîssez point l'amour ni la pitié,
Qui n'enfantez jamais que des projets nuisibles,
Adorez l'Amitié.

La vertu la fit naître, et les dieux la douèrent
De l'honneur scrupuleux, de la fidélité;
Les traits les plus brillants et les plus doux l'ornèrent
De la divinité.

Elle attire, elle unit les âmes vertueuses,
Leur sort est au-dessus de celui des humains;
Leurs bras leur sont communs, leurs armes généreuses
Triomphent des destins.

Tendre et vaillant Nisus, vous, sensible Euryale,
Héros dont l'amitié, dont le divin transport
Sut resserrer les nœuds de votre ardeur égale
Jusqu'au sein de la mort;

<50>

Vos siècles engloutis du temps qui les dévore,
Contre les hauts exploits à jamais conjurés,
N'ont pu vous dérober l'encens dont on honore
Vos grands noms consacrés.

Un nom plus grand me frappe, et remplit l'hémisphère;
L'auguste Vérité dresse déjà l'autel,
Et l'Amitié paraît pour te placer, Voltaire,
Dans son temple immortel.

Mornay,50-a de ces lambris habitant pacifique,
Dès longtemps solitaire, heureux et satisfait,
Entend ta voix, s'étonne, et son âme héroïque
T'aperçoit sans regret.

« Par zèle et par devoir j'ai secondé mon maître;
Ou ministre, ou guerrier, j'ai servi tour à tour;
Ton cœur plus généreux assiste, sans paraître.
Ton ami par amour.

Celui qui me chanta m'égale et me surpasse;
Il m'a peint d'après lui; ses crayons lumineux
Ornèrent mes vertus, et m'ont donné la place
Que j'ai parmi les dieux. »

Ainsi parlait ce sage; et les intelligences
Aux bouts de l'univers l'annonçaient aux virant;
Le ciel en retentit, et ses voûtes immenses
Prolongeaient leurs accents.

Pendant qu'on t'applaudit, et que ton éloquence
Terrasse en ma faveur deux venimeux serpents,50-b
L'amitié me transporte, et je m'envole en France
Pour fléchir tes tyrans.

<51>

O divine amitié d'un cœur tendre et flexible!
Seul espoir dans ma vie, et seul bien dans ma mort,
Tout cède devant toi; Vénus est moins sensible,
Hercule était moins fort,51-a

J'emploie toute ma rhétorique auprès d'Hercule de Fleury, pour voir si l'on pourra l'humaniser sur votre sujet. Vous savez ce que c'est qu'un prêtre, qu'un politique, qu'un homme très-têtu;51-b et je vous prie d'avance de ne me point rendre responsable des succès qu'auront mes sollicitations; c'est un van Duren placé sur le trône.

Ce Machiavel en barrette,
Toujours fourré de faux-fuyants,
Lève de temps en temps sa crête,
Et honnit les honnêtes gens.
Pour plaire à ses yeux bienséants,
Il faut entonner la trompette
Des éloges les plus brillants,
Et parfumer sa vieille idole
De baume arabique et d'encens.
Ami, je connais ton bon sens;
Tu n'as pas la cervelle folle
De l'abjecte faveur des grands,
Et tu n'as point l'âme assez molle
Pour épouser leurs sentiments.
Fait pour la vérité sincère,
A ce vieux monarque mitré,
Précepteur de gloire entouré,
Ta franchise ne saurait plaire.

<52>

Tu naquis pour la liberté,
Pour ma maîtresse tant chérie,
Que tu vantes en vérité
Plus que Phyllis et qu'Émilie.
Tu peux avec tranquillité,
Dans mon pays, à mon côté,
La courtiser toute ta vie.
N'as-tu donc de félicité
Que dans ton ingrate patrie?

Je vous remercie encore, avec toute la reconnaissance possible, de toutes les peines que vous donnent mes ouvrages. Je n'ai pas le plus petit mot à dire contre tout ce que vous avez fait, sinon que je regrette le temps que vous emportent ces bagatelles.

Mandez-moi, je vous prie, les frais qu'occasionnera l'impression, et les avances que vous avez faites à ce sujet, afin que je m'acquitte, du moins en partie, de ce que je vous dois.

J'attends de vous des comédies, des savants, des ouvrages d'esprit, des instructions, et à l'infini des traits de votre grande âme. Je n'ai à vous rendre que beaucoup d'estime, de reconnaissance, et l'amitié parfaite avec laquelle je suis tout à vous.52-a

<53>

152. DE VOLTAIRE.

La Haye, 25 octobre 1740.

Ombre aimable, charmant espoir,
Des plaisirs image légère,
Quoi! vous me flattez de revoir
Ce roi qui sait régner et plaire!

Nous lisons dans certain auteur
(Cet auteur est, je crois, la Bible)
Que Moïse, le voyageur,
Vit Jéhovah, quoique invisible.

Certain verset dit hardiment
Qu'il vit sa face de lumière;
Un autre nous dit bonnement
Qu'il ne parla qu'à son derrière.53-a

On dit que la Bible souvent
Se contredit de la manière;
Mais qu'importe, dans ce mystère,
Ou le derrière, ou le devant?

Il vit son Dieu, c'est chose claire;
Il reçut ses commandements;
Les vôtres seront plus charmants,
Et votre présence plus chère.

Je pourrai dire quelque jour :
J'ai vu deux fois ce prince aimable,
Né pour la guerre et pour l'amour,
Et pour l'étude et pour la table.

Il sait tout, hors être en repos;
Il sait agir, parler, écrire;
Il tient le sceptre de Minos,
Et des Muses il tient la lyre.

<54>

Mais, dieux! aujourd'hui qu'il s'écarte
De la droite raison qu'il a!
Il esquive le quinquina
Pour conserver sa fièvre quarte.

Sire, dans ce moment monseigneur le prince de Hesse vient de m'assurer que le roi de Suède, ayant été longtemps dans la même opinion que V. M., accablé d'une longue fièvre, a fait céder enfin son opiniâtreté à celle de la maladie, a pris le quinquina, et a guéri.

Je sais que tous les rois ensemble
Sont loin de mon roi vertueux;
Votre âme l'emporte sur eux,
Mais leur corps au moins vous ressemble.

Si dans le climat de la Suède un roi (soit qu'il prenne parti pour la France, ou non) guérit par la poudre des jésuites, pourquoi, Sire, n'en prendriez-vous pas?

A Loyola que mon roi cède;
Que votre esprit luthérien
Confonde tout ignatien!
Mais pour votre estomac prenez de son remède.

Sire, je veux venir à Berlin avec une balle de quinquina en poudre. V. M. a beau travailler en roi avec sa fièvre, occuper son loisir en faisant de la prose de Cicéron et des vers de Catulle, je serai toujours très-affligé de cette maudite fièvre que vous négligez.

Si V. M. veut que je sois assez heureux pour lui faire ma cour pendant quelques jours,

Mon cœur et ma maigre figure
Sont prêts à se mettre en chemin;
Déjà le cœur est à Berlin,
Et pour jamais, je vous le jure.

Je serai dans une nécessité indispensable de retourner bientôt à Bruxelles pour le procès de madame du Châtelet, et de quitter Marc-<55>Aurèle pour la chicane; mais, Sire, quel homme est le maître de ses actions? Vous-même, n'avez-vous pas un fardeau immense à porter, qui vous empêche souvent de satisfaire vos goûts en remplissant vos devoirs sacrés? Je suis, etc.

153. A VOLTAIRE.55-a

Remusberg, 26 octobre 1740.

Mon cher Voltaire, l'événement le moins prévu du monde m'empêche, pour cette fois, d'ouvrir mon âme à la vôtre comme d'ordinaire, et de bavarder comme je le voudrais. L'Empereur est mort.

Ce prince, né particulier,
Fut roi, puis empereur; Eugène fut sa gloire;
Mais, par malheur pour son histoire,
Il est mort en banqueroutier.

Cette mort dérange toutes mes idées pacifiques, et je crois qu'il s'agira, au mois de juin, plutôt de poudre à canon, de soldats, de tranchées, que d'actrices, de ballets et de théâtre; de façon que je me vois obligé de suspendre le marché que nous aurions fait. Mon affaire de Liége est toute terminée; mais celles d'à présent sont de bien plus grande conséquence pour l'Europe; c'est le moment du changement total de l'ancien système de politique; c'est ce rocher détaché qui roule sur la figure des quatre métaux que vit Nabuchodonosor, et qui les détruisit tous.55-b Je vous suis mille fois obligé de l'impression de Machiavel achevée; je ne saurais y travailler à pré<56>sent, je suis surchargé d'affaires. Je vais faire passer ma fièvre, car j'ai besoin de ma machine, et il en faut tirer à présent tout le parti possible.

Je vous envoie une ode56-a en réponse à celle de Gresset. Adieu, cher ami; ne m'oubliez jamais, et soyez persuadé de la tendre estime avec laquelle je suis, etc.

154. DE VOLTAIRE.

Herford, 11 novembre 1740.

Dans un chemin creux et glissant,
Comblé de neiges et de boues,
La main d'un démon malfaisant
De mon char a brisé les roues.
J'avais toujours imprudemment
Bravé celle de la Fortune;
Mais je change de sentiment;
Je la fuyais, je l'importune,
Je lui dis d'une faible voix :
O toi qui gouvernes les rois,
Excepté le héros que j'aime!
O toi qui n'auras sous tes lois
Ni son cœur, ni son diadème!
Je vais trouver mon seul appui.
Qu'enfin ta faveur me seconde;
Souffre qu'en paix j'aille vers lui;
Va troubler le reste du monde.

La Fortune, Sire, a été trop jalouse de mon accès auprès de V. M.; elle est bien loin d'exaucer ma prière; elle vient de briser sur le chemin d'Herford ce carrosse qui me menait dans la terre promise. <57>Du Molard l'Oriental, que j'amène dans les États de V. M. suivant vos ordres, prétend, Sire, que, dans l'Arabie, jamais pèlerin de la Mecque n'eut une plus triste aventure, et que les Juifs ne furent pas plus à plaindre dans le désert.

Un domestique va d'un côté demander du secours à des Westphaliens qui croient qu'on leur demande à boire; un autre court sans savoir où. Du Molard, qui se promet bien d'écrire notre voyage en arabe et en syriaque, est cependant de ressource comme s'il n'était pas savant. Il va à la découverte, moitié à pied, moitié en charrette, et moi, je monte en culotte de velours, en bas de soie et en mules, sur un cheval rétif.

Hélas! grand roi, qu'eussiez-vous cru,
En voyant ma faible figure
Chevauchant tristement à cru
Un coursier de mon encolure?
C'est ainsi qu'on vit autrefois
Ce héros vanté par Cervante,
Son écuyer et Rossinante,
Egarés au milieu des bois.
Ils ont fait de brillants exploits,
Mais j'aime mieux ma destinée;
Ils ne servaient que Dulcinée,
Et je sers le meilleur des rois.

En arrivant à Herford dans cet équipage, la sentinelle m'a demandé mon nom; j'ai répondu, comme de raison, que je m'appelais Don Quichotte, et j'entre sous ce nom. Mais quand pourrai-je me jeter à vos pieds sous celui de votre créature, de votre admirateur, de ...., etc.?57-a

<58>

155. DU MÊME.

Berlin, 28 novembre 1740.

Puisque Votre Humanité aime la petite écriture :

O champs westphaliens, faut-il vous traverser?
Destin, où m'allez-vous réduire?
Je quitte un demi-dieu que je dois encenser,
Le modèle des rois dans l'art de se conduire,
Et le mien dans l'art de penser.

J'ai paru devant vous, ô respectable mère!
Vous à qui doit Berlin sa gloire et son appui,
Vous dont tient mon héros son divin caractère,
Vous qu'on aime à la fois et pour vous, et pour lui.

Les sœurs de Marc-Aurèle, Henri, son digne frère.
Tour à tour enchantent mes yeux;
Je crois voir dans leur sanctuaire
Les dieux encore enfants, et Cybèle avec eux.

Ce superbe arsenal, où la main de la guerre
Tient la destruction des plus fermes remparts,
Me parait à la fois le monument des arts,
Le séjour de la mort, de Mars et du tonnerre.

Mais d'où partent ces doux concerts?
C'est Achille qui chante, Apollon qui l'inspire;
Il porte entre ses mains et l'épée, et la lyre;
Il fait le destin de l'empire;
Il fait plus, il fait de beaux vers.

Je reçois, Sire, dans ce moment, une lettre de V. M., que M. de Raesfeld me renvoie.

Je suis bien fâché de ne l'avoir pas reçue plus tôt, j'aurais été consolé. V. M. m'apprend qu'elle a pris le parti de désavouer l'une et l'autre édition, et d'en faire imprimer une nouvelle leçon à Berlin,<59> quand elle en aura le loisir. Cela seul suffit pour mettre sa gloire en sûreté, en cas qu'il y ait quelque chose dans ces éditions qui déplaise à S. M. L'ouvrage est déjà si généralement goûté, que V. M. ne peut que se rendre encore plus respectable en corrigeant ce que j'ai gâté, et en fortifiant ce que j'ai affaibli. Puissé-je être aussi fripon qu'un jésuite, aussi gueux qu'un chimiste, aussi sot qu'un capucin, si j'ai rien en vue que votre gloire! Sire, je vous ai érigé un autel dans mon cœur; je suis sensible à votre réputation comme vous-même. Je me nourris de l'encens que les connaisseurs vous donnent; je n'ai plus d'amour-propre que par rapport à vous.

Lisez, Sire, cette lettre que je reçois de M. le cardinal de Fleury. Trente particuliers m'en écrivent de pareilles; l'Europe retentit de vos louanges. Je peux jurer à V. M. que, excepté le malheureux écrivain de petites nouvelles, il n'y a personne qui ne sache que je suis incapable d'avoir fait un tel ouvrage de politique, et qui ne connaisse ce que peut votre singulier génie.

Mais, Sire, quelque grand génie qu'on puisse être, on ne peut écrire ni en vers ni en prose, sans consulter quelqu'un qui nous aime.

Au reste, que la lettre de M. le cardinal de Fleury ne vous étonne pas, Sire; il m'a toujours écrit avec quelque air d'amitié. Si j'étais mal avec lui, c'est que je croyais avoir sujet d'être mécontent de lui, et je n'avais pu plier mon caractère à lui faire ma cour. Il n'y a jamais que le cœur qui me conduise.

V. M. verra, par sa lettre en original, que, quand j'ai fait tenir l'Antimachiavel à ce ministre comme à tant d'autres, je me suis bien donné de garde de désigner V. M. pour l'auteur de cet admirable livre.

Je vous supplie, Sire, de juger ma conduite dans cette affaire par la scrupuleuse attention que j'ai eue à ne jamais donner à personne copie des vers dont V. M. m'a honoré; j'ose dire que je suis le seul dans ce cas.

<60>Je vais partir demain.60-a Madame du Châtelet est fort mal. Je me flatte encore d'être assez heureux pour assurer un moment V. M., à Potsdam, du tendre attachement, de l'admiration et du respect avec lesquels je serai toute ma vie, Sire, etc.

156. DU MÊME.

(Berlin, 2 décembre 1740.)

..................................................
..................................................
Je vous quitte, il est vrai; mais mon cœur déchiré
Vers vous revolera sans cesse.
Depuis quatre ans vous êtes ma maîtresse,
Un amour de dix ans doit être préféré;
Je remplis un devoir sacré.
Héros de l'amitié, vous m'approuvez vous-même;
Adieu, je pars désespéré.
Oui, je vais aux genoux d'un objet adoré,
Mais j'abandonne ce que j'aime.60-b

Votre ode est parfaite enfin, et je serais jaloux, si je n'étais transporté de plaisir. Je me jette aux pieds de Votre Humanité, et j'ose être attaché tendrement au plus aimable des hommes, comme j'admire le protecteur de l'empire, de ses sujets et des arts.

<61>

157. DU MÊME.61-a

A quatre lieues par delà Wésel, je ne sais où, ce 6 décembre 1740.

O détestable Westphalie!
Vous n'avez chez vous ni vin frais,
Ni lit, ni servante jolie;
De couvents vous êtes remplie,
Et vous manquez de cabarets.
Quiconque veut vivre sans boire,
Et sans dormir, et sans manger,
Fera très-bien de voyager
Dans votre chien de territoire.
Monsieur l'évêque de Munster,
Vous tondez donc votre province!
Pour le peuple est l'âge de fer,
Et l'âge d'or est pour le prince.
Je vois bien maintenant pourquoi.
Dans cette maudite contrée,
On donna la paix et la loi
A l'Allemagne déchirée.
Du très-saint empire romain
Les sages plénipotentiaires,
Dégoûtés de tant de misères,
Voulurent en partir soudain,
Et se hâtèrent de conclure
Un traité fait à l'aventure,
Dans la peur de mourir de faim.
Ce n'est pas de même à Berlin;
Les beaux-arts, la magnificence,
La bonne chère, l'abondance,
Y font oublier le destin
De l'Italie et de la France.
De l'Italie! Algarotti,
Comment trouvez-vous ce langage?
Je vous vois, frappé de l'outrage,

<62>

Me regarder en ennemi.
Modérez ce bouillant courage,
Et répondez-nous en ami.
Vos Pantalons62-a à robe d'encre,
Vos lagunes à forte odeur,62-b
Où deux galères sont à l'ancre,
Deux mille putains dont le ...
Plus que vos canaux est profond,
Malgré le virus qui l'échancre;
Un palais sans cour et sans parc,
Où végète un doge inutile;
Un vieux manuscrit d'Evangile,
Griffonné, dit-on, par saint Marc;
Vos nobles, avec prud'homie,
Allant du sénat au marché
Chercher pour deux sous d'eau-de-vie;
Un peuple mou, faible, entiché
D'ignorance et de fourberie,
Le fessier souvent ébréché,
Grâce aux efforts du vieux péché
Que l'on appelle sodomie :
Voilà le portrait ébauché
De la très-noble seigneurie.
Or cela vaut-il, je vous prie,
Notre adorable Frédéric,
Ses vertus, ses goûts, sa patrie?
J'en fais juge tout le public.

J'espère que je ne serai pas dénoncé au conseil des Dix. On dit que la république entretient un apothicaire qui a l'honneur d'être l'empoisonneur ordinaire de la sérénissime, et qui donne parties égales de jusquiame, de ciguë et d'opium aux mauvais plaisants; mais je n'en crois rien. D'ailleurs, si je meurs, ce sera, je crois, dans le <63>Rhin ou dans la Meuse, entre lesquels je me trouve renfermé, et qui se débordent de leur mieux. Je serai puni par le déluge d'avoir quitté mon roi; je vais, si je puis, me réfugier à Clèves; je me flatte que ses troupes auront trouvé de meilleurs chemins. Pour S. M., elle a trouvé le chemin de la gloire de bien bonne heure. J'entrevois de bien grandes choses; mon roi agit comme il écrit. Mais se souviendra-t-il encore de son malheureux serviteur, qui s'en est allé presque aveugle,63-a et qui ne sait plus où il va, mais qui sera jusqu'au tombeau, avec le plus profond et le plus tendre respect, etc.

158. DU MÊME.

Clèves, 15 décembre 1740.

Grand roi, je vous l'avais prédit,
Que Berlin deviendrait Athène63-b
Pour les plaisirs et pour l'esprit;
La prophétie était certaine.

Mais quand, chez le gros Valori,
Je vois le tendre Algarotti
Presser d'une vive embrassade
Le beau Lugeac,63-c son jeune ami,
Je crois voir Socrate affermi
Sur la croupe d'Alcibiade;
Non pas ce Socrate entêté,
De sophismes faisant parade,
A l'œil sombre, au nez épaté,
A front large, à mine enfumée;

<64>

Mais Socrate vénitien,
Aux grands yeux, au nez aquilin
Du bon saint Charles Borromée.
Pour moi, très-désintéressé
Dans ces affaires de la Grèce,
Pour Frédéric seul empressé,
Je quittais étude et maîtresse;
Je m'en étais débarrassé;
Si je volai dans son empire,
Ce fut au doux son de sa lyre;
Mais la trompette m'a chassé.

Vous ouvrez d'une main hardie
Le temple horrible de Janus;
Je m'en retourne tout confus
Vers la chapelle d'Emilie.
Il faut retourner sous sa loi,
C'est un devoir; j'y suis fidèle,
Malgré ma fluxion cruelle,
Et malgré vous, et malgré moi.
Hélas! ai-je perdu pour elle
Mes yeux, mon bonheur et mon roi?

Sire, je prie le Dieu de la paix et de la guerre qu'il favorise toutes vos grandes entreprises, et que je puisse bientôt revoir mon héros à Berlin, couvert d'un double laurier, etc.

159. A VOLTAIRE.

Quartier de Herrendorf, en Silésie, 23 décembre 1740.

Mon cher Voltaire, j'ai reçu deux de vos lettres; mais je n'ai pu y répondre plus tôt; je suis comme le roi d'échecs de Charles XII, qui<65> marchait toujours.65-a Depuis quinze jours nous sommes continuellement par voie et par chemin, et par le plus beau temps du monde.

Je suis trop fatigué pour répondre à vos charmants vers, et trop saisi de froid pour en savourer tout le charme; mais cela reviendra. Ne demandez point de poésie à un homme qui fait actuellement le métier de charretier, et même quelquefois de charretier embourbé. Voulez-vous savoir ma vie?

Nous marchons depuis sept heures jusqu'à quatre de l'après-midi. Je dîne alors; ensuite je travaille, je reçois des visites ennuyeuses; vient, après, un détail d'affaires insipides. Ce sont des hommes difficultueux à rectifier, des têtes trop ardentes à retenir, des paresseux à presser, des impatients à rendre dociles, des rapaces à contenir dans les bornes de l'équité, des bavards à écouter, des muets à entretenir; enfin il faut boire avec ceux qui en ont envie, manger avec ceux qui ont faim; il faut se faire juif avec les juifs, païen avec les païens.

Telles sont mes occupations, que je céderais volontiers à un autre, si ce fantôme nommé la Gloire ne m'apparaissait trop souvent. En vérité, c'est une grande folie, mais une folie dont il est très-difficile de se départir, lorsqu'une fois on en est entiché.

Adieu, mon cher Voltaire; que le ciel préserve de malheur celui avec lequel je voudrais souper, après m'être battu ce matin! Le cygne de Padoue65-b s'en va, je crois, à Paris, profiter de mon absence; le philosophe géomètre65-c carre des courbes, le philosophe littérateur65-d traduit du grec, et le savant doctissime65-e ne fait rien, ou peut-être quelque chose qui en approche beaucoup.

<66>Adieu, encore une fois, cher Voltaire; n'oubliez pas les absents qui vous aiment.

160. DE VOLTAIRE.

Dans un vaisseau, sur les côtes de Zélande, où j'enrage, ce dernier décembre 1740.



Sire,

Vous en souviendrez-vous, grand homme que vous êtes,
De ce fils d'Apollon qui vint au mont Rémus,
Amateur malheureux de vos belles retraites,
Mais heureux courtisan de vos seules vertus?

Vous en souviendrez-vous aux champs de Silésie,
Tant de projets en tête, et la foudre à la main,
Quand l'Europe en suspens, d'étonnement saisie,
Attend de mon héros les arrêts du destin?

On applaudit, on blâme, on s'alarme, on espère;
L'Autriche va se perdre, ou se mettre en vos bras;
Le Batave incertain, les Anglais en colère,
Et la France attentive, observent tous vos pas.

Prêt à le raffermir, vous ébranlez l'Empire;
C'est à vous seul ou d'être ou de faire un César.
La gloire et la prudence attellent votre char;
On murmure, on vous craint; mais chacun vous admire.

Vous qui vous étonnez de ce coup imprévu,
Connaissez le héros qui s'arme pour la guerre;
Il accordait sa lyre en lançant le tonnerre;
Il ébranlait le monde, et n'était pas ému.

Sire, je ne peux poursuivre sur ce ton; les vents contraires et les glaces morfondent l'imagination de votre serviteur; je n'ai pas l'hon<67>neur de ressembler à V. M. : elle affronte les tempêtes sur terre, je ne les supporte sur aucun élément. Peut-être resterai-je quelque temps sur le sein d'Amphitrite. Vous aurez, Sire, tout le temps de changer la face de l'Europe avant mon arrivée à Bruxelles. Puisse-je y trouver les nouvelles de vos succès, et surtout de vos vers! Je suis très-respectueusement attaché à Frédéric le héros; mais j'aime bien l'homme charmant qui, après avoir travaillé tout le jour en roi, fait, le soir, les plus jolis vers du monde pour se délasser. Le hasard m'a fait prendre dans mon vaisseau un capitaine suisse qui revient de Stockholm, d'auprès du roi de Suède. Nous avons quitté nos rois l'un et l'autre; mais j'ai plus perdu que lui; il n'est pas aussi édifié de la cour de Suède que je le suis de celle de V. M. Il avait fait le voyage de Stockholm pour présider à l'éducation de deux petits bâtards que le roi de Hesse, premier sénateur de Suède, prétend avoir faits à madame de Taube; le capitaine jure que ces deux petits garçons appartiennent à un jeune officier, nommé Mingen,67-a auquel ils ressemblent comme deux gouttes d'eau. Cependant le Roi s'est séparé de madame de Taube en pleurant, comme Henri IV quand il quitta la belle Gabrielle; et le capitaine suisse a quitté le Roi, madame de Taube, les petits garçons, et Mingen leur père, sans pleurer.

Il n'en est pas ainsi de moi; je regrette mon roi, et le regretterai sur terre, comme au milieu des glaçons et du royaume des vents. Le ciel me punit bien de l'avoir quitté; mais qu'il me rende la justice de croire que ce n'est pas pour mon plaisir.

J'abandonne un grand monarque qui cultive et qui honore un art que j'idolâtre, et je vais trouver quelqu'un qui ne lit que Christianus Wolffus. Je m'arrache à la plus aimable cour de l'Europe pour un procès.

Un ridicule amour n'embrase point mon âme,
Cythère n'est point mon séjour,

<68>

Et je n'ai point quitté votre adorable cour
Pour soupirer en sot aux genoux d'une femme.

Mais, Sire, cette femme a abandonné pour moi toutes les choses pour lesquelles les autres femmes abandonnent leurs amis; il n'y a aucune sorte d'obligation que je ne lui aie. Les coiffes et la jupe qu'elle porte ne rendent pas les devoirs de la reconnaissance moins sacrés.

L'amour est souvent ridicule;
Mais l'amitié pure a ses droits,
Plus grands que les ordres des rois.
Voilà ma peine et mon scrupule.

Ma petite fortune mêlée avec la sienne n'apporte aucun obstacle à l'envie extrême que j'ai de passer mes jours auprès de V. M. Je vous jure, Sire, que je ne balancerai pas un moment à sacrifier ces petits intérêts au grand intérêt d'un être pensant, de vivre à vos pieds, et de vous entendre.

Hélas! que Gresset est heureux!
Mais, grand roi, charmante coquette,
Ne m'abandonnez pas pour un autre poëte;
Donnez vos faveurs à tous deux.

J'ai travaillé Mahomet sur le vaisseau, j'ai fait l'Épître dédicatoire.68-a V. M. permet-elle que je la lui envoie?

Je suis avec le plus tendre regret et le plus profond respect, Sire, de Votre Humanité le sujet, l'admirateur, le serviteur, l'adorateur.

<69>

161. DU MÊME.

Bruxelles, 28 janvier 1741.

M. DE KEYSERLINGK ET UN QUESTIONNEUR.

Le questionneur.

Aimable adjudant d'un grand roi
Et du dieu de la poésie,
Sur mon héros instruisez-moi.
Que fait-il dans la Silésie?

Keyserlingk.

Il fait tout; il se fait aimer.

Le questionneur.

En deux mots c'est beaucoup m'apprendre;
Mais ne pourriez-vous point étendre
Un détail qui me doit charmer?
Je sais que, pour bien peindre un sage.
Un trait de vos crayons suffit;
Un mot est assez pour l'esprit,
Mais le cœur en veut davantage.

Keyserlingk.

Sachez donc que notre héros,
Dont la peau douce et très-frileuse
Semblait faite pour le repos,
Affronta la glace et les eaux
Dans la saison la plus affreuse.
Sa politique imagina
Un projet belliqueux et sage
Que personne ne devina.
L'activité le prépara,
Et la gaîté fut du voyage.
La fière Autriche en murmura,
Le conseil aulique cria,
Dépêcha plus d'une estafette,

<70>

Plus d'une lettre barbouilla,
Et dit que ce voyage-là
Était contraire à l'étiquette.
Cependant Frédéric parut
Dans la Silésie étonnée;
Vers lui tout un peuple accourut,
En bénissant sa destinée.
Il prit les filles par la main;
Il caressa le citadin;
Il flatta la sottise altière
De celui qui, dans sa chaumière,
Se dit issu de Witikind;
Aux huguenots il fit accroire
Qu'il était bon luthérien;
Au papiste, à l'ignatien,
Il dit qu'un jour il pourrait bien
Leur faire en secret quelque bien,
Et croire même au purgatoire.
Il dit, et chaque citoyen
A sa santé s'en alla boire.
Ils criaient tous à haute voix :
Vivons et buvons sous ses lois!
Mais, tandis qu'on tient ce langage,
Que de fleurs on couvre ses pas,
Il part, et son brillant courage
Appelle déjà les combats.
Va donc préparer ta trompette,
Et tes lauriers, et tes crayons.
Un héros exige un poëte,
Des exploits veulent des chansons.
Célèbre ce héros qu'on aime;
Fais des vers dignes de mon roi.

Le questionneur.

Pardieu, qu'il les fasse lui-même!
Il sait les faire mieux que moi.

J'avoue, Sire, que j'attends au moins un huitain du vainqueur <71>de la Silésie. J'aime à voir mon héros toucher aux deux extrémités à la fois.

A peine fus-je arrivé à Bruxelles, que j'allai à Lille avec madame du Châtelet. J'y vis un opéra français assez passable pour V. M.; elle remarquera seulement si une nation qui a des opéras dans ses places frontières n'est pas faite pour la joie. J'y vis aussi la comédie de La Noue, à laquelle il comptait beaucoup réformer et ajouter, pour la rendre digne de divertir un connaisseur tel que mon roi.

Si, après avoir donné des lois à l'Allemagne, V. M. veut quelque jour se réjouir à Berlin (ce qui n'est pas un mauvais parti), qu'elle remercie la petite Gautier.

Pourquoi en remercier la petite Gautier? me dira V. M. Voici le fait, Sire : c'est que La Noue, comme de raison, ne voulait pas quitter sa maîtresse, tant qu'elle a été ou qu'elle lui a paru fidèle; mais, depuis qu'il l'a reconnue très-infidèle, V. M. peut se flatter d'avoir La Noue.

Je crois devoir envoyer les mémoires et lettres que je reçus de La Noue lorsque je lui écrivis par ordre de V. M.; elle verra, si elle veut s'en donner la peine, qu'il demandait d'abord quarante mille écus. Ensuite, par sa lettre du 23 octobre, il ne veut pas s'engager. Mais, le 28 octobre, il s'engagea, parce qu'il fut quitté de sa donzelle du 23 au 28 octobre.

A présent, Sire, cet amant malheureux attend vos derniers ordres pour fournir ou ne fournir pas baladins et baladines pour les plaisirs de Berlin. Il presse beaucoup, et demande des ordres positifs, à cause des frais qu'un délai entraînerait.

J'envoie à V. M. une lettre plus digne d'arrêter son attention; elle est du président Hénault, l'homme de France qui a le plus de goût et de discernement, et mériterait d'être lue de V. M., quand même il n'y serait pas question d'elle.

Puisque je prends la liberté d'envoyer tant de manuscrits, que<72> V. M. me permette de lui faire passer aussi une lettre de madame du Châtelet, que j'ai reçue de la Haye; il y a des choses qui peut-être méritent d'être lues de V. M. Il court à Paris beaucoup de satires en vers et en prose sur l'expédition de la Silésie. On y fait l'honneur à quelques-uns de vos serviteurs de leur lâcher quelque lardon, quoiqu'ils n'aient, me semble, aucune part en cette affaire; mais

Mon roi protégera l'Empire,
Et sera l'arbitre du Nord;
Et qui saura braver la mort
Sait aussi braver la satire.

Sire, de V. M. le très-humble et très-obéissant serviteur.

P. S. Oserai-je supplier V. M. de me faire envoyer un exemplaire du manifeste imprimé de ses droits sur la Silésie?

162. DU MÊME.

Bruxelles, 25 mars 1741.

A moi, Gresset! soutiens de ta lyre éclatante
Les sons déjà cassés de ma voix tremblotante;
Envoie en Silésie un perroquet nouveau,
Qui vole vers mon prince aux murs du grand Glogau.
Un oiseau plus fameux et plus plein de merveilles,
Qui possède cent yeux, cent langues, cent oreilles,
Le courrier des héros déjà dans l'univers
A prévenu tes chants, a devancé mes vers;
La Renommée avance, et sa trompette efface
La voix du perroquet qui gazouille au Parnasse.

<73>

On l'entend en tous lieux, cette fatale voix
Qui déjà sur le trône étonne tous les rois.
« Du sein de l'indolence éveillez-vous, dit-elle;
Monarques, paraissez, Frédéric vous appelle;
Voyez, il a couvert, au milieu des hasards,
Les lauriers d'Apollon du casque du dieu Mars.
Sa main, dans tous les temps noblement occupée,
Tient la lyre d'Achille et porte son épée;
Il pouvait mieux que vous, dans un loisir heureux,
Cultiver les beaux-arts et caresser les jeux;
Sans sortir de sa cour il eût trouvé la gloire,
Le repos eut encore ennobli sa mémoire.
Mais des bords du Permesse il s'élance aux combats,
Il brave les saisons, il cherche le trépas;
Et vous, vous entendez, sans que rien vous alarme,
Ou les rêves d'un bonze, ou les sermons d'un carme;
Vous allez à la messe, et vous en revenez.
Végétaux sur le trône à languir destinés,
N'attendez rien de moi; mes voix et mes trompettes
Pour des rois endormis sont à jamais muettes;
Ou plutôt, vils objets de mon juste courroux,
Rougissez et tremblez, si je parle de vous. »
Ainsi la Renommée, en volant sur la terre,
Célébrait le héros des arts et de la guerre;
Vous, enfants d'Apollon, par sa voix excités,
Perroquets de la gloire, écoutez et chantez.

Ah! Sire, les honneurs changent les mœurs; faut-il, parce que V. M. se bat tous les jours contre de vilains hussards auxquels elle ne voudrait pas parler, et qui ne savent pas ce que c'est qu'un vers, qu'elle ne m'écrive plus du tout? Autrefois elle daignait me donner de ses nouvelles, elle me parlait de sa fièvre quarte; à présent qu'elle affronte la mort, qu'elle prend des villes, et qu'elle donne la fièvre continue à tant de princes, elle m'abandonne cruellement. Les héros sont des ingrats. Voilà qui est fait, je ne veux plus aimer V. M. Je me contenterai de l'admirer. N'abusez pas, Sire, de ma faiblesse. On <74>nous a conté qu'on avait fait une conspiration contre V. M. C'est bien alors que j'ai senti que je l'aimais.

Je voudrais seulement, Sire, que vous eussiez la bonté de me dire, la main sur la conscience, si vous êtes plus heureux que vous ne l'étiez à Rheinsberg. Je conjure V. M. de satisfaire à cette question philosophique. Profond respect.

163. A VOLTAIRE.

Ohlau, 16 avril 1741.

Je connais les douceurs d'un studieux repos;
Disciple d'Epicure, amant de la Mollesse,
Entre ses bras, plein de faiblesse,
J'aurais pu sommeiller à l'ombre des pavots.

Mais un rayon de gloire, animant ma jeunesse,
Me fit voir d'un coup d'œil les faits de cent héros;
Et, plein de cette noble ivresse,
Je voulus surpasser leurs plus fameux travaux.

Je goûte le plaisir, mais le devoir me guide.
Délivrer l'univers de monstres plus affreux
Que ceux terrassés par Alcide,
C'est l'objet salutaire auquel tendent mes vœux.

Soutenir de mon bras les droits de ma patrie,
Et réprimer l'orgueil des plus fiers des humains,
Tous fous de la Vierge Marie,
Ce n'est point un ouvrage indigne de mes mains.

Le bonheur, cher ami, cet être imaginaire,
Ce fantôme éclatant qui fuit devant nos pas,
Habite aussi peu cette sphère
Qu'il établit son règne au sein de mes États.

<75>

Aux berceaux de Rheinsberg, aux champs de Silésie,
Méprisant du bonheur le caprice fatal,
Ami de la philosophie,
Tu me verras toujours aussi ferme qu'égal.

On dit les Autrichiens battus, et je crois que c'est vrai. Vous voyez que la lyre d'Horace a son tour après la massue d'Alcide. Faire son devoir, être accessible aux plaisirs, ferrailler avec les ennemis, être absent et ne point oublier ses amis, tout cela sont des choses qui vont fort bien de pair, pourvu qu'on sache assigner des bornes à chacune d'elles. Doutez de toutes les autres; mais ne soyez pas pyrrhonien sur l'estime que j'ai pour vous, et croyez que je vous aime. Adieu.

164. AU MÊME.

Camp de Mollwitz, 2 mai 1741.

De cette ville portative,
Légère, et qu'ébranlent les vents,
D'architecture peu massive,
Dont nous sommes les habitants;
Des glorieux et tristes champs
Où des soldats la fureur vive
Défit la troupe fugitive
De nos ennemis impuissants;
Des lieux où l'ambition folle
Réunit sous ses étendards
Ceux qu'instruisit à son école
Le fier, le sanguinaire Mars;
En un mot, du centre du trouble,
Je vous cherche au sein de la paix,

<76>

Où vous savez jouir au double
De cent plaisirs, de cent succès,
Où vous vivez quand je travaille,
Où vous instruisez l'univers,
Lorsque de cent peuples divers
Je vois, au fort de la bataille,
Les ombres passer aux enfers.

Voilà tout ce que peut vous dire ma muse guerrière, d'un camp très-froid. Je n'entre point en détail avec vous, car il n'y a rien de raffiné dans la façon dont nous nous entretenons; cela se fait toujours à mon grand regret; et, si je dirige la fureur obéissante de mes troupes, c'est toujours aux dépens de mon humanité, qui pâtit du mal nécessaire que je ne saurais me dispenser de faire.

Le maréchal de Belle-Isle est venu ici76-a avec une suite de gens très-sensés. Je crois qu'il ne reste plus guère de raison aux Français, après celle que ces messieurs de l'ambassade ont reçue en partage. On regarde en Allemagne comme un phénomène très-rare de voir des Français qui ne soient pas fous à lier. Tels sont les préjugés des nations les unes contre les autres; quelques gens de génie savent s'en affranchir, mais le vulgaire croupit toujours dans la fange des préjugés. L'erreur est son partage. A vous, qui la combattez, soit honneur, santé, prospérité et gloire à jamais. Ainsi soit-il! Adieu.

165. DE VOLTAIRE.

(Bruxelles) 5 mai 1741.

Je croyais autrefois que nous n'avions qu'une âme,
Encore est-ce beaucoup, car les sots n'en ont pas;

<77>

Vous en possédez trente, et leur céleste flamme
Pourrait seule animer tous les sots d'ici-bas.
Minerve a dirigé vos desseins politiques;
Vous suivez à la fois Mars, Orphée, Apollon;
Vous dormez en plein champ sur l'affût d'un canon;
Neipperg fuit devant vous aux plaines germaniques.
César, votre patron, par qui tout fut soumis,
Aimait aussi les arts, et sa main triomphale
Cueille encor des lauriers dans ses nobles écrits;
Mais a-t-il fait des vers au grand jour de Pharsale?
A peine ce Neipperg est-il par vous battu,
Que vous prenez la plume, en montrant votre épée;
Mon attente, ô grand roi! n'a point été trompée,
Et non moins que Neipperg mon génie est vaincu.

Sire, faire des vers et de jolis vers après une victoire est une chose unique, et par conséquent réservée à V. M. Vous avez battu Neipperg et Voltaire. V. M. devrait mettre dans ses lettres des feuilles de laurier, comme les anciens généraux romains. Vous méritez à la fois le triomphe du général et du poëte, et il vous faudrait deux feuilles de laurier au moins.

J'apprends que Maupertuis est à Vienne;77-a je le plains plus qu'un autre; mais je plains quiconque n'est pas auprès de votre personne. On dit que le colonel Camas est mort bien fâché de n'être pas tué à vos yeux.77-b Le major Knobertoff77-c (dont j'écris mal le nom) a eu au moins ce triste honneur, dont Dieu veuille préserver V. M.! Je suis sûr de votre gloire, grand roi, mais je ne suis pas sûr de votre vie; dans quels dangers et dans quels travaux vous la passez, cette vie si belle! Des ligues à prévenir ou à détruire, des alliés à se faire ou à retenir, des siéges, des combats, tous les desseins, toutes les actions <78>et tous les détails d'un héros. Vous aurez peut-être tout, hors le bonheur. Vous pourrez ou faire un empereur, ou empêcher qu'on n'en fasse un, ou vous faire empereur vous-même; si le dernier cas arrive, vous n'en serez pas plus Sacrée Majesté pour moi.

J'ai bien de l'impatience de dédier Mahomet à cette adorable Majesté. Je l'ai fait jouer à Lille, et il a été mieux joué qu'il ne l'eût été à Paris; mais, quelque émotion qu'il ait causée, cette émotion n'approche pas de celle que ressent mon cœur en voyant tout ce que vous faites d'héroïque.

166. A VOLTAIRE.

Camp de Mollwitz, 13 mai 1741.

Les gazettes de Paris qui vous disaient à l'extrémité, et madame du Châtelet ne bougeant de votre chevet, m'ont fait trembler pour les jours d'un homme que j'aime, lorsque j'ai vu par votre lettre que ce même homme est plein de vie, et qu'il m'aime encore.

Ce n'est point mon frère qui a été blessé, c'est le prince Guillaume, mon cousin. Nous avons perdu à cette heureuse et malheureuse journée quantité de bons sujets. Je regrette tendrement quelques amis dont la mémoire ne s'effacera jamais de mon cœur. Le chagrin des amis tués est l'antidote que la Providence a daigné joindre à tous les heureux succès de la guerre, pour tempérer la joie immodérée qu'excitent les avantages remportés sur les ennemis. Le regret de perdre de braves gens est d'autant plus sensible, qu'on doit de la reconnaissance à leurs mânes, et sans pouvoir jamais s'en acquitter.

La situation où je suis m'amènera dans peu, mon cher Voltaire,<79> à risquer de nouveaux hasards. Après avoir abattu un arbre, il est bon d'en détruire jusqu'aux racines, pour empêcher que des rejetons ne le remplacent avec le temps. Allons donc voir ce que nous pourrons faire à l'arbre dont M. de Neipperg doit être regardé comme la séve.

J'ai vu et beaucoup entretenu le maréchal de Belle-Isle, qui sera dans tout pays ce que l'on appelle un très-grand homme. C'est un Newton pour le moins en fait de guerre, autant aimable dans la société qu'intelligent et profond dans les affaires, et qui fait un honneur infini à la France sa nation, et au choix de son maître.

Je souhaite de tout mon cœur de n'attendre que de bonnes nouvelles de votre part; soyez persuadé que personne ne s'y intéresse plus que votre fidèle ami.

167. AU MÊME.

Camp de Grottkau, 2 juin 1741.

Vous qui possédez tous les arts,
Et surtout le talent de plaire;
Vous qui pensez à nos hussards,
En cueillant des fruits de Cythère,
Qui chantez Charles et Newton,
Et qui, du giron d'Emilie,
Aux beaux esprits donnez le ton,
Ainsi qu'à la philosophie;
De ce camp, d'où maint peloton
S'exerce en tirant à l'envie,
De ma très-turbulente vie
Je vous fais un léger crayon.

<80>

Nous avons vu Césarion,
Le court Jordan, qui l'accompagne,
Tenant en main son Cicéron,
Horace, Hippocrate et Montagne;
Nous avons vu des maréchaux,
Des beaux esprits et des héros,
Des bavards et des politiques,
Et des soldats très-impudiques;
Nous avons vu, dans nos travaux,
Combats, escarmouches et siéges,
Mines, fougasses, et cent piéges,
Et moissonner dame Atropos,
Faisant rage de ses ciseaux
Parmi la cohue imbécile
Qui suit d'un pas fier et docile
Les traces de ses généraux.

Mais si j'avais vu davantage,
En serais-je plus fortuné?
Qui pense et jouit à mon âge,
Qui de vous est endoctriné,
Mérite seul le nom de sage;
Mais qui peut vous voir de ses yeux
Mérite seul le nom d'heureux.

Ni mon frère, ni ce Knobelsdorff que vous connaissez, n'ont été à l'action. C'est un de mes cousins,80-a et un major de dragons Knobelsdorff, qui ont eu le malheur d'être tués.

Donnez-moi plus souvent de vos nouvelles. Aimez-moi toujours, et soyez persuadé de l'estime que j'ai pour vous. Adieu.

<81>

168. AU MÊME.

Camp de Strehlen, 25 juin 1741.

..............................................................................
..............................................................................

L'annonce de votre Histoire me fait bien du plaisir; cela n'ajoutera pas un petit laurier de plus à ceux que vous prépare la main de l'Immortalité; c'est votre gloire, en un mot, que je chéris. Je m'intéresse au Siècle de Louis XIV; je vous admire comme philosophe, mais je vous aime bien mieux poëte.

Préférez la lyre d'Horace
Et ses immortels accords
A ces gigantesques efforts
Que fait la pédantesque race,
Pour mieux connaître les ressorts
De l'air, des corps et de l'espace,
Grands objets trop peu faits pour nous.
Ces sages souvent sont bien fous.

L'un fait un roman de physique, l'autre monte avec bien de la peine et ajuste ensemble les différentes parties d'un système sorti de son cerveau creux.

Ne perdons point à rêvasser
Un temps fait pour la jouissance.
Ce n'est point à philosopher
Qu'on avance dans la science.
Tout l'art est d'apprendre à douter,
Et modestement confesser
Nos sottises, notre ignorance.

L'histoire et la poésie offrent un champ bien plus libre à l'esprit. Il s'agit d'objets qui sont à notre portée, de faits certains, et de riantes peintures. La véritable philosophie, c'est la fermeté d'âme, et la net<82>teté de l'esprit qui nous empêche de tomber dans les erreurs du vulgaire et de croire aux effets sans cause.

La belle poésie, c'est sans contredit la vôtre; elle contient tout ce que les poëtes de l'antiquité ont produit de meilleur.

Votre muse forte et légère
Des agréments semble la mère,
Parlant la langue des amours.
Mais, lorsque vous peignez la guerre.
Comme un impétueux tonnerre
Elle entraîne tout dans son cours.

C'est que vous et votre muse, vous êtes tout ce que vous voulez. Il n'est pas permis à tout le monde d'être Protée comme vous; et nous autres pauvres humains, nous sommes obligés de nous contenter du petit talent que l'avare nature a daigné nous donner.

Je ne puis vous mander des nouvelles de ce camp, où nous sommes les gens les plus tranquilles du monde. Nos hussards sont les héros de la pièce pendant l'intermède, tandis que les ambassadeurs me haranguent, qu'on fait les Silésiens cocus, etc., etc.

Bien des compliments à la marquise; quant à vous, je pense bien que vous devez être persuadé de la parfaite estime et de l'amitié que j'aurai toujours pour vous. Adieu.

Le pauvre Césarion est malade à Berlin, où je l'ai renvoyé pour le guérir; et Jordan, qui vient d'arriver de Breslau, est tout fatigué du voyage.

<83>

169. DE VOLTAIRE.

Bruxelles, 29 juin 1741.

Sire, chacun son lot : une aigle vigoureuse,
Non l'aigle de l'Empire (elle a depuis un temps
Perdu son bec retors et ses ongles puissants),
Mais l'aigle do la Prusse, et jeune, et valeureuse,
Réveille dans son vol, au bruit de ses exploits,
La Gloire, qui dormait loin des trônes des rois.
Un vieux renard adroit,83-a tapi dans sa tanière,
Attend quelques perdrix auprès de sa frontière;
Un honnête pigeon, point fourbe et point guerrier,
Cache ses jours obscurs au fond d'un colombier.
Je suis ce vieux pigeon; j'admire en sa carrière
Celte aigle foudroyante, et si vive, et si fière.
Ah! si d'un autre bec les dieux m'avaient pourvu,
Si j'étais moins pigeon, je vous suivrais peut-être;
Je verrais dans son camp mon adorable maître;
Et, tel que Maupertuis, peut-être au dépourvu,
De hussards entouré, dépouillé, mis à nu,
J'aurais, par les doux sons de quelque chansonnette,
Consolé, s'il se peut, Neipperg de sa défaite.
Le ciel n'a pas voulu que de mes sombres jours
Cette grande aventure ait éclairé le cours.
Mais, dans mon colombier, je vous suis en idée;
De vos vaillants exploits ma verve possédée
Voyage en fiction vers les murs de Breslau,
Dans les champs de Molwitz, aux remparts de Glogau;
Je vous y vois, tranquille au milieu de la gloire,
Arracher une plume au dos de la Victoire,
Et m'écrire en jouant, sur la peau d'un tambour,
Ces vers toujours heureux, pleins de grâce et de tour.
Hyndford,83-b et vous, Ginkel,83-c vous dont le nom barbare

<84>

Fait jurer de mes vers la cadence bizarre,
Venez-vous près de lui, le caducée en main,
Pour séduire son âme et changer son destin?
Et vous, cher Valori, toujours prêt à conclure.
Voulez-vous des Ginkel déranger la mesure?
Ministres cauteleux, ou pressants, ou jaloux,
Laissez là tout votre art, il en sait plus que vous;
Il sait quel intérêt fait pencher la balance,
Quel traité, quel ami convient à sa puissance;
Et, toujours agissant, toujours pensant en roi,
Par la plume et l'épée il sait donner la loi.
Cette plume surtout est ce qui fait ma joie;
Car, messieurs, quand, le jour, à tant de sols en proie,
Il a campé, marché, recampé, ferraillé,
Ecouté cent avis, répondu, conseillé,
Ordonné des piquets, des haltes, des fourrages,
Garni, forcé, repris, débouché vingt passages,
Et parlé dans sa tente à des ambassadeurs
(Gens quelquefois trompés, encor que grands trompeurs),
Alors, tranquille et gai, n'ayant plus rien à faire,
En vers doux et nombreux il écrit à Voltaire.
En faites-vous autant, George, Charles, Louis,
Très-respectables rois, d'Apollon peu chéris?
La maison des Bourbons ni les filles d'Autriche
N'ont jamais fait pour moi le plus court hémistiche.
Qu'importent leurs aïeux, leur trône, leurs exploits?
S'ils ne font point de vers, ils ne sont point mes rois.
Je consens qu'on soit bon, juste, grand, magnanime,
Que l'on soit conquérant; mais je prétends qu'on rime.
Protecteur d'Apollon, grand génie et grand roi,
Battez-vous, écrivez, et surtout aimez-moi.

Sire, le plus prosaïque de vos serviteurs ne peut rimer davantage. Je suis actuellement enfoncé dans l'histoire; elle devient tous les jours plus chère pour moi, depuis que je vois le rang illustre que vous y tiendrez. Je prévois que V. M. s'amusera quelque jour à faire le récit de ces deux campagnes; heureux qui pourrait être alors son secré<85>taire! mais aussi très-heureux qui sera son lecteur! C'est aux Césars à faire leurs Commentaires. MM. de La Croze et Jordan, de grâce, prêtez-moi vos vieux livres et vos lumières nouvelles, pour les antiques vérités que je cherche; mais quand je serai arrivé au siècle illustré par Frédéric, permettez-moi d'avoir recours directement à notre héros. Que vous êtes heureux, ô Jordan! Vous le voyez, ce héros, et vous avez de plus une très-belle bibliothèque; il n'en est pas ainsi de moi, je n'ai point ici de héros, et j'ai très-peu de livres. Cependant je travaille, car les gens oisifs ne sont pas faits pour lui plaire.

De son sublime esprit la noble activité
Réveillerait dans moi la molle oisiveté.
Tout mortel doit agir, roi, fermier, soldat, prêtre;
A ces conditions le ciel nous donna l'être;
Le plaisir véritable est le fruit des travaux.
Grand Dieu, que de plaisir doit goûter mon héros!

Je suis de S. M., de son humanité, de son activité, de son esprit et de son cœur, l'admirateur et le sujet.

170. A VOLTAIRE.

Camp de Strehlen, 22 juillet 1741.

.......................................................................
..........................................................................

Après la sentence que vous venez de prononcer sur votre Hélicon, je ne puis vous écrire qu'en vers. C'est une corruption dont je me sers pour captiver votre affection. Si vous étiez médiateur entre<86> la reine de Hongrie et moi, je plaiderais ma cause en vers, et mes vieux documents en rimes serviraient aux amusements de mon pacificateur. Il n'y aura pas assurément autant de lacunes dans l'histoire que vous écrivez qu'il se trouve de vide dans notre campagne; mais notre inaction ne sera pas longue. Si nous suspendons nos coups, ce n'est que pour frapper dans peu d'une manière plus sûre et plus éclatante.

Je vous recommande les intérêts du siècle divin que vous peignez si élégamment. J'aimerais mieux l'avoir fait que d'avoir gagné cent batailles.

Adieu, cher Voltaire; lorsque vous faisiez la guerre à vos libraires et à vos autres ennemis, j'écrivais; à présent que vous écrivez, je m'escrime d'estoc et de taille. Tel est le monde.

Ne doutez pas de la parfaite amitié avec laquelle je suis tout à vous.

171. DE VOLTAIRE.

Bruxelles, 3 août 1741.

Vous dont le précoce génie
Poursuit sa carrière infinie
Du Parnasse aux champs des combats,
Défiant, d'un essor sublime.
Et les obstacles de la rime,
Et les menaces du trépas;

Amant fortuné de la Gloire,
Vous avez voulu que l'histoire
Devînt l'objet de mes travaux;

<87>

Du haut du temple de Mémoire.
Sur les ailes de la Victoire,
Vos yeux conduisent mes pinceaux.

Mais non, c'est à vous seul d'écrire,
A vous de chanter sur la lyre
Ce que vous seul exécutez;
Tel était jadis ce grand homme,
L'oracle et le vainqueur de Rome.
Qu'on vante et que vous imitez.

Cependant la douce Éminence,
Ce roi tranquille de la France.
Etendant partout ses bienfaits,
Vers les frontières alarmées
Fait déjà marcher quatre armées,
Seulement pour donner la paix.

J'aime mieux Jordan qui s'allie
Avec certain Anglais impie87-a
Contre l'idole des dévots,
Contre ce monstre atrabilaire
De qui les fripons savent faire
Un engin pour prendre les sots.

Autrefois Julien le sage,
Plein d'esprit, d'art et de courage,
Jusqu'en son temple l'a vaincu;
Ce philosophe sur le trône,
Unissant Thémis et Bellone,
L'eût détruit, s'il avait vécu.

Achevez cet heureux ouvrage.
Brisez ce honteux esclavage

<88>

Qui tient les humains enchaînés;
Et, dans votre noble colère,
Avec Jordan le secrétaire,
Détruisez l'idole, et vivez.

Vous que la raison pure éclaire,
Comment craindriez-vous de faire
Ce qu'ont fait vos braves aïeux,
Qui, dans leur ignorance heureuse,
Bravèrent la puissance affreuse
De ce monstre élevé contre eux.

Hélas! votre esprit héroïque
Entend trop bien la politique;
Je vois que vous n'en ferez rien.
Tous les dévots, saisis de crainte,
Ont déjà partout fait leur plainte
De vous voir si mauvais chrétien.

Content de briller dans le monde,
Vous leur laissez l'erreur profonde
Qui les tient sous d'indignes lois.
Le plus sage aux plus sots veut plaire.
Et les préjugés du vulgaire
Sont encor les tyrans des rois.

Ainsi donc, Sire, V. M. ne combattra que des princes, et laissera Jordan combattre les erreurs sacrées de ce monde. Puisqu'il n'a pu devenir poëte auprès de votre personne, que sa prose soit digne du roi que nous voudrions tous deux imiter. Je me flatte que la Silésie produira un bon ouvrage contre ce que vous savez, après ces beaux vers qui me sont déjà venus des environs de la Neisse. Certainement si V. M. n'avait pas daigné aller en Silésie, jamais on n'y aurait fait de vers français. Je m'imagine qu'elle est à présent plus occupée que jamais; mais je ne m'en effraye pas, et, après avoir reçu d'elle des vers charmants le lendemain d'une victoire, il n'y a rien à quoi je <89>ne m'attende. J'espère toujours que je serai assez heureux pour avoir une relation de ses campagnes, comme j'en ai une du voyage de Strasbourg,89-a etc.

172. A VOLTAIRE.

Camp de Reichenbach, 24 août 1741.

De tous les monstres différents
Vous voulez que je sois l'Hercule,
Que Vienne avec ses adhérents,
Genève, Rome avec la bulle,
Tombent sous mes coups assommants.
Approfondissez mieux vos gens,
Et connaissez la différence
De la massue aux arguments.

L'antique idole qu'on encense,
La crédule Religion,
Se soutient par prévention,
Par caprice et par ignorance.
La foudroyante Vérité
A poursuivi ce monstre en Grèce;
A Rome il fut persécuté
Par les vers sensés de Lucrèce.

Vous-même, vous avez tenté
De rendre le monde incrédule,
En dévoilant le ridicule
D'un vieux rêve longtemps vanté;
Mais l'homme stupide, imbécile,
Et monté sur le même ton,
Croit plutôt à son Evangile

<90>

Qu'il ne se range à la raison;
Et la respectable nature,
Lorsqu'elle daigna travailler
A pétrir l'humaine figure,
Ne l'a pas faite pour penser.

Croyez-moi, c'est peine perdue
Que de prodiguer le bon sens
Et d'étaler des arguments
Aux bœufs qui traînent la charrue;
Mais de vaincre dans les combats
L'orgueil et ses fiers adversaires,
Et d'écraser dessous ses pas
Et les scorpions et les vipères,
Et de conquérir des États,
C'est ce qu'ont opéré nos pères,
Et ce qu'exécutent nos bras.

Laissez donc dans l'erreur profonde
L'esprit entêté de ce monde.
Eh! que m'importent ses travers,
Pourvu que j'entende vos vers,
Et qu'après le feu de la guerre,
La paix renaissant sur la terre,
Pallas vous conduise à Berlin.
Là, tantôt au sein de la ville
Goûtant le plus brillant destin,
Ou préférant le doux asile
De la campagne plus tranquille,
A l'ombre de nos étendards
Laissant reposer le fier Mars,
Nous jouirons, comme Epicure,
De la volupté la plus pure,
En laissant aux savants bavards
Leur physique et métaphysique,
A messieurs de la mécanique
Leur mouvement perpétuel,
Au calculateur éternel

<91>

Sa fluxion géométrique,
Au dieu d'Épidaure empirique
Son grand remède universel,
A tout fourbe, à tout politique,
Son scélérat Machiavel,
A tout chrétien apostolique
Jésus et le péché mortel,
En nous réservant pour partage
Des biens de ce monde l'usage,
L'honneur, l'esprit et le bon sens,
Le plaisir et les agréments.

Jordan traduit son auteur anglais avec la même fidélité que les Septante translatèrent la Bible. Je crois l'ouvrage bientôt achevé. Il y a tant de bonnes choses à dire contre la religion, que je m'étonne qu'elles ne viennent pas dans l'esprit de tout le monde; mais les hommes ne sont pas faits pour la vérité. Je les regarde comme une horde de cerfs dans le parc d'un grand seigneur, et qui n'ont d'autre fonction que de peupler et remplir l'enclos.

Je crois que nous nous battrons bientôt; c'est œuvre assez folle, mais que voulez-vous? il faut être quelquefois fou dans sa vie.

Adieu, cher Voltaire. Écrivez-moi plus souvent; mais surtout ne vous fâchez pas si je n'ai pas le temps de vous répondre. Vous connaissez mes sentiments.

173. DE VOLTAIRE.

Cirey, 21 décembre 1741.

Soleil, pâle flambeau de nos tristes hivers.
Toi qui de ce monde es le père,

<92>

Et qu'on a cru longtemps le père des bons vers,
Malgré tous les mauvais que chaque jour voit faire;
Soleil, par quel cruel destin
Faut-il que dans ce mois, où l'an touche à sa fin.
Tant de vastes degrés t'éloignent de Berlin?
C'est là qu'est mon héros, dont le cœur et la tête
Rassemblent tout le feu qui manque à ses États;
Mon héros, qui de Neisse achevait la conquête,
Quand tu fuyais de nos climats.
Pourquoi vas-tu, dis-moi, vers le pôle antarctique?
Quels charmes ont pour toi les nègres de l'Afrique?
Revole sur tes pas loin de ce triste bord;
Imite mon héros, viens éclairer le Nord.

C'est ce que je disais, Sire, ce matin, au soleil votre confrère, qui est aussi l'âme d'une partie de ce monde. Je lui en dirais bien davantage sur le compte de V. M., si j'avais cette facilité de faire des vers, que je n'ai plus, et que vous avez. J'en ai reçu ici que vous avez faits dans Neisse tout aussi aisément que vous avez pris cette ville.92-a Cette petite anecdote, jointe aux vers que Votre Humanité m'envoya immédiatement après la victoire de Mollwitz, fournit de bien singuliers mémoires pour servir un jour à l'histoire.

Louis XIV prit en hiver la Franche-Comté; mais il ne donna point de bataille, et ne fit point de vers au camp devant Dôle ou devant Besançon. Aussi j'ai pris la liberté de mander à V. M. que l'histoire de Louis XIV me paraissait un cercle trop étroit; je trouve que Frédéric élargit la sphère de mes idées. Les vers que V. M. a faits dans Neisse ressemblent à ceux que Salomon faisait dans sa gloire, quand il disait, après avoir tâté de tout : Tout n'est que vanité. Il est vrai que le bonhomme parlait ainsi au milieu de sept cents femmes et de trois cents concubines;92-b le tout sans avoir donné de bataille, ni fait de siége. Mais, n'en déplaise, Sire, à Salomon et à vous, ou <93>bien à vous et à Salomon, il ne laisse pas d'y avoir quelque réalité dans ce monde.

Conquérir cette Silésie,
Revenir couvert de lauriers
Dans les bras de la Poésie;
Donner aux belles, aux guerriers,
Opéra, bal et comédie;
Se voir craint, chéri, respecté,
Et connaître au sein de la gloire
L'esprit de la société,
Bonheur si rarement goûté
Des favoris de la Victoire;
Savourer avec volupté,
Dans des moments libres d'affaire,
Les bons vers de l'antiquité,
Et quelquefois en daigner faire
Dignes de la postérité :
Semblable vie a de quoi plaire;
Elle a de la réalité,
Et le plaisir n'est point chimère.

V. M. a fait bien des choses en peu de temps. Je suis persuadé qu'il n'y a personne sur la terre plus occupé qu'elle, et plus entraîné dans la variété des affaires de toute espèce. Mais avec ce génie dévorant, qui met tant de choses dans sa sphère d'activité, vous conserverez toujours cette supériorité de raison qui vous élève au-dessus de ce que vous êtes et de ce que vous faites.

Tout ce que je crains, c'est que vous ne veniez à trop mépriser les hommes. Des millions d'animaux sans plumes, à deux pieds, qui peuplent la terre, sont à une distance immense de votre personne, par leur âme comme par leur état. Il y a un beau vers de Milton :

Amongst unequals no society.93-a

<94>Il y a encore un autre malheur : c'est que V. M. peint si bien les nobles friponneries des politiques, les soins intéressés des courtisans, etc., qu'elle finira par se défier de l'affection des hommes de toute espèce, et qu'elle croira qu'il est démontré en morale qu'on n'aime point un roi pour lui-même. Sire, que je prenne la liberté de faire aussi ma démonstration. N'est-il pas vrai qu'on ne peut pas s'empêcher d'aimer pour lui-même un homme d'un esprit supérieur, qui a bien des talents, et qui joint à tous ces talents-là celui de plaire? Or, s'il arrive que par malheur ce génie supérieur soit roi, son état en doit-il empirer? et l'aimerait-on moins parce qu'il porte une couronne? Pour moi, je sens que la couronne ne me refroidit point du tout. Je suis, etc.

174. A VOLTAIRE.

Berlin. 8 janvier 1742.

Mon cher Voltaire, je vous dois deux lettres, à mon grand regret, et je me trouve si occupé par les grandes affaires que les philosophes appellent des billevesées, que je ne puis encore penser à mon plaisir, le seul solide bien de la vie. Je m'imagine que Dieu a créé les ânes, les colonnes doriques, et nous autres rois, pour porter les fardeaux de ce monde, où tant d'autres êtres sont faits pour jouir des biens qu'il produit.

A présent me voilà à argumenter avec une vingtaine de Machiavels plus ou moins dangereux. L'aimable Poésie attend à la porte, sans avoir d'audience. L'un me parle de limites, l'autre, de droits; un autre encore, d'indemnisation; celui-ci, d'auxiliaires, de contrats de<95> mariage, de dettes à payer, d'intrigues à faire, de recommandations, de dispositions, etc. On publie que vous avez fait telle chose à laquelle vous n'avez jamais pensé; on suppose que vous prendrez mal tel événement dont vous vous réjouissez; on écrit du Mexique que vous allez attaquer un tel, que votre intérêt est de ménager; on vous tourne en ridicule, on vous critique; un gazetier fait votre satire; les voisins vous déchirent; un chacun vous donne au diable, en vous accablant de protestations d'amitié. Voilà le monde, et telles sont, en gros, les matières qui m'occupent.

Avez-vous envie de troquer la poésie pour la politique? La seule ressemblance qui se trouve entre l'une et l'autre est que les politiques et les poëtes sont le jouet du public, et l'objet de la satire de leurs confrères.

Je pars après-demain pour Remusberg reprendre la houlette et la lyre, veuille le ciel, pour ne les quitter jamais! Je vous écrirai de cette douce solitude avec plus de tranquillité d'esprit. Peut-être Calliope m'inspirera-t-elle encore. Je suis tout à vous.

175. AU MÊME.

Olmütz. 3 février 1742.

Mon cher Voltaire, le démon qui m'a promené jusqu'à présent m'a mené à Olmütz pour redresser les affaires que les autres alliés ont embrouillées, dit-on. Je ne sais ce qui en sera; mais je sais que mon étoile est trop errante. Que pouvez-vous prétendre d'une cervelle où il n'y a que du foin, de l'avoine, et de la paille hachée? Je crois que je ne rimerai à présent qu'en oin et en oine.

<96>

Laissez calmer cette tempête;
Attendez qu'à Berlin, sur les débris de Mars,
La paix ramène les beaux-arts.
Pour faire enfler les sons de ma tendre musette.
Il faut que la fin des hasards
Impose le silence au bruit de la trompette.

Je vous renvoie bien loin peut-être; cependant il n'y a rien à faire à présent, et d'un mauvais payeur il faut prendre ce qu'on peut.

Je lis maintenant, ou plutôt je dévore votre Siècle de Louis le Grand. Si vous m'aimez, envoyez-moi ce que vous avez fait ultérieurement de cet ouvrage; c'est mon unique consolation, mon délassement, ma récréation. Vous qui ne travaillez que par goût et que par génie, ayez pitié d'un manœuvre en politique, et qui ne travaille que par nécessité.

Aurait-on dû présumer, cher Voltaire, qu'un nourrisson des Muses dût être destiné à faire mouvoir, conjointement avec une douzaine de graves fous que l'on nomme grands politiques, la grande roue des événements de l'Europe? Cependant c'est un fait qui est authentique, et qui n'est pas fort honorable pour la Providence.

Je me rappelle, à ce propos, le conte que l'on fait d'un curé à qui un paysan parlait du Seigneur Dieu avec une vénération idiote : « Allez, allez, lui dit le bon presbyte, vous en imaginez plus qu'il n'y en a; moi qui le fais et qui le vends par douzaines, j'en connais la valeur intrinsèque. »

On se fait ordinairement dans le monde une idée superstitieuse des grandes révolutions des empires; mais, lorsqu'on est dans les coulisses, l'on voit, pour la plupart du temps, que les scènes les plus magiques sont mues par des ressorts communs, et par de vils faquins qui, s'ils se montraient dans leur état naturel, ne s'attireraient que l'indignation du public.

La supercherie, la mauvaise foi et la duplicité sont malheureuse<97>ment le caractère dominant de la plupart des hommes qui sont à la tête des nations, et qui en devraient être l'exemple. C'est une chose bien humiliante que l'étude du cœur humain dans de pareils sujets; elle me fait regretter mille fois ma chère retraite, les arts, mes amis et mon indépendance.

Adieu, cher Voltaire; peut-être retrouverai-je un jour tout ce qui est perdu pour moi à présent. Je suis avec tous les sentiments que vous pouvez imaginer, etc.

176. AU MÊME.

Selowitz, 23 mars 1742.

Mon cher Voltaire, je crains de vous écrire, car je n'ai d'autres nouvelles à vous mander que d'une espèce dont vous ne vous souciez guère, ou que vous abhorrez.

Si je vous disais, par exemple, que des peuples de deux contrées de l'Allemagne sont sortis du fond de leurs habitations pour se couper la gorge avec d'autres peuples dont ils ignoraient jusqu'au nom même, et qu'ils ont été chercher dans un pays fort éloigné, pourquoi? parce que leur maître a fait un contrat avec un autre prince, et qu'ils voulaient, joints ensemble, en égorger un troisième; vous me répondriez que ces gens sont fous, sots et furieux, de se prêter ainsi aux caprices et à la barbarie de leurs maîtres. Si je vous disais que nous nous préparons avec grand soin à détruire quelques murailles élevées à grands frais, que nous faisons la moisson où nous n'avons point semé, et les maîtres où personne n'est assez fort pour<98> nous résister; vous vous écrieriez : Ah! barbares, ah! brigands, inhumains que vous êtes! les injustes n'hériteront point du royaume des cieux, selon saint Matthieu, chapitre XII, verset 24.98-a

Puisque je prévois tout ce que vous me diriez sur ces matières, je ne vous en parlerai point. Je me contenterai de vous informer qu'une tête assez folle, dont vous aurez entendu parler sous le nom de roi de Prusse, apprenant que les États de son allié l'Empereur étaient ruinés par la reine de Hongrie, a volé à son secours, qu'il a joint ses troupes à celles du roi de Pologne, pour opérer une diversion en Basse-Autriche, et qu'il a si bien réussi, qu'il s'attend dans peu à combattre les principales forces de la reine de Hongrie, pour le service de son allié.

Voilà de la générosité, diriez-vous, voilà de l'héroïsme. Cependant, cher Voltaire, le premier tableau et celui-ci sont les mêmes. C'est la même femme qu'on fait voir d'abord en cornette de nuit, et ensuite avec son fard et ses pompons.

De combien de différentes façons n'envisage-t-on pas les objets! combien les jugements ne varient-ils point! Les hommes condamnent le soir ce qu'ils ont approuvé le matin. Ce même soleil qui leur plaisait à son aurore les fatigue à son couchant. De là viennent ces réputations établies, effacées, et rétablies pourtant; et nous sommes assez insensés de nous agiter pendant toute notre vie pour acquérir de la réputation! Est-il possible qu'on ne soit pas détrompé de cette fausse monnaie, depuis le temps qu'elle est connue?

Je ne vous écris point de vers, parce que je n'ai pas le temps de toiser des syllabes. Souffrez que je vous fasse souvenir de l'Histoire de Louis XIV; je vous menace de l'excommunication du Parnasse, si vous n'achevez pas cet ouvrage.

Adieu, cher Voltaire; aimez un peu, je vous prie, ce transfuge d'Apollon, qui s'est enrôlé chez Bellone. Peut-être reviendra-t-il<99> un jour servir sous ses vieux drapeaux. Je suis toujours votre admirateur et ami.

177. DE VOLTAIRE.

Avril 1742.

Sire, pendant que j'étais malade, Votre Majesté a fait plus de belles actions que je n'ai eu d'accès de fièvre. Je ne pouvais répondre aux dernières bontés de V. M. Où aurais-je d'ailleurs adressé ma lettre? à Vienne? à Presbourg? à Témeswar? Vous pouviez être dans quelqu'une de ces villes; et même, s'il est un être qui puisse se trouver en plusieurs lieux à la fois, c'est assurément votre personne, en qualité d'image de la Divinité, ainsi que le sont tous les princes, et d'image très-pensante et très-agissante. Enfin, Sire, je n'ai point écrit, parce que j'étais dans mon lit quand V. M. courait à cheval au milieu des neiges et des succès.

D'Esculape les favoris
Semblaient même me faire accroire
Que j'irais dans le seul pays
Où n'arrive point votre gloire;
Dans ce pays dont par malheur
On ne voit point de voyageur
Venir nous dire des nouvelles;
Dans ce pays où tous les jours
Les âmes lourdes et cruelles
Et des Hongrois, et des pandours,
Vont au diable au son des tambours,
Par votre ordre et pour vos querelles;
Dans ce pays dont tout chrétien,
Tout juif, tout musulman raisonne;

<100>

Dont on parle en chaire, en Sorbonne,
Sans jamais en deviner rien;
Ainsi que le Parisien,
Badaud, crédule et satirique,
Fait des romans de politique,
Parle tantôt mal, tantôt bien,
De Belle-Isle et de vous peut-être,
Et, dans son léger entretien,
Vous juge à fond sans vous connaître.

Je n'ai mis qu'un pied sur le bord du Styx; mais je suis très-fâché, Sire, du nombre des pauvres malheureux que j'ai vus passer. Les uns arrivaient de Scharding, les autres de Prague, ou d'Iglau. Ne cesserez-vous point, vous et les rois vos confrères, de ravager cette terre, que vous avez, dites-vous, tant d'envie de rendre heureuse?

Au lieu de cette horrible guerre
Dont chacun sent les contre-coups,
Que ne vous en rapportez-vous
A ce bon abbé de Saint-Pierre?

Il vous accorderait tout aussi aisément que Lycurgue partagea les terres de Sparte, et qu'on donne des portions égales aux moines. Il établirait les quinze dominations de Henri IV. Il est vrai pourtant que Henri IV n'a jamais songé à un tel projet. Les commis du duc de Sully, qui ont fait ses Mémoires, en ont parlé; mais le secrétaire d'État Villeroi, ministre des affaires étrangères, n'en parle point. Il est plaisant qu'on ait attribué à Henri IV le projet de déranger tant de trônes, quand il venait à peine de s'affermir sur le sien. En attendant, Sire, que la diète européane, ou europaine,100-a s'assemble pour rendre tous les monarques modérés et contents, V. M. m'ordonne de<101> lui envoyer ce que j'ai fait depuis peu du Siècle de Louis XIV; car elle a le temps de lire quand les autres hommes n'ont point de temps. Je fais venir mes papiers de Bruxelles; je les ferai transcrire pour obéir aux ordres de V. M. Elle verra peut-être que j'embrasse un trop grand terrain; mais je travaillais principalement pour elle, et j'ai jugé que la sphère du monde n'était pas trop grande.101-a J'aurai donc l'honneur, Sire, d'envoyer dans un mois à V. M. un énorme paquet qui la trouvera au milieu de quelque bataille, ou dans une tranchée. Je ne sais si vous êtes plus heureux dans tout ce fracas de gloire que vous l'étiez dans cette douce retraite de Remusberg.

Cependant, grand roi, je vous aime
Tout autant que je vous aimais
Lorsque vous étiez renfermé
Dans Remusberg et dans vous-même;
Lorsque vous borniez vos exploits
A combattre avec éloquence
L'erreur, les vices, l'ignorance,
Avant de combattre des rois.

Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire, mon profond respect, et l'assurance de cette vénération qui ne finira jamais, et de cette tendresse qui ne finira que quand vous ne m'aimerez plus.

<102>

178. A VOLTAIRE.

Tribau, 12 avril 1742.

C'est ici que l'on voit tous les saints ennichés,
Dans les bois, sur les ponts, sur les chemins perchés,
Et messieurs les gueux, leur cortége,
Qui se morfondent sur la neige;
Tandis que, tranchant du Crésus,
Les puissants comtes de Bohème,
Prodigues de leurs revenus,
Ruinent leurs sujets, et se mangent eux-même,
Pour entretenir leurs chevaux;
Et que nosseigneurs les bigots,
Bien mieux instruits de leur cuisine
Que des pauvres et de leurs maux,
Chez les élus et leurs égaux
S'en vont promener leur doctrine,
Et se faire admirer des sots.

Vos Français, qui s'ennuient bien en Bohême, n'en sont pas moins aimables et malins. C'est peut-être la seule nation qui trouve dans l'infortune même une source de plaisanteries et de gaîté. C'est aux cris de M. de Broglie que je suis accouru à son secours, et que la Moravie restera en friche jusqu'à l'automne.

Vous me demandez pour combien messieurs mes frères se sont donné le mot de ruiner la terre. A cela je réponds que je n'en sais rien, mais que c'est la mode à présent de faire la guerre, et qu'il est à croire qu'elle durera longtemps.

L'abbé de Saint-Pierre, qui me distingue assez pour m'honorer de sa correspondance,102-a m'a envoyé un bel ouvrage sur la façon de rétablir la paix en Europe, et de la constater à jamais.102-b La chose est <103>très-praticable; il ne manque, pour la faire réussir, que le consentement de l'Europe, et quelques autres bagatelles semblables.

Que ne vous dois-je point, mon cher Voltaire, du grandissime plaisir que vous me promettez en me faisant espérer de recevoir bientôt l'Histoire de Louis XIV!

Accoutumé de vous entendre,
De vos œuvres je suis jaloux;
Cher Voltaire, donnez-les-nous.
Par cœur je voudrais vous apprendre;
Il n'est point de salut sans vous.

Vous pensez peut-être que je n'ai point assez d'inquiétudes ici, et qu'il fallait encore m'alarmer sur votre santé. Vous devriez prendre plus de soin de votre conservation; souvenez-vous, je vous prie, combien elle m'intéresse, et combien vous devez être attaché à ce monde-ci, dont vous faites les délices.

Vous pouvez compter que la vie que je mène n'a rien changé de mon caractère ni de ma façon de penser. J'aime Remusberg et les jours tranquilles; mais il faut se plier à son état dans le monde, et se faire un plaisir de son devoir.

D'abord que la paix sera faite,
Je retrouve dans ma retraite
Les Ris, les Plaisirs et les Arts,
Nos belles aux touchants regards,
Maupertuis avec ses lunettes,
Algarotti le laboureui,
Nos savants avec leurs lecteurs :
Mais que me serviront ces fêtes,
Cher Voltaire, si vous n'en êtes?

Voilà tout ce que j'ai le temps de vous dire, sur le point de poursuivre ma marche. Adieu, cher Voltaire; n'oubliez pas un pauvre<104> Ixion qui travaille comme un misérable à la grande roue des événements, et qui ne vous admire pas moins qu'il vous aime.

179. DE VOLTAIRE.

Paris, 15 mai 1742.

Quand vous aviez un père, et dans ce père un maître,
Vous étiez philosophe, et viviez sous vos lois.
Aujourd'hui, mis au rang des rois,
Et plus qu'eux tous digne de l'être,
Vous servez cependant vingt maîtres à la fois.
Ces maîtres sont tyrans. Le premier, c'est la Gloire,
Tyran dont vous aimez les fers,
Et qui met au bout de nos vers,
Ainsi qu'en vos exploits, la brillante Victoire.
La Politique, à son côté,
Moins éblouissante, aussi forte,
Méditant, rédigeant, ou rompant un traité,
Vient mesurer vos pas, que cette Gloire emporte.
L'Intérêt, la Fidélité,
Quelquefois s'unissant, et trop souvent contraires,
Des amis dangereux, de secrets adversaires;
Chaque jour des desseins et des dangers nouveaux;
Tout écouter, tout voir, et tout faire à propos;
Payer les uns en espérance,
Les autres en raisons, quelques-uns en bons mots;
Aux peuples subjugués faire aimer sa puissance :
Que d'embarras! que de travaux!
Régner n'est pas un sort aussi doux qu'on le pense;
Qu'il en coûte d'être un héros!

Il ne vous en coûte rien à vous, Sire; tout cela vous est naturel; vous faites de grandes, de sages actions, avec cette même facilité que<105> vous faites de la musique et des vers, et vous écrivez de ces lettres qui donneraient à un bel esprit de France une place distinguée parmi les beaux esprits jaloux de lui.

Je conçois quelque espérance que V. M. raffermira l'Europe comme elle l'a ébranlée, et que mes confrères les humains vous béniront après vous avoir admiré. Mon espoir n'est pas uniquement fondé sur le projet que l'abbé de Saint-Pierre a envoyé à V. M. Je présume qu'elle voit les choses que veut voir le pacificateur trop mal écouté de ce monde, et que le roi philosophe sait parfaitement ce que le philosophe qui n'est pas roi s'efforce en vain de deviner. Je présume encore beaucoup de vos charitables intentions. Mais ce qui me donne une sécurité parfaite, c'est une douzaine de faiseurs et de faiseuses de cabrioles que V. M. fait venir de France dans ses États. On ne danse guère que dans la paix. Il est vrai que vous avez fait payer les violons à quelques puissances voisines; mais c'est pour le bien commun, et pour le vôtre. Vous avez rétabli la dignité et les prérogatives des électeurs. Vous êtes devenu tout d'un coup l'arbitre de l'Allemagne, et, quand vous avez fait un empereur, il ne vous en manque que le titre. Vous avez avec cela cent vingt mille hommes bien faits, bien armés, bien vêtus, bien nourris, bien affectionnés; vous avez gagné des batailles et des villes à leur tête; c'est à vous à danser, Sire. Voiture vous aurait dit que vous avez l'air à la danse; mais je ne suis pas aussi familier que lui avec les grands hommes et avec les rois, et il ne m'appartient pas de jouer aux proverbes avec eux.

Au lieu de douze bons académiciens, vous avez donc, Sire, douze bons danseurs. Cela est plus aisé à trouver, et beaucoup plus gai. On a vu quelquefois des académiciens ennuyer un héros, et des acteurs de l'Opéra le divertir.

Cet Opéra dont V. M. décore Berlin ne l'empêche pas de songer aux belles-lettres. Chez vous un goût ne fait pas tort à l'autre. Il y<106> a des âmes qui n'ont pas un seul goût; votre âme les a tous, et si Dieu aimait un peu le genre humain, il accorderait cette universalité à tous les princes, afin qu'ils pussent discerner le bon en tout genre, et le protéger. C'est pour cela que je m'imagine qu'ils sont faits originairement.

Je connais quelques acteurs pour la tragédie, qui ne sont pas sans talents, et qui pourraient convenir à V. M.; car je me flatte qu'elle ne se bornera pas à des galimatias italiens et à des gambades françaises. Le héros aimera toujours le théâtre qui représente les héros. Puissiez-vous, Sire, jouir bientôt de toutes sortes de plaisirs, comme vous avez acquis toutes sortes de gloire! C'est le vœu sincère de votre admirateur, de votre sujet par le cœur, qui malheureusement ne vit point dans vos États; d'un esprit pénétré de la grandeur du vôtre, et d'un cœur qui s'intéresse à votre bonheur autant que vous-même.

Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire, mes très-profonds respects.

180. DU MÊME.

Paris, 26 mai 1742.

Salomon du Nord en est donc l'Alexandre,
Et l'amour de la terre en est aussi l'effroi!
L'Autrichien vaincu, fuyant devant mon roi,
Au monde à jamais doit apprendre
Qu'il faut que les guerriers prennent de vous la loi,
Comme on vit les savants la prendre.
J'aime peu les héros, ils font trop de fracas;
Je hais ces conquérants, fiers ennemis d'eux-même,
Qui dans les horreurs des combats

<107>

Ont placé le bonheur suprême,
Cherchant partout la mort, et la faisant souffrir
A cent mille hommes, leurs semblables.
Plus leur gloire a d'éclat, plus ils sont haïssables.
O ciel! que je vous dois haïr!
Je vous aime pourtant, malgré tout ce carnage
Dont vous avez souillé les champs de nos Germains,
Malgré tous ces guerriers que vos vaillantes mains
Font passer au sombre rivage.
Vous êtes un héros, mais vous êtes un sage;
Votre raison maudit les exploits inhumains
Où vous força votre courage;
Au milieu des canons, sur des morts entassés,
Affrontant le trépas, et fixant la victoire,
Du sang des malheureux cimentant votre gloire,
Je vous pardonne tout, si vous en gémissez.

Je songe à l'humanité, Sire, avant de songer à vous-même; mais après avoir, en abbé de Saint-Pierre, pleuré sur le genre humain dont vous devenez la terreur, je me livre à toute la joie que me donne votre gloire. Cette gloire sera complète, si V. M. force la reine de Hongrie à recevoir la paix, et les Allemands à être heureux. Vous voilà le héros de l'Allemagne et l'arbitre de l'Europe; vous en serez le pacificateur, et nos prologues d'opéra ne seront plus que pour vous.

La fortune, qui se joue des hommes, mais qui vous semble asservie, arrange plaisamment les événements de ce monde. Je savais bien que vous feriez de grandes actions; j'étais sûr du beau siècle que vous alliez faire naître; mais je ne me doutais pas, quand le comte Dufour107-a allait voir le maréchal de Broglie, et qu'il n'en était pas trop content, qu'un jour ce comte Dufour aurait la bonté de marcher avec une armée triomphante au secours du maréchal, et le délivrerait par une victoire. V. M. n'a pas daigné, jusqu'à présent, instruire <108>le monde des détails de cette journée;108-a elle a eu, je crois, autre chose à faire que des relations; mais votre modestie est trahie par quelques témoins oculaires, qui disent tous qu'on ne doit le gain de la bataille qu'à l'excès de courage et de prudence que vous avez montré. Ils ajoutent que mon héros est toujours sensible, et que ce même homme qui fait tuer tant de monde est au chevet du lit de M. de Rottembourg.108-b Voilà ce que vous ne mandez point, et que vous pourriez pourtant avouer, comme des choses qui vous sont toutes naturelles.

Continuez, Sire; mais faites autant d'heureux au moins dans ce monde que vous en avez ôté; que mon Alexandre redevienne Salomon le plus tôt qu'il pourra, et qu'il daigne se souvenir quelquefois de son ancien admirateur, de celui qui par le cœur est à jamais son sujet; de celui qui viendrait passer sa vie à vos pieds, si l'amitié, plus forte que les rois et que les héros, ne le retenait, et qui sera attaché à jamais à V. M. avec le plus profond respect et la plus tendre vénération.

181. A VOLTAIRE.

Camp de Kuttenberg, 18 juin 1742.

Les palmes de la paix108-c font cesser les alarmes,
Au tranquille olivier nous suspendons nos armes.
Déjà l'on n'entend plus le sanguinaire son
Du tambour redoutable et du bruyant clairon;
Et ces champs que la Gloire, en exerçant sa rage.

<109>

Souillait de sang humain, de morts et de carnage,
Cultivés avec soin, fourniront dans trois mois
L'heureuse et l'abondante image
D'un pays régi par les lois.

Tous ces vaillants guerriers que l'intérêt du maître
Ou rendait ennemis, ou le faisait paraître,
De la douce amitié resserrant les liens,
Se prêtent des secours et partagent leurs biens.
La Mort l'apprend, frémit, et ce monstre barbare,
De la Discorde en vain secouant les flambeaux,
Se replonge dans le Tartare,
Attendant des crimes nouveaux.

O Paix! heureuse Paix! répare sur la terre
Tous les maux que lui fait la destructive guerre;
Et que ton front paré de renaissantes fleurs,
Plus que jamais serein, prodigue tes faveurs!
Mais, quel que soit l'espoir sur lequel tu te fonde,
Pense que tu n'auras rien fait,
Si tu ne peux bannir deux monstres de ce monde.
L'Ambition et l'Intérêt.109-a

J'espère que, après avoir fait ma paix avec les ennemis, je pourrai à mon tour la faire avec vous. Je demande le Siècle de Louis XIV pour la sceller de votre part, et je vous envoie la relation que j'ai faite moi-même de la dernière bataille,109-b comme vous me la demandez.

Je ne puis vous entretenir encore, jusqu'à présent, que de marches, de retraites honteuses, de poursuites, de coïonneries, et de toutes sortes d'événements qui, pour rouler sur des matières fort graves, n'en sont pas moins ridicules.

La santé de Rottembourg commence à se rétablir; il est entière<110>ment hors de danger. Ne me croyez point cruel, mais assez raisonnable pour ne choisir un mal que lorsqu'il faut en éviter un pire. Tout homme qui se détermine à se faire arracher une dent, quand elle est cariée, livrera bataille lorsqu'il voudra terminer une guerre. Répandre du sang dans une pareille conjoncture, c'est véritablement le ménager; c'est une saignée que l'on fait à son ennemi en délire, et qui lui rend son bon sens.

Adieu, cher Voltaire; croyez toujours, et jusqu'à ce que je vous dise le contraire, que je vous estime et aimerai toute ma vie.

182. AU MÊME.

Camp de Kuttenberg, 20 juin 1742.

Enfin ce Borcke est revenu,
Après avoir beaucoup couru.
Entre les beaux bras d'Émilie
Il m'assure vous avoir vu,
Le corps languissant, abattu,
Mais toujours l'esprit plein de vie
Et de cette aimable saillie
Qui vous a rendu si connu.
Depuis ce pays malotru
Jusqu'à Paris votre patrie.

Enfin le vieux Broglie a perdu,
Non pas sa culotte salie,
Dont personne n'aurait voulu;
Mais, brusquement tournant le cu
Devant les pandours de Hongrie,
Fuyant avec ignominie,

<111>

Il perd tout, sans être battu,
Et sous Prague il se réfugie.
Le jeune Louis l'a fait duc
Pour honorer son savoir-faire;
S'il l'eût été par l'archiduc,
J'entendrais bien mieux ce mystère.

Notre genre de vie est assez différent de celui de Versailles, et plus encore de celui de Remusberg. Aujourd'hui un ambassadeur est venu me faire des propositions; hier il en est parti un, chargé de fumée; et demain il en arrivera un autre avec du galbanum. On amena hier matin une quarantaine de talpaches prisonniers, d'ailleurs les plus jolis garçons du monde. Nos hussards vont actuellement battre la campagne pour amener des paysans, des chariots et des vivres : nous faisons transporter nos blessés et nos malades pour le pays où nous les suivrons bientôt.

Puissiez-vous jouir sans discontinuation d'une santé ferme et vigoureuse! puissiez-vous, plus philosophe que vous n'êtes, préférer la solitude de Charlottenbourg aux charmes du palais d'Armide que vous habitez! puissiez-vous être le plus heureux des mortels, comme vous en êtes le plus aimable! Ce sont les souhaits que vous fait un ancien ami, du fond de son cœur. Adieu.

183. DE VOLTAIRE.

Juin 1742.

Sire, me voilà dans Paris;
C'est, je crois, votre capitale.
Tous les sots, tous les beaux esprits,

<112>

Gens à rabat, gens à sandale,
Petits-maîtres, pédants rigris,112-a
Parlent de vous sans intervalle.
Sitôt que je suis aperçu,
On court, on m'arrête au passage.
Eh bien! dit-on, l'avez-vous vu,
Ce roi si brillant et si sage?
Est-il vrai qu'avec sa vertu
Il est pourtant grand politique?
Fait-il des vers, de la musique,
Le jour même qu'il s'est battu?
Comment, à lui-même rendu,
Le trouvez-vous sans diadème,
Homme simple redevenu?
Est-il bien vrai qu'alors on l'aime
D'autant plus, qu'il est mieux connu,
Et qu'on le trouve dans lui-même?
On dit qu'il suit de près les pas
Et de Gustave, et de Turenne,
Dans les camps et dans les combats,
Et que le soir, dans un repas,
C'est Catulle, Horace et Mécène.
A mes côtés un raisonneur,
Endoctriné par la gazette,
Me dit d'un ton rempli d'humeur :
Avec l'Autriche on dit qu'il traite,
Non, dit l'autre, il sera constant,
Il sera l'appui de la France.
Une bégueule, en s'approchant,
Dit : Que m'importe sa constance?
Il est aimable, il me suffit;
Et voilà tout ce que j'en pense;
Puisqu'il sait plaire, tout est dit.
...................................
Thieriot ......................

<113>

...................................
Envoyer au Roi des fromages,
Et les emballer prudemment
Dans certains modernes ouvrages.
Thieriot me dit tristement :
Ce philosophe conquérant
Daignera-t-il incessamment
Me faire payer mes messages?
Ami, n'en doutez nullement;
On peut compter sur ses largesses;
Mon héros est compatissant,
Et mon héros tient ses promesses;
Car sachez que, lorsqu'il était
Dans cet âge où l'homme est frivole,
D'être un grand homme il promettait,
Et qu'il a tenu sa parole.

C'est ainsi que tout le monde, en me parlant de V. M., adoucit un peu mon chagrin de n'être plus auprès d'elle. Mais, Sire, prendrez-vous toujours des villes, et serai-je toujours à la suite d'un procès? N'y aura-t-il pas, cet été, quelques jours heureux où je pourrai faire ma cour à V. M., etc.?

184. DU MÊME.

Juillet 1742.

Sire, j'ai reçu des vers et de très-jolis vers de mon adorable roi, dans le temps que nous pensions que V. M. ne songeait qu'à délivrer d'inquiétude le maréchal de Broglie, votre ancien ami de Strasbourg. V. M. a glissé dans sa lettre l'agréable mot de paix, ce mot qui est si <114>harmonieux à mon oreille; voici une ode que je barbouillais contre tous vous autres monarques, qui sembliez alors acharnés à détruire mes confrères les humains. Le saigneur des nations, Frédéric III,114-a Frédéric le Grand, a exaucé mes vœux; et à peine mon ode, bonne ou mauvaise,114-b a été faite, que j'ai appris que V. M. avait fait un très-bon traité, très-bon pour vous sans doute, car vous avez formé votre esprit vertueux à être grand politique. Mais si ce traité est bon pour nous autres Français, c'est ce dont l'on doute à Paris; la moitié du monde crie que vous abandonnez nos gens à la discrétion du dieu des armes; l'autre moitié crie aussi, et ne sait ce dont il s'agit; quelques abbés de Saint-Pierre vous bénissent au milieu de la criaillerie. Je suis un de ces philosophes; je crois que vous forcerez toutes les puissances à faire la paix, et que le héros du siècle sera le pacificateur de l'Allemagne et de l'Europe. J'estime que vous avez gagné de vitesse

Ce vieillard vénérable à qui les destinées
Ont de l'heureux Nestor accordé les années.

Achille a été plus habile que Nestor; heureuse habileté, si elle contribue au bonheur du monde! Voici donc le temps où V. M. pourra amuser cette grande âme pétrie de tant de qualités contraires! Soyez sûr, Sire, que, avant qu'il soit un mois, j'irai chercher moi-même, à Bruxelles, les papiers que vous daignez honorer d'un peu de curiosité, ou que je les ferai venir. Il y a de petites choses qu'un citoyen114-c ne peut faire que difficilement, tandis que Frédéric le Grand en fait de si grandes en un moment. Vous n'êtes donc plus notre allié, Sire? Mais vous serez celui du genre humain; vous voudrez que chacun jouisse en paix de ses droits et de son héritage, et qu'il n'y ait point de troubles. Ce sera la pierre philosophale de la politique;<115> elle doit sortir de vos fourneaux. Dites, Je veux qu'on soit heureux, et on le sera; ayez un bon Opéra, une bonne Comédie. Puissé-je être témoin, à Berlin, de vos plaisirs et de votre gloire!

185. DU MÊME.

Juillet 1742.

O le plus extraordinaire de tous les hommes, qui gagnez des batailles, qui prenez des provinces, qui faites la paix, qui faites de la musique et des vers, le tout si vite et si gaîment!

C'est à vous de chanter sur la lyre d'Achille,
Vous, de qui la valeur imita ses exploits;
C'est à moi de me taire, et ma muse stérile
Ne peut accompagner votre héroïque voix.
Vous, roi des beaux esprits, vous, bel esprit des rois,
Vous dont le bras terrible a fait trembler la terre,
Rassurez-la par vos bienfaits,
Et faites retentir les accents de la paix
Après les éclats du tonnerre.
Ainsi ce roi berger,115-a et poëte, et soldat,
Moins poëte que vous, moins guerrier, moins aimable,
Par les sons de sa lyre, en sortant du combat,
Adoucit de Saül la rigueur intraitable.
Adoucissez vingt rois par des sons plus touchants;
Que la barbare Até, que la Haine cruelle,
Que la Discorde et ses enfants,
Enchaînés à jamais par vos bras triomphants,
Entendent vos aimables chants!
Qu'ils sentent expirer leur fureur mutuelle;

<116>

Que l'Horreur vous écoute et se change en douceur;
Que le Ciel applaudisse, et que la Terre, unie
Aux concerts de votre harmonie,
Dise : Je lui dois mon bonheur.

J'ai toujours espéré cette paix universelle, comme si j'étais un bâtard de l'abbé de Saint-Pierre. La faire pour soi tout seul serait d'un roi qui n'aime que son trône et ses États, et cette façon de penser n'est pas selon nous autres philosophes, qui tenons qu'il faut aimer le genre humain. L'abbé de Saint-Pierre vous dira, Sire, que, pour gagner paradis, il faut faire du bien aux Chinois comme aux Brandebourgeois et aux Silésiens. La relation de votre bataille de Chotsits, que vous avez eu la bonté de m'envoyer, prouve que vous savez écrire comme combattre; j'y vois, autant qu'un pauvre petit philosophe peut voir, l'intelligence d'un grand général à travers toute votre modestie. Cette simplicité est bien plus héroïque que ces inscriptions fastueuses qui ornaient autrefois trop superbement la galerie de Versailles, et que Louis XIV fit ôter par le conseil de Despréaux; car on n'est jamais loué que par les faits. Cette petite anecdote pourra servir à augmenter votre estime pour Louis XIV.

J'espère bientôt, Sire, voir votre galerie de Charlottenbourg, et jouir encore du bonheur de voir ce roi vainqueur, ce roi pacifique, ce roi citoyen, qui fait tant de choses de bonne heure. Je serai probablement, le mois prochain, à Bruxelles, et de là je me flatte que j'aurai l'honneur d'aller encore passer dix ou douze jours auprès de mon adorable monarque. Mais comment parler de Chotsits en vers? quel triste nom que ce Chotsits! n'êtes-vous pas honteux, Sire, d'avoir gagné la bataille de Chotsits, qui ne rime à rien, et qui écorche les oreilles? N'importe, je voudrais passer ma vie auprès du vainqueur de Chotsits.

Ne me reprochez point d'éviter ce vainqueur;
Je ne préfère point à sa cour glorieuse

<117>

Ces tendres sentiments et la langueur flatteuse
Que vous imputez à mon cœur.
Vous prenez pour faiblesse une amitié solide,
Vous m'appelez Renaud de mollesse abattu;
Grand roi, je ne suis point dans le palais d'Armide,
Mais dans celui de la Vertu.

Oui, Sire, mettant à part héroïsme, trône, victoires, tout ce qui impose le plus profond respect, je prends la liberté, vous le savez bien, de vous aimer de tout mon cœur; mais je serais indigne de vous aimer à ce point-là, et d'être aimé de V. M., si j'abandonnais, pour le plus grand homme de son siècle, un autre grand homme qui, à la vérité, porte des cornettes, mais dont le cœur est aussi mâle que le vôtre, et dont l'amitié courageuse et inébranlable m'a depuis dix ans imposé le devoir de vivre auprès d'elle.

J'irai sacrifier dans votre temple, et je reviendrai à ses autels.

Puisse-je ainsi, dans le cours de ma vie,
Passer du ciel de mon héros
A la planète d'Emilie!
Voilà mes tourbillons et ma philosophie,
Et le but de tous mes travaux.

Je vais commencer à envoyer à V. M. les papiers qu'elle demande, et elle aura le reste dès que je serai à Bruxelles.

Vainqueur de Charle, et son ami,
Soyez donc celui de la France.
Ne soyez point vertueux à demi;
Avec le monde entier soyez d'intelligence.

Dieu et le diable savent ce qu'est devenue la lettre que j'écrivis à V. M. sur ce beau sujet, vers la fin du mois de juin, et comment elle est parvenue en d'autres mains; je suis fait, moi, pour ignorer le dessous des cartes. J'ai essuyé une des plus illustres tracasseries<118> de ce monde; mais je suis si bon cosmopolite, que je me réjouirai de tout.

186. A VOLTAIRE.

Potsdam, 25 juillet 1742.

Mon cher Voltaire, je vous paye à la façon des grands seigneurs, c'est-à-dire que je vous donne une très-mauvaise ode118-a pour la bonne que vous m'avez envoyée, et, de plus, je vous condamne à la corriger pour la rendre meilleure. Je pense que c'est une des premières odes où l'on ait tant parlé de politique; mais vous devez vous en prendre à vous-même; vous m'avez incité à défendre ma cause. J'ai trouvé en effet que le langage des dieux est celui de la justice et de l'innocence, qui fera toujours valoir le morceau de poésie, quand même les vers alexandrins n'en seraient pas aussi harmonieux qu'on pourrait le désirer.

La reine de Hongrie est bien heureuse d'avoir un procureur qui entende aussi bien que vous le raffinement et les séductions de la parole. Je m'applaudis que nos différends ne se soient pas vidés par procès, car, en jugeant de vos dispositions en faveur de cette reine, et de vos talents, je n'aurais pu tenir contre Apollon et Vénus.

Vous déclamez à votre aise contre ceux qui soutiennent leurs droits et leurs prétentions à main armée; mais je me souviens d'un temps où, si vous eussiez eu une armée, elle aurait à coup sûr marché contre les Desfontaines, les Rousseau, les van Duren, etc., etc. Tant que l'arbitrage platonique de l'abbé de Saint-Pierre n'aura pas lieu,<119> il ne restera d'autres ressources aux rois, pour terminer leurs différends, que d'user des voies de fait pour arracher de leurs adversaires les justes satisfactions auxquelles ils ne pourraient parvenir par aucun autre expédient. Les malheurs et les calamités qui en résultent sont comme les maladies du corps humain. La guerre dernière doit donc être considérée comme un petit accès de fièvre qui a saisi l'Europe, et l'a quittée presque aussitôt.

Je m'embarrasse très-peu des cris des Parisiens; ce sont des frelons qui bourdonnent toujours; leurs brocards sont comme les injures des perroquets, et leurs jugements aussi graves que les décisions d'un sapajou sur des matières métaphysiques. Comment voulez-vous que je trouve à redire que les parents du grand Broglie soient indisposés contre moi de ce que je n'ai point réparé le tort de ce grand homme? Je ne me pique point de don-quichottisme; et, loin de vouloir réparer les fautes des autres, je me borne à redresser les miennes, si je le puis.

Si toute la France me condamne d'avoir fait la paix, jamais Voltaire le philosophe ne se laissera entraîner par le nombre. Premièrement, c'est une règle générale qu'on n'est tenu à ses engagements qu'autant que ses forces le permettent. Nous avions fait une alliance comme on fait un contrat de mariage; j'avais promis de faire la guerre comme l'époux s'engage à contenter la concupiscence de sa nouvelle épousée. Mais comme, dans le mariage, les désirs de la femme absorbent souvent les forces du mari, de même, dans la guerre, la faiblesse des alliés appesantit le fardeau sur un seul, et le lui rend insupportable. Enfin, pour finir la comparaison, lorsqu'un mari croit avoir des preuves suffisantes de la galanterie de sa femme, rien ne peut l'empêcher de faire divorce. Je ne fais point l'application de ce dernier article; vous êtes assez instruit et assez politique pour le sentir.

Envoyez-moi au plus tôt, je vous prie, tous les jolis vers que vous<120> avez faits pendant votre séjour à Paris. Je vous envie à toute la terre, et je voudrais que vous fussiez au seul endroit où vous n'êtes pas, pour vous réitérer combien je vous estime et je vous aime. Vale.

187. AU MÊME.

Potsdam, 7 août 1742.

Mon cher Voltaire, vous me dites poétiquement de si belles choses, que, si je m'en croyais, la tête me tournerait. Je vous prie, trêve de héros, d'héroïsme, et de tous ces grands mots qui ne sont plus propres, depuis la paix, qu'à remplir d'un galimatias pompeux quelques pages de romans, ou quelques hémistiches de vers tragiques.

Vos vers légers, mélodieux,
Par un élégant badinage
Amuseront et plairont mieux
Que par l'encens et par l'hommage,
Qui, vous soit dit, est un langage
Bon pour faire bâiller les dieux.

Ces traits brillants de votre imagination ne sont jamais plus charmants que sur le badinage. Il n'est pas donné à tout le monde de faire rire l'esprit; il faut bien de l'enjouement naturel pour le communiquer aux autres.

Ce n'est ni Dieu ni le diable, mais bien un misérable commis du bureau de la poste de Bruxelles qui a ouvert et copié votre lettre; il l'a envoyée à Paris et partout. Je crois que le vieux Nestor n'est pas tout à fait blanc de cette affaire.

Je vous prie, mon cher Voltaire, de restituer une syllabe au village<121> de Chotusitz, que vous lui avez si inhumainement ravie; et, puisqu'il vous faut des champs de bataille qui riment à quelque chose, j'ose vous faire remarquer que Chotusitz rime assez bien à Mollwitz. Me voilà quitte de la rime et de la raison.

Vous vous formalisez de ce que je vous crois de la passion pour la marquise du Châtelet; je pensais mériter des remercîments de votre part, de ce que je présumais si bien de vous. La marquise est belle, aimable; vous êtes sensible, elle a un cœur; vous avez des sentiments, elle n'est pas de marbre; vous habitez ensemble depuis dix années. Voudriez-vous me faire croire que pendant tout ce temps-là vous n'avez parlé que de philosophie à la plus aimable femme de France? Ne vous en déplaise, mon cher ami, vous auriez joué un bien pauvre personnage. Je n'imaginais pas que les plaisirs fussent exilés du temple de la Vertu, que vous habitez.

Quoi qu'il en soit, vous m'avez promis de me sacrifier quelques-uns de vos jours; ce qui me suffit. Plus je croirai que cette absence de la marquise vous coûte d'efforts, plus je vous en aurai de reconnaissance. Gardez-vous bien de me détromper.

J'entends déjà cent belles choses,
Toutes nouvellement écloses,
Et des bons mots sur tous sujets.
Juvénal lancera vos traits,
L'aimable Anacréon vous ceindra de ses roses,
Horace fera vos portraits,
Le bon, le simple La Fontaine
Fera tout naturellement
Quelque conte badin, sans gêne,
Que nous écouterons voluptueusement.
Ami, votre discernement
Mêlera ses préceptes graves,
Et mettra de justes entraves
A notre feu trop petillant.
Pour soutenir notre enjouement,

<122>

Et tout l'essor de la saillie,
Le vin d'Aï, nectar charmant,
Pourra vous servir d'ambroisie;
Et dans cette bachique orgie,
L'on saura fuir également
L'assoupissante léthargie,
Et le fougueux emportement.

Adieu, cher Voltaire; soyez juste envers vos amis. Sacrifiez aux autels de madame du Châtelet; mais, dans le commerce des dieux, n'oubliez pas les hommes qui vous estiment, et donnez-leur quelques-uns de vos moments.

188. AU MÊME.

Aix-la-Chapelle, 26 août 1742.122-a

De la source où la Faculté
Promet à la goutte et colique,
Gravelle, chancre et sciatique,
La bonne humeur et la santé;

de cet endroit où tant de gens viennent pour se divertir, et d'où tant d'autres s'en retournent sans être guéris, et où la charlatanerie des médecins, les intrigues de l'amour tiennent leur jeu également, où enfin l'infirmité et les préjugés amènent tant de personnes de tous les bouts de l'univers, je vous invite, comme un ancien infirme, à venir me trouver; vous y aurez la première place, en qualité de malade et en qualité de bel esprit.

<123>Nous sommes arrivés hier. Je vous crois à Bruxelles, et même je vous crois après-demain ici.123-a Je vous prie de m'apporter Mahomet, tel que vous l'avez fait représenter sur le théâtre de Paris, et de ramasser ce que vous avez fait du Siècle de Louis XIV, pour m'en amuser et pour m'instruire. Vous serez reçu avec tout le désir de l'impatience et avec tout l'empressement de l'estime. Vale.

189. DE VOLTAIRE.

Le 29 août 1742.

Après votre belle campagne,
Après ces vers brillants et doux,
Grand Apollon de l'Allemagne,
Dans quel Parnasse habitez-vous?
Vous êtes dans Aix, entre nous,
Comme au pays de Charlemagne,
Et non pas comme au rendez-vous
Des fiévreux, des sots et des fous,
Qu'un triste esculape accompagne.

Permettez, mon héros, mon roi, qu'une abominable fluxion, qui s'est emparée de moi sur le chemin de Lille à Bruxelles, soit un peu diminuée pour que je vole à Aix-la-Chapelle. Cette fluxion me rend sourd, et il ne faut pas l'être avec V. M.; ce serait être impuissant en présence de sa maîtresse. Je vais, pendant les deux ou trois jours que je suis condamné à rester dans mon lit, faire transcrire le Mahomet, tel qu'il a été joué, tel qu'il a plu aux philosophes, et tel qu'il a révolté les dévots; c'est l'aventure du Tartuffe. Les hypocrites persécu<124>tèrent Molière, et les fanatiques se sont soulevés contre moi. J'ai cédé au torrent sans dire un seul mot; si Socrate en eût fait autant, il n'eût point bu la ciguë.

J'avoue que je ne sais rien qui déshonore plus mon pays que cette infâme superstition, faite pour avilir la nature humaine. Il me fallait le roi de Prusse pour maître, et le peuple anglais pour concitoyen. Nos Français, en général, ne sont que de grands enfants; mais aussi, c'est à quoi je reviens toujours, le petit nombre des êtres pensants est excellent chez nous, et demande grâce pour le reste.

A l'égard de mon bavardage historique, une première cargaison partit le 20 de ce mois de Paris, adressée au fidèle David Girard, et la seconde est toute prête. J'ai déjà demandé pardon à V. M. de la peine qu'elle aura peut-être à déchiffrer le caractère des différents écrivains qui m'ont copié à la hâte ce que j'ai rassemblé.

Je m'imagine que le paquet est actuellement en chemin pour venir ennuyer V. M. à Aix-la-Chapelle.

Je sais certainement (si ce mot est permis aux hommes) que ce n'est point un commis de Bruxelles qui a ouvert la lettre, laquelle est devenue ma boîte de Pandore. Tout ce bel exploit s'est fait à Paris, dans un temps de crise, et c'est un espion de la personne que V. M. soupçonne qui a fait tout le mal.

V. M. l'avait très-bien deviné; elle se connaît aux petites choses comme aux grandes.

Surtout qu'elle connaît bien les injustices des hommes qui se mêlent de juger les rois, et que son ode sur cette matière toute neuve est pleine d'une poésie et d'une philosophie vraie et sublime!

Plût à Dieu que V. M. eût également raison dans les beaux compliments qu'elle me fait, dans son avant-dernière lettre, au sujet de la marquise!

Ah! vous m'avez fait, je vous jure,
Et trop de grâce, et trop d'honneur,

<125>

Quand vous dites que la nature
M'a fait, pour certaine aventure,
D'autres dons que le don du cœur.
Plût au ciel que je l'eusse encore,
Ce premier des divins présents,
Ce don que toute femme adore,
Et qui passe avec nos beaux ans!
J'approche, hélas! de la nuit sombre
Qui nous engloutit sans retour;
D'un homme je ne suis que l'ombre,
Je n'ai que l'ombre de l'amour.
Adressez donc à des poëtes
Qui soient encor dans leur printemps
Les très-désirables fleurettes
Dont vous honorez mes talents.
Gresset est dans cet heureux temps;
C'est Gresset qui devait se rendre
Dans le Parnasse de Berlin.
Mais, ou trop timide, ou trop tendre,
Il n'osa faire ce chemin;
Il languit, dans sa Picardie,
Entre les bras de sa catin,
Et sur des vers de tragédie.

190. A VOLTAIRE.

Aix-la-Chapelle, 1er septembre 1742.

Federicus Virgilio, salut. Je suis arrivé dans la capitale de Charlemagne et de tous les hypocondres. On m'a envoyé de Paris une lettre qui y court sous votre nom, et qui, de quelque auteur qu'elle puisse être, mériterait d'être sortie de votre plume. Elle a fait ma consola<126>tion dans un pays où il n'y a guère de société, où l'on boit les eaux du Styx, et dans lequel la charlatanerie des médecins étend sa domination jusque sur l'esprit. Je voudrais que les Français pensassent tous comme l'auteur de cette lettre, et que leur fureur partiale devînt plus équitable envers les étrangers; je voudrais enfin que vous eussiez fait cette lettre, et que vous me l'eussiez envoyée. Mais qu'ai-je besoin de vos lettres? l'auteur est dans le voisinage. Si vous veniez ici, vous ne devez pas douter que je ne préfère infiniment le plaisir de vous entendre à celui de vous lire. J'espère de votre politesse que vous voudrez me faire cette galanterie, et ni apporter en même temps ce Mahomet proscrit en France par les bigots, et œcuménisé par les philosophes à Berlin.

Je ne prétends pas vous en dire davantage; j'espère que vous viendrez ici pour entendre tout ce que mon estime peut avoir à vous dire. Adieu.

191. AU MÊME.

Aix-la-Chapelle, 2 septembre 1742.

Je ne sais rien de mieux, après vous-même, que vos lettres. La dernière, aussi charmante que toutes celles que vous m'écrivez, m'aurait fait encore plus de plaisir, si vous l'aviez suivie de près; mais à présent je crois être privé du plaisir de vous voir. Je pars le 7 pour la Silésie.

C'est bien ici le pays le plus sot que je connaisse. Les médecins, pour mettre les étrangers à l'unisson de leurs concitoyens, veulent qu'ils ne pensent point; ils prétendent qu'il ne faut point avoir ici le<127> sens commun, et que l'occupation de la santé doit tenir lieu de toute autre chose.

M. Chapel et M. Gutzweiler ne veulent absolument pas que l'on fasse des vers; ils disent que c'est un crime de lèse-faculté, et qu'on ne peut boire de l'Hippocrène et de leurs eaux bourbeuses en même temps dans le petit empire d'Aix. Je suis obligé de céder à leurs volontés; mais Dieu sait comme je m'en dédommagerai, lorsque je serai de retour chez moi!

Je n'ai rien reçu de vous, ni gros ni petit paquet. Je suppose que le prudent David Girard aura tout gardé à Berlin jusqu'à mon arrivée. Je vous assure que je vous tiendrai bon compte de tout ce que vous m'envoyez, et que vous faites par vos ouvrages la plus solide consolation de ma vie.

Adieu, mon cher Voltaire; je vous charge de la nourriture de mon esprit; envoyez-moi tantôt de ces mets solides qui donnent des forces, et tantôt de ces mets fins dont la saveur charmante flatte et réveille le goût.

Soyez persuadé de l'estime, de l'amitié et de tous les sentiments distingués que j'ai pour vous.

192. DE VOLTAIRE.

Bruxelles, 2 octobre 1742.

Vous laissez reposer la foudre et les trompettes,
Et, sans plus étaler ces raisons du plus fort,
Dans vos fiers arsenaux, magasins de la Mort,
De vingt mille canons les bouches sont muettes,
J'aime mieux des soupers, des opéras nouveaux,

<128>

Des passe-pieds français, des fredons italiques,
Que tous ces bataillons d'assassins héroïques,
Gens sans esprit et fort brutaux.
Quand verrai-je élever par vos mains triomphantes
Du palais des Plaisirs les colonnes brillantes?
Quand verrai-je à Charlottenbourg
Du docte Polignac128-a les marbres respectables,
Des antiques Romains ces monuments durables,
Accourir à votre ordre, embellir votre cour?
Tous ces bustes fameux semblent déjà vous dire :
Que faisions-nous à Rome, au milieu des débris
Et des beaux-arts, et de l'empire,
Parmi ces capuchons blancs, noirs, minimes, gris.
Arlequins en soutane et courtisans en mitre,
D'homme et de citoyen abjurant le vain titre,
Portant au Capitole, au temple des guerriers,
Pour aigle des agnus, des bourdons pour lauriers?
Ah! loin des monsignors tremblants dans l'Italie,
Restons dans ce palais, le temple du Génie;
Chez un roi vraiment roi fixons-nous aujourd'hui;
Rome n'est que la sainte, et l'autre est avec lui.

Sans doute, Sire, que les statues du cardinal de Polignac vous disent souvent de ces choses-là; mais j'ai aujourd'hui à faire parler une beauté qui n'est pas de marbre, et qui vaut bien toutes vos statues.

Hier je fus en présence
De deux yeux mouillés de pleurs,
Qui m'expliquaient leurs douleurs
Avec beaucoup d'éloquence.
Ces yeux, qui donnent des lois
Aux âmes les plus rebelles,
Font briller leurs étincelles
Sur le plus friand minois
Qui soit aux murs de Bruxelles.

<129>Ces yeux, Sire, et ce très-joli visage, appartiennent à madame de Waldstein ou Wallenstein, l'une des petites-nièces de ce fameux duc de Waldstein que l'empereur Ferdinand fit si promptement tuer au saut du lit par quatre honnêtes Irlandais; ce qu'il n'eût pas fait assurément, s'il avait pu voir sa petite-nièce.

Je lui demandai pourquoi
Ses beaux yeux versaient des larmes.
Elle, d'un ton plein de charmes,
Dit : C'est la faute du Roi.

Les rois font de ces fautes-là quelquefois, répondis-je; ils ont fait pleurer de beaux yeux, sans compter le grand nombre des autres qui ne prétendent pas à la beauté.

Leur tendresse, leur inconstance,
Leur ambition, leurs fureurs,
Ont fait souvent verser des pleurs
En Allemagne comme en France.

Enfin j'appris que la cause de sa douleur vient de ce que le comte de Fürstenberg est pour six mois les bras croisés, par l'ordre de V. M., dans le château de Wésel. Elle me demanda ce qu'il fallait qu'elle fit pour le tirer de là. Je lui dis qu'il y avait deux manières : la première, d'avoir une armée de cent mille hommes, et d'assiéger Wésel; la seconde, de se faire présenter à V. M., et que cette façon-là était incomparablement la plus sûre.

Alors j'aperçus dans les airs
Ce premier roi de l'univers,
L'Amour, qui de Waldstein vous portait la demande,
Et qui disait ces mots que l'on doit retenir :
Alors qu'une belle commande,
Les autres souverains doivent tous obéir.

<130>

193. A VOLTAIRE.

Remusberg, 13 octobre 1742.

J'étais justement occupé à la lecture de cette histoire130-a réfléchie, impartiale, dépouillée de tous les détails inutiles, lorsque je reçus votre lettre. La première espérance que je conçus fut de recevoir la suite des cahiers. Le peu que j'en ai me fait naître le désir d'en avoir davantage. Il n'y a point d'ouvrage chez les anciens qui soit aussi capable que le vôtre de donner des idées justes, de former le goût, d'adoucir et de polir les mœurs. Il sera l'ornement de notre siècle, et un monument qui attestera à la postérité la supériorité du génie des modernes sur les anciens. Cicéron disait qu'il ne concevait pas comment les augures faisaient pour s'empêcher de rire quand ils se regardaient :130-b vous faites plus, vous mettez au grand jour les ridicules et les fureurs du clergé.

Le siècle où nous vivons fournit des exemples d'ambition, des exemples de courage, etc.; mais j'ose dire, à son honneur, qu'on n'y voit aucune de ces actions barbares et cruelles qu'on reproche aux précédents; moins de fourberies, moins de fanatisme, plus d'humanité et de politesse. Après la guerre de Pharsale, il n'y eut jamais de plus grands intérêts discutés que dans la guerre présente; il s'agit de la prééminence des deux plus puissantes maisons de l'Europe chrétienne, il s'agit de la ruine de l'une ou de l'autre; ce sont de ces coups de théâtre qui méritent d'être rapportés par votre plume, et de trouver place à la suite de l'histoire que vous vous proposez d'écrire.

Je regrette ces maux dont le monde est couvert,
Ces nœuds que la Discorde a su l'art de dissoudre;

<131>

Les aigles prussiens ont suspendu leur foudre
Au temple de Janus, que mes mains ont ouvert.
N'insultez point, ami, l'intrépide courage
Que mes vaillants soldats opposent à l'orage;
L'intérêt n'agit point sur mes nobles guerriers;
Ils ne demandent rien, leur amour est la gloire,
Le prix de leurs travaux n'est que dans la victoire.
Le repos leur est dû, et c'est sous leurs lauriers
Que les Arts, les Plaisirs vont élever leur temple,
Que le Germain surpris avec ardeur contemple.

C'est ce temple dont vous jouirez lorsque vous le voudrez bien, et dont, en attendant, les instructions et les plaisirs sortiront pour nous autres.

J'attends tous les jours les beaux antiques de l'abbé de Polignac,

Que Polignac, ce savant homme,
Escamota jadis à Rome,
Et qu'aux yeux du monde surpris
Nous escamotons à Paris.

J'ai admiré l'Épître dédicatoire de Mahomet; elle est pleine de réflexions vraies et d'allusions très-fines.

Le zèle enflammé des bigots
Nous vaut parfois de vos bons mots;
Leurs sottises, leurs momeries,
Leur Vierge, leurs saints, leurs folies,
Et le non-sens de leurs héros,
Leurs fourbes et leurs tromperies,
Et leurs saintes supercheries,
Mériteraient que leurs chapeaux
Fussent tout ornés de grelots;
Que, du saint-père jusqu'au diacre,
Au lieu de tonsure et de sacre,
On eût tranché certains morceaux
Qui, par le vœu de pucelage,
Chez eux ne sont d'aucun usage,
Et scandalisent leurs égaux.

<132>Je ne connais pas madame de Waldstein; je sais bien que son soi-disant neveu a eu de très-mauvais procédés avec ses supérieurs, et que même il a voulu se battre à toute force.

Faites des vers et des histoires à l'infini, mon cher Voltaire, vous ne rassasierez jamais le goût que j'ai pour vos ouvrages, ni ne tarirez jamais la source de ma reconnaissance. Adieu.

194. DE VOLTAIRE.

Bruxelles, novembre 1742.

Sire, je suis bien heureux que le plus sage des rois soit un peu content de ce vaste tableau que je fais des folies des hommes. V. M. a bien raison de dire que le temps où nous vivons a de grands avantages sur ces siècles de ténèbres et de cruautés,

Et qu'il vaut mieux, ô blasphèmes maudits!
Vivre à présent qu'avoir vécu jadis.

Plût à Dieu que tous les princes eussent pu penser comme mon héros! Il n'y aurait eu ni guerre de religion, ni bûchers allumés pour y brûler de pauvres diables qui prétendaient que Dieu est dans un morceau de pain d'une manière différente de celle qu'entend saint Thomas. Il y a un casuiste qui examine si la Vierge eut du plaisir dans la coopération de l'obombration du Saint-Esprit; il tient pour l'affirmative, et en apporte de fort bonnes raisons. On a écrit contre lui de beaux volumes, mais il n'y a eu dans cette dispute ni hommes brûlés, ni villes détruites. Si les partisans de Luther, de Zwingli, de<133> Calvin et du pape en avaient usé de même, il n'y aurait eu que du plaisir à vivre avec ces gens-là.

Il n'y a plus guère de querelles fanatiques qu'en France. Le janséniste et le moliniste y entretiennent une discorde qui pourrait bien devenir sérieuse, parce qu'on traite ces chimères sérieusement.

Le prince n'a qu'à s'en moquer, et les peuples en riront; mais les princes qui ont des confesseurs sont rarement des rois philosophes.

J'envoie à V. M. une petite cargaison d'impertinences humaines qui seront une nouvelle preuve de la grande supériorité du siècle de Frédéric sur les siècles de tant d'empereurs; mais, Sire, toutes ces preuves-là n'approchent point de celles que vous en donnez.

J'ai ouï dire que, tout général que vous êtes d'une armée de cent cinquante mille hommes, V. M. se fait représenter paisiblement des comédies dans son palais. La troupe qui a joué devant elle n'est pas probablement comme ses troupes guerrières; elle n'est pas, je crois, la première de l'Europe.

Je pense avoir trouvé un jeune homme d'esprit et de mérite, qui fait fort joliment des vers, et qui sera très-capable de servir aux plaisirs de mon héros, de conduire ses comédiens, et d'amuser celui qui peut tenir la balance entre les princes de ce monde. Je compte être dans quinze jours à Paris, et alors j'en donnerai des nouvelles plus positives à V. M.

J'espère aussi lui envoyer deux ou trois siècles de plus; mais il me faut autant de livres que vous avez de soldats, et ce n'est guère qu'à Paris que je pourrai trouver tous ces immenses recueils dont je tire quelques gouttes d'élixir.

Je me flatte qu'à présent V. M. jouit de la belle collection du cardinal de Polignac.

Roi très-sage, voilà donc comme
Vous avez pour vingt mille écus
Tout le salon de Marius!

<134>

Mais pour ces antiques vertus
Qu'on ne rapporte plus de Rome,
Le don de penser toujours bien,
D'agir en prince et vivre en homme,
Tout cela ne vous coûte rien.

Je viens de voir les Hanovriens et les Hessois en ordre de bataille; ce sont de belles troupes, mais cela n'approche pas encore de celles de V. M., et elles n'ont pas mon héros à leur tête. On ne croit pas que, cet hiver, elles sortent de leur garnison. On disait qu'elles allaient à Dunkerque; le chemin est un peu scabreux, quoiqu'il paraisse assez beau.

Sire, que V. M. conserve ses bontés à son éternel admirateur.

195. A VOLTAIRE.

Potsdam, 18 novembre 1742.

J'ai vu ce monument durable
Qu'au genre humain vous érigez;
J'ai lu cette histoire admirable
De fous, de saints et d'enragés,
De chevaliers infortunés
Guerroyant pour un cimetière,134-a
Et de ces successeurs de Pierre
Que joyeusement vous bernez.

Que je suis heureux, cher Voltaire,
D'être né ton contemporain!

<135>

Ah! si j'avais vécu naguère,
Quelque trait mordant et sévère
M'eût déjà frappé de ta main.

Continuez cet excellent ouvrage pour l'amour de la vérité, continuez-le pour le bonheur des hommes. C'est un roi qui vous exhorte à écrire les folies des rois.

Vous m'avez si fort mis dans le goût du travail, que j'ai fait une Épître, une comédie, et des Mémoires135-a qui, j'espère, seront fort curieux. Lorsque les deux premières pièces seront corrigées de façon que j'en sois satisfait, je vous les enverrai. Je ne puis vous communiquer que des fragments de la troisième; l'ouvrage en entier n'est pas de nature à être rendu public. Je suis cependant persuadé que vous y trouveriez quelques endroits passables.

Je vois que vous avez une idée assez juste de nos comédiens; ce sont proprement des danseurs dont la famille de la Cochois fait la comédie. Ils jouent passablement quelques pièces du Théâtre italien et de Molière; mais je leur ai défendu de chausser le cothurne, ne les en trouvant pas dignes.

La collection d'antiques du cardinal de Polignac est arrivée à bon port, sans que les statues aient souffert la moindre fracture.

Pourquoi remuer à grands frais
Les décombres de Rome entière,
Ce marbre et cette antique pierre?
Et pourquoi chercher les portraits
De Virgile, Horace, et d'Homère?
Leur esprit et leur caractère,
Plus estimables que leurs traits,
Se retrouvent tous dans Voltaire.

Le cardinal apostolique, qui pouvait vous posséder, avait donc grand tort de ramasser tous ces bustes; mais moi qui n'ai pas cet <136>honneur-là, il me faut vos écrits dans ma bibliothèque, et ces antiques dans ma galerie.136-a

Je souhaite que messieurs les Anglais se divertissent aussi bien cet hiver en Flandre que je me propose de passer agréablement mon carnaval à Berlin. J'ai donné le mal épidémique de la guerre à l'Europe, comme une coquette donne certaines faveurs cuisantes à ses galants. J'en suis guéri heureusement, et je considère à présent comme les autres vont se tirer des remèdes par lesquels ils passent. La fortune ballotte le pauvre empereur et la reine de Hongrie; je suis d'avis que la fermeté ou la faiblesse de la France en décidera.

Au moins souvenez-vous que je me suis approprié une certaine autorité sur vous; vous êtes comptable envers moi de vos Siècles,136-b de l'Histoire générale,136-c comme les chrétiens le sont de leurs moments envers leur doux Sauveur. Voilà ce que c'est que le commerce des rois, mon cher Voltaire; ils empiètent sur les droits de chacun, ils s'arrogent des prétentions qu'ils ne devraient point avoir. Quoi qu'il en soit, vous m'enverrez votre histoire, trop heureux que vous en réchappiez vous-même; car, si je m'en croyais, il y aurait longtemps que j'aurais fait imprimer un manifeste par lequel j'aurais prouvé que vous m'appartenez, et que j'étais fondé à vous revendiquer, à vous prendre partout où je vous trouverais.

Adieu; portez-vous bien, ne m'oubliez pas, et surtout ne prenez point racine à Paris, sans quoi je suis perdu.

<137>

196. AU MÊME.

Berlin, 5 décembre 1742.

Au lieu de votre Pucelle et de votre belle Histoire, je vous envoie une petite comédie137-a contenant l'extrait de toutes les folies que j'ai été en état de ramasser et de coudre ensemble. Je l'ai fait représenter aux noces de Césarion, et encore a-t-elle été fort mal jouée. D'Éguilles,137-b qui m'a rendu votre lettre d'antique date, est arrivé. On dit qu'il a plus d'étoffe que son frère; je n'ai pas encore été en état d'en juger. Je n'ai de la Pucelle que l'alpha et l'oméga; si je pouvais avoir les IVe, Ve, VIe et VIIe chants, alors ce serait un trésor dont vous m'auriez mis pleinement en possession.

Il me semble que les créanciers de mesdames les dix-sept Provinces sont aussi pressés de leur payement que messieurs les maréchaux de France sont lents dans leurs opérations. Pour ce qui regarde vos créanciers, je vous prie de leur dire que j'ai beaucoup d'argent à liquider avec les Hollandais, et qu'il n'est pas encore clair qui de nous deux restera le débiteur.

Si Paris est l'île de Cythère, vous êtes assurément le satellite de Vénus; vous circulez à l'entour de cette planète, et suivez le cours que cet astre décrit de Paris à Bruxelles et de Bruxelles à Cirey. Berlin n'a rien qui puisse vous y attirer, à moins que nos astronomes de l'Académie ne vous y incitent avec leurs longues lunettes. Nos peuples du Nord ne sont pas aussi mous que les peuples d'Occident; les hommes, chez nous, sont moins efféminés, et par conséquent plus mâles, plus capables de travail, de patience, et peut-être moins gentils, à la vérité. Et c'est justement cette vie de Sybarites que l'on<138> mène à Paris, dont vous faites tant l'éloge, qui a perdu la réputation de vos troupes et de vos généraux.

Surtout, en écoutant ces tristes aventures,
Pardonnez, cher Voltaire, à des vérités dures
Qu'un autre aurait pu taire ou saurait mieux voiler,
Mais que ma bouche enfin ne peut dissimuler,138-a

Adieu, cher Voltaire; écrivez-moi souvent, et surtout envoyez-moi vos ouvrages et la Pucelle. J'ai tant d'affaires, que ma lettre se sent un peu du style laconique. Elle vous ennuiera moins, si je n'en ai pas déjà trop dit.

197. DE VOLTAIRE.

(Paris, décembre 1742.)



Sire,

J'ai reçu votre lettre aimable,
Et vos vers fins et délicats,
Pour prix de l'énorme fatras
Dont, moi pédant, je vous accable.
C'est ainsi qu'un franc discoureur,
Croyant captiver le suffrage
De quelque esprit supérieur,
En de longs arguments s'engage.
L'homme d'esprit, par un bon mot,
Répond à tout ce verbiage,
Et le discoureur n'est qu'un sot.

Votre Humanité est plus adorable que jamais; il n'y a plus moyen de vous dire toujours Votre Majesté. Cela est bon pour des princes <139>de l'Empire, qui ne voient en vous que le roi; mais moi qui vois l'homme, et qui ai quelquefois de l'enthousiasme, j'oublie, dans mon ivresse, le monarque pour ne songer qu'à cet homme enchanteur.

Dites-moi par quel art sublime
Vous avez pu faire à la fois
Tant de progrès dans l'art des rois,
Et dans l'art charmant de la rime.
Cet art des vers est le premier,
Il faut que le monde l'avoue;
Car, des rois que ce monde loue,
L'un fut prudent, l'autre, guerrier;
Celui-ci, gai, doux et paisible,
Joignit le myrte à l'olivier,
Fut indolent et familier;
Cet autre ne fut que terrible.
J'admire leurs talents divers,
Moi qui compile leur histoire;
Mais aucun d'eux n'obtint la gloire
De faire de si jolis vers.
O mon héros! esprit fertile,
Animé de ce divin feu,
Régner et vaincre n'est qu'un jeu,
Et bien rimer est difficile.
Mais non, cet art noble et charmant
N'est pour vous qu'un délassement.
Homme universel que vous êtes!
Vous saisissez également
La lyre aimable des poëtes,
Et de Mars le foudre assommant
Tout est pour vous amusement,
Vos mains à tout sont toujours prêtes;
Vous rimez non moins aisément
Que vous avez fait vos conquêtes.

Si la reine de Hongrie et le Roi mon seigneur et maître voyaient la lettre de V. M., ils ne pourraient s'empêcher de rire, malgré le mal que vous avez fait à l'une, et le bien que vous n'avez pas fait à l'autre.<140> Votre comparaison d'une coquette, et même de quelque chose de mieux, qui a donné des faveurs un peu cuisantes, et qui se moque de ses galants dans les remèdes, est une chose aussi plaisante qu'en aient dit les César, et les Antoine, et les Octave, vos devanciers, gens à grandes actions et à bons mots. Faites comme vous l'entendrez avec les rois; battez-les, quittez-les, querellez-vous, raccommodez-vous; mais ne soyez jamais inconstant pour les particuliers qui vous adorent.

Vos faveurs étaient dangereuses
Aux rois, qui le méritent bien;
Car tous ces gens-là n'aiment rien,
Et leurs promesses sont trompeuses.
Mais moi, qui ne vous trompe pas,
Et dont l'amour toujours fidèle
Sent tout le prix de vos appas,
Moi, qui vous eusse aimé cruelle,
Je jouirai sans repentir
Des caresses et du plaisir
Que fait votre muse infidèle.

Il pleut ici de mauvais livres et de mauvais vers; mais, comme V. M. ne juge pas de tous nos guerriers par l'aventure de Linz,140-a elle ne juge pas non plus de l'esprit des Français par les Étrennes de la Saint-Jean,140-b ni par les grossièretés de l'abbé Desfontaines.

Il n'y a rien de nouveau parmi nos Sybarites de Paris. Voici le seul trait digne, je crois, d'être conté à V. M. Le cardinal de Fleury, après avoir été assez malade, s'avisa, il y a deux jours, ne sachant que faire, de dire la messe à un petit autel, au milieu d'un jardin où il gelait. M. Amelot et M. de Breteuil arrivèrent, et lui dirent qu'il jouait à se tuer : « Bon, bon, messieurs, dit-il, vous êtes des douillets. »<141> A quatre-vingt-dix ans, quel homme! Sire, vivez autant, dussiez-vous dire la messe à cet âge, et moi la servir. Je suis avec le plus profond respect, etc.

198. A VOLTAIRE.

Le 22 février 1743.

Nous avons dit hier de vous tout le bien que l'on peut dire d'un mortel. La salle du souper était un temple où l'on vous faisait des sacrifices. Il faut assurément qu'il y ait quelque chose de divin en vous, car vous récompensez d'abord les bonnes actions, dès qu'elles sont faites. Je viens de recevoir, ce matin, une lettre charmante, et qui m'a bien réjoui, n'en ayant point reçu de vous depuis longtemps. J'ai été accablé d'affaires deux mois de suite, ce qui m'a empêché de vous écrire plus tôt.

Je vous demande à présent une nouvelle explication au sujet de votre avant-dernière lettre, car voilà le cardinal mort,141-a et les affaires se font d'une façon différente. Il est bon de savoir quels sont les canaux dont il faut se servir. J'ai participé vivement à vos trophées; il m'a semblé que j'avais fait Mérope, et que c'était à moi que le public rendait justice.

Je suis sur le point de partir pour la Silésie, mais ce ne sera que pour peu de temps; après quoi je renouerai mon commerce avec les Muses. Envoyez-moi, je vous prie, la Pucelle (j'ai la rage de la dépuceler), et votre Histoire, et vos épigrammes, et vos odes, et vous-même. Enfin j'espère d'une ou d'autre façon de vous voir ici. Ne me<142> faites point injustice sur mon caractère; d'ailleurs il vous est permis de badiner sur mon sujet comme il vous plaira.

Adieu, cher Voltaire; je vous aime, je vous estime, et vous aimerai toujours.

199. AU MÊME.

Potsdam, 6 avril 1743.

Mon cher Voltaire, vous me comblez de biens, pendant que je garde sur vous un morne silence; je reçois les fruits précieux de votre amitié, de vos veilles et de votre étude, lorsque je cours encore de province en province, sans pouvoir fixer mon étoile errante et reprendre mes anciens errements.

Me voilà enfin de retour de Breslau, après avoir politique, financé et martialisé de reste. Je compte de goûter à présent quelque repos, et de recommencer mon commerce avec les Muses. Je vous enverrai bientôt l'Avant-propos de mes Mémoires. Je ne puis vous envoyer tout l'ouvrage, car il ne peut paraître qu'après ma mort et celle de mes contemporains, et cela, parce qu'il est écrit en toute vérité, et que je ne me suis éloigné en quoi que ce soit de la fidélité qu'un historien doit mettre dans ses récits. Votre Histoire de l'esprit humain est admirable; mais qu'elle est humiliante pour notre espèce et pour la Providence même, si pourtant elle fait choix de ceux qui doivent gouverner le monde et servir de ressort aux changements qui arrivent sur la terre!

Je suis bien fâché d'apprendre que la grippe vous ait si fort abattu. Je me flatte que l'esprit soutiendra le corps, comme l'huile fait durer la flamme dans la lampe.

<143>D'Argens a fait représenter sa comédie,143-a qui nous a fait bâiller tous. Il voulait la donner au théâtre de Paris; mais je l'en ai dissuadé, car il aurait été sifflé à coup sûr. Vous êtes unique : vous avez fait une tragédie à dix-neuf ans,143-b et un poëme épique à vingt;143-c mais tout le monde n'est pas Voltaire.

Les tracasseries ridicules des dévots de Paris sont parvenues jusqu'au Nord. Je m'attendais bien que Voltaire serait réprouvé dès qu'il comparaîtrait devant un aréopage de Midas crossés-mitrés. Gagnez sur vous de mépriser une nation qui méconnaît le mérite des Belle-Isle et des Voltaire, et venez dans un pays où l'on vous aime, et où l'on n'est point bigot. Adieu.

La Pucelle! la Pucelle! la Pucelle! et encore la Pucelle! Pour l'amour de Dieu, ou plus encore pour l'amour de vous-même, envoyez-la-moi.

200. AU MÊME.

Potsdam, 21 mai 1743.

Depuis quand, dites-moi,
Voltaire, Etes-vous donc dégénéré?
Chez un philosophe épuré
Quoi! la grâce efficace opère!
Par Mirepoix143-d endoctriné,

<144>

Et tout aspergé d'eau bénite,
Abattu d'un jeûne obstiné,
Allez-vous devenir ermite?
D'un ton saintement nasillard,
Et marmottant quelque prière,
En bâillant lisant le bréviaire,
On vous enrôle à Saint-Médard,
Avec indulgence plénière.
Je vois Newton, au haut des cieux,
Se disputant avec saint Pierre,
Auquel, en partage, des deux
Pourrait enfin tomber Voltaire.
Le saint, faisant une oraison,
Au lieu du compas de Newton
Vous offre une belle relique,
Vous éclaircit et vous explique
L'œuvre de la conception,
Tandis qu'au Parnasse Apollon
Se plaint, et voit avec grand'peine
Qu'on enlève au sacré vallon
L'élégance de votre veine,
Et que ce cygne harmonieux
Qui charmait les bords de la Seine
Profanera l'eau d'Hippocrène
Pour des prêtres audacieux.
Mais quel objet me frappe, ô dieux!
Locke à la main, désespérée,
Et de douleur tout éplorée,
Je vois la triste Châtelet;
Hélas! mon perfide me troque,
Dit-elle, et me plante là net,
Pour qui? pour Marie Alacoque!144-a

C'est ce que je présume par la lettre que vous avez écrite à l'évêque de Sens, et sur ce que toutes les lettres mandent de Paris. Vous pouvez juger de ma surprise et de l'étonnement d'un esprit philoso<145>phique, lorsqu'il voit le ministre de la vérité plier les genoux devant l'idole de la superstition.

Les Midas mitrés triomphent, dans ce siècle, des Voltaire et des grands hommes. Mais c'est apparemment le siècle où les ignorants doivent en tous genres être préférés, en France, aux savants et aux habiles gens. O tempora! o mores!

Quarante savants perroquets,
Tour à tour maîtres et valets
De l'usage et de la grammaire,
Placés au Parnasse français,
Vous en ont donc exclu, Voltaire?
C'est sans doute par vanité.
Ce refus n'est pas ridicule;
Une aussi brillante clarté
Eût de leur faible crépuscule
Terni la frivole beauté.

Je crois que la France est le seul pays en Europe où les ânes145-a et les sots puissent à présent faire fortune. Je vous envoie l'Avant-propos de mes Mémoires; le reste n'est point ostensible.

Je ne vous écris point aussi souvent que je le voudrais; ne vous en prenez point à moi, mais à tant et tant d'occupations qui me partagent.

Adieu, cher Voltaire; ne m'oubliez point, malgré mon silence, et croyez que, sur le sujet de l'amitié, je ne pense pas moins à vous qu'autrefois.

<146>

201. DE VOLTAIRE.

(Paris) juin 1743.

Grand roi, j'aime fort les héros,
Lorsque leur esprit s'abandonne
Aux doux passe-temps, aux bons mots;
Car alors ils sont en repos,
Et ne font de tort à personne.
J'aime César, ce bel esprit,
César, dont la main fortunée,
A tous les lauriers destinée,
Agrandit Rome, et lui prescrit
Un autre ciel, une autre année.
J'aime César entre les bras
De la maîtresse qui lui cède;
Je ris et ne me fâche pas
De le voir, jeune et plein d'appas,
Dessus et dessous Nicomède.
Je l'admire plus que Caton,
Car il est tendre et magnanime,
Eloquent comme Cicéron,
Et tantôt gai, tantôt sublime,
Comme un roi dont je tais le nom.
Mais je perds un peu de l'estime
Quand il passe le Rubicon,
Et je pleure quand ce grand homme,
Bon poëte et bon orateur,
Ayant tant combattu pour Rome,
Combat Rome pour son malheur.

Vous êtes plus heureux, Sire, après votre prise de la Silésie, que votre devancier après Pharsale. Vous écrivez comme lui des Commentaires; vous aimez comme lui la société; vous en faites le charme; vous m'envoyez des vers bien jolis et une préface digne de vous, qui annonce un ouvrage digne de la préface. Je n'y puis plus tenir; le <147>côté de votre aimant m'attire trop fort, tandis que le côté de l'aimant de la France me repousse. S'il y avait dans la Cochinchine un roi qui pensât, qui écrivît et qui parlât comme vous, il faudrait s'embarquer et aller à ses pieds. Tous les gens qui ont une étincelle de goût et de raison doivent devenir des reines de Saba.

Je vous avouerai cependant, grand roi, avec ma franchise impertinente, que je trouve que vous vous sacrifiez un peu trop dans cette belle Préface de vos Mémoires. Pardon, ou plutôt point de pardon; vous laissez trop entrevoir que vous avez négligé l'esprit de la morale pour l'esprit de conquête.147-a Qu'avez-vous donc à vous reprocher? N'aviez-vous pas des droits très-réels sur la Silésie, du moins sur la plus grande partie? et le déni de justice ne vous autorisait-il pas assez? Je n'en dirai pas davantage; mais sur tous les articles je trouve V. M. trop bonne, et elle est bien justifiée de jour en jour. V. M. est avec moi une coquette bien séduisante; elle me donne assez de faveurs pour me faire mourir d'envie d'avoir les dernières. Quel temps plus convenable pourrais-je prendre pour aller passer quelques jours auprès de mon héros? Il a serré tous ses tonnerres, et il badine avec sa lyre; ici on ne badine point, et s'il tonne, c'est sur nous. Ce vilain Mirepoix est aussi dur, aussi fanatique, aussi impérieux, que le cardinal de Fleury était doux, accommodant et poli. O qu'il fera regretter ce bonhomme! et que le précepteur de notre dauphin est loin du précepteur de notre roi! Le choix que Sa Majesté a fait de lui est le seul qui ait affligé notre nation; tous nos autres ministres sont aimés; le Roi l'est; il s'applique, il travaille, il est juste, et il aime de tout son cœur la plus aimable femme du monde.147-b Il n'y a que Mirepoix qui obscurcisse la sérénité du ciel de Versailles et de Paris;<148> il répand un nuage bien sombre sur les belles-lettres; on est au désespoir de voir Boyer à la place des Fénelon et des Bossuet; il est né persécuteur. Je ne sais par quelle fatalité tout moine qui a fait fortune à la cour a toujours été aussi cruel qu'ambitieux. Le premier bénéfice qu'il a eu après la mort du cardinal vaut près de quatre-vingt mille livres de rente; le premier appartement qu'il a eu à Paris est celui de la Reine, et tout le monde s'attend à voir au premier jour sa tête, que V. M. appelle si bien une tête d'âne, ornée d'une calotte rouge apportée de Rome.

Il est vrai que ce n'est pas lui qui a fait Marie Alacoque; mais, Sire, il n'est pas vrai non plus que j'aie écrit à l'auteur de Marie Alacoque la lettre qu'on s'est plu à faire courir sous mon nom; je n'en ai écrit qu'une à l'évêque de Mirepoix, dans laquelle je me suis plaint à lui très-vivement et très-inutilement des calomnies de ses délateurs et de ses espions. Je ne fléchis point le genou devant Baal; et autant que je respecte mon roi, autant je méprise ceux qui, à l'ombre de son autorité, abusent de leur place, et qui ne sont grands que pour faire du mal.

Vous seul, Sire, me consolez de tout ce que je vois, et quand je suis prêt à pleurer sur la décadence des arts, je me dis : Il y a dans l'Europe un monarque qui les aime, qui les cultive, et qui est la gloire de son siècle; je me dis enfin : Je le verrai bientôt, ce monarque charmant, ce roi homme, ce Chaulieu couronné, ce Tacite, ce Xénophon; oui, je veux partir; madame du Châtelet ne pourra m'en empêcher; je quitterai Minerve pour Apollon. Vous êtes, Sire, ma plus grande passion, et il faut bien se contenter dans la vie.

Rien de plus inutile que mon très-profond respect, etc.

<149>

202. A VOLTAIRE.

Potsdam, 15 juin 1743.

Quand votre ami, tranquille philosophe,
Sur son vaisseau, qu'il a soustrait aux vents,
Voit à regret l'illustre catastrophe
Que le destin fait tomber sur les grands,

je voudrais que vous vinssiez une fois à Berlin pour y rester, et que vous eussiez la force de soustraire votre légère nacelle aux bourrasques et aux vents qui l'ont battue si souvent en France. Comment, mon cher Voltaire, pouvez-vous souffrir que l'on vous exclue ignominieusement de l'Académie, et qu'on vous batte des mains au théâtre? Dédaigné à la cour, adoré à la ville, je ne m'accommoderais point de ce contraste; et, de plus, la légèreté des Français ne leur permet pas d'être jamais constants dans leurs suffrages. Venez ici, auprès d'une nation qui ne changera point ses jugements à votre égard; quittez un pays où les Belle-Isle, les Chauvelin et les Voltaire ne trouvent point de protection. Adieu.

Envoyez-moi la Pucelle, ou je vous renie.

203. AU MÊME.

Magdebourg, 25 juin 1743.

Oui, votre mérite proscrit,
Et persécuté par l'envie,
Dans Berlin, qui vous applaudit,
Aura son temple et sa patrie.

<150>Je suis jusqu'à présent plus errant que le juif que d'Argens fait écrire et voyager. Nouveau Sisyphe, je fais tourner la roue à laquelle je suis condamné de travailler; et, tantôt dans une province et tantôt dans une autre, je donne l'impulsion au mouvement de mon petit État, affermissant à l'ombre de la paix ce que je dois aux bras de la guerre, réformant les vieux abus, et donnant lieu à de nouveaux, enfin, corrigeant des fautes et en faisant de semblables. Cette vie tumultueuse pourra durer deux mois, si le lutin qui me promène n'a résolu de me lutiner plus longtemps. Je crois qu'alors je me verrai obligé de faire un tour à Aix pour corriger les ressorts incorrigibles de mon bas-ventre, qui parfois font donner votre ami au diable. Si alors je puis avoir le plaisir de vous y voir, ce me sera très-agréable; car je crois,

Pour tout malade inquiété,
A l'œil jaune, à l'air hypocondre,
Exilé par la Faculté
Pour se baigner et se morfondre,
Et se tuer pour la santé,
Que Voltaire est un grand remède;
Que deux mots et son air malin
Savent dissiper le chagrin,
Et que son pouvoir ne le cède
A Hippocrate ni Galien.

De là, si vous voulez venir habiter ces contrées, je vous y promets un établissement dont je me flatte que vous serez satisfait, et surtout d'être au-dessus des tracasseries et des persécutions des bigots. Vous avez souffert trop d'avanies en France pour y pouvoir rester avec honneur; vous devez quitter un pays où l'on poignarde votre réputation tous les jours, et où des Midas occupent les premiers emplois.

Adieu, cher Voltaire; mandez-moi, je vous prie, vos sentiments, et soyez sûr des miens.

<151>

204. DE VOLTAIRE.

La Haye, 28 juin 1743.

Sous vos magnifiques lambris,
Très-dorés autrefois, maintenant très-pourris,
Emblème et monument des grandeurs de ce monde,
O mon maître! je vous écris,
Navré d'une douleur profonde.
Je suis dans votre Vieille-Cour,
Mais je veux une cour nouvelle,
Une cour où les arts ont fixé leur séjour,
Une cour où mon roi les suit et les appelle,
Et les protége tour à tour.
Envoyez-moi Pégase, et je pars dès ce jour.

Mon héros a-t-il reçu mes lettres de Paris, dans lesquelles je lui mandais que je m'échappais pour lui aller faire ma cour? Je les envoyai à David Girard, et le dessus était à M. Frédérics-Hof. Or David Girard n'est pas sans doute assez imbécile pour ne pas sentir que ce M. Frédérics-Hof est le plus grand roi que nous ayons, le plus grand homme, celui qui a mon cœur, celui dont la présence me rendrait heureux pendant quelques jours.

J'attends donc à la Haye, chez M. de Podewils,151-a les ordres de Votre Humanité, et le Vorspann151-b de V. M.

Que je voie encore une fois le grand Frédéric, et que je ne voie point ce cuistre de Boyer, cet ancien évêque de Mirepoix, qui me plairait beaucoup, s'il était plus ancien d'une vingtaine d'années au moins.

Pour vous, grand roi, si votre diable
Vous promène au son du tambour,

<152>

Dans Stettin ou dans Magdebourg,
Mon bon ange, plus favorable,
Va me conduire à votre cour,
Au son de votre lyre aimable.

Je suis ici chez votre digne et aimable ministre, qui est inconsolable, et qui ne dort ni ne mange, parce que les Hollandais veulent à trop bon marché la terre d'un grand roi. Il faut pourtant, Sire, s'accoutumer à voir les Hollandais aimer l'argent autant que je vous aime.

Quand quitterai-je, hélas! cette humide province,
Pour voir mon héros et mon prince?

(Le reste manque.)

205. A VOLTAIRE.

Rheinsberg, 3 juillet 1743.

Je vous envoie le passe-port pour des chevaux avec bien de l'empressement. Ce ne seront pas des Bucéphales qui vous mèneront, ce ne seront pas des Pégases non plus; mais je les aimerai davantage, puisqu'ils amèneront Apollon à Berlin.

Vous y serez reçu à bras ouverts, et je vous y ferai le meilleur établissement qu'il me sera possible.

Je suis sur mon départ pour Stettin, de là pour la Silésie; mais je trouverai le moment de vous voir et de vous assurer à quel point je vous estime. Adieu.

<153>

206. DE VOLTAIRE.

La Haye, dans votre vaste et ruiné palais, 13 juillet 1743.

Mon roi, je n'ai pas l'honneur d'être de ces héros qui voyagent avec la fièvre quarte; je deviens manichéen, j'adopte deux principes dans le monde. Le bon principe est l'humanité de mon héros, le second est le mal physique, et celui-là m'empêche de jouir du premier.

Souffrez donc, mon adorable monarque, que l'âme qui est si mal à son aise dans ce chétif corps ne se mette point en chemin, dans l'incertitude de trouver V. M. Si elle est pour quelques semaines à Berlin, j'y vole; si elle court toujours, et si, du fond de la Silésie, elle va à Aix-la-Chapelle, j'irai l'y attendre dans un bain chaud, qui le sera moins que votre imagination.

J'ai l'honneur de lui envoyer une dose d'opium dans ses courses; c'est un paquet de phrases académiques. S. M. y verra le Discours de Maupertuis, accompagné de quelques remarques de madame du Châtelet. Plût à Dieu que les Français ne fissent pas d'autres fautes que celles que madame du Châtelet a crayonnées! L'Empereur aurait la Bohême, et du moins souperait à Munich, au lieu de manquer de tout à Francfort.153-a

Mais, Sire, malgré les nobles retraites de votre ami de Strasbourg,153-b et malgré la faute faite à Dettingen,153-c il paraît que les Français n'ont pas manqué de courage; les seuls mousquetaires, au nombre de deux cent cinquante, ont percé cinq lignes des Anglais, et n'ont guère cédé qu'en mourant; la grande quantité de notre noblesse tuée ou blessée est une preuve de valeur assez incontestable. Que ne<154> ferait point cette nation, si elle était commandée par un prince tel que vous!

Si elle a du courage, son ministère a de la fermeté; et une nouvelle armée sur la Meuse donnera bientôt aux Provinces-Unies matière à délibérations.

Je crois le traité entre la Sardaigne et l'Espagne à peu près conclu; c'est une nouvelle scène sur le théâtre; et ce qui se passe en Suède154-a peut encore changer la face du Nord.

Dans ce choc orageux de cent peuples divers,
Mon héros triomphant tient la foudre et la lyre.
Ses yeux toujours perçants, ses yeux toujours ouverts.
Regardent les erreurs du chétif univers;
Il voit trembler Stockholm, il voit périr l'Empire;
Il voit les fiers Anglais, ces souverains des mers,
Faux désintéressés qu'un faux espoir attire,
S'enivrant sur le Main de succès fort légers,
Traîner sous leurs drapeaux, ou plutôt dans leurs fers,
Ces Bataves pesants dont la moitié soupire;
Il voit Broglio qui se retire,
Agissant, raisonnant et parlant de travers;
Il voit tout, et n'en fait que rire,
Et je veux avec lui rire à mon tour en vers.

J'ai peur que ceci ne tienne du transport de la fièvre; mais le plus grand de mes transports est le désir de voir V. M. Où la verrai-je? où serai-je heureux? sera-ce à Berlin? sera-ce à Aix-la-Chapelle?

Je suis à vos pieds, monarque charmant, homme unique, et j'attends vos ordres pour régler ma marche.

<155>

207. A VOLTAIRE.

Potsdam, 20 août 1743.

Je ne suis arrivé ici que depuis deux jours; j'y ai trouvé trois de vos lettres.

Le dieu de la raison et le dieu des beaux vers
Président tous les deux à vos brillants concerts;
Vous déridant le front et voulant nous instruire,
Vos vers de Juvénal empruntent la satire.
Contre vous le bigot n'aura pas jeu gagné,
Et de l'hysope au cèdre il n'est rien d'épargné.
Malheur à Mirepoix, si son panégyrique
Se prononce jamais en style académique!
Les Arts, qu'il offensa, pour venger leurs chagrins,
Renverseront sa tombe avec leurs propres mains;
Et la fade oraison que lui fera Neuville155-a
Aura même en sa bouche un air de vaudeville.

Je plains ceux qui ont le malheur de vous offenser, car avec quatre hémistiches vous les rendez ridicules ad saecula saeculorum.

Je ne vais point à Aix, comme je me l'étais proposé. Vous savez que j'ai l'honneur d'être un atome politique, et qu'en cette qualité mon estomac est obligé de prendre ses combinaisons des affaires européennes; ce qui ne l'accommode pas toujours.

Il me semble, mon cher Voltaire, que vous êtes un peu dans le goût de la girouette du Parnasse, et que vous ne vous êtes pas encore décidé sur le parti que vous avez à prendre. Je ne vous dirai rien là-dessus; car je dois vous paraître suspect dans tout ce que je pourrais vous dire. Le tableau que vous me faites de la France est peint avec de très-belles couleurs; mais, vous me direz tout ce qu'il vous plaira, une armée qui fuit trois ans de suite, et qui est battue par<156>tout où elle se présente, n'est pas assurément une troupe de Césars ni d'Alexandres.

Je ne suis point peint, je ne me fais point peindre; ainsi je ne puis vous donner que des médailles. Vale.

208. AU MÊME.

Potsdam, 24 août 1743.

Le sera donc à Berlin156-a que j'aurai le plaisir de voir l'Apollon français descendre de son Parnasse en ma faveur, et s'humaniser un peu avec la canaille prosaïque! Je vous prie, mon cher Voltaire, apportez avec vous bonne provision d'indulgence, et surtout qu'aucun grammairien ne mesure à la toise la longueur de nos phrases, et ne nous punisse de la sottise d'un solécisme. Vous verrez une troupe de comédiens qui se forment, une académie naissante, mais surtout beaucoup de personnes qui vous aiment et qui vous admirent.

Il n'y a point à Berlin d'âne de Mirepoix. Nous avons un cardinal, et quelques évêques dont les uns font l'amour par devant et les autres par derrière, plus versés dans la théologie d'Épicure que dans celle de saint Paul, par conséquent bonnes gens qui ne persécutent personne, et qui ne disposent précisément que des charges de marguillier et des places de chantre, auxquelles vous n'aspirez point.

Apportez au moins, en venant,
Cette vierge si découplée
Qui brillait plus dans la mêlée
Que tous vos héros d'à présent;

<157>

Que ce Broglio toujours fuyant,
Réduisant sa troupe en fumée;
Que Maillebois toujours errant
Menant promener son armée;
Que Ségur le capituleur,
Et les autres transis de peur.

Je vous montrerai de mes Mémoires ce que je croirai pouvoir vous montrer. Ils sont vrais, et par conséquent d'une nature à ne paraître qu'après le siècle.

Adieu, cher Voltaire; à revoir.

209. AU MÊME.

Potsdam, 15 septembre 1743.157-a

Vous me dites tant de bien de la France et de son roi, qu'il serait à souhaiter que tous les souverains eussent de pareils sujets, et toutes les républiques de semblables citoyens. C'est ce qui fait véritablement la force des États, lorsqu'un même zèle anime tous les membres, et que l'intérêt public devient l'intérêt de chaque particulier.

Il aurait été à souhaiter que la France et la Suède eussent eu des militaires qui pensassent comme vous; mais il est bien sûr, quoi que vous puissiez dire, que la faiblesse des généraux et la timidité des conseils ont presque perdu de réputation ces deux nations, dont le nom seul inspirait, il n'y a pas un demi-siècle, la terreur à l'Europe.

De quelle façon voyons-nous que la France ait agi envers ses<158> alliés? Quel exemple pour l'Europe que la paix secrète que fit le cardinal de Fleury à l'insu de l'Espagne et du roi de Sardaigne! Il abandonna le roi Stanislas, beau-père de Louis XV, et acquit la Lorraine. Quel exemple inouï que la manière dont la France abandonne l'Empereur, sacrifie la Bavière, et réduit ce prince si respectable dans la dernière misère, je ne dis pas dans la misère d'un prince, mais dans la situation la plus affreuse où puisse se trouver un particulier! Quelles machinations n'ont pas été celles du cardinal, en Russie, lorsque nous étions le mieux liés! Quelles propositions n'a-t-on pas faites à Mayence pour ouvrir les routes à la paix, ou, pour mieux dire, afin d'allumer une nouvelle guerre! Avec quel peu de vigueur parlent les Français lorsqu'ils devraient montrer de la fermeté! Et, lors même qu'il en paraît quelque étincelle dans leurs discours, combien peu les opérations militaires y répondent-elles!

Cependant cette nation est la plus charmante de l'Europe, et, si elle n'est pas crainte, elle mérite qu'on l'aime. Un roi digne de la commander, qui gouverne sagement, et qui s'acquiert l'estime de l'Europe entière, peut lui rendre son ancienne splendeur, que les Broglie et tant d'autres, plus ineptes encore, ont un peu éclipsée.

C'est assurément un ouvrage digne d'un prince doué de tant de mérite que de rétablir ce que les autres ont gâté; et jamais souverain ne peut acquérir plus de gloire que lorsqu'il défend ses peuples contre des ennemis furieux, et que, faisant changer la situation des affaires, il trouve le moyen de réduire ses adversaires à lui demander la paix humblement.

J'admirerai tout ce que fera ce grand homme, et personne de tous les souverains de l'Europe ne sera moins jaloux que moi de ses succès.

Mais je n'y pense pas de vous parler politique; c'est précisément présenter à sa maîtresse une coupe de médecine. Je crois que je ferais beaucoup mieux de vous parler poésie; mais ne peut pas qui veut;<159> et, lorsque vous m'écrivez des vers et que j'y dois répondre, vous me revenez comme un échanson qui, ayant le talent de boire, porte de grands verres en rasade à un fluet qui tout au plus peut supporter de l'eau.

Adieu, cher Voltaire; veuille le ciel vous préserver des insomnies, de la fièvre et des fâcheux!

210. DE VOLTAIRE, AVEC LA RÉPONSE DU ROI.

(Septembre 1743.)

Votre Majesté aurait-elle assez de bonté pour mettre en marge ses réflexions et ses ordres?

(VOLTAIRE.)(FRÉDÉRIC.)
1o V. M. saura que le sieur Bassecour, premier bourgmestre d'Amsterdam, est venu prier M. de La Ville, ministre de France, de faire des propositions de paix. La Ville a répondu que, si les Hollandais avaient des offres à faire, le Roi son maître pourrait les écouter.1o Ce Bassecour est apparemment celui qui a soin d'engraisser les chapons et les coqs d'Inde pour Leurs Hautes Puissances.
2o N'est-il pas clair que le parti pacifique l'emportera infailliblement en Hollande, puisque Bassecour, l'un des plus déterminés à la guerre, commence à parler de <160> paix? N'est-il pas clair que la France montre de la vigueur et de la sagesse?2o J'admire la sagesse de la France : mais Dieu me préserve à jamais de l'imiter!
3o Dans ces circonstances, si V. M. parlait en maître, si elle donnait l'exemple aux princes de l'Empire d'assembler une armée de neutralité, n'arracherait-elle pas le sceptre de l'Europe des mains des Anglais, qui vous bravent, et qui parlent hautement de vous d'une manière révoltante, aussi bien que le parti des Bentinck, des Fagel, des Obdam? Je les ai entendus, et je ne vous dis rien que de très-véritable.3o Ceci serait plus beau dans une ode que dans la réalité. Je me soucie fort peu de ce que les Hollandais et Anglais disent, d'autant plus que je n'entends point leur patois.
4o Ne vous couvrez-vous pas d'une gloire immortelle en vous déclarant efficacement le protecteur de l'Empire? et n'est-il pas de votre plus pressant intérêt d'empêcher que les Anglais ne fassent votre ennemi le Grand-Duc roi des Romains?4o La France a plus d'intérêt que la Prusse de l'empêcher; et en cela, cher Voltaire, vous êtes mal informé; car on ne peut faire une élection de roi des Romains sans le consentement unanime de l'Empire; ainsi vous sentez bien que cela dépend toujours de moi.
5o Quiconque a parlé seulement un quart d'heure au duc d'Aremberg, au comte de Harrach, au lord Stair, à tous les partisans d'Autriche, leur a entendu dire qu'ils brûlent d'ouvrir la campagne en Silésie. Avez-vous en<161> ce cas, Sire, un autre allié que la France? et, quelque puissant que vous soyez, un allié vous est-il inutile? Vous connaissez les ressources de la maison d'Autriche, et combien de princes sont unis à elle. Mais résisteraient-ils à votre puissance jointe à celle de la maison de Bourbon?5o On les y recevra, Biribi, A la façon de Barbari, Mon ami.161-a
6o Si vous faites seulement marcher des troupes à Clèves, n'inspirez-vous pas la terreur et le respect, sans craindre que l'on ose vous faire la guerre? N'est-ce pas, au contraire, le seul moyen de forcer les Hollandais à concourir, sous vos ordres, à la pacification de l'Empire et au rétablissement de l'Empereur, qui vous devra deux fois son trône, et qui aidera à la splendeur du vôtre?6o Vous voulez donc qu'en vrai dieu de machine J'arrive pour le dénoûment? Qu'aux Anglais, aux pandours, à ce peuple insolent, J'aille donner la discipline? Mais examinez mieux ma mine; Je ne suis pas assez méchant.
7o Quelque parti que V. M. prenne, daignera-t-elle se confier à moi comme à son serviteur, comme à celui qui désire de passer ses jours à votre cour? Voudra-t-elle que j'aie l'honneur de l'accompagner à Baireuth, et, si<162> elle a cette bonté, veut-elle bien me le déclarer, afin que j'aie le temps de me préparer pour ce voyage? Pour peu qu'elle daigne m'écrire quelque chose de favorable dans la lettre projetée, cela suffira pour me procurer le bonheur où j'aspire depuis six ans de vivre auprès d'elle.7o Si vous voulez venir à Baireuth, je serai bien aise de vous y voir, pourvu que le voyage ne dérange pas votre santé. Il dépendra donc de vous de prendre quelles mesures vous jugerez à propos.
8o Si pendant le court séjour que je dois faire, cet automne, auprès de V. M., elle pouvait me rendre porteur de quelque nouvelle agréable à ma cour, je la supplierais de m'honorer d'une telle commission.8o Je ne suis dans aucune liaison avec la France; je n'ai rien à craindre ni à espérer d'elle. Si vous voulez, je ferai un panégyrique de Louis XV, où il n'y aura pas un mot de vrai; mais, quant aux affaires politiques, il n'en est aucune à présent qui nous lie ensemble; et d'autant plus, ce n'est point à moi à parler le premier. Si l'on me demande quelque chose, il est temps d'y répondre; mais vous, qui êtes si raisonnable, sentez bien le ridicule dont je me chargerais, si je donnais des projets politiques à la France sans à-propos, et, de plus, écrits de ma propre main.
9o Faites tout ce qu'il vous plaira; j'aimerai toujours V. M. de tout mon cœur.
V.
9o Je vous aime de tout mon cœur, je vous estime; je ferai tout pour vous avoir, hormis des folies et des choses qui me donneraient<163> à jamais un ridicule dans l'Europe, et seraient, dans le fond, contraires à mes intérêts et à ma gloire. La seule commission que je puisse vous donner pour la France, c'est de leur conseiller de se conduire plus sagement qu'ils n'ont fait jusqu'à présent.163-a
Cette monarchie est un corps très-fort, sans âme et sans nerf.
F.

211. A VOLTAIRE.

Le 8 septembre 1740 (1743).

Je n'ose parler à un fils d'Apollon de chevaux, de carrosses, de relais et de pareilles choses; ce sont des détails dont les dieux ne se mêlent pas, et que nous autres humains prenons sur nous. Vous partirez lundi après midi, si vous le voulez, pour Baireuth,163-b et vous dînerez chez moi en passant, s'il vous plaît.

Le reste de mon mémoire est si fort barbouillé et en si mauvais état, que je ne puis vous l'envoyer. Je fais copier les chants VIII et IX de la Pucelle. J'en possède à présent le Ier, le IIe, le IVe, le Ve, le<164> VIIIe, et le IXe; je les garde sous trois clefs, pour que l'œil des mortels ne puisse les voir.

On dit que vous avez soupé hier en bonne compagnie.

Les plus beaux esprits du canton,
Tous rassemblés en votre nom,
Tous gens à qui vous deviez plaire,
Tous dévots croyant à Voltaire,
Vous ont unanimement pris
Pour le dieu de leur paradis.

Le paradis, pour que vous ne vous en scandalisiez pas, est pris ici, dans un sens général, pour un lieu de plaisir et de joie. Voyez la remarque sur le dernier vers du Mondain.164-a Vale.

212. AU MÊME.

(Lundi) 7 octobre 1743.164-b

La France a passé, jusqu'à présent, pour l'asile des rois malheureux; je veux que ma capitale devienne le temple des grands hommes. Venez-y, mon cher Voltaire, et dictez tout ce qui peut vous y être agréable. Je veux vous faire plaisir; et, pour obliger un homme, il faut entrer dans sa façon de penser.

Choisissez appartement ou maison, réglez vous-même ce qu'il vous faut pour l'agrément et le superflu de la vie; faites votre con<165>dition comme il vous la faut pour être heureux, c'est à moi à pourvoir au reste. Vous serez toujours libre et entièrement maître de votre sort; je ne prétends vous enchaîner que par l'amitié et le bien-être.

Vous aurez des passe-ports pour des chevaux, et tout ce que vous pourrez demander. Je vous verrai mercredi, et je profiterai des moments qui me restent pour m'éclairer au feu de votre puissant génie. Je vous prie de croire que je serai toujours le même envers vous. Adieu.

213. DE VOLTAIRE.

(1743.)165-a

C'est vous qui savez captiver
Mon cœur aux autres rois rebelle;
C'est vous en qui je dois trouver
Une douceur toujours nouvelle.
C'est chez vous qu'il faut achever
Ma vieille Histoire universelle,
Dépuceler, enjoliver,
Dans vingt chants, Jeanne la Pucelle,
Et surtout à jamais braver
Des dévots l'infâme séquelle.

Je partirai donc, mon adorable maître, pour revenir dès que j'aurai mis ordre à mes affaires. Je vous parle avec ma franchise ordinaire. J'ai cru m'apercevoir que je vous serais moins agréable, si <166>je venais ici avec d'autres, et je vous avoue que, appartenant uniquement à V. M., j'aurai l'âme plus à l'aise.

Je n'ambitionne point du tout d'être chargé d'affaires comme Destouches et Prior, deux poëtes qui ont fait deux paix entre la France et l'Angleterre. Vous ferez ce qu'il vous plaira avec tous les rois de ce monde, sans que je m'en mêle; mais je vous conjure instamment de m'écrire un mot que je puisse montrer au roi de France.

Vous lui reprochez, dans la lettre que vous daignâtes m'écrire de Potsdam, qu'il laisse l'Empereur dans la dernière misère, et qu'il a fait à Mayence des insinuations contre vos intérêts. Depuis cette lettre écrite, V. M. a su que le roi de France a donné des subsides à l'Empereur, et vous ne doutez pas, je crois, à présent, que ce Hatzel, qui a négocié ou plutôt brouillé à Mayence, ne soit un téméraire qui serait puni, si vous le vouliez. Soyez donc un peu plus content, et daignez, je vous en conjure, m'écrire quatre lignes en général.

Je ne demande autre chose sinon que vous êtes satisfait aujourd'hui des dispositions de la France; que personne ne vous a jamais fait un portrait aussi avantageux de son roi; que vous me croyez d'autant plus, que je ne vous ai jamais trompé; et que vous êtes bien résolu à vous lier avec un prince aussi sage et aussi ferme que lui.

Ces mots vagues ne vous engagent à rien, et j'ose dire qu'ils feront un très-bon effet; car, si on vous a fait des peintures peu honorables du roi de France, je dois vous assurer qu'on vous a peint à lui sous les couleurs les plus noires, et assurément on n'a rendu justice ni à l'un ni à l'autre. Permettez donc que je profite de cette occasion si naturelle pour rendre l'un à l'autre deux monarques si chers et si estimables; ils feront, de plus, le bonheur de ma vie. Je montrerai votre lettre au Roi; et je pourrai obtenir la restitution d'une partie de mon bien que le bon cardinal m'a ôté; je viendrai ici dépenser ce bien, que je vous devrai.

Soyez très-persuadé du bon effet qu'elle fera; je ne serai point<167> suspect, et ce sera le second de mes beaux jours que celui où je pourrai dire au Roi tout ce que je pense de votre personne. Pour le premier de mes jours, ce sera celui où je viendrai m'établir à vos pieds, et commencer une nouvelle vie qui ne sera que pour vous.

214. A VOLTAIRE.

Le 26 mars 1743.167-a

J'ai bien cru que vous seriez content de ma sœur de Brunswic. Elle a reçu cet heureux don du ciel, ce feu d'esprit, cette vivacité par où elle vous ressemble, et dont malheureusement la nature est trop chiche envers la plupart des humains :

De cette flamme tant vantée
Que l'audacieux Prométhée
Du ciel pour vous sembla ravir,
Mais dont sa main trop limitée
Ne put assez bien se munir
Pour que la cohue effrontée
Des humains en pût obtenir.

C'est là cependant leur folie;
Chacun d'eux prétend au génie;
Même le sot croit en avoir,
Et du matin jusques au soir
Prend pour esprit l'étourderie.
La bégueule, avec son miroir,
Le met dans sa minauderie;

<168>

Le gros savant, qui fait valoir
L'assommant poids de son savoir.
Se chatouille, et se glorifie
Que le ciel l'ait voulu pourvoir
Du sens dont sa tête est bouffie.

Il n'est pas jusqu'au Mirepoix
Qui n'ait l'audace d'y prétendre;
Pour s'en désabuser, je crois
Qu'il doit suffire de l'entendre.

Je ne sais trop où vous êtes à présent; mais je suis toutefois persuadé que vous oublierez plutôt Berlin que vous n'y serez oublié. C'est de quoi vous assure votre admirateur.

P. S.

Mon souvenir chez vous s'efface,
S'il faut qu'un maudit barbouilleur
Tant bien que mal vous le retrace;
Je ne veux point, sur mon honneur,
Briller chez vous en d'autre place
Que dans le fond de votre cœur.

215. DE VOLTAIRE.

La Haye, 28 octobre 1743.

Sire, vous voyagez toujours comme un aigle, et moi, comme une tortue; mais peut-on aller trop lentement quand on quitte V. M.? J'arrive enfin en Hollande; la première chose que j'y vois, c'est un papier anglais où votre Antimachiavel est cité à côté de Polybe et de Xénophon. On rapporte deux pages de ce livre où vous prouvez168-a<169> de quel avantage sont aux princes les places fortifiées, et on fait voir quelle était la témérité des alliés de prétendre d'entrer en France.

Ainsi donc vous êtes cité
Par les auteurs comme auteur grave;
Comme roi politique et brave,
Des rois vous êtes respecté;
Chacun vous craint, nul ne vous brave;
Le taciturne et froid Batave,
Amoureux de sa liberté,
Le Russe, né pour être esclave,
Ménagent Votre Majesté.
Vous auriez, ma foi, tout dompté
Sur le Danube et sur la Save,
Et le double cou si vanté
De l'aigle jadis redouté
Eût été coupé comme rave;
Mais vous vous êtes arrêté.
Maintenant votre main se lave
Des malheurs du monde agité;
Pour comble de félicité,
Vous possédez dans votre cave
De ce Tokai dont j'ai tâté;
Je ne puis plus rimer en ave.

Plus je songe à il Tito,169-a à il forte, plus je me dis que Berlin est ma patrie.

Messieurs Girard, mes chers amis,
Dépêchez, préparez ma chambre,
Un pupitre pour mes écrits,
Avec quelques flacons remplis
De ce jus divin de septembre,
Non cet ennemi du gosier,
Fabriqué de la main profane
De ce Liégeois nommé Lognier;

<170>

Je l'ai surnommé pissat d'âne,
Et je l'ai dit à haute voix;
Je le redis, je le condamne
A n'être bu que par des rois.
J'aime mieux la simple nature
Du vin qu'on recueille à Bordeaux;
Car je préfère la lecture
D'un écrivain sage en propos,
A ce frelaté de Voiture,
Et plus encore à Marivaux.

216. DU MÊME.

Lille, 16 novembre 1743.

Est-il vrai que dans votre cour
Vous avez placé, cet automne,
Dans les meubles de la couronne.
La peau de ce fameux tambour
Que Zisca fit de sa personne?

La peau d'un grand homme enterré
D'ordinaire est bien peu de chose;
Et, malgré son apothéose,
Par les vers il est dévoré.

Du destin de la tombe noire
Le seul Zisca fut préservé;
Grâce à son tambour conservé,
Sa peau dure autant que sa gloire.

C'est un sort assez singulier.
Ah! chétifs mortels que nous sommes!
Pour sauver la peau des grands hommes,
Il faut la faire corrover.

<171>

O mon roi! conservez la vôtre;
Car le bon Dieu, qui vous la fit.
Ne saurait vous en faire une autre
Dans laquelle il mît tant d'esprit.

Il n'est pas infiniment respectueux de pousser un grand roi de questions; mais on en usait ainsi avec Salomon, et il faut bien, Sire, que le Salomon du Nord s'accoutume à éclairer son monde.

S. M. me permettra donc que j'ose lui demander encore ce que c'est qu'un arc trouvé à Glatz.171-a V. M. me dira peut-être qu'il faut m'adresser à Jordan; mais ce Jordan, Sire, est un paresseux, tout aimable qu'il est; et vous avez plus tôt réglé quatre ou cinq provinces, et fait deux cents vers et quatre mille doubles croches, qu'il n'a écrit une lettre.

J'arrive à Lille, qui est une ville dans le goût de Berlin, mais où je ne reverrai ni l'opéra ni la copie de Titus. V. M., et la Reine-mère, et madame la princesse Ulrique, ne se remplacent point. Je n'ai pas encore l'armée de trois cent mille hommes avec laquelle je devais enlever la princesse, mais, en récompense, le roi de France en a davantage. On compte actuellement trois cent vingt-cinq mille hommes, y compris les invalides; ce sont trois cent mille chiens de chasse qu'on a peine à retenir; ils jappent, ils crient, ils se débattent, et cassent leurs laisses pour courir sus aux Anglais et à leurs pesants serviteurs les Hollandais. Toute la nation, en vérité, montre une ardeur incroyable. Heureusement encore votre ami de Strasbourg171-b ne fera plus semblant de commander les armées, et l'Empereur, appuyé de V. M. et de la France, pourra bientôt donner des opéras à Munich.

Comme j'ai osé faire force questions à V. M., je lui ferai un petit conte, mais c'est en cas qu'elle ne le sache pas déjà.

<172>Il y a quelques mois que madame Adélaïde, troisième fille du Roi mon maître, ayant treize louis d'or dans sa poche, se releva pendant la nuit, s'habilla toute seule, et sortit de sa chambre. Sa gouvernante s'éveilla, lui demanda où elle allait. Elle lui avoua ingénument qu'elle avait ordonné à un palefrenier de lui tenir deux chevaux prêts pour aller commander l'armée et secourir l'Empereur; mais, si elle apprend que V. M. s'en mêle, elle dormira tranquillement désormais.

Au moment où j'ai l'honneur d'écrire à V. M., nos troupes sont en marche pour aller prendre le Vieux-Brisach. A l'égard des troupes de comédiens, j'apprends une singulière anecdote dans cette ville de Lille; c'est que, tandis qu'elle fut assiégée par le duc de Marlborough, on y joua la comédie tous les jours, et que les comédiens y gagnèrent cent mille francs. Avouez, Sire, que voilà une nation née pour le plaisir et pour la guerre.

Titus prie toujours V. M. pour ce pauvre Courtils qui est à Spandow, sans nez.172-a

Je suis pour jamais aux pieds de Votre Humanité, etc.

217. A VOLTAIRE.

Berlin, 4 décembre 1743.

La peau de ce guerrier fameux
Qui parut encor redoutable

<173>

Aux Bohèmes, ses envieux,
Après que le trépas hideux
Eut envoyé son âme au diable,
Est ici pour les curieux.

Quand un jour votre âme légère
Passera sur l'esquif fameux,
Pour aller dans cet hémisphère
Inventé par les songe-creux,
Les restes de votre figure,
Immortels malgré le trépas,
Donneront de la tablature
A nos modernes Marsyas.

Oui, la peau de Zisca, ou, pour mieux dire, le tambour de Zisca, est une des dépouilles que nous avons emportées de Bohême.173-a

Je suis bien aise que vous soyez arrivé en bonne santé à Lille; je craignais toujours les chutes de carrosse.

Vous voilà plus enthousiasmé que jamais de quinze cents galeux de Français qui se sont placés sur une île du Rhin, et d'où ils n'ont pas le cœur de sortir. Il faut que vous soyez bien pauvres en grands événements, puisque vous faites tant de bruit pour ces vétilles; mais trêve de politique.

Je crois que les Hollandais peuvent avoir des pantomimes quand les acteurs viennent des pays étrangers. Ils auront de beaux génies quand vous serez à la Haye, de fameux ministres lorsque Carteret y passera, et des héros lorsque le chemin du Roi mon oncle le conduira par des marais pour retourner à son île. Federicus Voltarium salutat.

<174>

218. DE VOLTAIRE.

Paris, 7 janvier 1744.

Sire, je reçois à la fois de quoi faire tourner plus d'une tête : une ancienne lettre de V. M., datée du 29 de novembre; deux médailles qui représentent au moins une partie de cette physionomie de roi et d'homme de génie; le portrait de Sa Majesté la Reine-mère, celui de madame la princesse Ulrique; et enfin, pour comble de faveurs, des vers charmants du grand Frédéric, qui commencent ainsi :

Quitterez-vous bien sûrement
L'empire de Midas, votre ingrate patrie?

M. le marquis de Fénelon avait tous ces trésors dans sa poche, et ne s'en est défait que le plus tard qu'il a pu. Il a traîné la négociation en longueur, comme s'il avait eu affaire à des Hollandais. Enfin me voilà en possession; j'ai baisé tous les portraits; madame la princesse Ulrique en rougira, si elle veut.

Il est fort insolent de baiser sans scrupule
De votre auguste sœur les modestes appas;
Mais les voir, les tenir, et ne les baiser pas,
Cela serait trop ridicule.

J'en ai fait autant, Sire, à vos vers, dont l'harmonie et la vivacité m'ont fait presque autant d'effet que la miniature de S. A. R. Je disais :

Quel est cet agréable son?
D'où vient cette profusion
De belles rimes redoublées?
Par qui les Muses appelées
Ont-elles quitté l'Hélicon?
Est-ce Bernard,174-a mon compagnon,

<175>

Qui de fleurs sème les allées
Des jardins du sacré vallon?
Est-ce l'architecte Amphion,
Par qui les pierres assemblées
S'arrangent sous son violon?
Est-ce le charmant Arion,
Chantant sur les plaines salées?
C'est mon prince, ou c'est Apollon.

Au doux son de tant de merveilles,
J'entends braire, près d'un chardon,
L'animal à longues oreilles
De qui vous devinez le nom.175-a
Il nous dit de sa voix pesante :
N'admirez plus la voix brillante
De ce roi poëte, orateur;
Auprès de moi que peut-il être?
Il n'est que roi, je suis son maître;
Car des rois je suis précepteur.

Oui, tu l'es; autrefois Achille
Soumit son enfance docile
A ce singulier animal.
Moitié sage, moitié cheval.
Mon cher précepteur, c'est dommage;
Mais, quand le ciel t'a fabriqué.
Il n'acheva pas son ouvrage :
Une des moitiés a manqué.

<176>

219. A VOLTAIRE.

Des bords du Phase,176-a 7 avril 1744.

Du faîte de votre Empyrée,
Voltaire, vous m'éblouissez;
Le soleil de mon éthérée
Se met humblement à vos pieds;
Sa pâle lueur, obscurcie
D'un gros nuage de bon sens,
Attend qu'à son tour la folie
Lui rende ses rayons brillants.
Souffrez que mon fausset grotesque
N'aille point étourdir Paris,
Et laissez ma lyre tudesque
Inconnue à vos beaux esprits.
Je crois voir un sauteur agile,
Qui, raffinant pour relever
Ses tours, que l'on vient d'admirer,
Sur les tréteaux fait monter Gille,
Gille, qui pense l'imiter.
C'est donc ainsi, monsieur Virgile,
Que vous prétendez me jouer?
Mais, fripon, ton démon m'agite,
Lors même que je m'en défends,
Que je m'esquive et que j'évite
De me livrer à tes talents.
C'est ainsi qu'on provoque encore,
Par des tons aux siens accordants,
La douce voix du luth sonore,
Qui répond aux derniers accents.

Enfin, malgré que j'en aie, voilà des vers que votre Apollon m'arrache. Encore s'il m'inspirait!

<177>Votre Mérope m'a été rendue, et j'ai fait le commissionnaire de l'auteur, en distribuant son livre. Je ne m'étonne point du succès de cette pièce. Les corrections que vous y avez faites la rendent, par la sagesse, la conduite, la vraisemblance et l'intérêt, supérieure à toutes vos autres pièces de théâtre, quoique Mahomet ait plus de force, et Brutus, de plus beaux vers.

Ma sœur Ulrique voit votre rêve177-a accompli en partie; un roi la demande pour épouse; les vœux de toute la nation suédoise sont pour elle. C'est un enthousiasme et un fanatisme auquel ma tendre amitié pour elle a été obligée de céder. Elle va dans un pays où ses talents lui feront jouer un grand et beau rôle.177-b

Dites, s'il vous plaît, à Rottembourg, si vous le voyez, que ce177-c n'est pas bien à lui de ne me point écrire depuis qu'il est à Paris. Je n'entends non plus parler de lui que s'il était à Pékin. Votre air de Paris est comme la fontaine de Jouvence, et vos voluptés comme les charmes de Circé; mais j'espère que Rottembourg échappera à la métamorphose.

Adieu, admirable historien, grand poëte, charmant auteur de cette Pucelle, invisible et triste prisonnière de Circé;177-d adieu à l'amant de la cuisinière de Valori,177-e de madame du Châtelet et de ma sœur.177-f Je me recommande à la protection de tous vos talents, et surtout de <178>votre goût pour l'étude, dont j'attends mes plus doux et plus agréables amusements.

On démeuble la maison que l'on avait commencé à meubler pour vous à Berlin.

220. DE VOLTAIRE.

Paris, 22 septembre 1746.

Sire, votre personne me sera toujours chère, comme votre nom sera toujours respectable à vos ennemis mêmes, et glorieux dans la postérité. Le sieur Thieriot m'apprit, il y a quelques mois, que vous aviez perdu, dans le tumulte d'une de vos victoires, ce commencement de l'Histoire de Louis XIV que j'avais eu l'honneur de remettre entre les mains de V. M. J'envoyai, quelques jours après, à Cirey, chercher le manuscrit original, sur lequel je fis faire une nouvelle copie. M. de Maupertuis partit de Paris avant que cette copie fut prête, sans quoi je l'en aurais chargé; il me dit l'étrange raison alléguée par le sieur Thieriot à V. M. même, par laquelle ledit Thieriot s'excusait de faire cet envoi. C'est ce qui m'a déterminé à presser les copistes, et à leur faire quitter tout autre ouvrage. J'ai donc porté l'Histoire de Louis XIV chez le correspondant du sieur Jordan, et V. M. la recevra probablement avec cette lettre.

Si vous aviez, Sire, daigné vous adresser à moi, vos ordres n'en auraient pas été, à vérité, excutés plus tôt, puisqu'il a fallu le temps d'envoyer à Cirey; mais vous m'auriez donné une marque de confiance et de bonté que j'étais en droit d'attendre. Car, quoique<179> ma destinée m'ait forcé de vivre loin de votre cour, elle n'a pu assurément rien diminuer des sentiments qui m'attacheront à vous jusqu'au dernier jour de ma vie.

Non seulement je vous envoie, Sire, cette Histoire, mais je ferai tenir aussi à V. M. la tragédie de Sémiramis, que j'avais faite pour la dauphine qui nous a été enlevée. Je n'ai pu vous donner la Pucelle; il faudrait pour cela user de violence, et la violence n'est bonne qu'avec les pandours et les hussards. C'est malgré moi que je ne remets pas entre vos mains tout ce que j'ai pu jamais faire; il est juste que l'homme de la terre le plus capable d'en juger en soit le possesseur. Je ne crois pas que dorénavant ma santé me permette de travailler beaucoup; je suis tombé enfin dans un état auquel je ne crois pas qu'il y ait de ressource. J'attends la mort patiemment; et, si V. M. veut le permettre, j'aurai soin que tous mes manuscrits vous soient fidèlement remis après ma mort, et V. M. en disposera comme elle voudra. C'est déjà pour moi une idée bien consolante de penser que tout ce qui m'a occupé pendant ma vie ne passera que dans les mains du grand Frédéric.

Je sais que V. M. a ordonné au sieur Thieriot de lui envoyer toutes les éditions qu'il aura pu recouvrer; mais elles sont toutes si informes et si fautives, qu'il n'y en a aucune que je puisse adopter. Celle des Ledet est une des plus mauvaises; et surtout leur sixième volume serait punissable, si on savait en Hollande punir la licence des libraires.

V. M. ne sera peut-être pas fâchée d'apprendre que les armes du Roi mon maître, et ses succès en Flandre, ont prévenu de nouvelles prévarications de la part des libraires hollandais. Un secrétaire, que malheureusement madame du Châtelet m'avait donné elle-même, avait pris la peine de transcrire, à Bruxelles, plusieurs de mes lettres et de celles de madame du Châtelet, plusieurs même de V. M., et les avait mises en dépôt chez une marchande de Bruxelles, nommée Desvignes, qui demeure à l'enseigne du Ruban-bleu. Cette femme en avait<180> vendu une partie aux Ledet, qui les ont imprimées dans leur sixième volume; et elle était en marché du reste, lorsque le Roi mon maître prit Bruxelles. Nous nous adressâmes sur-le-champ à M. de Séchelles,180-a nommé intendant des pays conquis. Il fit une descente chez la Desvignes, se saisit des papiers, et les renvoya à madame la marquise du Châtelet.

Au reste, Sire, madame du Châtelet et moi, nous sommes toujours pénétrés de la même vénération pour V. M., et elle vous donne sans difficulté la préférence sur toutes les monades de Leibniz. Tout sert à la faire souvenir de vous : votre portrait, qui est dans sa chambre, à la droite de Louis XIV; vos médailles, qui sont entre celles de Newton et de Marlborough; votre couvert, avec lequel elle mange souvent; enfin, votre réputation, qui est présente partout et à tous les moments.

Pour moi, Sire, je n'ai d'autre regret dans ce monde que celui de ne plus voir le grand homme qui en est l'ornement. J'achève paisiblement ma carrière, et je la finirai en vous protestant que j'aurai toujours vécu avec le plus véritable attachement et le plus profond respect, etc.

221. A VOLTAIRE.

Berlin, 18 décembre 1746.

Le marquis de Paulmi180-b sera reçu comme le fils d'un ministre français que j'estime, et comme un nourrisson du Parnasse accrédité par Apollon même. Je suis bien fâché que le chemin du duc de Richelieu180-b<181> ne le conduise pas par Berlin; il a la réputation de réunir mieux qu'homme de France les talents de l'esprit et de l'érudition aux charmes et à l'illusion de la politesse. C'est le modèle le plus avantageux à la nation française que son maître ait pu choisir pour cette ambassade, un homme de tout pays, citoyen de tous les lieux, et qui aura, dans tous les siècles, les mêmes suffrages que lui accordent Paris, la France et l'Europe entière.

Je suis accoutumé à me passer de bien des agréments dans la vie. J'en supporterai plus facilement la privation de la bonne compagnie dont les gazettes nous avaient annoncé la venue.

Tant que vous ne mourrez que par métaphore,181-a je vous laisserai faire. Confessez-vous, faites-vous graisser la physionomie des saintes huiles, recevez à la fois les sept sacrements, si vous le voulez, peu m'importe; cependant, dans votre soi-disant agonie, je me garderai bien d'avoir autant de sécurité que les Hollandais en ont eu envers le maréchal de Saxe. Certes, vous autres Français, vous êtes étonnants. Vos héros gagnent des batailles, ayant la mort sur les lèvres,181-b et vos poëtes font des ouvrages immortels, à l'agonie. Que ne ferez-vous pas, si jamais la nature se plaît, par un caprice, à vous rendre sains et robustes!

Les anecdotes sur la vie privée de Louis XIV m'ont fait bien du plaisir, quoique, à la vérité, je n'y aie pas trouvé des choses nouvelles. Je voudrais que vous n'écrivissiez point la campagne de 44, et que vous missiez la dernière main au Siècle de Louis le Grand. Les auteurs contemporains sont accusés par tous les siècles d'être tombés dans les aigreurs de la satire ou dans la fatuité de la flatterie. S'il y a moyen de vous faire faire un mauvais ouvrage, c'est en vous obligeant à travailler à celui que vous avez entrepris. C'est aux hommes<182> à faire de grandes choses, et à la postérité impartiale à prononcer sur eux et sur leurs actions.

Croyez-moi, achevez la Pucelle. Il vaut mieux dérider le front des honnêtes gens que de faire des gazettes pour des polissons. Un Hercule enchaîné et retenu par trop d'entraves doit perdre sa force, et devenir plus flasque que le lâche Paris.

Il semble que le Dauphin ne se marie que pour exercer votre génie. Sémiramis fait autant de bruit en Allemagne que la nouvelle dauphine en fait en France. Mettez-moi donc en état de juger ou de l'une ou de l'autre, et de joindre mes suffrages à ceux de Versailles.

Maupertuis se remet de sa maladie. Toute la ville s'intéresse à son sort; c'est notre palladium, et la plus belle conquête que j'aie faite de ma vie. Pour vous, qui n'êtes qu'un inconstant, un ingrat, un perfide, un ... que ne vous dirais-je pas, si je ne faisais grâce à vous et à tous les Français, en faveur de Louis XV!

Adieu; les vêpres de la comédie sonnent. Barbarin,182-a Cochois,182-b Hauteville,182-c m'appellent; je vais les admirer. J'aime la perfection dans tous les métiers, dans tous les arts; c'est pourquoi je ne saurais refuser mon estime à l'auteur de la Henriade.

<183>

222. DE VOLTAIRE.

Paris, 5 février 1747.

Sire, eh bien! vous aurez Sémiramis; elle n'est pas à l'eau rose; c'est ce qui fait que je ne la donne pas à notre peuple de Sybarites, mais à un roi qui pense comme on pensait en France du temps du grand Corneille et du grand Condé, et qui veut qu'une tragédie soit tragique, et une comédie comique.

Dieu me préserve, Sire, de faire imprimer l'Histoire de la guerre de 1741! Ce sont de ces fruits que le temps seul peut mûrir; je n'ai fait assurément ni un panégyrique, ni une satire; mais plus j'aime la vérité, et moins je dois la prodiguer. J'ai travaillé sur les mémoires et sur les lettres des généraux et des ministres. Ce sont des matériaux pour la postérité; car sur quels fondements bâtirait-on l'histoire, si les contemporains ne laissaient pas de quoi élever l'édifice? César écrivit ses Commentaires, et vous écrivez les vôtres; mais où sont les acteurs qui puissent ainsi rendre compte du grand rôle qu'ils ont joué? Le maréchal de Broglie était-il homme à faire des Commentaires? Au reste, Sire, je suis très-loin d'entrer dans cet horrible et ennuyeux détail de journaux de siéges, de marches, de contremarches, de tranchées relevées, et de tout ce qui fait l'entretien d'un vieux major et d'un lieutenant-colonel retiré dans sa province. Il faut que la guerre soit par elle-même quelque chose de bien vilain, puisque les détails en sont si ennuyeux. J'ai tâché de considérer cette folie humaine un peu en philosophe. J'ai représenté l'Espagne et l'Angleterre dépensant cent millions à se faire la guerre pour quatre-vingt-quinze mille livres portées en compte; les nations détruisant réciproquement le commerce pour lequel elles combattent; la guerre au sujet de la pragmatique devenue comme une maladie qui change<184> trois ou quatre fois de caractère, et qui de fièvre devient paralysie, et de paralysie, convulsion; Rome, qui donne la bénédiction et qui ouvre ses portes aux têtes de deux armées ennemies, en un même jour; un chaos d'intérêts divers qui se croisent à tout moment; ce qui était vrai au printemps devenu faux en automne; tout le monde criant : La paix! la paix! et faisant la guerre à outrance; enfin tous les fléaux qui fondent sur cette pauvre race humaine; au milieu de tout cela, un prince philosophe qui prend toujours bien son temps pour donner des batailles et des opéras, qui sait faire la guerre, la paix, et des vers, et de la musique, qui réforme les abus de la justice, et qui est le plus bel esprit de l'Europe. Voilà à quoi je m'amuse, Sire, quand je ne meurs point; mais je me meurs fort souvent, et je souffre beaucoup plus que ceux qui, dans cette funeste guerre, ont attrapé de grands coups de fusil.

J'ai revu M. le duc de Richelieu, qui est au désespoir de n'avoir pu faire sa cour au grand homme de nos jours. Il ne s'en console point, et moi, je ne demande à la nature un mois ou deux de santé que pour voir encore une fois ce grand homme, avant daller dans le pays où Achille et Thersite, Corneille et Danchet, sont égaux. Je serai attaché à V. M. jusqu'à ce beau moment où l'on va savoir à point nommé ce que c'est que l'âme, l'infini, la matière et l'essence des choses; et, tant que je vivrai, j'admirerai et j'aimerai en vous l'honneur et l'exemple de cette pauvre espèce humaine.

<185>

223. A VOLTAIRE.185-a

(Potsdam) 22 février 1747.

Vous n'avez donc point fait votre Sémiramis pour Paris? On ne se donne pas non plus la peine de travailler avec soin une tragédie pour la laisser vieillir dans un portefeuille. Je vous devine : avouez donc que cette pièce a été composée pour notre théâtre de Berlin. A coup sûr, c'est une galanterie que vous me faites, et que votre discrétion ou votre modestie vous empêche d'avouer. Je vous en fais mes remercîments à la lettre, et j'attends la pièce pour l'applaudir, car on peut applaudir d'avance quand il s'agit de vos ouvrages. Il n'y a qu'une injustice extrême de la part du public, ou plutôt les intrigues et les cabales qui peuvent vous enlever les louanges que vous méritez.

Voilà donc votre goût décidé pour l'histoire : suivez, puisqu'il le faut, cette impulsion étrangère; je ne m'y oppose pas. L'ouvrage qui m'occupe185-b n'est point dans le genre de mémoires, ni de commentaires; mon personnel n'y entre pour rien. C'est une fatuité en tout homme de se croire un être assez remarquable pour que tout l'univers soit informé du détail de ce qui concerne son individu. Je peins en grand le bouleversement de l'Europe; je me suis appliqué à crayonner les ridicules et les contradictions que l'on peut remarquer dans la conduite de ceux qui la gouvernent. J'ai rendu le précis des négociations les plus importantes, des faits de guerre les plus remarquables; et j'ai assaisonné ces récits de réflexions sur les causes des événements et sur les différents effets qu'une même chose produit quand elle arrive dans d'autres temps ou chez différentes nations. Les détails de guerre que vous dédaignez sont sans doute ces longs journaux qui contiennent l'ennuyeuse énumération de cent minuties; et<186> vous avez raison sur ce sujet. Cependant il faut distinguer la matière de l'inhabileté de ceux qui la traitent pour la plupart du temps. Si on lisait une description de Paris où l'auteur s'amusât à donner l'exacte dimension de toutes les maisons de cette ville immense, et où il n'omît pas jusqu'au plan du plus vil brelan, on condamnerait ce livre et l'auteur au ridicule, mais on ne dirait pas pour cela que Paris est une ville ennuyeuse. Je suis du sentiment que de grands faits de guerre, écrits avec concision et vérité, qui développent les raisons qu'un chef d'armée a eues en se décidant, et qui exposent, pour ainsi dire, l'âme de ses opérations; je crois, je le répète, que de pareils mémoires doivent servir d'instruction à tous ceux qui font profession des armes. Ce sont des leçons qu'un anatomiste fait à des sculpteurs, qui leur apprennent par quelles contractions les muscles du corps humain se remuent. Tous les arts ont des exemples et des préceptes : pourquoi la guerre, qui défend la patrie et sauve les peuples d'une ruine prochaine, n'en aurait-elle pas?

Si vous continuez à écrire sur ces dernières guerres, ce sera à moi à vous céder ce champ de bataille; aussi bien mon ouvrage n'est-il pas fait pour le public.

J'ai pensé très-sérieusement trépasser, ayant eu une attaque d'apoplexie imparfaite; mon tempérament et mon âge m'ont rappelé à la vie.186-a Si j'étais descendu là-bas, j'aurais guetté Lucrèce et Virgile jusqu'au moment que je vous aurais vu arriver, car vous ne pourrez avoir d'autre place dans l'Élysée qu'entre ces deux messieurs-là. J'aime cependant mieux vous appointer dans ce monde-ci : ma curiosité sur<187> l'infini et sur les principes des choses n'est pas assez grande pour me faire hâter le grand voyage. Vous me faites espérer de vous revoir; je ne m'en réjouirai que quand je vous verrai, car je n'ajoute pas grand' foi à ce voyage. Cependant vous pouvez vous attendre à être bien reçu,

Car je t'aime toujours, tout ingrat et vaurien,
Et ma facilité fait grâce à ta faiblesse;
Je te pardonne tout avec un cœur chrétien,187-a

Le duc de Richelieu a vu des dauphines, des fêtes, des cérémonies et des fats : c'est le lot d'un ambassadeur. Pour moi, j'ai vu le petit Paulmi, aussi doux qu'aimable et spirituel. Nos beaux esprits l'ont dévalisé en passant, et il a été obligé de nous laisser une comédie charmante, qui a eu assez de succès à la représentation. Il doit être à présent à Paris. Je vous prie de lui faire mes compliments, et de lui dire que sa mémoire subsistera toujours ici avec celle des gens les plus aimables.

Vous avez prêté votre Pucelle à la duchesse de Würtemberg : apprenez qu'elle l'a fait copier pendant la nuit. Voilà les gens à qui vous vous confiez; et les seuls qui méritent votre confiance, ou plutôt à qui vous devriez vous abandonner tout entier, sont ceux avec lesquels vous êtes en défiance. Adieu; puisse la nature vous donner assez de force pour venir dans ce pays-ci, et vous conserver encore de longues années pour l'ornement des lettres et pour l'honneur de l'esprit humain!

<188>

224. DE VOLTAIRE.

Versailles, 9 mars 1747.

Les fileuses des destinées,
Les Parques, ayant mille fois
Entendu les âmes damnées
Parler là-bas de vos exploits,
De vos rimes si bien tournées,
De vos victoires, de vos lois,
Et de tant de belles journées,
Vous crurent le plus vieux des rois.
Alors, des rives du Cocyte,
A Berlin vous rendant visite,
La Mort s'en vint, avec le Temps,
Croyant trouver des cheveux blancs.
Front ridé, face décrépite,
Et discours de quatre-vingts ans.
Que l'inhumaine fut trompée!
Elle aperçut de blonds cheveux,
Un teint fleuri, de grands yeux bleus,
Et votre flûte et votre épée;
Elle songea, pour mon bonheur,
Qu'Orphée autrefois par sa lyre,
Et qu'Alcide par sa valeur,
La bravèrent dans son empire.
Dans vous, dans mon prince elle vit
Le seul homme qui réunit
Les dons d'Orphée et ceux d'Alcide;
Doublement elle vous craignit,
Et, laissant son dard homicide,188-a

<189>

S'enfuit au plus vite, et partit
Pour aller saisir la personne
De quelque pesant cardinal,
Ou pour achever, dans Lisbonne,
Le prêtre-roi de Portugal.189-a

Vraiment, Sire, je ne vous dirais pas de ces bagatelles rimées, et je serais bien loin de plaisanter, si votre lettre, en me rassurant, ne m'avait inspiré de la gaîté. La Renommée, qui a toujours ses cent bouches ouvertes pour parler des rois, et qui en ouvre mille pour vous, avait dit ici que V. M. était à l'extrémité, et qu'il y avait très-peu d'espérance. Cette mauvaise nouvelle, Sire, vous aurait fait grand plaisir, si vous aviez vu comme elle fut reçue. Comptez qu'on fut consterné, et qu'on ne vous aurait pas plus regretté dans vos États. Vous auriez joui de toute votre renommée, vous auriez vu l'effet que produit un mérite unique sur un peuple sensible; vous auriez senti toute la douceur d'être chéri d'une nation qui, avec tous ses défauts, est peut-être dans l'univers la seule dispensatrice de la gloire. Les Anglais ne louent que des Anglais; les Italiens ne sont rien; les Espagnols n'ont plus guère de héros, et n'ont pas un écrivain; les monades de Leibniz, en Allemagne, et l'harmonie préétablie, n'immortaliseront aucun grand homme. Vous savez, Sire, que je n'ai pas de <190>prévention pour ma patrie; mais j'ose assurer qu'elle est la seule qui élève des monuments à la gloire des grands hommes qui ne sont pas nés dans son sein.

Pour moi, Sire, votre péril me fit frémir, et me coûta bien des larmes. Ce fut M. de Paulmi qui m'apprit que V. M. se portait bien, et qui me rendit ma joie.

Je serais tenté de croire que les pilules de Stahl190-a doivent faire du bien au roi de Prusse; elles ont été inventées à Berlin, et elles m'ont presque guéri en dernier lieu. Si elles ont un peu raccommodé mon corps cacochyme, que ne feront-elles point au tempérament d'un héros!

Si quelque jour elles me rendent un peu de forces, je vous demanderai assurément la permission de venir encore vous admirer; peut-être V. M. ne serait-elle pas fâchée de me donner ses lumières sur ce qu'elle a fait et sur ce qu'elle pense de grand. Je lui jure qu'elle ne se plaindrait pas que j'eusse donné à madame la duchesse de Würtemberg ce que je devais donner au grand Frédéric. Elle a peut-être copié une page ou deux de ce que vous avez, mais il est impossible qu'elle ait ce que vous n'avez pas; je vous jure encore que le reste est à Cirey, et n'est point fait du tout pour être à présent à Paris.

La dame de Cirey, qui a été aussi alarmée que moi, vous demande la permission de vous témoigner sa joie et son attachement respectueux.

Vivez, Sire, vivez, grand homme, et puissé-je vivre pour venir encore une fois baiser cette main victorieuse, qui a fait et écrit de quoi aller à la postérité la plus reculée! Vivez, vous qui êtes le plus grand homme de l'Europe, et que j'oserai aimer tendrement jusqu'à mon dernier soupir, malgré le profond respect qui empêche, dit-on, d'aimer.

<191>

225. A VOLTAIRE.191-a

Le 24 avril 1747.

Vous rendez la Mort si galante
Et le Tartare si charmant,
Que cette image décevante
Séduit mon esprit, et le tente
D'en tâter pour quelque moment;
Mais de cette demeure sombre,
Où Proserpine avec Pluton
Gouverne le funeste nombre
D'habitants du noir Phlégéthon,
Je n'ai point vu revenir d'ombre.
J'ignore si dans ce canton
Les beaux esprits ont le bon ton,
Et le voyage est de nature
Qu'en s'embarquant avec Caron
La retraite n'est pas trop sûre.
Laissons donc à la fiction
La tranquille possession
Du royaume de l'autre monde,
Source où l'imagination,
En nouveautés toujours féconde,
Puise le système où se fonde
La populaire opinion.
Qu'un fanatique ridicule
Y place son plus doux espoir;
Qu'on prépare pour ce manoir
Un quidam que la fièvre brûle,
S'il faut lui dorer la pilule
Pour l'envoyer tout consolé,
Bien lesté, saintement huilé,
Passer en pompe triomphale
Au bord de la rive infernale :
Moi, qui ne suis point affublé

<192>

De vision théologale,
Je préfère à cette morale
La solide réalité
Des voluptés de cette vie.
Je laisse la félicité
Dont on prétend qu'elle est suivie
A quelque docteur entêté,
Dont l'âme au plaisir engourdie
Ne vit que dans l'éternité;
A cette engeance triste et folle
Des Malebranches de l'école,
Grands alambiqueurs d'arguments,
Dont la raison et le bon sens
Subtilement des bancs s'envole,
Attendant un Roland nouveau
Qui, par pitié pour leur cerveau,
Aille recouvrer leur fiole,192-a
Pour moi, qui me ris de ces fous,
Je m'abandonne sans faiblesse
Aux plaisirs que m'offrent mes goûts;
Et, lorsque mon démon m'oppresse,
Aux riches sources du Permesse
J'ose encor puiser quelquefois.
Mais l'âge fane ma jeunesse,
Mon front, sillonné par ses doigts,
M'apprend, hélas! que la vieillesse
V ient pour me ranger sous ses lois.
Adieu, beaux jours, plaisirs, folie,
Brillante imagination,
Enfants de mon naissant génie;
Adieu, pétillante saillie;
Vos charmes sont hors de saison,
Et la sagesse, me dit-on,
Doit sur la physionomie
D'un républicain de Platon
Imprimer l'air froid de Caton.
Adieu, beaux vers, douce harmonie,

<193>

Frénétique métromanie,
Immortelle cour d'Apollon,
Qui jurez dans la compagnie
De la pourpre et de la raison :
Ma muse, du Pinde proscrite,
M'avertit que son dieu la quitte.
Ainsi donc j'abandonnerai
Cette séduisante carrière;
Mais tant que je vous y verrai,
Assis auprès de la barrière,
Battant des mains, j'applaudirai.

Je vous rends un peu de laiton pour de l'or pur que vous m'envoyez. Il n'est en vérité rien au-dessus de vos vers. J'en ai vu que vous adressez à Algarotti, qui sont charmants : mais ceux qui sont pour moi sont encore au-dessus des autres. La Sémiramis m'est parvenue en même temps, remplie de grandes beautés de détail et de ces superbes tirades qui confirment le goût décidé que j'ai pour vos ouvrages. Je ne sais cependant si les spectres et les ombres que vous mettez dans cette pièce lui donneront tout le pathétique que vous vous en promettez. L'esprit du dix-huitième siècle se prête à ce merveilleux lorsqu'il est en récit, et c'est un peu hasarder que de le mettre en action. Je doute que l'ombre du grand Ninus fasse des prosélytes. Ceux qui croient à peine en Dieu doivent rire quand ils voient des démons jouer un rôle sur le théâtre. Je hasarde peut-être trop de vous exposer mes doutes sur une chose dont je ne suis pas juge compétent. Si c'était quelque manifeste, quelque alliance, ou quelque traité de paix, peut-être pourrais-je en raisonner plus à mon aise, et bavarder politique, ce qui est le plus souvent travestir en héroïsme la fourberie des hommes. Je me suis à présent enfoncé dans l'histoire : je l'étudié, je l'écris,193-a plus curieux de connaître celle des autres que de savoir la fin de la mienne. Je me porte mieux à <194>présent; je vous conserve toujours mon estime, et je suis toujours dans les dispositions de vous recevoir ici avec empressement. Adieu.

Faites, je vous prie, mes compliments à madame du Châtelet, et remerciez-la de la part qu'elle prend à ce qui me regarde.

226. AU MEME.194-a

Potsdam, 29 novembre 1748.

En vain veux-je vous arrêter,
Partez donc, indiscrète Muse;
Allez vous-même déclamer
Vos vers, que Vaugelas récuse,
Et chez l'Homère des Français
Etaler l'amas des portraits
Qu'a peints votre verve diffuse.
Quels sont vos étranges exploits!
A-t-on jamais entendu l'âne
Provoquer de sa voix profane
Le chantre aimable de nos bois?
Et vous, babillarde caillette,
Allez, sans raison, sans sujet,
Auprès du plus fameux poëte,
Afin d'exciter sa trompette
Par les sons de mon flageolet.
Partez donc, je n'y sais que faire.
Puisqu'il le faut, voyez, Voltaire,
Le fatras énorme et complet
De mille rimes insensées

<195>

Qui, malgré moi, comme il leur plaît,
Ont défiguré mes pensées;
Mais surtout gardez le secret

Voilà la façon dont j'ai parlé à ma muse, ou à mon esprit; j'y ajoutais encore quelques réflexions. Voltaire, leur disais-je, est malheureux : un libraire avide de ses ouvrages ou quelque éditeur familier lui volera un jour sa cassette, et vous aurez le malheur, mes vers, de vous y trouver et de paraître dans le monde malgré vous. Mais sentant que cette réflexion n'est qu'un effet de l'amour-propre, j'opinai pour le départ des vers, trouvant dans le fond que ces laborieux ouvrages, au lieu de trouver une place dans votre cassette, serviraient mieux dans la tabagie du roi Stanislas. Qu'on les brûle; c'est la plus belle mort qu'ils peuvent attendre. A propos du roi Stanislas, je trouve qu'il mène une vie fort heureuse. On dit qu'il enfume madame du Châtelet et le gentilhomme ordinaire de la chambre de Louis XV, c'est-à-dire qu'il ne peut se passer de vous deux. Cela est raisonnable, cela est bien. Le sort des hommes est bien différent. Tandis qu'il jouit de tous les plaisirs, moi, pauvre fou, peut-être maudit de Dieu, je versifie. Passons à des sujets plus graves. Savez-vous bien que je me suis mis en colère contre vous, et cela tout de bon? Comment pourrait-on ne point se fâcher? car

Du plus bel esprit de la France,
Du poëte le plus brillant,
Je n'ai reçu depuis un an
Ni vers ni pièce d'éloquence.
C'est, dit-on, que Sémiramis
L'a retenu dans Babylone.
Cette nouvelle Tisiphone
Fait-elle oublier des amis?
Peut-être écrit-il de Louis
La campagne en exploits fameuse
Où, vainqueur de ses ennemis,

<196>

Les bords orgueilleux de la Meuse
Arborèrent les fleurs de lis.
Jamais l'ouvrage ne dérange
Un esprit sublime et profond;
D'où vient donc ce silence étrange?
On dirait qu'un beau jour Caron,
Inspiré par un mauvais ange,
Vous a transporté chez Pluton,
Dans ce manoir funeste et sombre
Où le sot vaut l'homme d'esprit,
D'où jamais ne sortit une ombre,
Où l'on n'aime, ne boit, ni rit.
Cependant un bruit court en ville :
De Paris l'on mande tout bas
Que Voltaire est à Lunéville;
Mais quels contes ne fait-on pas?
Un instant m'en rappelle mille.
Deux rois, dit-on, sont vos galants :
L'un, roi sans peuple et sans couronne,
L'autre, si puissant qu'il en donne
A ses beaux-fils, à ses parents.
Au nombre des rois vos amants
J'en ajouterais un troisième;
Mais la décence et le bon sens
M'ont empêché depuis longtemps
D'oser vous parler de moi-même.

Malgré ce silence, j'exciterai d'ici votre ardeur pour l'ouvrage. Je ne vous dirai point : « Vaillant fils de Télamon, ranimez votre courage aujourd'hui que tous vos généreux compagnons sont hors de combat, et que le sort des Grecs dépend de votre bras. »196-a Mais achevez l'histoire de Louis le Grand; et ayant eu l'honneur de donner à la France un Virgile, ajoutez-y la gloire de lui donner un Arioste.

Les nouvelles publiques m'ont mis de mauvaise humeur; je trouve que, comme vous n'êtes point à Paris, vous seriez tout aussi bien à <197>Berlin qu'à Lunéville. Si madame du Châtelet est une femme à composition, je lui propose de lui emprunter son Voltaire à gage. Nous avons ici un gros cyclope de géomètre197-a que nous lui engagerons contre le bel esprit; mais qu'elle se détermine vite. Si elle souscrit au marché, il n'y a point de temps à perdre : il ne reste plus qu'un œil à notre homme, et une courbe nouvelle qu'il calcule à présent pourrait le rendre aveugle tout à fait avant que notre marché fût conclu. Faites-moi savoir sa réponse, et recevez en même temps de bonne part les profondes salutations que ma muse fait à votre puissant génie. Adieu.

227. DE VOLTAIRE.

Cirey, janvier 1749.

Le jeune d'Arnaud, qui, par ses mœurs et par son esprit, paraît digne de servir V. M.,197-b me manda, il y a quelque temps, que vous aviez daigné vous souvenir du plus ancien serviteur que vous ayez en France, et de l'admirateur le plus passionné que vous ayez en Europe; mais je ne suis pas né heureux. Je n'ai point reçu les ordres dont V. M. m'honorait; j'étais en Lorraine, à la cour du roi Stanislas. Je sais bien que tous les gens de bon sens demanderont pourquoi je suis à la cour de Lunéville, et non pas à celle de Berlin. Sire, c'est que Lunéville est près des eaux de Plombières, et que je vais là souvent pour faire durer encore quelques jours une malheureuse machine dans laquelle il y a une âme qui est toute à V. M. Je suis<198> revenu de Lunéville à cet ancien Cirey, où vous m'avez donné tant de marques de vos bontés; où nous avons vu votre ambassadeur Keyserlingk, dont nous déplorons la mort, et qui vous aimait si véritablement; où nous avons vos portraits en toile et en or, et où nous parlons tous les jours des espérances que vous donniez en ce temps-là, et que vous avez tant passées depuis. Enfin, Sire, le courrier qui s'était chargé de votre paquet ne l'a rendu ni à Lunéville, ni à Cirey. Je le fais chercher partout, et, en attendant, je vous expose ma douleur. Il n'y a pas d'apparence que le paquet soit perdu. Mais il y a eu tant de contre-temps, que probablement je ne l'aurai de plus de quinze jours. Soit prose, soit vers, je sens bien la perte que j'ai faite.

J'ai appris que V. M. n'abandonnait pas tout à fait la poésie, et que, en se donnant à l'histoire, elle se prêtait encore aux fictions. Vous mettez à vous instruire et à instruire les hommes un temps que d'autres perdent à suivre des chiens qui courent après un renard ou un cerf. Vous avez envoyé à M. de Maupertuis des vers charmants.198-a Je vous assure qu'il n'y a aucun de nos ministres qui pût répondre en vers à V. M., et que tous les conseils des rois de l'Europe, pétris ensemble, ne pourraient pas seulement vous fournir une ode, à moins que mylord Chesterfield ne fût du conseil d'Angleterre; encore ne vous donnerait-il que des vers anglais, dont V. M. ne se soucie guère. Pour moi, Sire, qui aime passionnément vos vers, et qui n'en fais plus guère, je me borne à la prose, en qualité de chétif historiographe; je compte les pauvres gens qu'on a tués dans la dernière guerre, et je dis toujours vrai, à plusieurs milliers près. Je démolis les villes de la barrière hollandaise; je donne une vingtaine de batailles qui m'ennuient beaucoup; et, quand tout cela sera fait, je n'en ferai rien paraître, car, pour donner une histoire, il faut que les gens qui peuvent vous démentir soient morts. J'ai vu un temps<199> où V. M. s'amusait à un pareil ouvrage; mais c'était César qui faisait ses Commentaires; et moi, je suis un commis de ministre, qui extrais, dans les bureaux, les archives vraies ou fausses des malheurs, des sottises et des méchancetés de notre siècle. Si V. M. était curieuse de voir le commencement de ma bavarderie historique, j'aurais l'honneur de le lui envoyer, en la suppliant très-humblement de daigner corriger l'ouvrage de cette main qui écrit comme elle combat. Les maux continuels auxquels je suis condamné pour ma vie ne m'ont pas permis d'avancer beaucoup ma besogne. L'honneur d'entretenir V. M. quelques heures me fournirait plus de lumières que toutes les pancartes de nos ministres. Mais je suis d'une faiblesse inconcevable, et Berlin est loin des eaux chaudes. Je n'ai plus de ressources que dans l'espérance d'un petit voyage de V. M. aux bains de Charlemagne, votre devancier, ou à quelques autres bains où on étouffe de chaud. En ce cas, je m'empaqueterais pour avoir encore la consolation de voir Frédéric le Grand avant de mourir, et pour rassasier mes yeux et mes oreilles; mais on passe sa vie à souhaiter, et à faire le contraire de ce qu'on voudrait faire. On peut bien répondre de ses sentiments; mais il n'y a personne qui puisse dire ce qu'il fera demain. La destinée nous mène, et se moque de nous. Ma destinée, Sire, sera de vous être attaché jusqu'au dernier soupir de ma vie, et je lui demande de me permettre de pouvoir voir encore le premier des rois et des hommes. Je lui renouvelle mes très-profonds respects; madame du Châtelet y joint les siens.

<200>

228. DU MÊME.

Cirey, 26 janvier 1749.

Sire, je reçois enfin le paquet dont Votre Majesté m'a honoré, du 29 novembre. Un maudit courrier, qui s'était chargé de ce paquet enfermé très-mal à propos dans une boîte envoyée de Paris à madame du Châtelet, l'avait porté à Strasbourg, et de là dans la ville de Troyes, où j'ai été obligé de l'envoyer chercher.

Tous les amiraux d'Albion
Auraient eu le temps de nous rendre
Les ruines du Cap-Breton,
Et nous, le temps de les reprendre,
Pendant que cet aimable don
De mon Frédéric-Apollon
A Cirey se faisait attendre.

On revient toujours à ses goûts; vous faites des vers quand vous n'avez plus de batailles à donner. Je croyais que vous vous étiez mis tout entier à la prose.

Mais il faut que votre génie,
Que rien n'a jamais limité,
S'élance avec rapidité
Du haut du mont inhabité
Où bâille la Philosophie,
Jusqu'aux lieux pleins de volupté
Où folâtre la Poésie.

Vous donnez sur les oreilles aux Autrichiens et aux Saxons, vous donnez la paix dans Dresde, vous approfondissez la métaphysique, vous écrivez les mémoires d'un siècle dont vous êtes le premier homme; enfin, vous laites des vers, et vous en faites plus que moi, qui n'en peux plus, et qui laisse là le métier.

<201>Je n'ai point encore vu ceux dont V. M. a régalé M. de Maurepas;201-a mais j'en avais déjà vu quelques-uns de l'Épître à votre président des xx et des beaux-arts.

Le neveu de Du Gay-Trouin,
Demi-homme et demi-marsouin,201-b

avait déjà fait fortune. Nos connaisseurs disent : Voilà qui est du bon ton, du ton de la bonne compagnie; car, Sire, vous seriez cent fois plus héros, nos beaux esprits, nos belles dames, vous sauront gré surtout d'être du bon ton. Alexandre, sans cela, n'aurait pas réussi dans Athènes, ni V. M. dans Paris.

L'Épître sur la Vanité et sur l'Intérêt m'a fait encore plus de plaisir que ce bon ton et que la légèreté des grâces d'une Épître familière. Le portrait de l'insulaire,

Qui de son cabinet pense agiter la terre,
De ses propres sujets habile séducteur,
Des princes et des rois dangereux corrupteur, etc.,201-c

est un morceau de la plus grande force et de la plus grande beauté. Ce ne sont pas là des portraits de fantaisie. Tous les travers de notre pauvre espèce sont d'ailleurs très-bien touchés dans cette Épître.

Des fous qui s'en font tant accroire
Vous peignez les légèretés;
De nos vaines témérités
Vos vers sont la fidèle histoire;
On peut fronder les vanités
Quand on est au sein de la gloire.

Je croirais volontiers que l'Ode sur la Guerre201-d est de quelque<202> pauvre citoyen, bon poëte d'ailleurs, lassé de payer le dixième, et le dixième du dixième, et de voir ravager sa terre pour les querelles des rois. Point du tout, elle est du roi qui a commencé la noise, elle est de celui qui a gagné, les armes à la main, une province et cinq batailles. Sire, V. M. fait de beaux vers, mais elle se moque du monde.

Toutefois, qui sait si vous ne pensez pas réellement tout cela quand vous l'écrivez? Il se peut très-bien faire que l'humanité vous parle dans le même cabinet où la politique et la gloire ont signé des ordres pour assembler des armées. On est animé aujourd'hui par la passion des héros; demain on pense en philosophe. Tout cela s'accorde à merveille, selon que les ressorts de la machine pensante sont montés. C'est une preuve de ce que vous daignâtes m'écrire, il y a dix ans, sur la Liberté.

J'ai relu ici ce petit morceau très-philosophique; il fait trembler. Plus j'y pense, plus je reviens à l'avis de V. M. J'avais grande envie que nous fussions libres; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour le croire.202-a L'expérience et la raison me convainquent que nous sommes des machines faites pour aller un certain temps, et comme il plaît à Dieu. Remerciez la nature de la façon dont votre machine est construite, et de ce qu'elle a été montée pour écrire l'Épître à Hermotime.

Le vainqueur de l'Asie, en subjuguant cent rois,
Dans le rapide cours de ses brillants exploits,
Estimait Aristote et méditait son livre.
Heureux, si sa raison plus docile à le suivre,
Réprimant un courroux trop fatal à Clitus,
N'eût par ce meurtre affreux obscurci ses vertus! etc.202-b

Personne en France n'a jamais fait de meilleurs vers que ceux-là. Boileau les aurait adoptés; et il y en a beaucoup de cette force, de cette clarté et de cette élégance harmonieuse dans votre Épître à Her<203>motime. V. M. a déjà peut-être lu Catilina; elle peut voir si nos académiciens écrivent aussi purement qu'elle.

Sire, grand merci de ce que, dans votre ode sur votre Académie,203-a vous daignez, aux chutes des strophes, employer la mesure des trois petits vers de trois petits pieds ou de six syllabes. Je croyais être le seul qui m'en étais servi; vous la consacrez. Il y a peu de mesures, à mon gré, aussi harmonieuses; mais aussi il y a peu d'oreilles qui sentent ces délicatesses; votre géomètre borgne, dont V. M. parle, n'en sait rien. Nous sommes dans le monde un petit nombre d'adeptes qui nous y connaissons; le reste n'en sait pas plus qu'un géomètre suisse. Il faudrait que tous les adeptes fussent à votre cour.

J'avais en quelque sorte prévenu la lettre de V. M., en lui parlant de la cour de Lorraine, où j'ai passé quelques mois entre le roi Stanislas et son apothicaire, personnage plus nécessaire pour moi que pour203-b son auguste maître, fût-il souverain dans la cohue de Varsovie.

J'aime fort cette Epiphanie
Des trois rois que vous me citez;
Tous trois différents de génie,
Tous trois de moi très-respectés.
Louis, mon bienfaiteur, mon maître,
M'a fait un fortuné destin;
Stanislas est mon médecin;
Mais que Frédéric veut-il être?

Vous daignez, Sire, vouloir que je sois assez heureux pour vous venir faire ma cour? Moi! voyager pendant l'hiver, dans l'état où je suis! Plût à Dieu! mais mon cœur et mon corps ne sont pas de la même espèce. Et puis, Sire, pourrez-vous me souffrir? J'ai eu une maladie qui m'a rendu sourd d'une oreille, et qui m'a fait perdre mes dents. Les eaux de Plombières m'ont laissé languissant. Voilà un<204> plaisant cadavre à transporter à Potsdam, et à passer à travers vos gardes! Je vais me tapir à Paris, au coin du feu. Le Roi mon maître a la bonté de me dispenser de tout service. Si je me raccommode un peu cet hiver, il serait bien doux de venir me mettre à vos pieds, dans le commencement de l'été; ce serait pour moi un rajeunissement. Mais dois-je l'espérer? Il me reste un souffle de vie, et ce souffle est à vous. Mais je voudrais venir à Berlin avec M. de Séchelles, que V. M. connaît; elle en croirait peut-être plus un intendant d'armée, qui parle gras, et qui m'a rendu le service de faire arrêter, à Bruxelles, la nommée Desvignes, laquelle était encore saisie de tous les papiers qu'elle avait volés à madame du Châtelet, et dont elle avait déjà fait marché avec les coquins de libraires d'Amsterdam. V. M. pourrait très-aisément s'en informer. Je vous avoue, Sire, que j'ai été très-affligé que vous ayez soupçonné que j'eusse pu rien déguiser. Mais si les libraires d'Amsterdam sont des fripons à pendre, le grand Frédéric, après tout, doit-il être fâché qu'on sache, dans la postérité, qu'il m'honorait de ses bontés? Pour moi, Sire, je voudrais n'avoir jamais rien fait imprimer; je voudrais n'avoir écrit que pour vous, avoir passé tous mes jours à votre cour, et passer encore le reste de ma vie à vous admirer de près. J'ai l'ait une très-grande sottise de cultiver les lettres pour le public. Il faut mettre cela au rang des vanités dangereuses dont vous parlez si bien; et, en vérité, tout est vanité, hors de passer ses jours auprès d'un homme tel que vous.

Faites comme il vous plaira, mais mon admiration, mon très-profond respect, mon tendre attachement, ne finiront qu'avec ma vie.

<205>

229. A VOLTAIRE.205-a

Potsdam, 13 février 1749.

Je reçois avec plaisir deux de vos lettres à la fois. Avouez-moi que ce grand envoi de vers vous a paru assez ridicule; il me semble que c'est Thersite qui veut faire assaut de valeur contre Achille. J'espérais qu'à vos lettres vous joindriez une critique de mes pièces, comme vous en usiez autrefois, lorsque j'étais habitant de Remusberg, où le pauvre Keyserlingk, que je regrette et que je regretterai toujours, vous admirait. Mais Voltaire, devenu courtisan, ne sait donner que des louanges; le métier en est, je l'avoue, moins dangereux. Ne pensez pas cependant que ma gloire poétique se fût offensée de vos corrections : je n'ai point la fatuité de présumer qu'un Allemand fasse de bons vers français.

La critique douce et civile
Pour un auteur est un grand bien;
Dans son amour-propre imbécile,
Sur ses défauts il ne voit rien.
Ce flambeau divin qui l'éclairé
Blesse à la vérité ses yeux,
Mais bientôt il n'en voit que mieux,
Il corrige, il devient sévère.
Qui tend à la perfection,
Limant, polissant son ouvrage,
Distingue la correction
De la satire et de l'outrage.

Ayez donc la bonté de ne point m'épargner; je sens que je pourrai faire mieux, mais il faut que vous me disiez comment.

Ne pensez-vous pas que de bien faire des vers est un acheminement pour bien écrire en prose? Le style n'en deviendrait-il pas plus<206> énergique, surtout si l'on prend garde de ne point charger la prose d'épithètes, de périphrases, et de tours trop poétiques?

J'aime beaucoup la philosophie et les vers. Quand je dis philosophie, je n'entends ni la géométrie ni la métaphysique. La première, quoique sublime, n'est point faite pour le commerce des hommes; je l'abandonne à quelque rêve-creux d'Anglais : qu'il gouverne le ciel comme il lui plaira, je m'en tiens à la planète que j'habite. Pour la métaphysique, c'est, comme vous le dites très-bien, un ballon enflé de vent.206-a Quand on fait tant que de voyager dans ce pays-là, on s'égare entre des précipices et des abîmes; et je me persuade que la nature ne nous a point faits pour deviner ses secrets, mais pour coopérer au plan qu'elle s'est proposé d'exécuter.206-b Tirons tout le parti que nous pouvons de la vie, et ne nous embarrassons point si ce sont des mobiles supérieurs qui nous font agir, ou si c'est notre liberté. Si cependant j'osais hasarder mon sentiment sur cette matière, il me semble que ce sont nos passions et les conjonctures dans lesquelles nous nous trouvons qui nous déterminent. Si vous voulez remonter ad priora, je ne sais point ce qu'on en pourra conclure. Je sens bien que c'est ma volonté qui me fait faire des vers, tant bons que mauvais, mais j'ignore si c'est une impulsion étrangère qui m'y force; toutefois lui devrais-je savoir mauvais gré de ne pas mieux m'inspirer.

Ne vous étonnez point de mon Ode sur la Guerre; ce sont, je vous assure, mes sentiments. Distinguez l'homme d'État du philosophe, et sachez qu'on peut faire la guerre par raison, qu'on peut être politique par devoir, et philosophe par inclination. Les hommes ne sont presque jamais placés dans le monde selon leur choix; de là vient qu'il y a tant de cordonniers, de prêtres, de ministres et de princes mauvais.

<207>

Si tout était bien assorti
Sur ce ridicule hémisphère,
L'ouvrier, quittant son outil,
Serait amiral ou corsaire,
Le roi peut-être charbonnier,
Le général, un maltôtier,
Le berger, maître de la terre,
L'auteur, un grand foudre de guerre.
Mais rassurons-nous là-dessus,
Chacun conservera sa place;
Le monde va par ses vieux us,
Et jusqu'à la dernière race
On y verra mêmes abus.

A propos de vers, vous me demandez ce que je pense de la tragédie de Crébillon. J'admire l'auteur de Rhadamiste, d'Électre et de Sémiramis, qui sont de toute beauté; et le Catilina de Crébillon me paraît l'Attila de Corneille, avec cette différence que le moderne est bien au-dessus de son prédécesseur pour la fabrique des vers. Il paraît que Crébillon a trop défiguré un trait de l'histoire romaine dont les moindres circonstances sont connues. De tout son sujet, Crébillon ne conserve que le caractère de Catilina. Cicéron, Caton, la république romaine et le fond de la pièce, tout est si fort changé et même avili, que l'on n'y reconnaît rien que les noms. Par cela même Crébillon a manqué d'intéresser ses auditeurs. Catilina y est un fourbe furieux que l'on voudrait voir punir, et la république romaine, un assemblage de fripons pour lesquels on est indifférent. Il fallait peindre Rome grande, et les supports de sa liberté aussi généreux que sages et vertueux; alors le parterre serait devenu citoyen romain, et aurait tremblé avec Cicéron sur les entreprises audacieuses de Catilina. De plus, il n'y a aucun endroit où le projet de la conjuration soit clairement développé; on ignore quel était le véritable dessein de Catilina, et il me semble que sa conduite est celle d'un homme ivre. Vous aurez remarqué encore que les interlocuteurs<208> varient à chaque scène; il semble qu'ils n'y viennent que pour faire changer de dialogue à Catilina. On peut retrancher de la pièce, sans y rien changer, Lentulus et les ambassadeurs gaulois, qui ne sont que des personnages inutiles, pas même épisodiques. Le quatrième acte est le plus mauvais de tous; ce n'est qu'un persiflage. Et dans le cinquième acte, Catilina vient se tuer dans le temple, parce que l'auteur avait besoin d'une catastrophe; il n'y a aucune raison valable qui l'amène là; il semble qu'il devait sortir de Rome, comme fil effectivement le vrai Catilina.

Ce n'est que la beauté de l'élocution et le caractère de Catilina qui soutiennent celte pièce sur le théâtre français. Par exemple, lorsque Catilina est amoureux, c'est comme un conjuré rempli d'ambition doit l'être :

C'est l'ouvrage des sens, non le faible de l'âme.208-a

Quelle force n'y a-t-il pas dans ces caractères rapides de Cicéron et de Caton :

Timide, soupçonneux et prodigue de plaintes! etc.208-b

En un mot, cette pièce me paraît un dialogue divinement rimé. Souvenez-vous cependant que la critique est aisée, et que l'art est difficile.208-c

Je n'ai compté vous revoir que cet été; si cela se peut, et que vous fassiez un tour ici au mois de juillet, cela me fera beaucoup de plaisir. Je vous promets la lecture d'un poëme épique de quatre mille vers ou environ, dont Valori est le héros;208-d il n'y manque que cette servante qui alluma dans vos sens des feux séditieux que sa pudeur<209> sut réprimer vivement.209-a Je vous promets même des belles plus traitables. Venez sans dents, sans oreilles, sans yeux et sans jambes, si vous ne le pouvez autrement; pourvu que ce je ne sais quoi qui vous fait penser et qui vous inspire de si belles choses soit du voyage, cela me suffit.

Je recevrai volontiers les fragments des campagnes de Louis XV, mais je verrai avec plus de satisfaction encore la fin du Siècle de Louis XIV. Vous n'achevez rien, et cet ouvrage seul ferait la réputatation d'un homme. Il n'y a plus que vous de poëte français, et que Voltaire et Montesquieu qui écrivent en prose. Si vous faites divorce avec les Muses, à qui sera-t-il désormais permis d'écrire? ou, pour mieux dire, de quel ouvrage moderne pourra-t-on soutenir la lecture?

Ne boudez donc point avec le public, et n'imitez point le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, qui punit les crimes des pères jusqu'à la quatrième génération. Les persécutions de l'envie sont un tribut que le mérite paye au vulgaire. Si quelques misérables auteurs clabaudent contre vous, ne vous imaginez pas que les nations et la postérité en seront les dupes. Malgré la vétusté des temps, nous admirons encore les chefs-d'œuvre d'Athènes et de Rome; les cris d'Eschine n'obscurcissent point la gloire de Démosthène, et, quoi qu'en dise Lucain, César passe et passera pour un des plus grands hommes que l'humanité ait produits. Je vous garantis que vous serez divinisé après votre mort. Cependant ne vous hâtez pas de devenir dieu; contentez-vous d'avoir votre apothéose en poche, et d'être estimé de toutes les personnes qui sont au-dessus de l'envie et des préjugés, au nombre desquelles je vous prie de me compter.

<210>

230. DE VOLTAIRE.

Paris, 17 février 1749.

Sire, ce n'est pas le tout d'être roi et d'être un grand homme dans une douzaine de genres, il faut secourir les malheureux qui vous sont attachés. Je suis arrivé à Paris paralytique, et je suis encore dans mon lit. Vespasien guérit bien un aveugle;210-a vous valez mieux que lui. Pourquoi ne me guéririez-vous pas? Je n'ai encore trouvé rien qui me fît plus de bien que les vraies pilules de Stahl, et nous n'en avons à Paris que de mal contrefaites. Je vois bien que tout mon salut est à Berlin. V. M. me dira peut-être que le roi Stanislas est mon médecin, et elle me renverra à lui. Eh bien! Sire, je prends le roi Stanislas pour mon médecin, et le roi de Prusse pour mon sauveur.

Je supplie V. M. de daigner m'envoyer une livre des vraies pilules de Stahl. Elle peut ordonner qu'on me les adresse par la poste, sous l'enveloppe de M. de La Reynière, fermier général des postes de France, si elle n'aime mieux m'envoyer ce petit restaurant par les sieurs Mettra, comme elle faisait autrefois.

Mettez-moi, Sire, en état de pouvoir vous faire ma cour au commencement de cet été. Ce serait ce voyage-là qui me donnerait encore quelques années de vie. Je viendrais ranimer, auprès de mon soleil, le feu de mon âme qui s'éteint.

Le flambeau du fils de Japet
Et la fontaine de Jouvence
Feraient sur moi bien moins d'effet
Que deux jours de votre présence.

Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire, l'attachement, le pro<211>fond respect, l'admiration de votre ancien serviteur, de votre ancien protégé, de celui dont l'âme a été toujours à genoux devant la vôtre.

231. A VOLTAIRE.211-a

Potsdam, 5 mars 1749.

Il y a de quoi purger toute la France avec les pilules que vous me demandez, et de quoi tuer vos trois Académies.211-b Ne vous imaginez pas que ces pilules soient des dragées; vous pourriez vous y tromper. J'ai ordonné à Darget de vous envoyer de ces pilules qui ont une si grande réputation en France, et que le défunt Stahl faisait faire par son cocher. Il n'y a ici que les femmes grosses qui s'en servent. Vous êtes en vérité bien singulier de me demander des remèdes, à moi qui fus toujours incrédule en fait de médecine.

Quoi! vous avez l'esprit crédule
A l'égard de vos médecins,
Qui, pour vous dorer la pilule,
N'en sont pas moins des assassins!
Vous n'avez plus qu'un pas à faire,
Et je vois mon dévot Voltaire
Nasiller chez les capucins.

Faites ce que vous pourrez pour vous guérir : il n'y a de vrai bien en ce monde que la santé. Que ce soient les pilules, le séné, ou<212> les clystères, qui vous rétablissent, peu importe; les moyens sont indifférents, pourvu que j'aie encore le plaisir de vous entendre, car il ne sera plus possible de vous voir, vous devez être tout à fait invisible à présent.

Malgré la Sorbonne plénière,
J'avais fermement dans l'esprit
Que l'homme n'est qu'une matière
Qui naît, végète, et se détruit.
De cette opinion qu'on blâme
Je reconnais enfin les torts;
Car j'admire votre belle âme,
Et je ne vous crois plus de corps.

Je vous envoie encore une Épître212-a qui contient l'apologie de ces pauvres rois contre lesquels tout l'univers glose, en enviant cent fois leur fortune prétendue. J'ai d'autres ouvrages que je vous enverrai successivement; c'est mon délassement que de faire des vers. Si je pèche du côté de l'élocution, du moins trouverez-vous des choses dans mes Épîtres, et point de ce paralogisme vain, de cette crème fouettée qui n'étale que des mots et point de pensées. Ce n'est qu'à vous autres Virgiles et Horaces français qu'il est permis d'employer cet heureux choix de mots harmonieux,212-b cette variété de tours, de passer naturellement du style sérieux à l'enjoué, et d'allier les fleurs de l'éloquence aux fruits du bon sens.

Nous autres étrangers, qui ne renonçons pas pour noire part à la raison, nous sentons cependant que nous ne pouvons jamais atteindre à l'élégance et à la pureté que demandent les lois rigoureuses de la poésie française. Cette étude demande un homme tout entier. Mille devoirs, mille occupations me distraient. Je suis un galérien enchaîné sur le vaisseau de l'État, ou comme un pilote qui n'ose ni quitter le gouvernail, ni s'endormir, sans craindre le sort du malheureux Pali<213>nure.213-a Les Muses demandent des retraites et une entière égalité d'âme dont je ne peux presque jouir. Souvent, après avoir fait trois vers, on m'interrompt; ma muse se refroidit, et mon esprit ne se remonte pas facilement. Il y a de certaines âmes privilégiées qui font des vers dans le tumulte des cours comme dans les retraites de Cirey, dans les prisons de la Bastille comme sur des paillasses en voyage. La mienne n'a pas l'honneur d'être de ce nombre; c'est un ananas qui porte dans des serres, et qui périt en plein air.

Adieu; passez par tous les remèdes que vous voudrez, mais surtout ne trompez pas mes espérances, et venez me voir. Je vous promets une couronne nouvelle de nos plus beaux lauriers, une fillette pucelle à votre usage, et des vers en votre honneur.

232. DE VOLTAIRE.

Paris, 17 mars 1749.

Sire, cet éternel malade répond à la fois à deux lettres de Votre Majesté. Dans votre première, vous jugez de la conduite de Catilina avec ce même esprit qui fait que vous gouvernez bien un vaste royaume, et vous parlez comme un homme qui connaît à fond les gens qui gouvernaient autrefois le monde, et que Crébillon a défigurés. Vous aimez Rhadamiste et Électre. J'ai la même passion que vous, Sire; je regarde ces deux pièces comme des ouvrages vraiment tragiques, malgré leurs défauts, malgré l'amour d'Itys et d'Iphianasse, qui gâtent et qui refroidissent un des beaux sujets de l'antiquité, malgré l'amour d'Arsame, malgré beaucoup de vers qui pèchent contre<214> la langue et contre la poésie. Le tragique et le sublime l'emportent sur tous ces défauts, et qui sait émouvoir sait tout. Il n'en est pas ainsi de la Sémiramis. Apparemment V. M. ne l'a pas lue. Cette pièce tomba absolument; elle mourut dans sa naissance, et n'est jamais ressuscitée; elle est mal écrite, mal conduite, et sans intérêt. Il me sied mal peut-être de parler ainsi, et je ne prendrais pas cette liberté, s'il y avait deux avis différents sur cet ouvrage proscrit au théâtre. C'est même parce que cette Sémiramis était absolument abandonnée que j'ai osé en composer une. Je me garderais bien de faire Rhadamiste et Électre.

J'aurai l'honneur d'envoyer bientôt à V. M. ma Sémiramis, qu'on rejoue à présent avec un succès dont je dois être très-content. Vous la trouverez très-différente de l'esquisse que j'eus l'honneur de vous envoyer il y a quelques années. J'ai tâché d'y répandre toute la terreur du théâtre des Grecs, et de changer les Français en Athéniens. Je suis venu à bout de la métamorphose, quoique avec peine. Je n'ai guère vu la terreur et la pitié, soutenues de la magnificence du spectacle, faire un plus grand effet. Sans la crainte et sans la pitié, point de tragédies. Sire, voilà pourquoi Zaïre et Alzire arrachent toujours des larmes, et sont toujours redemandées. La religion, combattue par les passions, est un ressort que j'ai employé, et c'est un des plus grands pour remuer les cœurs des hommes. Sur cent personnes il se trouve à peine un philosophe, et encore sa philosophie cède à ce charme et à ce préjugé qu'il combat dans le cabinet. Croyez-moi, Sire, tous les discours politiques, tous les profonds raisonnements, la grandeur, la fermeté, sont peu de chose au théâtre; c'est l'intérêt qui fait tout, et sans lui il n'y a rien. Point de succès dans les représentations, sans la crainte et la pitié; mais point de succès dans le cabinet, sans une versification toujours correcte, toujours harmonieuse, et soutenue de la poésie d'expression. Permettez-moi, Sire, de dire que cette pureté et cette élégance manquent absolument à<215> Catilina. Il y a dans cette pièce quelques vers nerveux; mais il n'y en a jamais dix de suite où il n'y ait des fautes contre la langue, ou dans lesquels cette élégance ne soit sacrifiée.

Il n'y a certainement point de roi dans le monde qui sente mieux le prix de cette élégance harmonieuse que Frédéric le Grand. Qu'il se ressouvienne des vers où il parle d'Alexandre, son devancier, dans une Épître morale,215-a et qu'il compare à ces vers ceux de Catilina, il verra s'il retrouvera dans l'auteur français le même nombre et la même cadence qui sont dans les vers d'un roi du Nord, qui m'étonnèrent. Quand je dis qu'il n'y a point de roi qui sente ce mérite comme V. M., j'ajoute qu'il y a aussi peu de connaisseurs à Paris qui aient plus de goût, et aucun auteur qui ait plus d'imagination.

Votre Apologie des rois a un autre mérite que celui de l'imagination; elle a la profondeur, la vérité et la nouveauté.

J'étais occupé à corriger une ancienne Épître sur légalité des conditions, et je faisais quelques vers précisément sur le même sujet, lorsque j'ai reçu votre Épître à Darget. J'effleurais en passant ce que vous approfondissez.

V. M. a bien raison de dire que je ne trouverai ni clinquant ni crème fouettée dans cet ouvrage. C'est le chef-d'œuvre de la raison. Elle est remplie d'images vraies et bien peintes. Ne me dites pas, Sire, que je vous parle en courtisan; quand il s'agit de vers, je ne connais personne. Je révère, comme je le dois, Frédéric le Grand, qui a délivré son royaume des procureurs, et qui a donné la paix dans Dresde; mais je parle ici à mon confrère en Apollon.

Je ne suis pas sévère sur la rime, mais je ne peux passer la rime d'ennuis et soucis.

On ne se sert du mot desservir que pour une chapelle, un bénéfice. On ne l'emploie pas même pour la messe; car on dit servir la messe, et non pas desservir; ainsi,

<216>

............ Les différents emplois
Qui desservent la cour, les finances, les lois,

est une expression vicieuse; mais elle est aisée à corriger.

Et lorsque dans les fers on pense l'enchaîner,
Il s'échappe, et revient hardiment vous braver.

Braver et enchaîner ne riment pas. Il faudrait captiver. Enchaîner dans les fers est un pléonasme; enchaîner seul suffit.

On ne dit point faire l'or; on dit faire de l'or, comme on dit cuire du pain, faire du velours, bâtir des maison, et non cuire les pain, faire le velours, bâtir du maison, à moins que ce les ne se rapporte à quelque chose qui précède ou qui suit. D'ailleurs, en vers, il y a toujours plus de mérite à faire entendre les choses connues qu'à les nommer. Molière, par exemple, dans le style même familier, au lieu de faire dire à un de ses personnages. Vous faites de l'or apparemment, le fait parler ainsi :

Vous avez donc trouvé cette bénite pierre
Qui peut seule enrichir tous les rois de la terre.216-a

Dans un des plus beaux morceaux de cette Épître excellente, vous dites la haine embrasée. Ce mot est impropre. La haine peut embraser des villes et même des cœurs; mais la personne de la Haine ne peut être embrasée. Elle est ardente, étincelante, implacable, funeste, etc.

Privilégiés est de cinq syllabes, et non de quatre; et c'est un mot dont les syllabes sourdes et maigres déplaisent à l'oreille. Il ne doit point entrer dans la poésie.

Tout trafic est rompu. On rompt un traité. On interrompt, on arrête, on ruine, on fait languir un trafic. D'ailleurs, le trafic d'honneur et de droiture est une expression qui veut dire la mauvaise foi.<217> Votre intention est de dire : Tout commerce d'honneur est détruit; or, trafic est un terme qui signifie vendre son honneur; et c'est précisément le contraire que vous entendez. Si vous dites :

Tout commerce est détruit d'honneur et de droiture,

ou quelque chose de semblable, cette faute ne subsistera plus.

Un monarque insensible et presque inanimé
D'un marbre dur et blanc doit bien être estimé.

Il semble, par cette construction, que le monarque doive être estimé par un marbre dur et blanc. On peut aisément encore corriger cette faute.

Vous voyez que je ne suis pas si courtisan, et que je vous dis la vérité, parce que vous en êtes digne. C'est avec la même sincérité que je vous dirai combien j'admire cette Épître, la sagesse qui y règne, le tour aisé et agréable, les vers bien frappés, les transitions heureuses, tout l'art d'un homme éloquent, et toute la finesse d'un homme dont l'esprit est supérieur. Vous êtes le seul homme sur la terre qui sachiez employer ainsi votre peu de loisir. C'est Achille qui joue de la flûte en revenant de battre les Troyens. Les Autrichiens valent bien les troupes de Troie, et votre lyre est bien au-dessus de la flûte d'Achille.

Voilà une lettre bien longue pour être adressée à un roi, et pour être écrite par un malade. Mais vous me ranimez un peu. Votre génie et vos bontés font sur moi plus d'effet que les pilules de Stahl.

J'ai pris la liberté de demander à V. M. de ces pilules, parce qu'elles m'ont fait du bien; je ne crois que faiblement aux médecins, mais je crois aux remèdes qui m'ont soulagé. Le roi Stanislas me donnait de bonnes pilules de votre royaume, à Lunéville. Il y a un peu d'insolence à faire de deux rois ses apothicaires, mais ils auront la bonté de me le pardonner.

<218>Si la nature traite mon individu cet été comme cet hiver, il n'y a pas d'apparence que j'aie la consolation de me mettre encore aux pieds de l'immortel et de l'universel Frédéric le Grand. Mais, s'il me reste un souffle de vie, je l'emploierai à venir lui faire ma cour. Je veux voir encore une fois au moins ce grand homme. Je vous ai aimé tendrement, j'ai été fâché contre vous, je vous ai pardonné, et actuellement je vous aime à la folie. Il n'y a jamais eu de corps si faible que le mien, ni d'âme plus sensible. J'ose enfin vous aimer autant que je vous admire.

Une fille pucelle ou non pucelle! Vraiment c'est bien là ce qu'il me faut! J'ai besoin de fourrure en été, et non de fille. Il me faut un bon lit, mais pour moi tout seul, une seringue, et le roi de Prusse.

Je me porte trop mal pour envoyer des vers à V. M.; mais en voici qui valent mieux que les miens. Ils sont d'un capitaine dans les gardes du roi Stanislas; ils sont adressés au prince de Beauvau. L'auteur, nommé Saint-Lambert,218-a prend un peu ma tournure, et l'embellit. Il est comme vous, Sire, il écrit dans mon goût. Vous êtes tous deux mes élèves en poésie; mais les élèves sont bien supérieurs, pour l'esprit, au pauvre vieux maître poëte.

Songez combien vous devez avoir de bontés pour moi, en qualité de mon élève dans la poésie, et de mon maître dans l'art de penser.

<219>

233. DU MÊME.

Versailles, 19 avril 1749.

Sire, vous vous plaignez que je vous traite avec trop de douceur. Il est vrai que je ne dis pas de duretés à V. M.; mais, quand je loue et que je cite ce qui m'a paru bon dans les ouvrages qu'elle daigne me communiquer, n'est-ce pas vous dire la vérité, n'est-ce pas vous prier de la chercher et de la sentir vous-même? Ne pouvez-vous pas comparer ces beaux morceaux avec les autres? N'est-ce pas à celui qui les a faits d'en apercevoir la différence?

Par exemple, ce morceau, dans votre Épître à Son Altesse Royale madame la margrave de Baireuth, est excellent, et vous devez, en le relisant, vous rendre à vous-même ce témoignage :

« Il n'est rien de plus grand dans ton sort glorieux

(il faudrait pourtant un hémistiche moins faible)

Que ce vaste pouvoir de faire des heureux,
Ni rien de plus divin dans ton beau caractère
Que cette volonté toujours prête à les faire, »
Osait dire à César ce consul orateur
Qui de Ligarius se rendit protecteur;
Et c'est à tous les rois qu'il paraît encor dire :
« Pour faire des heureux vous occupez l'empire;
Astres de l'univers, votre éclat est pour vous,
Mais de vos doux rayons l'influence est pour nous. »219-a

Vous devez sentir que, dans tous ces vers, la rime, la césure, le nombre, ne coûtent rien au sens, que la netteté de la construction en augmente la force. Les deux derniers surtout sont admirables. Je ne crois pas que V. M. doive trouver mauvais que j'aie lu ce morceau singulier au roi Stanislas, qui au moins fait de la prose, et à la<220> Reine sa fille. Elle en a été bien étonnée. Ce ne sont pas là des vers de roi, ce sont des vers du roi des poëtes. Voilà comment il en faut faire. Une douzaine de vers dans ce goût marquent plus de génie et font plus de réputation que cent mille vers médiocres. D'ailleurs, je n'en laisse point tirer de copie, et jamais aucun des vers que vous m'avez daigné envoyer n'a couru; mais ceux-ci mériteraient d'être sus par cœur.

Voilà donc des pièces de comparaison que vous vous êtes laites vous-même. Voilà votre poids du sanctuaire. Pesez à ce poids tous les vers que vous ferez, et surtout avant que d'en envoyer à nos ministres; et soyez bien sûr, Sire, qu'ils ne s'intéressent pas tant à ce petit avantage, aux charmes de ce talent, et à votre personne, que moi, et que je me connais mieux en vers qu'eux.

Quand vous avez fait un morceau aussi parfait que celui que je viens de vous citer, ne sentez-vous pas, Sire, dans le fond de votre cœur, combien cet art des vers est difficile? Je vous en crois convaincu; mais si vous ne l'étiez pas, je vous prierais de relire votre lettre à Darget, que je renvoie à V. M. soulignée et chargée de notes. Ne croyez pas que j'aie tout remarqué. Dites-vous à vous-même tout ce que je ne vous dis point. Examinez ce que j'ose vous dire, et puis, Sire, si vous l'osez, accusez-moi d'en user avec trop de douceur.

Pourquoi vous parlé-je aujourd'hui si franchement? pourquoi vous fais-je des critiques si détaillées? pourquoi dorénavant vous traiterai-je durement (si cela ne déplaît pas à la Majesté)? C'est que vous en êtes digne; c'est que vous faites en effet des choses excellentes, je ne dis pas excellentes pour un homme de votre rang, qu'on loue d'ordinaire comme on loue les enfants; je dis excellentes pour le meilleur de nos académiciens. Vous avez un prodigieux génie, et ce génie est cultivé. Mais si, dans l'heureux loisir que vous vous êtes procuré avec tant de gloire, vous continuez à vous occuper des belles-lettres; si cette passion des grandes âmes vous dure, comme je l'es<221>père; si vous voulez vous perfectionner dans toutes les finesses de notre langue et de notre poésie, à qui vous faites tant d'honneur, il faudrait que vous eussiez la bonté de travailler avec moi deux heures par jour, pendant six semaines ou deux mois; il faudrait que je fisse avec V. M. des remarques critiques sur nos meilleurs auteurs. Vous m'éclaireriez sur tout ce qui est du ressort du génie, et je ne vous serais pas inutile sur ce qui dépend de la mécanique, et sur ce qui appartient au langage, et surtout aux différents styles. La connaissance approfondie de la poésie et de l'éloquence demande toute la vie d'un homme. Je n'ai fait que ce métier, et, à l'âge de cinquante-cinq ans, j'apprends encore tous les jours. Ces occupations vaudraient bien des parties de jeu ou des parties de chasse. Les amusements de Frédéric le Grand doivent être ceux de Scipion.

Si vous me permettiez alors d'entrer dans les détails, j'ose croire que vous conviendriez que la Sémiramis ancienne, dont V. M. me parle, ne vaut rien du tout, et que le public, qui jamais ne s'est trompé à la longue ni sur les rois, ni sur les auteurs, a eu très-grande raison de la réprouver. Et pourquoi l'a-t-il condamnée unanimement? C'est que l'amour d'une mère pour son fils, cet amour qui brava les remords, est révoltant, odieux. L'amour de Phèdre avait besoin de remords, dans Euripide et dans Racine, pour trouver grâce, pour intéresser. Comment voulez-vous donc qu'on supporte l'amour d'une mère, quand d'ailleurs il joint à l'horreur d'un inceste dégoûtant la fadeur des expressions d'un amour de ruelle, jointe à un style toujours dur et vicieux? Qu'est-ce qu'un Bélus qui parle toujours des dieux et de vertu, en faisant des actions de malhonnête homme? Quelle conspiration que la sienne! Comme elle est embrouillée et peu vraisemblable! Comme le roman sur lequel tout cela est bâti est mal tissu, obscur et puéril! Enfin, quelle versification! Voilà, Sire, les raisons qui justifient notre public, depuis trente ans que cette pièce fut donnée. Comment pouvez-vous soupçonner<222> qu'une cabale ait fait tomber cet ouvrage? Tous les rois de la terre ne seraient pas assez puissants pour gouverner pendant trente ans le parterre de Paris. Passe pour quelques représentations. On ne s'acharne point contre Crébillon, en disant ainsi, avec tout le monde, que ce qui est mauvais est mauvais. On lui rend justice, comme quand on loue les très-belles choses qui sont dans Électre et dans Rhadamiste. Je parle de lui avec la même vérité que je parle de V. M. à vous-même.

Ne croyez pas non plus que dans notre Académie nous nous reprochions sans cesse nos incorrections. Nous avons trouvé très-peu de fautes contre la pureté de la langue dans Racine, dans Boileau, dans Pascal; et ces fautes, qui sont légères, ne dérobent rien à l'élégance, à la noblesse, à la douceur du style. L'Académie de la Crusca a repris beaucoup de fautes dans le Tasse; mais elle avoue qu'en général le style du Tasse est fort bon.

Je ne parlerai ici de moi que par rapport à mes fautes. J'en ai laissé échapper beaucoup de ce genre, et je les corrige toutes. Car actuellement je m'occupe à revoir toute l'édition de Dresde. Je change souvent des pages entières, afin de n'être pas indigne du siècle dans lequel vous vivez.

J'ai eu, en dernier lieu, une attention scrupuleuse à écrire correctement ma dernière tragédie. Cependant, après l'avoir revue avec sévérité, j'avais encore laissé trois fautes considérables contre la langue, que l'abbé d'Olivet m'a fait corriger.

La difficulté d'écrire purement dans notre langue ne doit pas vous rebuter. Vous êtes parvenu, Sire, au point où beaucoup d'habitants de Versailles ne parviendront jamais. Il vous reste peu de pas à faire. Vous avez arraché les épines, il ne vous coûtera guère de cueillir les roses; et votre puissant génie triomphe des petits détails comme des grandes choses. Mais j'ai bien peur que vous n'alliez cueillir des lauriers aux dépens des Russes, au lieu de cultiver en paix ceux du Par<223>nasse. V. M. ne m'a point envoyé l'Épître à M. Algarotti. Je crois qu'à la place on a mis dans le paquet une seconde copie de celle à M. Darget.

Je me mets aux pieds de V. M.

234. DU MÊME.

Paris, 15 mai 1749.

J'aurai l'honneur d'être purgé
De la main royale et chérie
Qu'on vit, bravant le préjugé,
Saigner l'Autriche et la Hongrie.

Grand prince, je vous remercie
Des salutaires petits grains
Qu'avec des vers un peu malins
Me départ votre courtoisie.

L'inventeur de la poésie,
Ce dieu que si bien vous servez,
Ce dieu dont l'esprit vous domine,
Fut aussi, comme vous savez,
L'inventeur de la médecine.

Mais vous avez, aux champs de Mars,
Fait connaître à toute la terre
Que ce dieu qui préside aux arts
Est maître dans l'art de la guerre.

C'est peu d'avoir, par maint écrit,
Etendu votre renommée;
L'Autriche à ses dépens apprit

<224>

Ce que vaut un homme d'esprit
Qui conduit une bonne armée.

Il prévoit d'un œil pénétrant,
Il combine avec prud'homie,
Avec ardeur il entreprend;
Jamais sot ne fut conquérant,
Et pour vaincre il faut du génie.

Je crois actuellement V. M. à Neisse ou à Glogau, faisant quelques bonnes épigrammes contre les Russes. Je vous supplie, Sire, d'en faire aussi contre le mois de mai, qui mérite si peu le nom de printemps, et pendant lequel nous avons froid comme dans l'hiver. Il me paraît que ce mois de mai est l'emblème des réputations mal acquises. Si les pilules dont V. M. a honoré ma caducité peuvent me rendre quelque vigueur, je n'irai pas chercher les chambrières de M. de Valori;224-a l'espèce féminine ne me ferait pas faire une demi-lieue; j'en ferais mille pour vous faire encore ma cour. Mais je vous prie de m'accorder une grâce qui vous coûtera peu; c'est de vouloir bien conquérir quelques provinces vers le midi, comme Naples et la Sicile, ou le royaume de Grenade et l'Andalousie. Il y a plaisir à vivre dans ces pays-là, où l'on a toujours chaud. V. M. ne manquerait pas de les visiter tous les ans, comme elle va au grand Glogau, et j'y serais un courtisan très-assidu. Je vous parlerais de vers ou de prose sous des berceaux de grenadiers et d'orangers, et vous ranimeriez ma verve glacée; je jetterais des fleurs sur les tombeaux de Keyserlingk et du successeur de La Croze,224-b que V. M. avait si heureusement arraché à l'Église pour l'attacher à votre personne; et je voudrais comme eux mourir, mais fort tard, à votre service; car, en vérité, Sire, il est bien triste de vivre si longtemps loin de Frédéric le Grand.

<225>

235. A VOLTAIRE.

Le 16 mai 1749.

Voilà ce qui s'appelle écrire. J'aime votre franchise; oui, votre critique m'instruit plus en deux lignes que ne feraient vingt pages de louanges.

Ces vers que vous avez trouvés passables sont ceux qui m'ont le moins coûté. Mais quand la pensée, la césure et la rime se trouvent en opposition, alors je fais de mauvais vers, et je ne suis pas heureux en corrections.

Vous ne vous apercevez pas des difficultés qu'il me faut surmonter pour faire passablement quelques strophes. Une heureuse disposition de la nature, un génie facile et fécond vous ont rendu poëte sans qu'il vous en ait rien coûté; je rends justice à l'infériorité de mes talents; je nage dans cet océan poétique avec des joncs et des vessies sous les bras. Je n'écris pas aussi bien que je pense; mes idées sont souvent plus fortes que mes expressions, et, dans cet embarras, je fais le moins mal que je peux.

J'étudie à présent vos critiques et vos corrections; elles pourront m'empêcher de retomber dans mes fautes précédentes; mais il en reste encore tant à éviter, qu'il n'y a que vous seul qui puissiez me sauver de ces écueils.

Sacrifiez-moi, je vous prie, ces deux mois que vous me promettez. Ne vous ennuyez point de m'instruire; si l'extrême envie que j'ai d'apprendre, et de réussir dans une science qui de tout temps a fait ma passion, peut vous récompenser de vos peines, vous aurez lieu d'être satisfait.

J'aime les arts par la raison qu'en donne Cicéron.225-a Je ne m'élève point aux sciences, par la raison que les belles-lettres sont utiles en<226> tout temps, et que, avec toute l'algèbre du monde, on n'est souvent qu'un sot, lorsqu'on ne sait pas autre chose. Peut-être dans dix ans la société tirera-t-elle de l'avantage des courbes que des songe-creux d'algébristes auront carrées laborieusement. J'en félicite d'avance la postérité; mais, à vous parler vrai, je ne vois dans tous ces calculs qu'une scientifique extravagance. Tout ce qui n'est ni utile ni agréable ne vaut rien. Quant aux choses utiles, elles sont toutes trouvées; et, pour les agréables, j'espère que le bon goût n'y admettra point d'algèbre.226-a

Je ne vous enverrai plus ni prose, ni vers. Je vous compte ici au commencement de juillet, et j'ai tout un fatras poétique dont vous pourrez faire la dissection; cela vaut mieux que de critiquer Crébillon ou quelque autre, où certainement vous ne trouverez ni des fautes aussi grossières, ni en aussi grand nombre, que dans mes ouvrages.

Il n'y a que des chardons à cueillir sur les bords de la Néwa, et point de lauriers. Ne vous imaginez point que j'aille là pour faire mon bonheur; vous me trouverez ici, pacifique citoyen de Sans-Souci, menant la vie d'un particulier philosophe.226-b

Si vous aimez à présent le bruit et l'éclat, je vous conseille de ne point venir ici; mais si une vie douce et unie ne vous déplaît pas, venez, et remplissez vos promesses. Mandez-moi précisément le jour que vous partirez; et, si la marquise du Châtelet est une usurière, je compte de m'arranger avec elle pour vous emprunter à gages, et pour lui payer par jour quelque intérêt qu'il lui plaira pour son poëte, son bel esprit, son ...., etc.

Adieu; j'attends votre réponse.

<227>

236. AU MÊME.

Le 10 juin 1749.

Jamais on n'a fait d'aussi jolis vers pour des pilules; ce n'est point parce que j'y suis loué, je connais en cela l'usage des rois et des poëtes; mais, en faisant abstraction de ce qui me regarde, je trouve ces vers charmants.

Si des purgatifs produisent d'aussi bons vers, je pourrais bien prendre une prise de séné, pour voir ce qu'elle opérera sur moi.

Ce que vous avez cru être une épigramme se trouve être une ode;227-a je vous l'envoie avec une épigramme contre les médecins.227-b J'ai lieu d'être un peu de mauvaise humeur contre leurs procédés; j'ai la goutte, et ils ont pensé me tuer à force de sudorifiques.

Écoutez, j'ai la folie de vous voir; ce sera une trahison si vous ne voulez pas vous prêter à me faire passer cette fantaisie. Je veux étudier avec vous; j'ai du loisir cette année, Dieu sait si j'en aurai une autre. Mais, pour que vous ne vous imaginiez pas que vous allez en Laponie, je vous enverrai une douzaine de certificats227-c par lesquels vous apprendrez que ce climat n'est pas tout à fait sans aménité.

<228>On fait aller son corps comme l'on veut. Lorsque l'âme dit, Marche, il obéit. Voilà un de vos propres apophthegmes dont je veux bien vous faire ressouvenir.

Madame du Châtelet accouche dans le mois de septembre;228-a vous n'êtes pas une sage-femme, ainsi elle fera fort bien ses couches sans vous; et, s'il le faut, vous pourrez alors être de retour à Paris. Croyez d'ailleurs que les plaisirs que l'on fait aux gens sans se faire tirer l'oreille sont de meilleure grâce et plus agréables que lorsqu'on se fait tant solliciter.

Si je vous gronde, c'est que c'est l'usage des goutteux. Vous ferez ce qu'il vous plaira; mais je n'en serai pas la dupe, et je verrai bien si vous m'aimez sérieusement, ou si tout ce que vous me dites n'est qu'un verbiage de tragédie.

<229>

237. DE VOLTAIRE.

Cirey, 29 juin 1749.

Votre muse à propos s'irrite
Contre ce vilain Bestusheff;
Et ce gros buffle moscovite,
Qui voulait nous porter méchef,
Est traité selon son mérite.

Je crois qu'autrefois Apollon,
Avant que d'un trait redoutable
Il perçât le serpent Python,
Fit contre lui quelque chanson,
Ou quelque épigramme agréable.

De ce dieu beaucoup vous tenez :
Vous avez ses traits et sa lyre;
Vous battez et vous chansonnez
Les ennemis de votre empire.

Sire, on ne peut guère dire des choses plus fortes contre les Moscovites, ni faire de meilleures plaisanteries sur les médecins, que ce que j'ai lu dans les derniers vers que V. M. a bien voulu m'envoyer.

Bien est-il vrai qu'il y a toujours quelques petites fautes contre la langue, qui échappent à la rapidité de votre style et à la beauté de votre imagination.

Quel est le feu céleste,
Ou quelle ardeur funeste
Embrasa ces glaçons?

M. le maréchal de Belle-Isle, qui est à présent l'un de nos Quarante, vous dira qu'après ce vers,

Quel est le feu céleste,

il faudrait un qui, ou bien il vous dira qu'on aurait pu mettre :

<230>

Quelle flamme funeste,
Infernale ou céleste,
Embrasa ces glaçons?

La strophe qui suit est admirable. Mais des critiques sévères vous diront que la Discorde ne vomit guère de tisons. J'examinerais auprès de vous ces grandes beautés et ces petites fautes, si je pouvais partir, comme V. M. me l'ordonne, et comme je le souhaite. Mais ni M. Bartenstein, ni M. Bestusheff, tout puissants qu'ils sont, ni même Frédéric le Grand, qui les fait trembler, ne peuvent à présent m'empêcher de remplir un devoir que je crois très-indispensable. Je ne suis ni faiseur d'enfants, ni médecin, ni sage-femme, mais je suis ami, et je ne quitterai pas, même pour V. M., une femme qui peut mourir au mois de septembre. Ses couches ont l'air d'être fort dangereuses; mais, si elle s'en tire bien, je vous promets, Sire, de venir vous faire ma cour au mois d'octobre. Je tiens toujours pour mon ancienne maxime que, quand vous commandez à une âme, et que cette âme dit à son corps, Marche, le corps doit aller, quelque chétif et quelque cacochyme qu'il soit. En un mot, Sire, sain ou malade, je m'arrange pour partir en octobre, et pour arriver, tout fourré, auprès du Salomon du Nord, me flattant que, dans ce temps-là, vous n'assiégerez point Pétersbourg, que vous aimerez les vers, et que vous me donnerez vos ordres. Je remercie très-fort la Providence de ce qu'elle ne veut pas que je quitte ce monde avant de m'être mis à vos pieds.

<231>

238. A VOLTAIRE.231-a

Sans-Souci, 15 juillet 1749.

Des lois de l'homicide Mars
Belle-Isle peut m'instruire en maître;
Mais du bon goût et des beaux-arts
Il n'est que vous qui pouvez l'être,
Vous, qui parlez comme les dieux
Leur sublime et charmant langage,
Vous, qu'un talent victorieux
Rend immortel par chaque ouvrage,
Vous, qui menez vingt arts de front,
Et qui joignez dans votre style
A la prose de Cicéron
Des vers tels qu'en faisait Virgile.

Je ne veux que vous pour maître en tout ce qui regarde la langue, le goût, et le département du Parnasse. Il faut que chacun fasse son métier. Lorsque le maréchal de Belle-Isle vétillera sur la pureté du langage, Brühl donnera des leçons militaires et fera des commentaires sur les campagnes du grand Turenne, et je composerai un traité sur la vérité de la religion chrétienne.

Votre Académie devient plaisante dans ses choix : ces juges de la langue française vont abandonner Vaugelas pour le bréviaire;231-b cela paraît un peu singulier aux étrangers.

Enfin donc votre Académie
Va faire un couvent de dévots;
L'art de penser et le génie
En sont exclus par les cagots.

Qui veut le suffrage et l'estime
De ces quarante perroquets

<232>

N'a qu'à savoir son catéchisme,
Au demeurant point de français.

Dans cette cohue indocile,
Apollon et les doctes Sœurs
N'honoreront de leurs faveurs
Que Richelieu, vous et Belle-Isle.

Vous êtes, mon cher Voltaire, comme les mauvais chrétiens; vous renvoyez votre conversion d'un jour à l'autre. Après m'avoir donné des espérances pour l'été, vous me remettez à l'automne. Apparemment qu'Apollon, comme dieu de la médecine, vous ordonne de présider aux couches de madame du Châtelet. Le nom sacré de l'amitié m'impose silence, et je me contente de ce qu'on me promet.

Je corrige à présent une douzaine d'épîtres que j'ai faites, et quelques petites pièces, afin qu'à votre arrivée vous y trouviez un peu moins de fautes.

Vous pouvez voir, par l'argument de mon poëme, quel en est le sujet. Le fond de l'histoire est vrai : Darget, alors secrétaire de Valori, fut enlevé de nuit, par un partisan autrichien, dans une chambre voisine de celle où couchait son maître. La surprise de Franquini fut extrême quand il s'aperçut qu'il tenait le secrétaire au lieu de l'ambassadeur. Tout ce qui entre d'ailleurs dans ce poëme n'est que fiction. Vous le verrez ici, car il n'est pas fait pour être rendu public. Si j'avais le crayon de Raphaël et le pinceau de Rubens, j'essayerais mes forces en peignant les grandes actions des hommes; mais avec les talents de Callot232-a on ne fait que des charges et des caricatures.

J'ai vu ici le héros de la France,232-b ce Saxon, ce Turenne du siècle de Louis XV. Je me suis instruit par ses discours, non pas dans la langue française, mais dans l'art de la guerre. Ce maréchal pourrait être le professeur de tous les généraux de l'Europe. Il a vu nos spec<233>tacles; il m'a dit, à cette occasion, que vous aviez donné une nouvelle comédie au théâtre, que Nanine avait eu beaucoup de succès. J'ai été étonné d'apprendre qu'il paraissait de vos ouvrages dont j'ignorais jusqu'au nom. Autrefois je les voyais en manuscrit; à présent j'apprends par d'autres ce qu'on en dit, et je ne les reçois qu'après que les libraires en ont fait une seconde édition. Je vous sacrifie tous mes griefs, si vous venez ici. Sinon, craignez l'épigramme; le hasard peut m'en fournir une bonne. Un poëte, quelque mauvais qu'il soit, est un animal qu'il faut ménager.

Adieu; j'attends la chute des feuilles avec autant d'impatience qu'on attend au printemps le moment de les voir pousser.

239. DE VOLTAIRE.

Lunéville, 28 juillet 1749.

Sire, Votre Majesté m'a ramené à la poésie. Il n'y a pas moyen d'abandonner un art que vous cultivez. Permettez que j'envoie à V. M. une Épître233-a un peu longue que j'ai faite, avant mon départ de Paris, pour une de mes nièces, qui est aussi possédée du démon de la poésie. Vous y verrez, Sire, la vie de Paris peinte assez au naturel. Celle qu'on mène à Potsdam, auprès de V. M., est un peu différente, et j'attends vos ordres pour jouir encore de l'honneur que vous daignez me faire. Sain ou malade, il n'importe; je vous ai promis que je partirais dès que madame du Châtelet serait relevée de couche; ce sera probablement pour le milieu de septembre, ou, au plus tard,<234> pour la fin. Ainsi je ferai bientôt, pour voir mon Auguste, un voyage un peu plus long que Virgile n'en faisait pour voir le sien. J'apporterai à vos pieds tout ce que j'ai fait, et vous daignerez me faire part de vos ouvrages. Après cela, je mourrai content, et je pourrai bien me faire enterrer dans votre église catholique. Un Anglais fit mettre sur son tombeau : Ci-gît l'ami du chevalier Sidney.234-a Je ferai mettre sur le mien : Ci-gît l'admirateur de Frédéric le Grand.

Il n'y a pas longtemps qu'un prince, en lisant une nouvelle édition qu'on vient de faire de votre Antimachiavel, fut fâché de ce que vous dites de Charles XII. « Il a beau faire, dit-il en colère, il ne l'effacera pas. » On lui répondit : « Charles XII a été le premier des grenadiers, et le roi de Prusse est le premier des rois, »

Croyez, Sire, que mon enthousiasme pour vous a toujours été le même, et que si vous étiez roi des Indes, je ferais le voyage de Lahore et de Delhi. Croyez que rien n'égale le profond respect et l'éternel attachement de V.

240. A VOLTAIRE.

Sans-Souci, 15 août 1749.

Si mes vers ont contribué à l'Épître que je viens de recevoir, je les regarde comme mon plus bel ouvrage. Quelqu'un qui assista à la lecture de cette Epître s'écria dans une espèce d'enthousiasme : « Voltaire et le maréchal de Saxe ont le même sort; ils ont plus de vigueur dans leur agonie que d'autres en pleine santé! »

Admirez cependant la différence qu'il y a entre nous deux; vous<235> m'assurez que mes vers ont excité votre verve, et les vôtres ont pensé me faire abjurer la poésie. Je me trouve si ignorant dans votre langue, et si sec d'imagination, que j'ai fait vœu de ne plus écrire. Mais vous savez malheureusement ce que sont les vœux des poëtes; les zéphyrs les emportent sur leurs ailes, et notre souvenir s'envole avec eux.

Il faut être Français et posséder vos talents pour manier votre lyre. Je corrige, j'efface, je lime mes mauvais ouvrages, pour les purifier de quantité de fautes dont ils sont remplis. On dit que les joueurs de luth accordent leur instrument la moitié de leur vie, et en touchent l'autre. Je passe la mienne à écrire, et surtout à effacer. Depuis que j'entrevois quelque certitude à votre voyage, je redouble de sévérité sur moi-même.

Soyez sûr que je vous attends avec impatience, charmé de trouver un Virgile qui veut bien me servir de Quintilien. Lucine est bien oiseuse, à mon gré; je voudrais que madame du Châtelet se dépêchât, et vous aussi. Vous pensez ne faire qu'un saut du baptême de Cirey à la messe de notre nouvelle église. La charité est éteinte dans le cœur des chrétiens, les collectes n'ont pu fournir de quoi couvrir cette église, et, à moins que de vouloir entendre la messe en plein vent, il n'y a pas moyen de l'y dire.

Marquez-moi, je vous prie, la route que vous tiendrez, et dans quel temps vous serez sur mes frontières, afin que vous trouviez des chevaux. Je sais bien que Pégase vous porte, mais il ne connaît que le chemin de l'immortalité. Je vous la souhaite le plus tard possible, en vous assurant que vous ne serez pas reçu avec moins d'empressement que vous n'êtes attendu avec impatience.

<236>

241. DE VOLTAIRE.

Lunéville, 18 août 1749.

J'ai reçu vos vers très-plaisants
Sur notre triste Académie.
Nos Quarante sont fort savants;
Des mots ils sentent l'énergie,
Et de prose et de poésie
Ils donnent des prix tous les ans;
Ils font surtout des compliments;
Mais aucun n'a votre génie.

V. M. pense bien que j'ai plus d'envie de lui faire ma cour qu'elle n'en a de me souffrir auprès d'elle. Croyez que mon cœur a fait très-souvent le voyage de Berlin, tandis que vous pensiez qu'il était ailleurs. Vous avez excité la crainte, l'admiration, l'intérêt, chez les hommes. Permettez que je vous dise que j'ai toujours pris la liberté de vous aimer. Cela ne se dit guère aux rois; mais j'ai commencé sur ce pied-là avec V. M., et je finirai de même. J'ai bien de l'impatience de voir votre Lutrin, ou votre Batrachomyomachie homérique sur M. de Valori.

Mais un ministre d'importance,
Envoyé du Roi Très-Chrétien,
Et sa bedaine et sa prestance,
Le courage du Prussien,
La fuite de l'Autrichien,
Que votre active vigilance
A cinq fois battu comme un chien;
Tout ce grand fracas héroïque,
Vos aventures, vos combats,
Ont un air un peu plus épique
Que les grenouilles et les rats
Chantés par ce poëte unique
Qu'on admire, et qu'on ne lit pas.

<237>V. M., en me parlant des maréchaux de Belle-Isle et de Saxe, dit qu'il faut que chacun fasse son métier; vraiment, Sire, vous en parlez bien à votre aise, vous qui faites tant de métiers à la fois, celui de conquérant, de politique, de législateur, et, qui pis est, le mien, qu'assurément vous faites le plus agréablement du monde. Vous m'avez remis sur les voies de ce métier, que j'avais abandonné. J'ai l'honneur de joindre ici un petit essai d'une nouvelle tragédie de Catilina; en voici le premier acte; peut-être a-t-il été fait trop vite. J'ai fait en huit jours ce que Crébillon avait mis vingt-huit ans à achever; je ne me croyais pas capable d'une si épouvantable diligence; mais j'étais ici sans mes livres. Je me souvenais de ce que V. M. m'avait écrit sur le Catilina de mon confrère; elle avait trouvé mauvais, avec raison, que l'histoire romaine y fût entièrement corrompue; elle trouvait qu'on avait fait jouer à Catilina le rôle d'un bandit extravagant, et à Cicéron celui d'un imbécile. Je me suis souvenu de vos critiques très-justes; vos bontés polies pour mon vieux confrère ne vous avaient pas empêché d'être un peu indigné qu'on eût fait un tableau si peu ressemblant de la république romaine. J'ai voulu esquisser la peinture que vous désiriez; c'est vous qui m'avez fait travailler. Jugez ce premier acte; c'est le seul que je puisse actuellement avoir l'honneur d'envoyer à V. M.; les autres sont encore barbouillés. Voyez si j'ai réhabilité Cicéron, et si j'ai attrapé la ressemblance de César.

Entre ces deux héros prenez votre balance,
Décidez entre leurs vertus.
César, je le prévois, aura la préférence;
Quelque juste qu'on soit, c'est notre ressemblance
Qui nous touche toujours le plus.

Je ne vous ai point envoyé cette comédie de Nanine. J'ai cru qu'une petite fille que son maître épouse ne valait pas trop la peine de vous être présentée. Mais, si V. M. l'ordonne, je la ferai transcrire <238>pour elle. Je suis actuellement avec le sénat romain, et je tâche de mériter les suffrages de Frédéric le Grand,

De qui je suis avec ardeur
Le très-prosterné serviteur
Et l'éternel admirateur,
Sans être jamais son flatteur.

242. DU MÊME.

(Lunéville, août 1749.)

Sire, voici une des tracasseries que j'eus l'honneur de vous prédire il y a dix ans, lorsque, après avoir envoyé votre Antimachiavel en Hollande, par les ordres de V. M., je fis ce que je pus pour supprimer cet ouvrage.

J'avais tort, à la vérité, de vouloir étouffer un si bel enfant, qui s'est conservé malgré moi, et qui est un des plus beaux monuments de votre génie et de votre gloire.

Mais vous vous exprimez dans cet ouvrage avec une liberté qui n'est guère permise qu'à un homme qui a cent mille hommes à ses ordres. Je courus, comme vous le savez, Sire, chez l'imprimeur, et j'osai raturer sur Je manuscrit des endroits dont David pourrait se plaindre, s'il revenait au monde, et ceux qui pourraient être désagréables à des princes contemporains, et surtout à des têtes couronnées que vous avez toujours aimées.

V. M. peut se souvenir que le fripon van Duren, qui se dit aujourd'hui votre libraire, n'eut pas plus d'égard à mes ratures que le grand pensionnaire à mes représentations. Ce coquin avait fait<239> transcrire le manuscrit, et je ne pus pas obtenir des chefs de la république qu'on l'obligeât à rendre pour de l'argent ce qu'on lui avait donné gratis.

Le livre parut donc, malgré tous mes efforts réitérés, et il parut avec quelques passages contre la personne d'un roi que vous avez imité par vos victoires, et contre un autre monarque que vous chérissez, et qui eût été votre allié naturel contre les Russes, si les Polonais avaient été assez heureux et assez fermes pour soutenir celui qu'ils ont si légitimement élu. Ses vertus et son alliance avec la maison de France sont des nœuds qui vous unissent avec lui. Ce monarque est très-affligé de la manière dont vous vous êtes expliqué sur Charles XII et sur lui-même. Il est très-aisé de réparer ce qui peut être échappé à votre plume sur ces deux princes qui vous sont chers. Je vous supplie, Sire, de faire une édition qui sera la seule authentique, et dans laquelle je ne doute pas que V. M. ne rende plus de justice à deux rois ses amis.

V. M. doit approuver aujourd'hui plus que jamais le dessein qu'avait Charles XII de chasser les Russes de la Livonie et de l'Ingrie, et de mettre une barrière entre eux et l'Europe. Si le roi de Pologne était sur le trône où il doit être, les Polonais pourraient alors se souvenir de ce qu'ils ont été, et contribuer à renvoyer les ours moscovites dans leurs forêts; ce sont là vos sentiments et vos désirs.

Quelques lignes conformes à vos idées, et qui rendraient justice aux deux monarques, feraient un effet désiré de tous ceux qui admirent votre livre; et votre plume serait comme la lance d'Achille, qui guérit la blessure qu'elle avait faite.

<240>

243. DU MÊME.

Lunéville en Lorraine, 31 août 1749.

Sire, j'ai le bonheur de recevoir votre lettre datée de votre Tusculum de Sans-Souci, du Linterne de Scipion. Je suis bien consolé que mon agonie vous amuse. Ceci est le chant du cygne; je fais les derniers efforts. J'ai achevé l'esquisse entière de Catilina, telle que V. M. en a vu les prémices dans le premier acte. J'ai depuis commencé la tragédie d'Électre,240-a que je voudrais bien venir au plus vite achever à Sans-Souci. Je roule aussi de petits projets dans ma tête, pour donner plus de force et d'énergie à notre langue, et je pense que si V. M. voulait m'aider, nous pourrions faire l'aumône à cette langue française, à cette gueuse pincée et dédaigneuse qui se complaît dans son indigence. V. M. saura qu'à la dernière séance de notre Académie, où je me trouvai pour l'élection du maréchal de Belle-Isle, je proposai cette petite question : Peut-on dire un homme soudain dans ses transports, dans ses résolutions, dans sa colère, comme on dit un événement soudain? « Non, répondit-on; car soudain n'appartient qu'aux choses inanimées. - Eh, messieurs! l'éloquence ne consistet-elle pas à transporter les mots d'une espèce dans une autre? N'est-ce pas à elle d'animer tout? Messieurs, il n'y a rien d'inanimé pour les hommes éloquents. » J'eus beau faire, Sire, Fontenelle, le cardinal de Rohan, mon ami l'ancien évêque de Mirepoix, jusqu'à l'abbé d'Olivet, tout fut contre moi. Je n'eus que deux suffrages pour mon soudain.

Croit-on, Sire, que si M. Bestusheff, ou Bartenstein, disait de V. M. :

Profond dans ses desseins, soudain dans ses efforts,
De notre politique il rompt tous les ressorts;

<241>croit-on, dis-je, que Bartenstein ou Bestusheff s'exprimât d'une manière peu correcte? Si on laisse faire l'Académie, elle appauvrira notre langue, et je propose à V. M. de l'enrichir. Il n'y a que le génie qui soit assez riche pour faire de telles entreprises. Le purisme est toujours pauvre.

Madame du Châtelet n'est point encore accouchée; elle a plus de peine à mettre au monde un enfant qu'un livre. Tous nos accouchements, Sire, à nous autres poëtes, sont plus difficiles à mesure que nous voulons faire de bonne besogne. Les vers didactiques surtout se font beaucoup plus difficilement que les autres. Belle matière à dissertation quand je serai à vos pieds!

Mais voici un autre cas; il s'agit ici de prose.

V. M. se souvient d'un certain Antimachiavel, dont on a fait une vingtaine d'éditions. Une de ces éditions est tombée entre les mains du roi à la cour de qui on accouche. Il y a deux endroits241-a où l'on rend une justice un peu sévère au roi de Suède, et où le monarque dont j'ai l'honneur de vous parler est traité un peu légèrement. Il y est infiniment sensible, et d'autant plus qu'il sent bien que le coup part d'une main trop respectable, et faite pour peser les hommes. Vous vous en tirerez, Sire, comme vous voudrez, parce que les héros ont toujours beau jeu. Mais moi, qui ne suis qu'un pauvre diable, j'essuie tout l'orage; et l'orage a été assez fort.

Autre affaire. Il a plu à mon cher Isaac Onis,241-b fort aimable chambellan de V. M., et que j'aime de tout mon cœur, d'imprimer que j'étais très-mal dans votre cour. Je ne sais pas trop sur quoi fondé, mais la chose est moulée, et je le pardonne de tout mon cœur à un homme que je regarde comme le meilleur enfant du monde. Mais, Sire, si le maître de la chapelle du pape avait imprimé que je ne suis pas bien auprès du pape, je demanderais des agnus et des bénédictions<242> à Sa Sainteté. V. M. m'a daigné donner des pilules qui m'ont fait beaucoup de bien; c'est un grand point; mais si elle daigne m'envoyer une demi-aune de ruban noir, cela me servirait mieux qu'un scapulaire. Le roi auprès de qui je suis ne peut m'empêcher de courir vous remercier. Personne ne pourra me retenir. Ce n'est pas assurément que j'aie besoin d'être mené en laisse par vos faveurs; et je vous jure que j'irai bien me mettre aux pieds de V. M. sans ficelle et sans ruban. Mais je peux assurer V. M. que le souverain de Lunéville a besoin de ce prétexte pour n'être pas fâché contre moi de ce voyage. 11 a fait une espèce de marché avec madame du Châtelet, et je suis, moi, une des clauses du marché. Je suis logé dans sa maison, et, tout libre qu'est un animal de ma sorte, il doit quelque chose au beau-père de son maître. Voilà mes raisons, Sire. J'ajouterai que je vous étais tendrement attaché, avant qu'aucun de ceux que vous avez comblés de vos bienfaits eût été connu de V. M., et je vous demande une marque qui puisse apprendre à Lunéville et sur la route de Berlin que vous daignez m'aimer. Permettez-moi encore de dire que la charge que je possède auprès du Roi mon maître,242-a étant un ancien office de la couronne qui donne les droits de la plus ancienne noblesse, est non seulement très-compatible avec cet honneur que j'ose demander, mais m'en rend plus susceptible. Enfin, c'est l'ordre du mérite, et je veux tenir mon mérite de vos bontés. Au reste, je me dispose à partir le mois d'octobre; et, que j'aie du mérite ou non, je suis à vos pieds.

<243>

244. A VOLTAIRE.

Potsdam, 4 septembre 1749.

Je reçois votre Catilina, dont il m'est impossible de deviner la suite. Il n'est pas plus possible de juger d'une tragédie par un seul acte que d'un tableau par une seule figure. J'attends d'avoir tout vu pour vous dire ce que je pense du dessein, de la conduite, de la vraisemblance, du pathétique et des passions. Il ne me convient pas d'exposer mes doutes à l'un des quarante juges de la langue française sur la partie de l'élocution; si cependant mon confrère en Apollon et mon concitoyen, le comte Bar,243-a m'avait envoyé cet acte, je vous demanderais si l'on peut dire :

Tyran par la parole, il faut finir ton règne;243-b

si le sens ne donne pas lieu à l'équivoque. Je crois qu'on peut dire : Son éloquence l'a rendu le tyran de sa patrie, il faut finir son règne; mais, selon la construction du vers, nous autres Allemands, qui peut-être n'entendons pas bien les finesses de la langue, nous comprenons que c'est par la parole qu'il faut finir son règne.

Je suis bien osé de vous communiquer mes remarques. Si cependant j'ai eu quelque scrupule sur ce vers-là, il ne m'a pas empêché de me livrer avec plaisir à l'admiration d'une infinité de beaux endroits où l'on reconnaît les traits de ce pinceau qui fit Brutus, la Mort de César, etc., etc.

Votre lettre est charmante; il n'y a que vous qui puissiez en écrire de pareilles. Il semble que la France soit condamnée d'en<244>errer avec vous dix personnes d'esprit que différents siècles lui avaient fait naître.

Puisque madame du Châtelet fait des livres, je ne crois pas qu'elle accouche par distraction. Dites-lui donc qu'elle se dépêche, car j'ai hâte de vous voir. Je sens l'extrême besoin que j'ai de vous, et le grand secours dont vous pouvez m'être. La passion de l'étude me durera toute ma vie. Je pense sur cela comme Cicéron, et comme je le dis dans une de mes Épîtres.244-a En m'appliquant, je puis acquérir toutes sortes de connaissances; celle de la langue française, je veux vous la devoir. Je me corrige autant que mes lumières me le permettent; mais je n'ai point de puriste assez sévère pour relever toutes mes fautes. Enfin je vous attends, et je prépare la réception du gentilhomme ordinaire et du génie extraordinaire.

On dit à Paris que vous ne viendrez point, et je dis que oui, car vous n'êtes point un faussaire; et, si l'on vous accusait d'être indiscret, je dirais que cela peut être; de vous laisser voler, j'y acquiescerais; d'être coquet,244-b encore. Vous êtes enfin comme l'éléphant blanc pour lequel le roi de Perse et l'empereur du Mogol se font la guerre, et dont ils augmentent leurs titres, quand ils sont assez heureux pour le posséder.244-c Adieu. Si vous venez ici, vous verrez à la tête des miens : Federic par la grâce de Dieu roi de Prusse, électeur de Brandebourg, possesseur de Voltaire, etc., etc.

<245>

245. DE VOLTAIRE.

Paris, 15 octobre 1749.

Sire, je viens de faire un effort, dans l'état affreux où je suis, pour écrire à M. d'Argens; j'en ferai bien un autre pour me mettre aux pieds de V. M.

J'ai perdu un ami de vingt-cinq années,245-a un grand homme qui n'avait de défaut que d'être femme, et que tout Paris regrette et honore. On ne lui a pas peut-être rendu justice pendant sa vie, et vous n'avez peut-être pas jugé d'elle comme vous auriez fait, si elle avait eu l'honneur d'être connue de V. M. Mais une femme qui a été capable de traduire Newton et Virgile, et qui avait toutes les vertus d'un honnête homme, aura sans doute part à vos regrets.

L'état où je suis depuis un mois ne me laisse guère d'espérance de vous revoir jamais; mais je vous dirai hardiment que si vous connaissiez mieux mon cœur, vous pourriez avoir aussi la bonté de regretter un homme qui certainement dans V. M. n'avait aimé que votre personne.

Vous êtes roi, et par conséquent vous êtes accoutumé à vous défier des hommes. Vous avez pensé, par ma dernière lettre, ou que je cherchais une défaite pour ne pas venir à votre cour, ou que je cherchais un prétexte pour vous demander une légère faveur. Encore une fois, vous ne me connaissez pas. Je vous ai dit la vérité, et la vérité la plus connue à Lunéville. Le roi de Pologne Stanislas est sensiblement affligé, et je vous conjure, Sire, de sa part et en son nom, de permettre une nouvelle édition de l'Antimachiavel, où l'on adoucira ce que vous avez dit de Charles XII et de lui; il vous en sera très-obligé. C'est le meilleur prince qui soit au monde; c'est le plus<246> passionné de vos admirateurs, et j'ose croire que V. M. aura cette condescendance pour sa sensibilité, qui est extrême.

Il est encore très-vrai que je n'aurais jamais pu le quitter pour venir vous faire ma cour, dans le temps que vous l'affligiez et qu'il se plaignait de vous. J'imaginai le moven que je proposai à V. M. Je crus et je crois encore ce moyen très-décent et très-convenable. J'ajoute encore que j'aurais dû attendre que V. M. daignât me prévenir elle-même sur la chose dont je prenais la liberté de lui parler. Cette faveur était d'autant plus à sa place, que j'ose vous répéter encore ce que je mande à M. d'Argens : oui, Sire, M. d'Argens a constaté, a relevé le bruit qui a couru que vous me retiriez vos bonnes grâces; oui, il l'a imprimé. Je vous ai allégué cette raison, qu'il aurait dû appuyer lui-même. Il devait vous dire : « Sire, rien n'est plus vrai, ce bruit a couru; j'en ai parlé, voilà l'endroit de mon livre où je l'ai dit; et il sera digne de la bonté de V. M. de faire cesser ce bruit, en appelant à votre cour un homme qui m'aime et qui vous adore, et en l'honorant d'une marque de votre protection. »

Mais, au lieu de lire attentivement l'endroit de ma lettre à V. M. où je le citais, au lieu de prendre cette occasion de m'appeler auprès de vous, il me fait un quiproquo où l'on n'entend rien. Il me parle de libelles, de querelles d'auteur; il dit que je me suis plaint à V. M. qu'il ait dit de moi des choses injurieuses; en un mot, il se trompe, et il me gronde, et il a tort; car il sait bien que je vous ai dit dans ma lettre que je l'aime de tout mon cœur.

Mais vous, Sire, avez-vous raison avec moi? Vous êtes un très-grand roi; vous avez donné la paix dans Dresde; votre nom sera grand dans tous les siècles; mais toute votre gloire et toute votre puissance ne vous mettent pas en droit d'affliger un cœur qui est tout à vous. Quand je me porterais aussi bien que je me porte mal, quand je serais à dix lieues de vos États, je ne ferais pas un pas pour aller à la cour d'un grand homme qui ne m'aimerait point, et qui ne m'en<247>verrait chercher que comme un souverain. Mais si vous me connaissiez, et si vous aviez pour moi une vraie bonté, j'irais me mettre à vos pieds à Pékin. Je suis sensible, Sire, et je ne suis que cela. J'ai peut-être deux jours à vivre, je les passerai à vous admirer, mais à déplorer l'injustice que vous faites à une âme qui était si dévouée à la vôtre, et qui vous aime toujours comme M. de Fénelon aimait Dieu, pour lui-même. Il ne faut pas que Dieu rebute celui qui lui offre un encens si rare.

Croyez encore, s'il vous plaît, que je n'ai pas besoin de petites vanités, et que je ne cherchais que vous seul.

246. DU MÊME.

Paris, 10 novembre 1749.

Sire, j'ai reçu, presque à la fois, trois lettres de Votre Majesté; l'une du 10 septembre, venue par Francfort, adressée de Francfort à Lunéville, renvoyée à Paris, à Cirey, à Lunéville, et enfin à Paris, pendant que j'étais à la campagne, dans la plus profonde retraite. Les deux autres me parvinrent avant-hier, par la voie de M. Chambrier, qui est encore, je crois, à Fontainebleau.

Hélas! Sire, si la première de ces lettres avait pu me parvenir, dans l'excès de ma douleur, au temps où je devrais l'avoir reçue, je n'aurais quitté que pour vous cette funeste Lorraine; je serais parti pour me jeter à vos pieds; je serais venu me cacher dans un petit coin de Potsdam ou de Sans-Souci : tout mourant que j'étais, j'aurais assurément fait ce voyage; j'aurais retrouvé des forces. J'aurais même<248> des raisons que vous devinez pour aimer mieux mourir dans vos États que dans le pays où je suis né.

Qu'est-il arrivé? Votre silence m'a fait croire que ma demande vous avait déplu; que vous n'aviez réellement aucune bonté pour moi; que vous aviez pris ce que je vous proposais pour une défaite et pour une envie déterminée de rester auprès du roi Stanislas. Sa cour, où j'ai vu mourir madame du Châtelet d'une manière cent fois plus funeste que vous ne pouvez le croire, était devenue pour moi un séjour affreux, malgré mon tendre attachement pour ce bon prince, et malgré ses extrêmes bontés. Je suis donc revenu à Paris; j'ai rassemblé autour de moi ma famille; j'ai pris une maison, et je me suis trouvé père de famille sans avoir d'enfants. Je me suis fait ainsi, dans ma douleur, un établissement honorable et tranquille, et je passe l'hiver dans ces arrangements, et dans celui de mes affaires, qui étaient mêlées avec celles de la personne que la mort ne devait pas enlever avant moi. Mais puisque vous daignez m'aimer encore un peu, V. M. peut être très-sûre que j'irai me jeter à ses pieds l'été prochain, si je suis en vie. Je n'ai plus besoin actuellement de prétexte, je n'ai besoin que de la continuation de vos bontés. J'irai passer huit jours auprès du roi Stanislas; c'est un devoir que je dois remplir; et le reste sera à V. M. Soyez, je vous en conjure, bien persuadé que je n'avais imaginé ce chiffon noir que parce que, alors, le roi Stanislas n'aurait pas souffert que je le quittasse. Je croyais que vous aviez fait cette grâce à M, de Maupertuis. Il est encore très-vrai, et je vous le répète, et ce n'est point une tracasserie, que le bruit avait couru, à mon dernier voyage à votre cour, que vous m'aviez retiré vos bonnes grâces. Je ne disais pas à V. M. que M. d'Argens avait écrit contre moi; je vous disais et je vous dis encore que, dans un certain livre de morale dont le titre m'a échappé, et qui était rempli de portraits, il avait relevé ce bruit dont je vous ai parlé; je lui ai même cité, dans la lettre que je lui ai écrite, l'endroit où il<249> parle de moi; il doit s'en souvenir. C'est après le portrait d'Orcan, qu'il dépeint comme un courtisan dangereux par sa langue. Il me fait paraître sous le nom d'Euripide. Il dit « qu'Euripide arrive à la cour d'un grand roi, qu'il y est d'abord bien reçu, mais que bientôt le Roi se dégoûte; qu'alors les courtisans, comme de raison, le déchirent. Que faut-il, ajoute-t-il, pour que la cour dise du bien d'Euripide? Qu'il revienne, et que le Roi jette un coup d'œil sur lui. »

Voilà à peu près les paroles de son livre, qu'il m'envoya lui-même; Voilà ce que j'ai, en dernier lieu, remis dans sa mémoire, et ce que j'ai mandé à V. M. J'étais bien loin d'écrire et de penser qu'il eût écrit pour m'offenser. Encore une fois, Sire, je vous disais qu'il avait relevé le bruit qui courait que j'étais mal auprès de vous. C'est ce que j'affirme encore, non pas assurément pour me plaindre de lui, que j'aime tendrement, mais pour faire voir à V. M. que j'avais besoin d'une marque publique de votre bonté pour moi, si vous vouliez que je parusse dans votre cour.

Voilà bien des paroles. Mais il faut s'entendre, et ne rien laisser en arrière à ceux à qui on veut plaire, dût-on les fatiguer.

Vous avez bien raison, Sire, de me dire que je suis fait pour être volé; car on m'a volé Sémiramis, et cette petite comédie de Nanine dont on avait parlé à V. M. On les a imprimées de toute manière à mes dépens, pleines de fautes absurdes, et de sottises beaucoup plus fortes que celles dont je suis capable. Je compte, dans quatre ou cinq jours, envoyer à V. M. les véritables éditions que je fais faire.

Je vais aussi faire transcrire Catilina, ou plutôt Rome sauvée; car ce monstre de Catilina ne mérite pas d'être le héros d'une tragédie; mais Cicéron mérite de l'être.

Voici, en attendant, la réponse à votre objection grammaticale.249-a

<250>J'attends de votre plume d'autres présents, et je me flatte que la cargaison que vous recevrez de moi incessamment m'en attirera une de votre part. J'aurai l'honneur de faire ce petit commerce cet hiver; et je crois, Sire, sauf respect, que vous et moi, nous sommes dans l'Europe les deux seuls négociants de cette espèce. Je viendrai ensuite revoir nos comptes, disserter, parler grammaire et poésie; je vous apporterai la grammaire raisonnée de madame du Châtelet, et ce que je pourrai rassembler de son Virgile; en un mot, je viendrai mes poches pleines, et je trouverai vos portefeuilles bien garnis. Je me fais de ces moments-là une idée délicieuse; mais c'est à la condition expresse que vous daignerez m'aimer un peu, car sans cela je meurs à Paris.

247. DU MÊME.

Paris, 17 novembre 1749

Sire, voilà Sémiramis, en attendant Rome sauvée. Je suis très-sûr que Rome sauvée vous plaira davantage, parce que c'est un tableau vrai, une image des temps et des hommes que vous connaissez et que vous aimez. V. M. s'intéressera aux caractères de Cicéron et de César. Elle regardera avec curiosité ce tableau que je lui en présenterai; elle sera empressée de voir s'il y a un peu de ressemblance. Mais il n'en<251> sera pas ainsi avec Sémiramis et Ninias. Je m'imagine que ce sujet intéressera bien moins un esprit aussi philosophe que le vôtre. Il arrivera tout le contraire à Paris. Le parterre et les loges ne sont point du tout philosophes, pas même gens de lettres. Ils sont gens à sentiment, et puis c'est tout. Vous aimerez la Mort de César; nos Parisiennes aiment Zaïre. Une tragédie où l'on pleure est jouée cent fois; une tragédie où l'on dit : Vraiment, voilà qui est beau; Rome est bien peinte; une telle tragédie, dis-je, est jouée quatre ou cinq fois. J'aurai donc fait une partie de mes ouvrages pour Frédéric le Grand, et l'autre partie pour ma nation. Si j'avais eu le bonheur de vivre auprès de V. M., je n'aurais travaillé que pour elle. Si j'étais plus jeune, je ferais une requête à la Providence; je lui dirais : O Fortune! fais-moi passer six mois à Sans-Souci et six mois à Paris.

248. A VOLTAIRE.

(Potsdam) 25 novembre 1749.

D'Olivet me foudroie, à ce que je vois. Je suis plus ignorant que je ne me l'étais cru. Je me garderai bien de faire le puriste, et de parler de ce que je n'entends pas; mon silence me préservera des foudres des d'Olivet et des Vaugelas. Je me garderai bien encore de vous envoyer de mes ouvrages; si vous laissez voler les vôtres, que serait-ce des miens? Vous travaillez pour votre réputation et pour l'honneur de votre nation; si je barbouille du papier, c'est pour mon amusement; et on pourrait me le pardonner, pourvu que je déchirasse ces ouvrages après les avoir achevés. Lorsqu'on approche de<252> quarante ans, et que l'on fait de mauvais vers, il faut dire comme le Misanthrope :

....... Si j'en faisais d'aussi méchants,
Je me garderais bien de les montrer aux gens.252-a

Nous avions à Berlin un ambassadeur russe qui, depuis vingt ans, étudiait la philosophie sans y avoir compris grand'chose. Le comte de Keyserlingk, dont je parle, et qui a soixante ans bien comptés, partit de Berlin avec son gros professeur. Il est à Dresde à présent; il étudie toujours, et il espère d'être un écolier passable dans vingt ou trente ans d'ici. Je n'ai point sa patience, et je ne songe pas à vivre aussi longtemps. Quiconque n'est pas poëte à vingt ans ne le deviendra de sa vie. Je n'ai point assez de présomption pour me flatter du contraire, ni je ne suis assez aveugle pour ne me pas rendre justice.

Envoyez-moi donc vos ouvrages par générosité, et ne vous attendez à rien de ma part qu'à des applaudissements. Je veux

Imiter de Conrart le silence prudent;252-b

mais cela ne me rendra point insensible aux beautés de la poésie. J'estimerai d'autant plus vos ouvrages, que j'ai éprouvé l'impossibilité d'y atteindre.

Ne me faites plus de tracasseries sur les on dit. On dit est la gazette des sots. Personne n'a mal parlé de vous dans ce pays-ci. Je ne sais dans quel livre d'Argens bavarde sur Euripide; qui vous dit que c'est vous? S'il avait voulu vous désigner, n'aurait-il pas choisi Virgile plutôt qu'Euripide? Tout le monde vous aurait reconnu à ce coup de pinceau; et, dans le passage que vous me citez, je ne vois aucun rapport avec la réception qu'on vous a faite ici.

<253>Ne vous forgez donc pas des monstres pour les combattre. Ferraillez, s'il le faut, avec les ennemis réels que votre mérite vous a faits en France, et ne vous imaginez pas d'en trouver où il n'y en a point; ou, si vous aimez les tracasseries, ne m'y mêlez jamais; je n'y entends rien, ni ne veux jamais rien y entendre.

Je vois, par tous les arrangements que vous prenez, le peu d'espérance qu'il me reste de vous voir. Vous ne manquerez pas d'excuses; une imagination aussi vive que la vôtre est intarissable. Tantôt ce sera une tragédie dont vous voudrez voir le succès, tantôt des arrangements domestiques; ou bien le roi Stanislas, ou de nouveaux on dit. Enfin je suis plus incrédule sur ce voyage que sur l'arrivée du Messie, que les Juifs attendent encore.

Il paraît ici une Élégie ...; serait-elle de vous? Voici le premier vers :

Un sommeil éternel a donc fermé ces yeux, etc.

Mandez-le-moi, je vous prie; j'ai quelques doutes là-dessus; vous seul pouvez les éclaircir.

J'attends avec impatience le grand envoi que vous m'annoncez, et je vous admirerai, tout ingrat et absent que vous êtes, parce que je ne saurais m'en empêcher.

Adieu; je vais voir les agréables folies de Roland,253-a et les héroïques sottises de Coriolan.253-b Je vous souhaite tranquillité, joie et longue vie.

<254>

249. DE VOLTAIRE.

(Paris) 27 novembre 1749.

Ceci n'est guère digne de Votre Majesté; mais il faut offrir à son dieu tous les fruits de sa terre. Vous aurez incessamment le manuscrit de Rome sauvée. Le sujet au moins sera plus digne d'un héros éloquent.

250. A VOLTAIRE.254-a

Avril (décembre) 1749.

Dans votre prose délicate
Vous avancez très-poliment
Que je ne suis qu'un automate,
Un stoïque sans sentiment.
Mes larmes coulent pour Électre,
Je suis sensible à l'amitié;
Mais le plus héroïque spectre
Ne m'inspire que la pitié.

Votre cardinal Quirini est bien digne du temps des spectres et des sortiléges. Vous connaissez votre monde, et c'était bien s'adresser de lui dire que, tout catholique étant obligé de croire aux miracles, le parterre se trouvait obligé, en conscience, de trembler devant l'ombre de Ninus. Je vous réponds que le bibliothécaire de Sa Sainteté approuvera fort cette doctrine orthodoxe. Pour moi, qui ne suis qu'un maudit hérétique, vous me permettrez d'être d'un sentiment diffé<255>rent, et de vous dire ingénument ce que je pense de votre tragédie. Quelque détour que vous preniez pour cacher le nœud de Sémiramis, ce n'en est pas moins l'ombre de Ninus : c'est cette ombre qui inspire des remords dévorants à sa veuve parricide; c'est l'ombre qui permet galamment à sa veuve de convoler en secondes noces; l'ombre fait entendre du fond de son tombeau une voix gémissante à son fils; il fait mieux, il vient en personne effrayer le conseil de la Reine et atterrer la ville de Babylone; il arme enfin son fils du poignard dont Ninias assassine sa mère. Il est si vrai que défunt Ninus fait le nœud de votre tragédie, que, sans les rêves et les apparitions différentes de cette âme errante, la pièce ne pourrait pas se jouer. Si j'avais un rôle à choisir dans cette tragédie, je prendrais celui du revenant : il y fait tout. Voilà ce que vous dit la critique; l'admiration ajoute avec la même sincérité que les caractères sont soutenus à merveille, que la vérité parle par vos acteurs, que l'enchaînure des scènes est faite avec un grand art. Sémiramis inspire une terreur mêlée de pitié; le féroce et artificieux Assur, mis en opposition avec le fier et généreux Ninias, forme un contraste admirable; on déteste le premier, aussi ne lui arrive-t-il aucune catastrophe dans l'action, parce qu'elle n'aurait produit aucun effet; on s'intéresse à Ninias, mais on est étonné de la façon dont il tue sa mère; c'est le moment où il faut se faire la plus forte illusion; on est un peu fâché contre Azéma qu'elle porte des paquets, et que ses quiproquo soient la cause de la catastrophe. Toute la pièce est versifiée avec force; les vers me paraissent de la plus belle harmonie, et dignes de l'auteur de la Henriade. J'aime mieux cependant lire cette tragédie que de la voir représenter, parce que le spectre me paraîtrait risible, et que cela serait contraire au devoir que je me suis proposé de remplir exactement, de pleurer à la tragédie et de rire à la comédie.

Du temps de Plaute et d'Euripide,
Le parterre morigéné

<256>

Suivait ce goût sage et solide;
Par malheur, il est suranné.

Vous dirai-je encore un mot sur la tragédie? Les grandes passions me plaisent sur le théâtre; je sens une satisfaction secrète lorsque l'auteur trouve moyen de remuer et de transporter mon âme par la force de son éloquence. Mais ma délicatesse souffre lorsque les passions héroïques sortent de la vraisemblance; les machines sont trop outrées dans un spectacle; au lieu d'émouvoir, elles deviennent puériles. S'il fallait opter, j'aimerais mieux dans la tragédie moins d'élévation et plus de naturel.

Le sublime outré donne dans l'extravagance. Charles XII a été le seul homme de tout ce siècle qui eût ce caractère théâtral; mais, pour le bonheur du genre humain, les Charles XII sont rares. Il y a une Mariane de Tristan qui commence par ce vers :

Fantôme injurieux qui troubles mon repos ....

Ce n'est pas certainement comme nous parlons; apparemment que c'est le langage des habitants de la lune. Ce que je dis des vers doit s'entendre également de l'action : pour qu'une tragédie me plaise, il faut que les personnages ne montrent les passions que telles qu'elles sont dans les hommes vifs et dans les hommes vindicatifs; il ne faut dépeindre les hommes ni comme des démons ni comme des anges, car ils ne sont ni l'un ni l'autre, mais puiser leurs traits dans la nature.

Pardon, mon cher Voltaire, de cette discussion; je vous parle comme faisait la servante de Molière, je vous rends compte des impressions que les choses font sur mon âme ignorante.

J'ai trouvé, dans le volume que je viens de recevoir, l'Éloge que vous faites des officiers qui ont péri dans cette guerre,256-a ce qui est<257> digne de vous; et j'ai été surpris que nous nous soyons rencontrés, sans le savoir, dans le choix du même sujet. Les regrets que me causait la perte de quelques amis me firent naître l'idée de leur payer au moins après leur mort un faible tribut de reconnaissance; et je composai ce petit ouvrage,257-a où le cœur eut plus de part que l'esprit. Mais ce qu'il y a de singulier, c'est que le mien est en vers, et celui du poëte, en prose. Racine n'eut de sa vie de triomphe plus éclatant que lorsqu'il traitait le même sujet que Pradon.257-b J'ai vu combien mon barbouillage était inférieur à votre Éloge; votre prose apprend à mes vers comme ils auraient dû s'énoncer.

Quoique je sois de tous les mortels celui qui importune le moins les dieux par mes prières, la première que je leur adresserai sera conçue en ces termes :

O dieux, qui douez les poëtes
De tant de sublimes faveurs,
Ah! rendez vos grâces parfaites,
Et qu'ils soient un peu moins menteurs.

Si les dieux daignent m'exaucer, je vous verrai l'année qui vient, à Sans-Souci; et si vous êtes d'humeur à corriger de mauvais vers, vous trouverez à qui parler. Vale.

251. DE VOLTAIRE.

Paris, 31 décembre 1749.

Vous êtes pis qu'un hérétique;
Car ces gens, qu'un bon catholique

<258>

Doit pieusement détester,
Pensent qu'on peut ressusciter,
Et que la Bible est véridique;
Mais le héros de Sans-Souci,
En qui tant de lumière abonde,
Fait peu de cas de l'autre monde,
Et se moque de celui-ci.

Et moi aussi, Sire, je prends la liberté de m'en moquer. Mais, quand je travaille pour le public, je parle à l'imagination des hommes, à leurs faiblesses, à leurs passions. Je ne voudrais pas qu'il y eût deux tragédies comme Sémiramis; mais il est bon qu'il y en ait une, et ce n'est pas une petite affaire d'avoir transporté la scène grecque à Paris, et d'avoir forcé un peuple frivole et plaisant à frémir à la vue d'un spectre. V. M. sent bien que je pouvais me passer de cette ombre. Rien n'était plus aisé; mais j'ai voulu faire voir qu'on peut accoutumer les hommes à tout, et qu'il n'y a que manière de s'y prendre. Vous les accoutumez à des choses plus rares et plus difficiles.

Ce que V. M. me fait l'honneur de me mander à propos de la petite commémoration que j'ai faite de nos pauvres officiers tués et oubliés me ravit en admiration. Quoi! vous roi, vous avez eu la même idée, et l'avez exécutée en vers! Vous avez fait ce que faisait le peuple d'Athènes. Vous valez bien ce peuple à vous tout seul. Il est bien juste qu'un roi qui fait tuer des hommes les regrette et les célèbre; mais où sont les monarques qui en usent ainsi? Ils se contentent de faire tuer. Mais vous êtes roi et homme, homme éloquent, homme sensible; vous redoublez plus que jamais mon extrême envie de vous voir encore avant que ma malheureuse machine se détruise, et cesse pour jamais de vous admirer et de vous aimer. La mort me fait de la peine. On vit trop peu. Je crois que le peu de temps que j'ai à pouvoir approcher d'un être tel que vous me fait encore envisager la brièveté de la vie avec plus de chagrin.

Je ne sais ce que c'est que ces vers dont V. M. me parle, sur la <259>mort de madame du Châtelet. Je n'ai rien vu de ce qu'on a publié pour et contre, dans notre nation frivole. Je me borne à regretter dans la retraite un grand homme qui portait des jupes, à respecter sa mémoire, et à ne me point soucier du tout de ses faiblesses de femme.

Voici un petit recueil où vous trouverez bien des vers corrigés et arrondis. On n'a jamais fait avec les vers. Quel métier! Pourquoi faut-il qu'il soit le plus inutile de tous, et le plus difficile?

Je reprends cette lettre, Sire, que j'avais commencée il y a quelques jours. Je suis retombé malade. Me voilà à peu près guéri, et je reprends ma lettre. J'avertis V. M. qu'elle n'aura pas sitôt une certaine Rome sauvée. J'ai beaucoup retravaillé cet ouvrage, parce qu'il s'agit de grands hommes que vous connaissez comme si vous aviez vécu avec eux. Quand il s'agit de peindre Rome pour Frédéric le Grand, il y faut un peu d'attention. On va jouer une Électre de ma façon, sous le titre d'Oreste. Je ne sais pas si elle vaudra celle de Crébillon, qui ne vaut pas grand' chose; mais du moins Électre ne sera pas amoureuse, et Oreste ne sera pas galant. Il faut petit à petit défaire le Théâtre français des déclarations d'amour, et cesser de

Peindre Caton galant et Brutus dameret.259-a

J'ai actuellement un petit procès dont je fais V. M. juge. Madame la duchesse d'Aiguillon croit avoir trouvé un manuscrit du Testament politique du cardinal de Richelieu, et un manuscrit authentique. Je crois la chose impossible, parce que je crois impossible que le cardinal de Richelieu ait écrit ce fatras de puérilités, de contradictions et de faussetés dont ce testament fourmille. On a estimé cet ouvrage, parce qu'on l'a cru d'un grand homme. Voilà comme on juge. J'ose le croire d'un homme au-dessous du médiocre. Si par malheur il était du cardinal, à quoi tiennent les réputations? La vôtre, Sire,<260> est en sûreté. Je souhaite à V. M. autant d'années que de gloire. Je lui renouvelle, pour l'année 1750, mes respects, mon admiration et mon tendre dévouement.

252. A VOLTAIRE.260-a

Berlin, 11 janvier 1750.

J'ai vu le roman de Nanine,
Elégamment dialogué,
Par hasard, je crois, relégué
Sur la scène aimable et badine
Où triomphèrent les écrits
De l'inimitable Molière.
Si sa muse fut la première,
Sur le théâtre de Paris,
Qui donna des grâces aux ris,
Gare qu'elle soit la dernière.
Il terrassa tous vos marquis,
Précieuses, faux beaux esprits,
Faux dévots à triple tonsure,
Nobles sortis de la roture,
Médecins, juges et badauds;
Molière voyait la nature,
Il en faisait de grands tableaux.
Les goûts frelatés et nouveaux
Qu'introduisirent ses rivaux
Lassés de sa forte peinture,
A la place de nos défauts

<261>

Et d'une plaisante censure
Qui pouvait corriger nos mœurs,
Surent affadir de Thalie
Le propos léger, la saillie,
Dont sa morale est embellie;
Et pour comble de leurs erreurs,
Ils déguisèrent Melpomène,
Qui vient sur la comique scène
Verser ses héroïques pleurs
Dans les atours d'une bourgeoise
Languissante, triste et sournoise,
Disant d'amoureuses fadeurs.
Dans cette nouvelle hérésie,
On connaît aussi peu le ton
Que doit avoir la comédie
Qu'on trouve la religion
Dans les traits de l'apostasie.

Comme vous n'avez pu réussir à m'attirer dans la secte de La Chaussée,261-a personne n'en viendra à bout. J'avoue cependant que vous avez fait de Nanine tout ce qu'on en pouvait espérer. Ce genre ne m'a jamais plu; je conçois bien qu'il y a beaucoup d'auditeurs qui aiment mieux entendre des douceurs à la comédie que d'y voir jouer leurs défauts, et qui sont intéressés à préférer un dialogue insipide à cette plaisanterie fine qui attaque les mœurs. Rien n'est plus désolant que de ne pouvoir pas être impunément ridicule. Ce principe posé, il faut renoncer à l'art charmant des Térence et des Molière, et ne se servir du théâtre que comme d'un bureau général de fadeurs où le public peut apprendre à dire, Je vous aime, de cent façons différentes. Mon zèle pour la bonne comédie va si loin, que j'aimerais mieux y être joué que de donner mes suffrages à ce monstre bâtard et flasque que le mauvais goût du siècle a mis au monde. Depuis Nanine je n'entends plus parler de vous; donnez donc au moins signe de vie.

<262>

Votre muse est-elle engourdie?
L'hiver a-t-il pu la glacer?
Le beau feu de votre génie
Ne saurait-il plus s'élancer?
Ah! c'est un feu que Prométhée
Sut dérober aux dieux jaloux;
De cette flamme respectée
Ne parlons jamais qu'à genoux.
Chez vous elle ne peut s'éteindre,
Mais pour que je n'ose m'en plaindre.
J'exige quelques vers de vous.

C'est un défi dans toutes les formes; vous passerez pour un lâche, si vous n'y répondez. L'esprit ni les vers ne vous coûtent rien; n'imitez donc pas les Hollandais, qui, ayant seuls des clous de girofle, n'en vendent que par faveur. Horace, votre devancier, envoyait des épîtres à Mécène autant qu'il en voulait. Virgile, votre aïeul, ne faisait pas des poëmes épiques pour tout le monde, mais bien des églogues. Mais vous, dans l'opulence de l'esprit, et possédant tous les trésors de l'imagination la plus brillante, vous êtes le plus grand avare d'esprit que je connaisse. Faut-il être aussi difficile pour quelques vers de votre superflu qu'on vous demande? Ne me fâchez pas : mon impatience me pourrait tenir lieu d'Apollon, et peut-être ferais-je une satire sur les avares d'esprit. Mais si je reçois une lettre bien jolie, comme vous en faites souvent, j'oublierai mes sujets de plainte, et je vous aimerai bien. Adieu.

<263>

253. AU MÊME.263-a

Avril (janvier) 1750.

Quoi! vous envoyez vos écrits
Au frondeur de Sémiramis,
A l'incrédule qui de l'ombre
Du grand Ninus n'est point épris,
Qui, sur un ton caustique et sombre,
Ose juger vos beaux esprits!
Ce trait désarme ma colère;
Enfin je retrouve Voltaire,
Ce Voltaire du temps jadis,
Qui savait aimer ses amis,
Et qui surtout savait leur plaire.

Voilà une lettre comme j'en recevais autrefois de Cirey; je redouble d'envie de vous revoir, de parler de littérature, et de m'instruire des choses que vous seul pouvez m'apprendre. Je vous fais mes remercîments de votre nouvelle édition : comme je savais vos vieilles épîtres par cœur, j'ai reconnu toutes les corrections et additions que vous y avez faites; j'en ai été charmé. Ces épîtres étaient belles; mais vous y avez ajouté de nouvelles beautés, et surtout quelques transitions qui lient mieux les matières. Ne serait-ce point une faute d'impression que cet endroit de l'Épître de Maurepas que voici :

Il fut cent fois moins fou que ceux dont l'imprudence
Dans d'indignes mortels a mis sa confiance.

Ne faudrait-il pas ont et leur? Pardon de ces vétilles grammaticales, mais j'aspire au purisme, et je veux m'instruire.263-b

<264>Vous accoutumerez le parterre à tout ce que vous voudrez; des vers de la beauté des vôtres peuvent par leur imposture faire illusion sur le fond des choses. Je suis curieux de voir Oreste, comment vous aurez remplacé Palamède,264-a et de quelles autres beautés vous aurez enrichi cette tragédie. Si vous pensiez à moi, vous me feriez la galanterie de me l'envoyer; je suis prévenu pour vous, il ne tient donc qu'à vous de recevoir mes applaudissements. Mais se soucie-t-on à Paris que des Vandales et des barbares sifflent ou battent des mains à Berlin?

Cet Éloge de nos officiers tués à la guerre me rappelle une anecdote du feu czar. Pierre 1er se mêlait de pharmacie et de médecine; il donnait des remèdes à ses courtisans malades, et lorsqu'il avait expédié quelques boyards pour l'autre monde, il célébrait leurs obsèques avec magnificence, et honorait leur convoi funèbre de sa présence. Je me trouve à l'égard de ces pauvres officiers dans un cas à peu près semblable : des raisons d'État m'obligèrent à les exposer à des dangers où ils ont péri; pouvais-je faire moins que d'orner leurs tombeaux d'épitaphes simples et véritables? Venez au moins corriger ce morceau plein de fautes, pour lequel je m'intéresse plus que pour tous mes autres ouvrages. Des affaires m'appellent en Prusse au mois de juin; mais du premier de juillet jusqu'au mois de septembre je pourrai disposer de mon temps, je pourrai étudier aux pieds de Gamaliel, je pourrai

Vous admirer et vous entendre,
Et du grand art de Cicéron,
De Thucydide et de Maron
M'instruire, et par vos soins apprendre
Le chemin du sacré vallon;
Mais pour y mériter un nom,
Du feu que votre esprit recèle

<265>

Daignez à ma froide raison
Communiquer une étincelle, Et
j'égalerai Crébillon.

Comment voulez-vous que je juge qui de vous ou de madame d'Aiguillon a raison? Si la duchesse produit le Testament politique du cardinal de Richelieu en original, il faudra bien l'en croire. Les grands hommes ne le sont ni tous les moments, ni en toute chose. Un ministre rassemblera toutes ses forces, il emploiera toute la sagacité de son esprit dans une affaire qu'il juge importante, et il marquera beaucoup de négligence dans une autre qu'il croit médiocre. Si je me représente le cardinal de Richelieu rabaissant les grands du royaume, établissant solidement l'autorité royale, soutenant la gloire des Français contre des ennemis puissants et étrangers, étouffant des guerres intestines, détruisant le parti des calvinistes, et faisant élever une digue à travers la mer pour assiéger la Rochelle; si je me représente cette âme ferme, occupée des plus grands projets et capable des résolutions les plus hardies : le Testament politique me paraît trop puéril pour être son ouvrage. Peut-être étaient-ce des idées jetées sur le papier; peut-être l'ouvrage de sa vieillesse;265-a peut-être ne voulait-il pas dire tout ce qu'il pensait, pour se faire regretter d'autant plus. Si j'avais vécu avec ce cardinal, j'en parlerais plus positivement; à présent, je ne peux que deviner.

Des grandeurs et des petitesses,
Quelques vertus, plus de faiblesses,
Font le bizarre composé
Du héros le plus avisé.
Il jette un rayon de lumière,
Mais ce soleil, dans sa carrière,
Ne brille pas d'un feu constant;

<266>

L'esprit le plus profond s'éclipse :
Richelieu fit son Testament,
Et Newton son Apocalypse.266-a

Je ne souhaite, pour la nouvelle année, que de la santé et de la patience à l'auteur de la Henriade; s'il m'aime encore, je le verrai face à face, je l'admirerai à Sans-Souci, et je lui en dirai davantage.

254. DE VOLTAIRE.

Paris, 5 février 1750.

Du sein des brillantes clartés,
Et de l'éternelle abondance
D'agréments et de vérités
Dont vous avez la jouissance,
Trop heureux roi, vous insultez
Mon obscure et triste indigence.
Je vous l'avoue, un bon écrit
De ma part est chose très-rare;
Je ne suis que pauvre d'esprit,
Vous m'appelez d'esprit avare.
Mais il faut que le pauvre encor
Porte sa substance au trésor
De ces puissances trop altières;
Et le palais d'azur et d'or
Reçoit le tribut des chaumières.

Voici donc, Sire, un très-chétif tribut qui n'est pas dans le goût du comique larmoyant. Car il faut bien se tourner de tous les sens pour vous plaire.

<267>Comme j'allais continuer cette petite Épître, j'en reçois une de V. M. Celle-là prouve bien mieux encore l'immensité des richesses de votre génie. Ni vous ni personne n'a jamais rien fait de si bien, ou du moins de mieux que ces vers :

Des grandeurs et des petitesses,
Quelques vertus, plus de faiblesses, etc.

Je sens, à la lecture de cette lettre, que, si j'avais un peu de santé, je partirais sur-le-champ, fussiez-vous à Königsberg. Vous daignez demander Oreste; je vais le faire transcrire. Mais que V. M. ne s'attende pas à voir un Palamède. Il n'y en a point dans Sophocle.

A l'égard du prétendu Testament politique du cardinal de Richelieu, je réponds bien que madame d'Aiguillon n'en aura jamais l'original. Sire, on n'a jamais vu l'original de tous ces testaments-là. Indépendamment des misères dont ce livre est plein, je trouve qu'Armand est bien petit devant Frédéric.

........... Ceux dont l'imprudence
Dans d'indignes mortels a mis sa confiance.267-a

L'imprudence met sa confiance. L'imprudence ne mettent pas. Mais l'imprudence pourrait à toute force mettre leur confiance, en rapportant ce leur au dont. Ce serait une licence qui, en certains cas, serait permise.

Mon chancelier d'Olivet dirait le reste. Mais, quand j'écris au plus grand homme de notre siècle, je ne connais que le sentiment de l'admiration. L'enthousiasme fait oublier la grammaire. A vos genoux.

<268>

255. A VOLTAIRE.268-a

Potsdam, 20 février 1750.

La nuit compagne du repos,
De son crêp couvrant la lumière,
Avait jeté sur ma paupière
Ses plus léthargiques pavots;
Mon âme était appesantie,
Et ma pensée anéantie,
Lorsqu'un songe, d'un vol léger,
Me fit passer comme un éclair
Aux bords fleuris de l'Élysée.
Là, sous un berceau toujours vert,
Je vis l'ombre immortalisée
De l'aimable Césarion.
Dans la plus vive émotion,
Je m'élançai soudain vers elle :
« O ciel! est-ce toi que je vois,
Disais-je, ami tendre et fidèle,
Toi, que j'ai pleuré tant de fois,
Toi, de qui la perte cruelle
M'est encor récente et nouvelle? »
Là, dans ces transports véhéments,
Je vole à ses embrassements;
Mais trois fois cette ombre si chère,
Telle qu'une vapeur légère,
Semble s'échapper à mes sens.
« Le destin, qui de nous décide,
Défend à tous ses habitants,
Dit-il, d'approcher des vivants;
Mais j'ose te servir de guide,
C'est tout ce que je peux pour toi.
Vers ces demeures fortunées

<269>

Où les vertus sont couronnées
Je vais te mener; viens, suis-moi. »
Là, sous d'ombrages admirables
De myrtes mêlés de lauriers,
Je vis des plus fameux guerriers
Les fantômes incomparables :
« De ces illustres meurtriers
Fuyons, me dit-il, au plus vite;
Des beaux esprits cherchons l'élite. »
Plus loin, sous un bois d'oliviers
Entremêlés de peupliers,
Je vis Virgile avec Homère;
Tous deux paraissaient en colère.
Je vis Horace qui grondait,
Et Sophocle qui murmurait.
Une ombre qui de notre sphère
Dans ces lieux descendit naguère
Tous quatre les entretenait;
Et j'entendis qu'elle contait
Qu'en ce monde certain Voltaire
De cent piques les surpassait.
C'était la divine Émilie,
Qui jusque dans ces lieux portait
L'image de ce qu'en sa vie
Le plus tendrement elle aimait.
Mais ces morts, entrant en furie,
Sentaient encor la jalousie,
Qui lutine les beaux esprits.
Ils avisèrent par folie
De venger leur gloire avilie;
Ils appelèrent à grands cris
Un monstre qu'on nomme l'Envie,
Sèche et décrépite harpie,
Qui hait la gloire et les écrits
De tous les nourrissons chéris
De Mars, d'Apollon, de Minerve.
« Allez, dirent-ils, à Paris,
Sur ce Voltaire et sur sa verve

<270>

Exercez toutes vos noirceurs;
Complotez, tramez des horreurs,
Allez soulever le Parnasse,
Que le moindre scribe croasse,
Envenimez les rimailleurs.
Il est coupable, il nous surpasse,
Punissez-le de son audace;
Que sans cesse en butte à vos traits,
Il déteste tous ses succès;
Embouchez le sifflet funeste,
Et, soutenant nos intérêts,
Faites surtout tomber Oreste. »
Le monstre partit à l'instant;
Et moi, soudain tressaillissant,
D'abord je m'éveille, et mon songe
Dans l'obscurité se replonge.

Voilà ce que je songeais dernièrement, et je pensais me ranger du parti de ces bons poëtes trépassés. Ils n'ont pas tort d'être de maumaise humeur : vous abusez trop étrangement du privilége de grand génie. Vous allez à la gloire par autant de chemins qui y mènent; vous me revenez comme ce conquérant qui croyait n'avoir rien fait tant qu'il restait encore une partie du monde à conquérir. Vous venez d'entamer les États de Molière; si vous le voulez fort, sa petite province sera dans peu conquise. Je vous remercie de ce nouvel Harpagon,270-a qui est selon moi une comédie de mœurs; si vous l'aviez faite plus longue, il y aurait eu apparemment plus d'intérêt.

Voyez combien je vous ménage : je ne vous importune point pour vous voir à présent; j'attends que Flore ait embelli ces climats, et que Pomone nous annonce d'abondantes moissons, pour vous prier d'entreprendre ce voyage : j'attends que mes lauriers aient poussé de nouvelles branches pour vous en couronner. Au moins souvenez-<271>vous qu'après le duc de Richelieu, personne n'a des droits plus incontestables sur vous que votre tudesque confrère en Apollon. Vale.

256. DE VOLTAIRE.

Paris, 16 mars 1750.

Enfin d'Arnaud, loin de Manon,271-a
S'en va, dans sa tendre jeunesse,
A Berlin chercher la sagesse
Près de Frédéric-Apollon.
Ah! j'aurais bien plus de raison
D'en faire autant dans ma vieillesse.

Il va donc goûter le bonheur
De voir ce brillant phénomène,
Ce conquérant législateur
Qui sut chasser de son domaine
Toute sottise et toute erreur,
Tout dévot et tout procureur,
Tout fléau de l'engeance humaine.
Il verra couler dans Berlin
Les belles eaux de l'Hippocrène,
Non pas comme dans ce jardin 271-b
Où l'art avec effort amène
Les naïades de Saint-Germain,
Et le fleuve entier de la Seine,
Tout étonné d'un tel chemin;
Mais par un art bien plus divin,
Par le pouvoir de ce génie

<272>

Qui sans effort tient sous sa main
Toute la nature embellie.
Mon d'Arnaud est donc appelé
Dans ce séjour que l'on renomme!
Et, tandis qu'un troupeau zélé
De pèlerins au front pelé
Court à pied dans les murs de Rome
Pour voir un triste jubilé,
L'heureux d'Arnaud voit un grand homme.

Grand homme que vous êtes! que votre dernier songe est joli! Vous dormez comme Horace veillait. Vous êtes un être unique.

J'enverrai à V. M., par la première poste, des fatras d'Oreste; je mettrai ces misères à vos pieds. Une seule de vos lettres, qui ne vous coûtent rien, vaut mieux que nos grands ouvrages qui nous coûtent beaucoup. Je suis plus que jamais aux pieds de V. M.

257. DU MÊME.

Paris, 17 mars 1750.

Grand juge et grand faiseur de vers,
Lisez cette œuvre dramatique,
Ce croquis de la scène antique,
Que des Grecs le pinceau tragique
Fit admirer à l'univers.

Jugez si l'ardeur amoureuse
D'une Electre de quarante ans
Doit, dans de tels événements,
Étaler les beaux sentiments
D'une héroïne doucereuse,

<273>

En massacrant ses chers parents
D'une main peu respectueuse.

Une princesse en son printemps,
Qui surtout n'aurait rien à faire,
Pourrait avoir, par passe-temps,
A ses pieds un ou deux amants,
Et les tromper avec mystère;
Mais la fille d'Agamemnon
N'eut dans sa tète d'autre affaire
Que d'être digne de son nom,
Et de venger monsieur son père;
Et j'estime encor que son frère
Ne doit point être un Céladon;
Ce héros fort atrabilaire
N'était point né sur le Lignon.

Apprenez-moi, mon Apollon,
Si j'ai tort d'être si sévère,
Et lequel des deux doit vous plaire,
De Sophocle ou de Crébillon.
Sophocle peut avoir raison,
Et laisser des torts à Voltaire.

J'ai l'honneur, Sire, d'envoyer à V. M. les feuilles à mesure qu'elles sortent de chez l'imprimeur. Il faut bien que mon Apollon-Frédéric ait mes prémices bonnes ou mauvaises. J'ai pris la liberté de lui écrire par la voie de cet heureux d'Arnaud, qui verra mon Jéhovah prussien face à face, et à qui je porte la plus grande envie.

V. M. aura incessamment d'autres petites offrandes, malgré ma misère. Car, tout malingre que je suis, je sens que vous donnez de la santé à mon âme; vos rayons pénètrent jusqu'à moi, et me vivifient.

Voilà d'Arnaud à vos pieds! Qui sera à présent assez heureux pour envover à V. M. les livres nouveaux et les nouvelles sottises de notre pays? On m'a dit qu'on avait proposé un nommé Fréron. Permettez-moi, je vous en conjure, de représenter à V. M. qu'il faut, pour <274>une telle correspondance, des hommes qui aient l'approbation du public. Il s'en faut beaucoup qu'on regarde Fréron comme digne d'un tel honneur. C'est un homme qui est dans un décri et dans un mépris général, tout sortant de la prison où il a été mis pour des choses assez vilaines. Je vous avouerai encore, Sire, qu'il est mon ennemi déclaré, et qu'il se déchaîne contre moi dans de mauvaises feuilles périodiques, uniquement parce que je n'ai pas voulu avoir la bassesse de lui faire donner deux louis d'or, qu'il a eu la bassesse de demander à mes gens, pour dire du bien de mes ouvrages. Je ne crois pas assurément que V. M. puisse choisir un tel homme. Si elle daigne s'en rapporter à moi, je lui en fournirai un dont elle ne sera pas mécontente; si elle veut même, je me chargerai de lui envoyer tout ce qu'elle me commandera. Ma mauvaise santé, qui m'empêche très-souvent d'écrire de ma main, ne m'empêchera pas de dicter les nouvelles. En un mot, je suis à ses ordres pour le reste de ma vie.

258. DU MÊME.

Paris, vendredi 3 avril 1750.

Sire, voici des rogatons qui m'arrivent, dans l'instant, de l'imprimerie. Jugez le procès des anciens et des modernes. Vous qui abrégez les procès dans votre royaume, mettez fin au nôtre d'un mot. V. M. est accoutumée à décider toutes les querelles par la plume comme par l'épée, sans y perdre beaucoup de temps. Je n'ai que celui de lui envoyer ces bagatelles; la poste va partir. Voyez, Sire, combien l'heure presse; vous n'aurez pas seulement quatre vers cette fois-ci.<275> Mais tous les moments de ma vie ne vous en sont pas moins consacrés.

259. DU MÊME.

Paris, 13 avril 1750.275-a

Grand roi, voici donc le recueil
De ma dernière rapsodie.
Si j'avais quelque grain d'orgueil,
De Frédéric un seul coup d'œil
Me rendrait de la modestie.
Votre tribunal est l'écueil
Où notre vanité se brise;
L'œuvre que votre goût méprise
Dès ce moment tombe au cercueil;
Rien n'est plus juste; votre accueil
Est ce qui nous immortalise.

A propos d'immortalité, Sire, j'aurai l'honneur de vous avouer que c'est une fort belle chose; il n'y a pas moyen de vous dire du mal de ce que vous avez si bien gagné. Mais il vaut mieux vivre deux ou trois mois auprès de V. M. que trente mille ans dans la mémoire des hommes. Je ne sais pas si d'Arnaud sera immortel, mais je le tiens fort heureux dans cette courte vie.

La mienne ne tient plus qu'à un petit fil; je serai fort en colère, si ce petit fil est coupé avant que j'aie encore eu la consolation de revoir le grand homme de ce siècle. Vos vers sur le cardinal de Richelieu ont été retenus par cœur. Le moyen de s'en empêcher!

<276>

Richelieu fit son Testament,
Et Newton son Apocalypse.

Cela est si naturel, si aisé, si vrai, si bien dit, si court, si dégagé de superfluités, qu'il est impossible de ne s'en pas souvenir. Ces vers sont déjà un proverbe. Vous êtes assurément le premier roi de Prusse qui ait fait des proverbes en France. V. M. verra, dans la rapsodie ci-jointe, mes raisons contre madame d'Aiguillon.

Jugez ce Testament fameux,
Qu'en vain d'Aiguillon veut défendre;
Vous en avez bien jugé deux
Plus difficiles à comprendre.

Je ne verrai donc jamais, Sire, votre Valoriade? il y a une ode dans un recueil de votre Académie;276-a je n'ai ni le recueil, ni l'ode. C'est bien la peine de vous aimer pour être traité ainsi! Oh! le mauvais marché que j'ai fait là!

Je vous donne toute mon âme sans restriction.

260. A VOLTAIRE.

Potsdam, 25 avril 1750.

J'espérais qu'au premier signal
Les Grâces et votre génie
Viendraient sans cérémonial
Réveiller ma muse assoupie;
Mais de ce bonheur idéal
L'espérance est évanouie,
Et, dans ce séjour martial.

<277>

D'Arnaud, votre charmant vassal,
N'est arrivé qu'en compagnie
De sa muse aimable et polie.
Lorsqu'on n'a point l'original,
Heureux qui retient la copie!

Il est enfin venu, ce d'Arnaud qui s'est tant fait attendre. Il m'a remis votre lettre, ces vers charmants qui font toujours honte aux miens; et je redouble d'impatience de vous revoir. A quoi sert-il que la nature m'ait fait naître votre contemporain, si vous m'empêchez de profiter de cet avantage?

Depuis deux mille ans nous lisons
Les vers de Virgile et d'Horace;
Avec eux plus ne conversons.
Qui pourrait les voir face à face
S'instruirait bien par leurs leçons.

Oui, la mort, ainsi que l'absence,
Sépare les pauvres humains;
L'Homère même de la France
Est pour nous, ses contemporains,
Qui vivons loin de sa présence,
Aussi mort que ces grands Romains.

Tous les siècles seront les maîtres
De vos ouvrages immortels;
Ils pourront à leur tour connaître
Tant de talents universels.
Pour moi, j'ose un peu plus prétendre;
Avide de tous vos écrits,
Je veux, de vos charmes épris,
Vous voir, vous lire, et vous entendre.

Dans ce moment je reçois le tome où se trouvent Oreste, une lettre sur les Mensonges, etc., et une autre au maréchal de Schulenbourg. Vous m'avez placé tout au milieu d'une lettre où je suis surpris de me trouver. Vous savez relever les petites choses par la ma<278>nière dont vous les mettez en œuvre. Je vois combien vous êtes un grand maître en éloquence. Oui, si l'éloquence ne transporte pas des montagnes comme la foi, elle abaisse les hauteurs, elle relève les fonds, elle est maîtresse de la nature, et surtout du cœur humain. La belle science! qu'heureux sont ceux qui la possèdent, et surtout qui la manient avec autant de supériorité que vous!

J'ai cru que vous aviez, il y a longtemps, ces Mémoires de notre Académie. On les relie actuellement, et on vous les enverra incontinent. Vous y trouverez répandus quelques-uns de mes ouvrages; mais je dois vous avertir que ce ne sont que des esquisses. J'ai employé, depuis, un temps considérable à les corriger. On en fait actuellement une édition avec des augmentations et des corrections nombreuses, qui sera plus digne de votre attention. Vous l'aurez dès que l'imprimeur aura achevé sa besogne.

Vous me demandez mon poëme; mais il ne peut point se montrer. D'Arnaud vous mandera ce qu'il contient.

J'osais de mes pinceaux hardis
Croquer le ciel du fanatique,
Son enfer et son paradis,
Et me gausser en hérétique
De ces foudres hors de pratique
Dont Rome écrase les maudits;
Mais de mes vers tant étourdis,
Dont je connais le ton caustique,
Je cache le recueil épique
A vos indiscrets de Paris.

Certain Boyer, qui chez vous brille,
Grand frondeur de plaisants écrits.
Ferait condamner par ses cris
Mes pauvres vers à la Bastille.
Je hais ces funestes lambris;
Ma Muse, les Jeux, et les Ris,
Dans ma demeure tant gentille

<279>

Ne craignent point pareils mépris.
C'est assez lorsqu'en sa jeunesse
On a tâté de la prison;279-a
Mais dans l'âge de la sagesse
Y retourner, c'est déraison.

Ainsi, mon cher Voltaire, si vous voulez voir de mes sottises, il faut venir sur les lieux; il n'y a plus moyen de reculer. Le poëme, à la vérité, ne vous payera pas des fatigues du voyage; mais le poëte qui vous aime en vaut peut-être la peine. Vous verrez ici un philosophe qui n'a d'autre passion que celle de l'étude, et qui sait, par les difficultés qu'il trouve dans son travail, reconnaître le mérite de ceux qui, comme vous, y réussissent aussi supérieurement.

Il est ici une petite communauté qui érige des autels au dieu invisible; mais, prenez-y bien garde, des hérétiques élèveront sûrement quelques autels à Baal, si notre dieu ne se montre bientôt. Je n'en dis pas davantage. Adieu.

261. DE VOLTAIRE.

Paris, 8 mai 1750.

Oui, grand homme, je vous le dis,
Il faut que je me renouvelle.
J'irai dans votre paradis
Du feu qui m'embrasait jadis
Ressusciter quelque étincelle,

<280>

Et dans votre flamme immortelle
Tremper mes ressorts engourdis.
Votre bonté, votre éloquence,
Vos vers coulant avec aisance,
De jour en jour plus arrondis,
Sont ma fontaine de Jouvence.

Mais il ne faut pas tromper son héros. Vous verrez, Sire, un malingre, un mélancolique, à qui V. M. fera beaucoup de plaisir, et qui ne vous en fera guère; mon imagination jouira de la vôtre. Ayez la bonté de vous attendre à tout donner sans rien recevoir. Je suis réellement dans un très-triste état; d'Arnaud peut vous en avoir rendu compte. Mais enfin vous savez que j'aime cent fois mieux mourir auprès de vous qu'ailleurs. Il y a encore une autre difficulté; je vais parler, non pas au roi, mais à l'homme qui entre dans le détail des misères humaines. Je suis riche, et même très-riche pour un homme de lettres. J'ai ce qu'on appelle à Paris monté une maison où je vis en philosophe avec ma famille et mes amis. Voilà ma situation; malgré cela, il m'est impossible de faire actuellement une dépense extraordinaire : premièrement, parce qu'il m'en a beaucoup coûté pour établir mon petit ménage; en second lieu, parce que les affaires de madame du Châtelet, mêlées avec ma fortune, m'ont coûté encore davantage. Mettez, je vous en prie, selon votre coutume philosophique, la Majesté à part, et souffrez que je vous dise que je ne veux pas vous être à charge. Je ne peux ni avoir un bon carrosse de voyage, ni partir avec les secours nécessaires à un malade, ni pourvoir à mon ménage pendant mon absence, etc., à moins de quatre mille écus d'Allemagne. Si Mettra, un des marchands correspondants de Berlin, veut me les avancer, je lui ferai une obligation, et le rembourserai sur la partie de mon bien la plus claire qu'on liquide actuellement. Cela est peut-être ridicule à proposer; mais je peux assurer V. M. que cet arrangement ne me gênera point. Vous n'auriez, <281>Sire, quà faire dire un mot à Berlin au correspondant de Mettra ou de quelque autre banquier résidant à Paris; cela serait fait à la réception de la lettre, et quatre jours après je partirais. Mon corps aurait beau souffrir, mon âme le ferait bien aller; et cette âme, qui est à vous, serait heureuse. Je vous ai parlé naïvement, et je supplie le philosophe de dire au monarque qu'il ne s'en fâche pas. En un mot, je suis prêt; et, si vous daignez m'aimer, je quitte tout, je pars, et je voudrais partir pour passer ma vie à vos pieds.

262. A VOLTAIRE.281-a

Potsdam, 24 mai 1750.

Pour une brillante beauté,
Qui tentait son désir lubrique,
Jupiter avec dignité
Sut faire l'amant magnifique.
L'or plut, et son pouvoir magique
De cette amante trop pudique
Fléchit l'austère cruauté.

Ah! si, dans sa gloire éternelle,
Ce dieu si galant s'attendrit
Sur les appas d'une mortelle
Stupide, sans talents, mais belle,
Qu'aurait-il fait pour votre esprit?

Pour rendre son ciel plus aimable,
Près d'Apollon, près de Bacchus,

<282>

Il vous aurait mis à sa table,
Pour moitié vous donnant Vénus.
Son fils, enfant plein de malice,
Bandant son arc, riant de plus,
Vous aurait blessé par caprice;
Car dans ce séjour de délice,
L'amour n'est jamais de refus.

Hébé vous eût offert un verre
Rempli du plus exquis nectar;
Mais vous le connaissez, Voltaire,
Vous en avez bu votre part;
C'était le lait de votre mère.

Voilà comme le roi des dieux
Vous aurait traité dans les cieux.
Pour moi, qui n'ai point l'honneur d'être
L'image de ce dieu puissant,
Je veux, dans ce séjour champêtre,
Vous en procurer tout autant;
Je veux imiter cette pluie
Que sur Danaé son galant
Répandit très-abondamment;
Car de votre puissant génie
Je me suis déclaré l'amant.

Mais comme le sieur Mettra pourrait réprouver une lettre de change en vers, j'en fais expédier une en bonne forme par son correspondant, qui vaudra mieux que mon bavardage. Vous êtes comme Horace, vous aimez à réunir l'utile à l'agréable;282-a pour moi, je crois qu'on ne saurait assez payer le plaisir, et je compte d'avoir fait un très-bon marché avec le sieur Mettra. Je payerai le marc d'esprit à proportion que le change hausse. Il en faut dans la société; je l'aime; et l'on n'en saurait trouver davantage que dans la boutique de Mettra.

Je vous avertis que je pars pour la Prusse, que je ne serai de re<283>tour ici que le 22 de juin, et que vous me ferez grand plaisir d'être ici vers ce temps. Vous y serez reçu comme le Virgile de ce siècle, et le gentilhomme ordinaire de Louis XV cédera, s'il lui plaît, le pas au grand poëte. Adieu; les coursiers rapides d'Achille puissent-ils vous conduire, les chemins montueux s'aplanir devant vous! puissent les auberges d'Allemagne se transformer en palais pour vous recevoir! les vents d'Éole puissent-ils se renfermer dans les outres d'Ulysse, le pluvieux Orion disparaître, et nos nymphes potagères se changer en déesses, pour que votre voyage et votre réception soient dignes de l'auteur de la Henriade!

263. DE VOLTAIRE.

Paris, 9 juin 1760.

Votre très-vieille Danaé
Va quitter son petit ménage
Pour le beau séjour étoile
Dont elle est indigne à son âge.
L'or par Jupiter envoyé
N'est pas l'objet de son envie;
Elle aime d'un cœur dévoué
Son Jupiter, et non sa pluie.
Mais c'est en vain que l'on inédit
De ces gouttes très-salutaires;
Au siècle de fer où l'on vit,

Les gouttes d'or sont nécessaires.
On peut du fond de son taudis,
Sans argent, l'âme timorée,

<284>

Entouré de cierges bénits,
Aller tout droit en paradis,
Mais non pas dans votre Empyrée.

Je ne pourrai pourtant, Sire, être dans votre ciel que vers les premiers jours de juillet. Je ferai, soyez-en sûr, tout ce que je pourrai pour arriver à la fin de juin. Mais la vieille Danaé est trop avisée pour promettre légèrement; et, quoiqu'elle ait l'âme très-vive et très-impatiente, les années lui ont appris à modérer ses ardeurs. Je viens d'écrire à M. de Raesfeld284-a que je serai, au plus tard, dans les premiers jours de juillet, dans vos États de Clèves, et je le prie de songer au Vorspann. Je vous lais, Sire, la même requête. Faites de belles revues dans vos royaumes du Nord; imposez à l'empire des Russes; soyez l'arbitre de la paix, et revenez présider à votre Parnasse. Vous êtes l'homme de tous les temps, de tous les lieux, de tous les talents. Recevez-moi au rang de vos adorateurs; je n'ai de mérite que d'être le plus ancien. Le titre de doyen de ce chapitre ne peut m'être contesté. Je prendrai la liberté de dire de V. M. ce que La Fontaine, à mon âge, disait des femmes : « Je ne leur fais pas grand plaisir, mais elles m'en font toujours beaucoup. »

Je me mets aux pieds de V. M.

Ah! que mon destin sera doux
Dans votre céleste demeure!
Que d'Arnaud vive à vos genoux,
Et que votre Voltaire y meure!

<285>

264. A VOLTAIRE.285-a

Potsdam, 26 juin 1750.

Vieux palefrois de nos rouliers,
Volez, rétives haridelles,
Devenez de fameux coursiers,
De Pégase empruntez les ailes;
Les beaux chevaux du dieu du goût
Vous ont cédé leur ministère;
Vous conduirez le dieu, son frère.
De Versailles à cette cour.

Que Rabican,285-b que Parangon,285-b
Seraient piqués de jalousie,
S'ils voyaient que dans ce canton.
Fringants, à force réunie,
Vous mènerez de l'Hélicon,
Le dieu du goût et du génie!

Vos destins seront glorieux;
Ce dieu, sentant son âme émue,
Vous délivrant de la charrue,
Daignera vous placer aux cieux.

L'astronome, à quelque heure indue,
De sa lunette à longue vue
Examinant le firmament,
Frappé d'extase en vous voyant,
Pourra penser assurément
Que la lunette a la berlue.

Voilà ce que j'ai dit aux chevaux qui auront l'honneur de vous conduire. On dit que la langue allemande est faite pour parler aux <286>bêtes;286-a et, en qualité de poëte de cette langue, j'ai cru ma muse plus propre à haranguer vos chevaux de poste qu'à vous adresser ses accents. Vous êtes à présent armé de toutes pièces, de voiture, de passeport, et de tout ce qu'il faut à un homme qui veut se rendre de Paris à Berlin; mais je crains que vous ne soyez prodigue de votre temps à Paris, et chiche de vos minutes à Berlin. Venez donc promptement, et souvenez-vous qu'un plaisir fait de bonne grâce acquiert un double mérite.

265. DE VOLTAIRE.

Compiègne, 26 juin 1750.

Ainsi dans vos galants écrits,
Qui vont courant toute la France,
Vous flattez donc l'adolescence
De ce d'Arnaud que je chéris,
Et lui montrez ma décadence.286-b
Je touche à mes soixante hivers;
Mais si tant de lauriers divers
Ombragent votre jeune tête,
Grand homme, est-il donc bien honnête

<287>

De dépouiller mes cheveux blancs
De quelques feuilles négligées,
Que déjà l'Envie et le Temps
Ont, de leurs détestables dents,
Sur ma tête à demi rongées?

Quel diable de Marc-Antonin!
Et quelle malice est la vôtre!
Egratignez-vous d'une main,
Lorsque vous protégez de l'autre?
Croyez, s'il vous plaît, que mon cœur,
En dépit de mes onze lustres,
Sent encor la plus noble ardeur
Pour le premier des rois illustres.

Bientôt nos beaux jours sont passés;
L'esprit s'éteint, le temps l'accable;
Les sens languissent émoussés,
Comme des convives lassés
Qui sortent tristement de table.
Mais le cœur est inépuisable,
Et c'est vous qui le remplissez.

Je ne suis à Compiègne, Sire, que pour demander au plus grand roi du Midi la permission d'aller me mettre aux pieds du plus grand roi du Nord; et les jours que je pourrai passer auprès de Frédéric le Grand seront les plus beaux de ma vie. Je pars de Compiègne après-demain. Je suis exact; je compte les heures, elles seront longues de Compiègne à Sans-Souci. Il y a cent mille sots qui ont été à Rome cette année; s'ils avaient été des hommes, ils seraient venus voir vos miracles.

Clèves, 2 juillet.

Sire, j'avais envoyé ma lettre à votre chancelier de Clèves, et j'arrive aussitôt qu'elle; je la rouvre pour remercier encore V. M. Je <288>suis arrivé me portant très-mal. En vérité, je vais à votre cour comme les malades de l'antiquité allaient au temple d'Esculape.

Ici j'acquiers un double grade;
Je suis de Votre Majesté
Et le sujet, et le malade.
Je fais ma cour à la naïade
De ce beau lieu peu fréquenté;
De son onde je bois rasade.
La nymphe, pleine de bonté,
A mes yeux a daigné paraître;
Elle m'a dit : « Ce lieu champêtre
Pourrait te donner la santé;
Mais vole auprès du Roi mon maître;
Il donne l'immortalité. »

J'y vole, Sire; j'arriverai mort ou vif. Je pars d'ici le 5; mon misérable état, et plus encore mon carrosse cassé, me retiennent trois jours.

Je supplie V. M. d'avoir la bonté d'envoyer l'ordre pour le Vorspann au commandant de Lippstadt, et de daigner me recommander à lui. C'est une chose affreuse pour un malade français, qui n'a que des domestiques français, de courir la poste en Allemagne. Érasme s'en plaignait il y a deux cents ans. Ayez pitié de votre malade errant.

Je recachette ma lettre, et je renouvelle à V. M. mon profond respect, et ma passion de voir encore ce grand homme.

<289>

266. DE VOLTAIRE.289-a

Ce .. (juillet 1750).
Sur un grand chemin de l'évêché de Hildesheim, beau
pays pour un prêtre, et digne d'appartenir à un roi
hérétique.

Beau Sans-Souci, daignez attendre
Le plus malingre des humains;
Au paradis je dois me rendre,
Mais le diable en fit les chemins.

Sire, quel chien de pays que la Westphalie et les environs de Hanovre et de Hesse! On y fait trois milles en deux jours. J'ai été en exil quinze jours à Clèves; j'ai la fièvre, et V. M. a eu beau presser et prêcher les chevaux de la route, ainsi qu'en usaient les héros d'Homère;

Dans des jours à jamais terribles,
Quand il faut battre l'ennemi,
Vous êtes très-bien obéi
Par cent mille bras invincibles;
Mais vos postillons, vos coursiers,
Imitent fort mal vos guerriers.
Ils n'ont pas l'humeur si docile;
Et vous avez beau, comme Achille,
Les encourager en beaux vers;
Ils sont les seuls, dans l'univers,
Qui ne goûtent pas votre style.

J'ignore si ce petit billet doux arrivera avant moi.289-b Mais il faut toujours écrire à sa maîtresse, dût-on porter la lettre soi-même; <290>à plus forte raison à Frédéric le Grand. J'assure S. M. de mes vifs désirs, et lui présente mes profonds respects.

Signé à Halberstadt, en attendant que je sois assez heureux pour en partir.

V.

267. A VOLTAIRE.290-a

Berlin, 23 août 1750.

J'ai vu la lettre que votre nièce vous écrit de Paris. L'amitié qu'elle a pour vous lui attire mon estime. Si j'étais madame Denis, je penserais de même; mais étant ce que je suis, je pense autrement. Je serais au désespoir d'être cause du malheur de mon ennemi; et comment pourrais-je vouloir l'infortune d'un homme que j'estime, que j'aime, et qui me sacrifie sa patrie et tout ce que l'humanité a de plus cher? Non, mon cher Voltaire, si je pouvais prévoir que votre transplantation pût tourner le moins du monde à votre désavantage, je serais le premier à vous en dissuader. Oui, je préférerais votre bonheur au plaisir extrême que j'ai de vous avoir. Mais vous êtes philosophe; je le suis de même. Qu'y a-t-il de plus naturel, de plus simple et de plus dans l'ordre que des philosophes faits pour vivre ensemble, réunis par la même étude, par le même goût, et par une façon de penser semblable, se donnant cette satisfaction? Je vous respecte comme mon maître en éloquence et en savoir; je vous aime comme un ami vertueux. Quel esclavage, quel malheur, quel changement, quelle inconstance de fortune y a-t-il à craindre dans un pays où l'on vous estime autant que dans votre patrie, et chez un ami<291> qui a un cœur reconnaissant? Je n'ai point la folle présomption de croire que Berlin vaut Paris. Si les richesses, la grandeur et la magnificence font une ville aimable, nous le cédons à Paris. Si le bon goût, peut-être plus généralement répandu, se trouve dans un endroit du monde, je sais et je conviens que c'est à Paris. Mais vous, ne portez-vous pas ce goût partout où vous êtes? Nous avons des organes qui nous suffisent pour vous applaudir; et, en fait de sentiments, nous ne le cédons à aucun pays du monde. J'ai respecté l'amitié qui vous liait à madame du Châtelet; mais après elle, j'étais un de vos plus anciens amis. Quoi! parce que vous vous retirez dans ma maison, il sera dit que cette maison devient une prison pour vous! Quoi! parce que je suis votre ami, je serais votre tyran! Je vous avoue que je n'entends pas cette logique-là; que je suis fermement persuadé que vous serez fort heureux ici tant que je vivrai, que vous serez regardé comme le père des lettres et des gens de goût, et que vous trouverez en moi toutes les consolations qu'un homme de votre mérite peut attendre de quelqu'un qui l'estime. Bonsoir.291-a

268. DE VOLTAIRE.

Dans votre Parnasse de Pharasmane,291-b 8 octobre 1750.

Vous êtes roi sévère et citoyen humain;
Vous l'avez dit,291-c la chose est véritable.
Comme roi, je vous sers; vous m'admettez à table

<292>

En qualité de citoyen;
Et comme un être fort humain,
Vous excusez un misérable
Qui ne put assister à ce souper divin,
Par la raison qu'il souffrait comme un diable.

Daignez, grand homme, daignez, Sire, me pardonner. Je ne vous dirai pas, Plaignez-moi, car je ne souffre pas plus ici qu'ailleurs, et j'y suis beaucoup plus heureux. On est heureux par l'enthousiasme, et vous savez si vous m'en inspirez. Vous, Sire, et le travail, voilà tout ce qu'il faut à un être pensant. Continuez à faire de beaux vers, mais ne mettez jamais la tragédie de Sémiramis en opéra italien, quand même madame la margrave vous en prierait; c'est un ouvrage diabolique.

Quelque jour vous ferez Conradin en trois actes, et nous la jouerons.

Je me prosterne devant votre sceptre, votre lyre, votre plume, votre épée, votre imagination, votre justesse d'esprit, et votre universalité.

269. DU MÊME.

Novembre 1750.

Sire, je me confie, comme de raison, au plus honnête homme et au plus discret de votre royaume. Je ne suis venu ici que pour lui; j'ai tout abandonné pour m'attacher uniquement à lui; il me rend heureux; je compte passer le peu de jours qui me reste à ses pieds. Je ne dois rien lui cacher.

<293>D'Arnaud a semé la zizanie dans le champ du repos et de la paix. Il a fait confidence à monseigneur le prince Henri du tour cruel qu'il voulait me jouer à Paris, et il a abusé de la confiance dont Son Altesse Royale l'honore, pour le tromper et pour se ménager, à ce qu'il prétendait, une ressource et une excuse, lorsque la calomnie serait découverte. Le respect pour V. M. me défend d'entrer dans les détails de la conduite de d'Arnaud. Mais, Sire, voyez ce que vous voulez que je fasse. J'ai passé par-dessus les bienséances de mon âge; j'ai représenté des rôles pour la famille royale; j'ai obéi avec joie aux moindres ordres que j'ai reçus, et, en cela, je crois avoir fait mon devoir. Mais puis-je jouer la comédie chez monseigneur le prince Henri avec d'Arnaud, qui m'accable de tant d'ingratitude et de perfidie? Cela est impossible. Mais je ne veux pas faire le moindre éclat. Je crois que je dois garder surtout un profond silence. Il me semble, Sire, que si d'Arnaud, qui va aujourd'hui à Berlin dans les carrosses du prince Henri, y restait pour travailler, pour fréquenter l'Académie, en un mot, sur quelque prétexte, je serais par là délivré de l'extrême embarras où je me trouve. Son absence mettrait fin aux tracasseries sans nombre qui déshonorent le palais de la gloire, et troublent l'asile du repos le plus doux. Je m'en remets à la prudence, à la bonté de V. M. Je ne parlerai pas même à Darget de tout ce que j'ai l'honneur de vous écrire. Soyez très-sûr que la conduite de d'Arnaud peut faire un éclat très-fâcheux dans l'Europe, par la foule des gazetiers et des barbouilleurs de papier qui veulent deviner tout ce qui se passe chez V. M. Au nom de votre gloire, Sire, prévenez tout cela, et soyez bien sûr que mon attachement pour votre personne surpasse beaucoup l'embarras où je me vois. Quels petits chagrins ne sont pas noyés dans le bonheur extrême de voir et d'entendre Frédéric le Grand!

<294>

270. DU MÊME.

(Premiers jours de janvier 1751.)

Sire, mon secrétaire294-a m'a avoué que d'Arnaud l'avait séduit, et lui avait tourné la tête au point de l'engager à voler le manuscrit en question, pour le faire imprimer. Il m'a demandé pardon; il ma rendu tous mes papiers.

V. M. verra que je mettrai à la raison le juif Hirschel aussi facilement. Je suis très-affligé d'avoir un procès; mais, s'il n'y a point d'autre moyen d'avoir justice; si Hirschel veut abuser de ma facilité pour me voler environ onze mille écus; si quelques conseillers ou avocats, ou M. de Kircheisen, ne peuvent être chargés de prévenir le procès et d'être arbitres; s'il faut que je plaide contre un juif que j'ai convaincu d'avoir agi contre sa signature, c'est un malheur qu'il faut soutenir comme bien d'autres; la vie en est semée. Je n'ai pas vécu jusqu'à présent sans savoir souffrir. Mais le bonheur de vous admirer et de vous aimer est une consolation bien chère.

271. DU MÊME.

Février 1751.

Sire, eh bien! Votre Majesté a raison, et la plus grande raison du monde; et moi, à mon âge, j'ai un tort presque irréparable. Je ne<295> me suis jamais corrigé de la maudite idée d'aller toujours en avant dans toutes les affaires, et, quoique très-persuadé qu'il y a mille occasions où il faut savoir perdre et se taire, et quoique j'en eusse l'expérience, j'ai eu la rage de vouloir prouver que j'avais raison contre un homme avec lequel il n'est pas même permis d'avoir raison. Comptez que je suis au désespoir, et que je n'ai jamais senti une douleur si profonde et si amère. Je me suis privé, de gaîté de cœur, du seul objet pour qui je suis venu; j'ai perdu des conférences qui m'éclairaient et qui me ranimaient; j'ai déplu au seul homme à qui je voulais plaire. Si la reine de Saba avait été dans la disgrâce de Salomon, elle n'aurait pas plus souffert que moi. Je peux répondre au Salomon d'aujourd'hui que tout son génie n'est pas capable de me faire sentir ma faute au point où mon cœur me la fait sentir. J'ai une maladie bien cruelle, mais elle n'approche pas, en vérité, de mon affliction, et cette affliction n'est égale qu'à ce tendre et respectueux attachement qui ne finira qu'avec ma vie.

272. DU MÊME.

Février 1751.

Sire, Votre Majesté joint à ses grands talents celui de connaître les hommes. Mais, pour moi. je ne comprends pas comment, dans ma retraite (royale à la vérité, mais encore plus philosophique), dans laquelle on n'a rien à se disputer, et qui devrait être l'asile de la paix, le diable peut encore semer sa zizanie. Pourquoi souleva-t-on d'Arnaud contre moi? pourquoi le rendit-on méchant? pourquoi corrompit-on mon secrétaire? pourquoi m'a-t-on attaqué auprès de<296> vous par les rapports les plus bas et par les détails les plus vils? pourquoi vous fit-on dire, dès le 29 novembre, que j'avais acheté pour quatre-vingt mille écus de billets de la Steuer,296-a tandis que je n'en ai jamais eu un seul, et que, ayant été publiquement sollicité par le juif Hirschel d'en prendre comme les autres, et ayant consulté le sieur Kircheisen sur la nature de ces effets, j'avais, dès le 24 novembre, révoqué mes lettres de change, et défendu à Hirschel de prendre pour moi un seul billet en question? Pourquoi dicta-t-on à Hirschel une lettre calomnieuse adressée à V. M., lettre dont tous les points sont reconnus autant de mensonges par un jugement authentique? Pourquoi osa-t-on dire à V. M. que l'arrêt nécessaire de la personne de ce juif, arrêt sans lequel j'aurais perdu dix mille écus de lettres de change, arrêt fait selon toutes les règles, était contre toutes les règles? Pardon, Sire; que votre grand cœur me permette de continuer. Pourquoi poursuivre ainsi auprès de vous un malheureux étranger, un malade, un solitaire, qui n'est ici que pour vous seul, à qui vous tenez lieu de tout sur la terre, qui a renoncé à tout pour vous entendre et pour vous lire, que son cœur seul a conduit à vos pieds, qui n'a jamais dit un seul mot qui pût blesser personne, et qui, malgré ce qu'il a essuyé, ne se plaindra de personne? Pourquoi m'avait-on prédit ces persécutions, prédictions que vous avez lues, et que votre bonté me promit de détourner et de rendre inutiles? Pourquoi a-t-on forcé d'Argens de partir?296-b' pourquoi m'a-t-on accablé si cruellement? Voilà, je vous le jure, un problème que je ne peux résoudre.

Ce procès que j'ai eu, que j'ai gagné296-c dans tous ses points, n'ai-je pas tout tenté pour ne le point avoir? On m'a forcé à le soutenir, sans quoi j'étais volé de treize mille écus; tandis que je soutiens depuis huit mois, à Paris, la dépense d'une grosse maison, et que, par<297> le désordre où j'ai laissé mes affaires, comptant passer deux mois à vos pieds, je souffre, depuis cinq mois, sans le dire, la saisie de tous mes revenus à Paris. Cependant on m'a fait passer auprès de V. M. pour un homme bassement intéressé. Voilà pourquoi, Sire, j'avais prié Darget de se jeter pour moi à vos pieds, et de vous supplier de supprimer ma pension; non pas assurément pour rejeter vos bienfaits, dont je suis pénétré, mais pour convaincre V. M. qu'elle est mon unique objet. Suis-je venu chercher ici de l'éclat, de la grandeur, du crédit? Je voulais vivre dans une solitude, et admirer quelquefois votre personne et vos ouvrages, travailler, souffrir patiemment les maux où la nature me condamne, et attendre doucement la mort. Voilà ce que je désire encore. Je ne serai pas plus solitaire auprès de Potsdam que dans votre palais de Berlin. Si Darget vous a parlé des prières que j'osais vous faire pour cet arrangement, je vous supplie, Sire, de les oublier, et de me pardonner les propositions que j'avais hasardées. Je vivrai très-bien auprès de Potsdam, avec ce que V. M. daigne m'accorder. J'y resterai, sous le bon plaisir de V. M., jusqu'au printemps, et alors j'irai faire un tour à Paris pour mettre un ordre certain pour jamais dans mes affaires. J'ose me flatter que l'assurance de ne pas déplaire à un grand homme pour qui seul je vis, je sens et je pense, adoucira la maladie dont je suis tourmenté, laquelle demande du repos, et surtout la paix de l'âme, sans quoi la vie est un supplice. Permettez-moi donc, Sire, d'aller m'établir au Marquisat jusqu'au printemps; j'irai dans quelques jours, dès que la lie du procès sera bue, et que tout sera fini. Voilà la grâce que je supplie V. M. de daigner faire à un homme qui voudrait passer à vos pieds le peu de jours qui lui restent.

J'avais, Sire, minuté cette lettre, pour la transcrire d'une manière plus respectueuse; mais mes souffrances ne me permettent pas de la recommencer, et j'espère que V. M. aura assez de compassion de mon accablement pour daigner recevoir ma lettre avec bonté, dans l'état<298> où je la lui présente, avec le plus profond respect et le plus tendre attachement.

273. A VOLTAIRE.298-a

Potsdam, 24 février 1751.

J'ai été bien aise de vous recevoir chez moi; j'ai estimé votre esprit, vos talents, vos connaissances; et j'ai dû croire qu'un homme de votre âge, lassé de s'escrimer contre les auteurs, et de s'exposer à l'orage, venait ici pour se réfugier comme en un port tranquille. Mais vous avez d'abord, d'une façon assez singulière, exigé de moi de ne point prendre Fréron pour m'écrire des nouvelles; j'ai eu la faiblesse ou la complaisance de vous l'accorder, quoique ce n'était pas à vous de décider de ceux que je prendrais en service. D'Arnaud298-b a eu des torts envers vous; un homme généreux les lui eût pardonnes; un homme vindicatif poursuit ceux qu'il prend en haine. Enfin, quoique d'Arnaud ne m'ait rien fait, c'est par rapport à vous qu'il est parti d'ici. Vous avez été chez le ministre de Russie298-c lui parler d'affaires dont vous n'aviez point à vous mêler, et l'on a cru que je vous en avais donné la commission. Vous vous êtes mêlé des affaires de madame de Bentinck, sans que ce fût certainement de votre département. Vous avez eu la plus vilaine affaire du monde avec le juif. Vous avez fait un train affreux dans toute la ville. L'affaire des billets saxons est si<299> bien connue en Saxe, qu'on m'en a porté de grièves plaintes. Pour moi, j'ai conservé la paix dans ma maison jusqu'à votre arrivée : et je vous avertis que si vous avez la passion d'intriguer et de cabaler, vous vous êtes très-mal adressé. J'aime des gens doux et paisibles, qui ne mettent point dans leur conduite les passions violentes de la tragédie. En cas que vous puissiez vous résoudre à vivre en philosophe, je serai bien aise de vous voir; mais si vous vous abandonnez à toutes les fougues de vos passions, et que vous en vouliez à tout le monde, vous ne me ferez aucun plaisir de venir ici, et vous pouvez tout autant rester à Berlin.299-a

274. DE VOLTAIRE.

Février 1751.

Sire, je conjure Votre Majesté de substituer la compassion aux sentiments de bonté qui m'ont enchanté, et qui m'ont déterminé à passer à vos pieds le reste de ma vie. Quoique j'aie gagné ce procès, je fais encore offrir à ce juif de reprendre pour deux mille écus les diamants qu'il m'a vendus trois mille, afin de pouvoir me retirer dans la maison que V. M. permet que j'habite auprès de Potsdam. L'état où je suis ne me permet guère de me montrer, et j'ai besoin de faire des remèdes à la campagne pendant plus d'un mois. Permettez-moi de m'y aller établir la première semaine de mars, et de rester jusqu'au 5 ou au 6 mars dans votre château. C'est un homme assurément très-malade qui vous demande cette grâce. Songez aussi que c'est un homme qui n'a eu, en renonçant à sa patrie, que votre seule<300> personne pour objet, et dont l'attachement ne peut être douteux. Puisque vous avez la bonté de me dire les choses qui vous ont déplu, cette bonté même m'assure que je ne vous déplairai plus. Il est bien sûr que je ne me suis pas donné à vous pour ne pas chercher à vous rendre ma conduite agréable, et que, quand on est conduit par le cœur, les devoirs sont bien doux.

Permettez-moi, Sire, de dire à V. M. que j'avais beaucoup connu Gross à Paris, qu'il m'était venu voir à Berlin, et que j'allai le prier de me faire venir un ballot de livres et de cartes de géographie que M. de Rasumowsky me devait envoyer. Je ne savais pas un mot de son rappel. Ce fut lui qui me l'apprit; et quand il m'en dit la raison, je me mis à rire. Je lui dis en vérité ce qui convenait, en pareille occasion, à un homme qui apprenait cette aventure de sa bouche. C'est l'unique fois que je lui aie parlé, et l'unique ministre que j'aie vu, et je peux assurer V. M. que je n'en verrai aucun en particulier.

Pardonnez-moi si je vous ai présenté des lettres de madame de Bentinck. Je ne vous en présenterai plus.

A l'égard de la société, j'ose dire, Sire, que je ne crois pas y avoir mis la moindre apparence d'aigreur ni de trouble. S'il y avait même quelqu'un dont je pusse avoir à me plaindre, je jure à V. M. que tout serait oublié dans un instant, et que le bonheur d'être dans vos bonnes grâces me rendrait agréables ceux même qui, étant mal instruits de l'affaire du juif, auraient trop pris parti contre moi. Je ne crois pas qu'il puisse être revenu à V. M. que j'aie jamais dit un seul mot qui ait pu déplaire à personne. Daignez être très-sûr que jamais je ne mettrai même la moindre froideur dans le commerce avec aucun de ceux qui vous approchent; et sur cela je n'aurai pas à me vaincre.

Pour le juif, daignez, Sire, vous informer des juges s'il y a un homme plus inique et de plus mauvaise foi sur la terre. Il refuse, tout condamné qu'il est, les mille écus que je lui offre de gagner.<301> Mais cela ne m'empêchera pas de profiter de la grâce que V. M. daigne me faire, et d'habiter la maison près de Potsdam, dont V. M. est encore suppliée de me laisser la jouissance jusqu'au printemps. Je sacrifierai tout pour venir goûter le repos auprès du séjour que vous rendez si célèbre par tout ce que vous y faites. Daignez me laisser espérer que je verrai vos dernières productions. Il n'y a point pour moi de consolation plus chère. Vous ne pouvez pas assurément douter, Sire, que je ne sois tendrement attaché à votre personne, et j'ose dire que je le suis à un point, que j'espère que V. M. me pardonnera tout.

275. A VOLTAIRE.301-a

Potsdam, 28 février 1751.

Si vous voulez venir ici, vous en êtes le maître. Je n'y entends parler d'aucun procès, pas même du vôtre. Puisque vous l'avez gagné, je vous en félicite, et je suis bien aise que cette vilaine affaire soit finie. J'espère que vous n'aurez plus de querelles ni avec le Vieux, ni avec le Nouveau Testament; ces sortes de compromis sont flétrissants, et avec les talents du plus bel esprit de France, vous ne couvrirez pas les taches que cette conduite imprimerait, à la longue, à votre réputation. Un libraire Gosse, un violon de l'Opéra,301-b un juif joaillier, ce sont en vérité des gens dont, dans aucune sorte d'affaires, les noms ne devraient se trouver à côté du vôtre. J'écris cette lettre avec le gros bon sens d'un Allemand, qui dit ce qu'il pense, sans<302> employer de termes équivoques et de flasques adoucissements qui défigurent la vérité; c'est à vous d'en profiter.

276. DE VOLTAIRE.

Samedi (1751).

Sire, toutes choses mûrement considérées, j'ai fait une lourde faute d'avoir un procès contre un juif, et j'en demande bien pardon à V. M., à votre philosophie et à votre bonté. J'étais piqué, j'avais la rage de prouver que j'avais été trompé. Je l'ai prouvé, et après avoir gagné ce malheureux procès, j'ai donné à ce maudit Hébreu plus que je ne lui avais offert d'abord, pour reprendre ses maudits diamants, qui ne conviennent point à un homme de lettres. Tout cela n'empêche pas que je ne vous aie consacré ma vie. Faites de moi tout ce qu'il vous plaira. J'avais mandé à S. A. R. madame la margrave de Baireuth que frère Voltaire était en pénitence. Ayez pitié de frère Voltaire. Il n'attend que le moment de s'aller fourrer dans la cellule du Marquisat. Comptez, Sire, que frère Voltaire est un bon homme, qu'il n'est mal avec personne, et surtout qu'il prend la liberté d'aimer V. M. de tout son cœur. Et à qui montrez-vous les fruits de votre beau génie, si ce n'est à votre ancien admirateur? Il n'a plus de talent, mais il a du goût, il sent vivement, et votre imagination est faite pour son âme. Il est tout pétri de faiblesses, mais assurément sa plus grande est pour vous. Il n'est point intéressé comme on vous l'a dit, et il ne cherche dans V. M. que vous-même. Il est bien malade, mais vos bontés lui rendront peut-être la santé; en un mot, sa vie est entre vos mains.

<303>J'apprends que V. M. me permet de m'établir pour ce printemps au Marquisat. Je lui en rends les plus humbles grâces. Elle fait la consolation de ma vie.

277. A VOLTAIRE.303-a

(1751.)

Je viens d'accoucher de six jumeaux,303-b qui demandent d'être baptisés, au nom d'Apollon, aux eaux d'Hippocrène. La Henriade est priée d'être marraine; vous aurez la bonté de l'amener ce soir, à cinq heures, dans l'appartement du père. Darget-Lucine s'y trouvera, et l'imagination de l'Homme machine303-c tiendra les nouveau-nés sur les fonts.

278. DE VOLTAIRE.303-d

(1751.)

Par le cerveau, le souverain des dieux,
Selon ma Bible, accoucha d'une fille.
Vos six jumeaux me sont plus précieux;
J'adorerai cette auguste famille.

<304>

On vous connaît à leur force, à leurs traits,
A leurs beautés, à leur noble harmonie;
Les élever, cultiver leur génie,
Qui le pourra? Celui qui les a faits.

Ils sont tous nés pour instruire et pour plaire;
Ces six enfants sont frères des neuf Sœurs;
Et nous dirons, comme chez nos docteurs :
Le fils est dieu, nous l'égalons au père.

279. DU MÊME.

(1751.)

Vous qui daignez me départir
Les fruits d'une muse divine,
O roi! je ne puis consentir
Que, sans daigner m'en avertir,
Vous alliez prendre médecine.
Je suis votre malade-né,
Et sur la casse et le séné
J'ai des notions non communes.
Nous sommes de même métier;
Faut-il de moi vous défier,
Et cacher vos bonnes fortunes?

Sire, vous avez des crampes, et moi aussi; vous aimez la solitude, et moi aussi; vous faites des vers et de la prose, et moi aussi; vous prenez médecine, et moi aussi : de là je conclus que j'étais fait pour mourir aux pieds de V. M.

<305>

280. DU MÊME.305-a

(1751.)

Sire, il faut dire la vérité aux rois, malgré la belle réputation qu'ils ont de ne la vouloir pas entendre. Je vous jure en honnête homme que ce que nous appelons blé ne se sème pas deux fois l'an. Nous ne donnons point le nom de blé aux grains qui se sèment en mars. Songez que vous parlez du blé avec lequel on fait le pain de M. le comte, et qu'assurément ce blé n'est semé qu'une fois. Vous perdez l'occasion de faire un beau vers, pour dire une chose qui dans notre langue ne se trouve pas vraie, quoiqu'elle puisse l'être dans les langues où l'on se sert d'un terme général, comme grain, pour signifier le blé, l'avoine et l'orge. Mais encore une fois, le blé, dans notre langue, est consacré au froment. Je vous dis tout cela pour la décharge de ma conscience. J'aurais trop de reproches à me faire, si on semait deux fois par an ce que nous appelons du blé pour M. le comte. Semez des lauriers trois ou quatre fois par an, et des lauriers de toute espèce; V. M. le peut; mais pour du blé, je l'en défie, malgré tout mon profond respect.

<306>

281. DU MÊME.

Mardi (1751).

Sire, si je ne suis pas court, pardonnez-moi.

Hier le fidèle Darget m'apprit avec douleur qu'on parlait dans Paris de votre poëme. Je viens de lui montrer les dix-huit lettres que je reçus hier. Elles sont de Cadix. Il n'y est pas question de vers.

Permettez que je montre à V. M. les six dernières lettres de ma nièce, l'unique personne avec qui je suis en correspondance. Elles sont toutes six numérotées de sa main. Elle me parle avec confiance de vous et de tout. Si je lui avais écrit un mot du poëme, elle en parlerait. Je ne lui ai pas même envoyé l'énigme que j'avais faite, et que je vous ai montrée, de peur qu'elle ne la devinât.

Ce ne sont pas les confidents de vos admirables amusements qui en parlent. Je réponds de Darget et de moi.

Daignez jeter les yeux sur les endroits soulignés de ces lettres, où il est question de V. M., de d'Argens, de Potsdam, de d'Ammon, etc. V. M. n'y perdra rien. Elle verra mon innocence, mes sentiments et mes desseins.

Il y a onze mois que je suis parti; je comptais en passer deux à vos pieds.

Je peux avoir en France un privilége d'imprimer le Siècle de Louis XIV. Je suis prêt à l'imprimer à Berlin, si cela vous fait plaisir, et je le demande à V. M.

Je ne vous flatte pas, que je sache, et vous savez, par mes hardiesses sur vos beaux ouvrages, si j'aime et si je dis la vérité. Je vous admire comme le plus grand homme de l'Europe, et j'ose vous chérir comme le plus aimable. Ne croyez pas que je sois ici pour une troisième raison.

Vous savez que je suis sensible; soyez sûr que je le suis avec en<307>thousiasme à toutes vos bontés, et que votre personne fait le bonheur de ma vie.

Après vous, j'aime le travail et la retraite. Qui que ce soit ne se plaint de moi. Je demande à V. M. une grâce pour ne point altérer ce bonheur que je lui dois; c'est de ne me point chasser de l'appartement qu'elle a daigné me donner à Berlin, jusqu'à mon voyage à Paris.

Si j'en sortais, on mettrait dans les gazettes que V. M. m'a chassé de chez elle, que je suis mal avec elle; ce serait une nouvelle amertume, un nouveau procès, une nouvelle justification aux yeux de l'Europe, qui a les yeux fixés sur vos moindres démarches ...., et sur les miennes, parce que je vous approche. J'en sortirai dès qu'il viendra quelque prince dont il faudra loger la suite, et alors la chose sera honnête.

J'ai eu le malheur d'être traité par Chasot comme le curé de Mecklenbourg. On a dit alors que V. M. ne souffrirait plus que je logeasse dans son palais de Berlin. Je n'ai pas proféré la moindre plainte contre Chasot. Je ne me plaindrai jamais de lui, ni de quiconque a pu l'aigrir. J'oublie tout, je vis tranquille, je souffre mes maladies avec patience, et je suis trop heureux auprès de vous.

Si V. M. voulait seulement s'informer du comte de Rottembourg et de M. Jariges comment je me suis conduit dans l'affaire de Hirschel, elle verrait que j'ai agi en homme digne de sa protection, et digne d'être venu auprès de lui.

Mon nom ira peut-être à la suite du vôtre à la postérité, comme celui de l'affranchi de Cicéron. J'espère que, en attendant, le Cicéron, l'Horace et le Marc-Aurèle de l'Allemagne me fera achever ma vie en l'admirant et en le bénissant.

Je supplie V. M. de daigner me renvoyer les lettres.

<308>

282. DU MÊME.

A ce qu'on appelle le Marquisat, 5 juin 1751.

Du fond du désert que j'habite,
J'écris à mon héros errant,308-a
Vous courez, Sire, et je médite;
Mais vous pensez plus en courant
Que moi dans mon logis d'ermite.
D'un œil surpris, d'un œil jaloux,
L'Europe entière vous observe.
Vous courez; mais Mars et Minerve
Voyagent en poste avec vous.

Je songe, dans mon ermitage,
A faire encore un peu d'usage
De mon esprit trop épuisé;
A goûter, sans être blasé,
Ce qui reste de ce breuvage;
A m'armer pour le long voyage
Dont m'avertit mon corps usé;
A voir d'un œil apprivoisé
La fin de mon pèlerinage.
Mais, hélas! il est plus aisé
D'être ermite que d'être sage.

La plupart des gens ne sont ni l'un ni l'autre. On court, on aime les grandes villes, comme si le bonheur était là. Sire, croyez-moi, j'étais fait pour vous; et, puisque je vis seul quand vous n'êtes plus à Potsdam, apparemment que je n'y étais venu que pour vous; ceci soit dit en passant.

J'envoie à V. M. ce Dialogue de Marc-Aurèle.308-b J'ai tâché de l'écrire <309>à la manière de Lucien. Ce Lucien est naïf, il fait penser ses lecteurs, et on est toujours tenté d'ajouter à ses Dialogues. Il ne veut point avoir d'esprit. Le défaut de Fontenelle est qu'il en veut toujours avoir; c'est toujours lui qu'on voit, et jamais ses héros; il leur fait dire le contraire de ce qu'ils devraient dire; il soutient le pour et le contre; il ne veut que briller. Il est vrai qu'il en vient à bout; mais il me semble qu'il fatigue à la longue, parce qu'on sent qu'il n'y a presque rien de vrai dans tout ce qu'il vous présente. On s'aperçoit du charlatanisme, et il rebute. Fontenelle me paraît dans cet ouvrage le plus agréable joueur de passe-passe que j'aie jamais vu. C'est toujours quelque chose, et cela amuse.

Je joins à Marc-Aurèle deux rogatons que V. M. n'a peut-être pas vus, parce qu'ils sont imprimés à la suite d'un grimoire sur le carré des distances, lequel n'est point du tout amusant.

Mais, en récompense des chiffons que j'envoie, j'attends le sixième chant de votre Art;309-a j'attends le toit du temple de Mars. C'est à vous seul à bâtir ce temple, comme c'était à Ovide de chanter l'amour, et à Horace de donner la Poétique. Sire, faites des revues, des ports, des heureux :

Sous vos aimables lois je me flatte de l'être.
Aux yeux de l'avenir vous serez un grand roi,
Et, grâce à votre gloire, on voudra me connaître.
On dira quelque jour, si l'on parle de moi :
Voltaire avait raison de choisir un tel maître.

<310>

283. DU MÊME.

(1751.)

Sire, j'ai lu, la nuit et ce matin, depuis le Grand Électeur jusqu'à la fin, parce qu'on ne peut pas lire deux moitiés à la fois. Quand vous n'auriez fait que cela dans votre vie, vous auriez une très-grande réputation. Mais cet ouvrage, unique en son genre, joint aux autres, et, par parenthèse, à cinq victoires et tout ce qui s'ensuit, fait de vous l'homme le plus rare qui ait jamais existé. Je remercie mille fois V. M. du beau présent qu'elle a daigné me faire. Grand Dieu! que tout cela est net, élégant, précis, et surtout philosophique! On voit un génie qui est toujours au-dessus de son sujet. L'histoire des mœurs, du gouvernement et de la religion est un chef-d'œuvre. Si j'avais une chose à souhaiter, et une grâce à vous demander, ce serait que le roi de France lût surtout attentivement l'article de la religion, et qu'il envoyât ici l'ancien évêque de Mirepoix.

Sire, vous êtes adorable. Je passerai mes jours à vos pieds. Ne me laites jamais de niches. Si des rois de Danemark, de Portugal, d'Espagne, etc., m'en faisaient, je ne m'en soucierais guère; ce ne sont que des rois. Mais vous êtes le plus grand homme qui peut-être ait jamais régné.

Et notre sixième chant, Sire, l'aurons-nous?

<311>

284. DU MÊME.311-a

(1750.)

Sire, je rends à Votre Majesté ses six chants, et je lui laisse carte blanche sur la victoire. Tout l'ouvrage est digne de vous, et quand je n'aurais fait le voyage que pour voir quelque chose d'aussi singulier, je ne devrais pas regretter ma patrie.

Je vais éplucher l'ode. Mais, Sire, on n'est pas toujours perché sur la cime du Parnasse; on est homme. Il règne des maladies; je n'ai pas apporté ici une santé d'athlète, et l'humeur scorbutique qui me mine me rend le plus véritablement malade de tous ceux qui le sont. Je suis absolument seul du matin au soir; je n'ai de consolation que dans le plaisir nécessaire de prendre l'air. Je veux me promener et travailler dans votre jardin de Potsdam. Je crois que cela est permis; je me présente en rêvant, je trouve de grands diables de grenadiers qui me mettent des baïonnettes dans le ventre, qui me crient furt, et sacrament, et der König! Et je m'enfuis, comme des Autrichiens et des Saxons feraient devant eux. Avez-vous jamais lu qu'on ait chassé du jardin de Titus ou de Marc-Aurèle, à coups de baïonnettes, quelque pauvre diable de poëte gaulois appelé par Leurs gracieuses Majestés?

<312>

285. DU MÊME.

(1751.)

Sire, je demande pardon à Votre Majesté de mes importunités; mais il s'agit d'affaires graves. Il me manque deux vers dans la Henriade, et ces deux vers se trouveront probablement dans l'édition corrigée à la main, qui est chez V. M., ou dans l'édition de Paris. Je vous présente ma très-humble requête, en vous suppliant de m'envoyer pour un moment les deux premiers volumes de ces deux éditions.

Si vous pouviez m'envoyer un peu de votre génie par votre coureur!

Vous avez répandu tant de bien sur ma vie!
Achevez ma félicité;
Eh! de grâce, un peu de génie!
Mais les dieux donnent tout, hors leur divinité.

286. DU MÊME.

(1751.)

Sire, je rends à Sa Majesté ce premier volume. Ce n'est pas moi qui l'ai couvert d'encre. Un petit mot de réflexion sur la misère de l'esprit humain. J'ai refait aujourd'hui, de cinq manières différentes un petit passage de la Henriade, sans pouvoir jamais retrouver la manière dont je l'avais tourné il y a un mois. Qu'est-ce que cela prouve? Que le génie n'est jamais le même, qu'on n'a jamais précisément la même pensée deux fois en sa vie, qu'il faut attendre continuellement le moment heureux. Quel chien de métier! Mais<313> il a ses charmes, et la solitude occupée est, je crois, la vie la plus heureuse.

Mon pauvre génie tout usé baise très-humblement les pieds et les ailes du vôtre.

287. DU MÊME.

(1751.)

Sire, eh, mon Dieu! comment faites-vous donc? J'ai rapetassé cent cinquante vers, depuis huit jours, à Rome sauvée, et V. M. en a peut-être fait quatre ou cinq cents. Je n'en peux plus, et vous êtes frais; je me démène comme un possédé, et vous êtes tranquille comme un élu; j'appelle le génie, et il vous vient. Vous travaillez comme vous gouvernez, comme on dit que les dieux font mouvoir le monde, sans effort. J'ai un petit secrétaire gros comme le pouce, qui est malade pour avoir transcrit deux actes de suite. V. M. veut-elle permettre que le diligent, l'infatigable Vigne vous transcrive le reste? Je demande en grâce à V. M. de lire ma Rome. Votre gloire est intéressée à ne laisser sortir de Potsdam que des ouvrages qui soient dignes du Mars-Apollon qui consacre cette retraite à la postérité. Sire, il faut, sauf respect, que vous et moi, pardon du vous et du moi, nous ne fassions que du bon, ou que nous mourions à la peine. Je n'enverrai Rome à ma virtuose de nièce que quand Mars-Apollon sera content. Je me mets à ses pieds.

<314>

288. DU MÊME.

(1751.)

Mais, Sire, Votre Majesté n'avait donc pas lu la lettre et les vers du chevalier de Quinsonas;314-a car le tout était cacheté de son cachet. Il y a des vers bien faits; mais il est difficile de donner à un ouvrage ce tour piquant qui force les gens à lire malgré eux.

Quel chevalier! Il chante l'univers; son poëme peut être en deux ou trois cent mille chants. Il semble qu'il veut être chevalier de la vérité. Vous encouragez de tous côtés la liberté de penser, et vous ferez un siècle de philosophes.

Ce chevalier de Quinsonas est celui qui sondait la nature de mylady Wortley Montague.

Daignez, Sire, recevoir les profonds respects de votre malingre, et les regrets de n'avoir pu approcher hier de celui que Quinsonas admire et invoque. J'en fais autant que lui.

289. DU MÊME.

(1751.)

Je suis dans une grande affliction. Votre Majesté sait ce que c'est que cinquante vers, quand il faut qu'ils soient bons, et que ce ne sont pas là de petites affaires. J'avais donc fait ces cinquante vers pour Aurélie, dans Catilina, avec bien de la peine; et j'envoyais à Paris un mémoire raisonné pour empêcher Aurélie de se mêler d'être une<315> madame Caton, et de faire la patriote et l'héroïne. Je voulais consulter V. M. sur tout cela, et, en vérité, Sire, vous me devez vos avis, après la liberté que je prends si souvent de vous dire le mien. Je monte dans vos antichambres pour tâcher de trouver quelqu'un par qui je puisse faire demander la permission de vous parler. Je ne trouve personne; je m'en retourne, et mes vers partent sans votre approbation. Mais je déclare à V. M. que je me suis vanté que je vous ai dans mon parti, que vous trouvez très-bon qu'Aurélie ne s'avise point de vouloir être le soutien de Rome. J'ai encore ajouté, pour arrêter l'impatience de mes amis, que vous me faites l'honneur de penser comme moi, qu'il ne faut pas sitôt donner cet ouvrage au public, et que, s'ils donnent bataille malgré l'opinion d'un général tel que vous, ils seront battus. J'avais bien encore d'autres vers à vous montrer. J'avais à vous demander votre protection pour l'édition de ce Siècle de Louis XIV que je fais imprimer à Berlin. Mais je voulais encore demander à V. M. une autre grâce. Voici quelle est ma requête, Sire :

Je suis malade, et né malade. Je suis obligé de travailler presque autant que V. M. Je passe toute la journée seul. Si vous vouliez permettre que j'habitasse l'appartement voisin du mien, où M. de Bredow315-a a couché l'hiver dernier, j'y travaillerais plus commodément. J'y aurais un peu plus de soleil, ce qui est un grand point pour moi. L'appartement est tourné de façon que je pourrais travailler avec mon secrétaire. Les deux appartements sont d'ailleurs égaux, et si V. M. veut souffrir que je loge dans l'autre, elle me fera le plus grand plaisir du monde. C'est une fantaisie de malade peut-être, mais en ce cas, V. M. en aura pitié. Elle m'a promis de me rendre heureux.

<316>

290. DU MÊME.

Berlin (1751).

Par ma foi, ces Anglais, que j'avais crus si sages,
N'ont plus ni rime ni raison.
Avec Pope, avec Addison,
Le bon goût et les bons ouvrages
Ont passé la barque à Caron.
Le soleil sur leur horizon
N'amène plus que des nuages.
Il faut que chaque nation
Tour à tour ait ses avantages.
Minerve, Thémis, Apollon,
Sont allés sur d'autres rivages,
Assez loin de George second;
Et c'est à Sans-Souci, dit-on,
Qu'il faut chercher, dans ses voyages,
Ce qu'on perdit dans Albion.

Sire, le fait est qu'un Anglais atrabilaire vient d'émouvoir ma bile. Cet homme, dans un écrit pédantesque, reproche à l'auteur des Mémoires de Brandebourg de se contredire, et sa preuve est que l'illustre auteur loue et blâme les mêmes personnes, croit que la réforme était nécessaire dans l'Église, et ensuite avoue les fautes des réformés, etc. Si je voulais, moi, louer l'auteur de ces Mémoires, je me servirais des mêmes raisons que cet Anglais apporte contre lui. Il faut avoir une tête bien enivrée de l'esprit de parti et de l'esprit de système, pour exiger qu'un historien approuve ou condamne sans restriction. Est-il possible que ce critique n'ait pas senti combien il est digne d'un philosophe, et d'un homme qui est à la tête des autres, de peser le bien et le mal; d'estimer dans Louis XIV ce qu'il avait de grand, et de montrer ce qu'il avait de faible; d'approuver la réforme, et de faire voir les défauts des réformateurs? Mais un Anglais veut qu'on soit <317>toujours partial, ou tout whig ou tout tory, et la raison, qui est impartiale, ne l'accommode pas. J'ai bien envie de m'escrimer contre cet impertinent, et de me moquer de lui; il le mérite, mais il n'en vaut pas la peine.

V. M. arrange à présent des bataillons, en attendant qu'elle arrange des strophes et des épisodes. Ses odes l'attendent à Potsdam, à moins qu'elle ne veuille m'en envoyer quelqu'une de Silésie.317-a

Chaque chose, à la fin, dans sa place est remise.
Isaac,317-b après mille détours,
Vient de fixer ses pas, son caprice et ses jours
Auprès de Sans-Souci, dans sa terre promise.
Moi, je vais fixer mon destin
Dans la chambre où Jordan, de savante mémoire,
Commentait à la fois saint Paul et l'Arétin,
Sans savoir des deux à qui croire.

Unir les opposés est un secret bien doux;
Il tient l'âme en haleine, il exerce le sage.
Je connais un héros dont l'âme a tous les goûts,
Tous les talents, tout l'art de les mettre en usage,
Et je ne sais encor s'il est connu de vous.
Je mets aux pieds de Votre Majesté V.

<318>

291. A VOLTAIRE.318-a

Neisse, 8 (septembre 1751).

Esclave de la poésie,
Je perdais le sommeil à tourner un couplet;
Revenu de ma frénésie,
J'ai vu que ce beau feu n'était qu'un feu follet.
La sévère raison pour mon malheur m'éclaire,
Son œil perçant, son front austère,
Du crédule amour-propre a confondu l'erreur :
J'abandonne au brillant Voltaire
L'empire d'Apollon et le sceptre d'Homère;
Content d'être son auditeur,
Je veux l'écouter et me taire.

Voilà le parti que j'ai pris. Les affaires et les vers sont des choses d'une nature bien différente; les unes donnent un frein à l'imagination, les autres veulent l'étendre. Je suis entre deux comme l'âne de Buridan.318-b J'ai regratté quelques strophes d'une vieille ode, mais ce n'est pas la peine de vous l'envoyer. Le cher Isaac a voyagé comme une tortue très-lente. Je crois que votre gros duc de Chevreuse, qui sûrement n'a pas la taille d'un coureur, aurait fait à pied, et plus vite que le sieur Isaac avec six chevaux, le chemin de Paris à Berlin. Mais à cela ne tienne; je suis bien aise de le revoir; il faut prendre les hommes comme ils sont. Le ciel a voulu que d'Argens fût fait ainsi; il n'est pas en son pouvoir de se refondre.

Je ne vous rends aucun compte de mes occupations, parce que ce sont des choses dont vous vous souciez très-peu. Des camps, des soldats, des forteresses, des finances, des procès, sont de tout pays : toutes les gazettes ne sont remplies que de ces misères. Je compte <319>vous revoir le 16, et je vous souhaite santé, tranquillité et contentement. Adieu.

292. DE VOLTAIRE.

(1751.)

Marc-Aurèle autrefois disait
Des choses dignes de mémoire;
Tous les jours même il en faisait,
Et sans jamais s'en faire accroire.
Certain amateur de sa gloire
Un jour à souper lui parlait
D'un des beaux traits de son histoire.

Mais qu'arriva-t-il?
Le héros N'écouta qu'avec répugnance.
Il se tut, et ce beau silence
Fut encore un de ses bons mots.

Pardonnez, Sire, à des cœurs qui sont pleins de vous. J'ose, pour me justifier, supplier V. M. de daigner seulement jeter un coup d'œil sur les lignes marquées par un tiret de cette lettre de M. de Chauvelin, neveu du fameux garde des sceaux. Ne soyez fâché ni contre lui, qui m'écrit de l'abondance du cœur, ni contre moi, qui ai la témérité de vous envoyer sa lettre. Il faut bien, après tout, que V. M. connaisse ce que pensent les hommes de l'Europe qui pensent le mieux.

Je supplie V. M. de me renvoyer ma lettre, car je ne veux pas perdre à la fois vos bonnes grâces et la lettre de M. de Chauvelin.

<320>

293. DU MÊME.

(1751.)

Sire, je supplie Votre Majesté de daigner jeter les yeux sur ce petit billet qui finit par un que. Il est adressé à votre ministre d'Ammon.320-a Je n'ose prier V. M. d'achever ma phrase. Plût à Dieu que, etc. M. d'Ammon me servirait dans ma détresse, si vous daigniez, Sire, mettre que, que, que vous n'en serez pas fâché; du moins je me flatte que V. M. me permettra de le dire. Il faut s'attendre, dans ce monde, à des tribulations. Mais quand on est auprès du digne auteur de l'Art de la guerre, on est bien consolé. J'attends vos beaux vers avec plus d'impatience que mon que. Ils me sont aussi nécessaires que votre protection.

294. DU MÊME.

(1751.)

Sire, si vous aimez des critiques libres, si vous souffrez des éloges sincères, si vous voulez perfectionner un ouvrage que vous seul dans l'Europe êtes capable de faire, V. M. n'a qu'à ordonner à un solitaire de monter.

Ce solitaire est aux ordres de V. M. pour toute sa vie.

<321>

295. DU MÊME.

Le 3 octobre (1751).

Faible réponse à votre belle ode,321-a en attendant que j'aie l'honneur de la renvoyer avec très-peu d'apostilles.

La mère de la Mort, la Vieillesse pesante,
A de son bras d'airain courbé mon faible corps,321-b etc.

296. DU MÊME.

(1751.)

Sire, je me suis traîné à votre Opéra, espérant y voir Votre Majesté. J'y ai appris qu'elle était indisposée, et j'ai quitté le palais du Soleil;

Car vous savez que je préfère
Votre cabinet d'Apollon
A ce palais où Phaéthon
Aborda d'un pied téméraire.
Il voulut porter la lumière
Que vous répandez aujourd'hui.
Vous nous éclairez mieux que lui,
Sans tomber dans votre carrière.

<322>

297. DU MÊME.

Berlin, 14 (1751)

J'ai quitté la rive fleurie
Où j'avais fixé mon séjour,
Pour aller près de Rottembourg,
De qui la personne chérie
Chez Pluton allait faire un tour,
Pour un peu de gloutonnerie.
Lieberkühn322-a et sa prud'homie
L'allaient dépêcher sans retour
Pour en faire une anatomie;
Mais votre lecteur La Mettrie,
Vient de le rappeler au jour.
La grave charlatanerie
A tout à fait l'air d'un Caton;
Pour moi, j'aime assez la raison
Sous le masque de la folie.
Que la veine hémorroïdale
De votre personne royale
Cesse de troubler le repos.
Quand pourrai-je d'un style honnête
Dire : Le cul de mon héros
Va tout aussi bien que sa tête?

Abraham Hirschel vient de jouer à monseigneur le margrave Henri à peu près le même tour qu'à moi. Pardonnez, Sire, j'ai toujours cela sur le cœur, et je mourrais de douleur sans vos bontés.

<323>

298. DU MÊME.

Vendredi, à neuf heures du soir (1751).

Sire, le médecin joyeux323-a a sans doute mandé à Votre Majesté que, lorsque nous sommes arrivés, le malade dormait tranquillement, et que Cothenius323-b nous a assuré, en latin, qu'il n'y avait aucun danger. Je ne sais pas ce qui s'est passé depuis, mais je suis persuadé que V. M. a approuvé mon voyage. Je me flatte que je viendrai bientôt me remettre aux pieds de V. M.

299. DU MÊME.

(28 décembre 1751.)

Sire, comme vos ouvrages sont plus tentants que les miens, il pourra bien quelque jour arriver à V. M. ce qui m'arrive. A mesure qu'on imprimait, chez Henning, les feuilles du Siècle de Louis XIV,323-c on les envoyait à Francfort-sur-l'Oder. Non seulement on y débite le livre publiquement, mais l'ouvrage est plein de fautes absurdes. Je ne parle pas de la perte que j'essuie; mais le pauvre Francheville perd tout le prix de six mois de peine, et je suis déshonoré par une friponnerie de libraire. Les fins d'année ne me sont pas heureuses. Mais je vous ai consacré ma vie, et avec cela on n'est point à plaindre.

V. M. peut, d'un mot, non seulement faire arrêter le libraire à<324> Francfort, faire saisir son édition, et savoir d'où vient le vol, mais donner ordre qu'on examine sur le chemin de Leipzig les voitures de Francfort qui contiendront des livres, et qu'on saisisse celui qui portera le titre de Siècle de Louis XIV. Car le libraire de Francfort-sur-l'Oder envoie sans doute son vol à Leipzig.

V. M. sait mieux que moi ce qu'elle doit faire, mais j'attends tout de sa justice et de ses bontés. Je me jette à ses pieds et entre les bras de sa philosophie. Mais je compte bien plus sur votre protection.

Souffrez, Sire, que je renouvelle à V. M., à la fin de cette année, les sentiments du profond respect et de la tendresse qui m'attachent à elle.

300. DU MÊME.

Mercredi matin (29 décembre 1751).

Ah! mon Dieu, Sire, que je vous demande pardon! J'avais écrit à V. M., cette nuit, sur une affaire particulière qui n'en vaut pas la peine, et je ne savais pas que pendant ce temps-là vous perdiez M. de Rottembourg.324-a Quel songe que la vie! et quel songe funeste! V. M. perd un homme dont elle était véritablement aimée. J'ose dire que je perds près de V. M. le seul homme qui connût mon cœur et mes sentiments pour vous. Dieu veuille que vous retrouviez des gens aussi sincèrement attachés!

Je ne sais pas ce que deviendra ma malheureuse vie; mais elle sera toujours à vous, et vous serez convaincu que je n'étais pas indigne de vos bontés.

<325>

301. DU MÊME.

(Janvier 1752.)

Sire, Votre Majesté peut savoir que, de tous les Français qui sont à votre cour, j'étais le plus tendrement attaché à M. de Rottembourg. Il m'avait promis, en dernier lieu, qu'il me ferait l'honneur d'être mon exécuteur testamentaire, et je ne m'attendais pas qu'il dût périr avant moi. Je vous fis demander, il y a quelques jours, de me mettre à vos pieds, et de mêler un moment ma douleur à la vôtre; et je sortis de mon lit, où je suis presque toujours retenu, pour venir m'informer dans votre antichambre de l'état de votre santé, craignant que votre sensibilité ne vous rendît malade.

Au reste, je demande pardon à V. M. de lui avoir écrit sur une autre affaire, dans le temps où j'ignorais la mort de M. de Rottembourg. Je suis bien éloigné de m'être occupé de cette bagatelle. Je ne le suis que de la perte que vous avez faite; et je peux encore ajouter que V. M. doit s'apercevoir par mon genre de vie, et qu'elle sera toujours convaincue par toutes mes démarches, que je ne suis ici uniquement que pour elle.

Il n'y a assurément que l'excès de ses bontés qui puisse me faire supporter de si longues maladies, privé de toute consolation.

<326>

302. DU MÊME.

Le 30 janvier 1732.

Sire, quant à Pascal, je vous supplie de lire la page 274 du second tome, que j'ai eu l'honneur d'envoyer à V. M., et vous jugerez si sa cause est bonne.

Quant à madame de Bentinck, elle n'a point de cuisine, et j'en ai une ici et une à Paris.

Quant aux procès et aux tracasseries, je n'en ai qu'avec la maladie cruelle qui me mène au tombeau.

Je vis dans la plus grande solitude et dans les plus grandes souffrances, et je conjure V. M. de ne pas briser le frêle roseau que vous avez fait venir de si loin.

M. de Bielfeld a fait restituer, il y a longtemps, les exemplaires que votre imprimeur avait donnés à un professeur de Francfort-sur-l'Oder. J'étais affligé avec raison qu'un autre en eût avant V. M. Voilà tout le procès et toute la tracasserie.

Est-il possible que la calomnie ait pu aller jusqu'à m'accuser d'un mauvais procédé dans cette affaire? C'est ce que je ne puis comprendre. L'ouvrage est à moi, comme l'Histoire de Brandebourg est à V. M.; permettez-moi l'insolence de la comparaison. Quel démêlé, quelle discussion puis-je avoir pour une chose qui m'appartient, et qui est entre mes mains? Que deviendrai-je, Sire, si une calomnie si peu vraisemblable est écoutée? La franchise, qui est le caractère de la capitale de France et le mien, mérite que vous daigniez m'instruire de ma faute, si j'en ai fait une; et, si je n'en ai pas commis, je demande justice à votre cœur.

Vous savez qu'un mot de votre bouche est un coup mortel. Tout le monde dit, chez la Reine-mère, que je suis dans votre disgrâce. Un tel état décourage et flétrit l'âme, et la crainte de déplaire ôte<327> tous les moyens de plaire. Daignez me rassurer contre la défiance de moi-même, et ayez du moins pitié d'un homme que vous avez promis de rendre heureux.

Vous avez dans le cœur les sentiments d'humanité que vous mettez dans vos beaux ouvrages. Je réclame cette bonté, afin que je puisse paraître devant V. M. avec confiance, dès que mes maux le permettront. Soyez sûr que, soit que je meure ou que je vive, vous serez convaincu que je n'étais pas indigne de vous, et que, en me donnant à V. M., je n'avais cherché que votre personne.

303. DU MÊME.

(Février 1752).

Sire, je mets aux pieds de Votre Majesté un ouvrage que j'ai composé en partie dans votre maison, et je lui en présente les prémices longtemps avant qu'il soit publié. V. M. est bien persuadée que, dès que ma malheureuse santé me le permettra, je viendrai à Potsdam sous son bon plaisir.

Je suis bien loin d'être dans le cas d'un de vos bons mots, qu'on vous demande la permission d'être malade. J'aspire à la seule permission de VOUS voir et de vous entendre. Vous savez que c'est ma seule consolation, et le seul motif qui m'a fait renoncer à ma patrie, à mon roi, à mes charges, à ma famille, à des amis de quarante années; je ne me suis laissé de ressource que dans vos promesses sacrées, qui me soutiennent contre la crainte de vous déplaire.

Comme on a mandé à Paris que j'étais dans votre disgrâce, j'ose vous supplier très-instamment de daigner me dire si je vous ai déplu<328> en quelque chose. Je peux faire des fautes ou par ignorance, ou par trop d'empressement; mais mon cœur n'en fera jamais. Je vis dans la plus profonde retraite, dominant à l'étude le temps que des maladies cruelles peuvent me laisser. Ma famille et mes amis ne se rassurent contre les prédictions qu'ils m'ont faites que par les assurances respectables que vous leur avez données.328-a Je n'écris qu'à ma nièce. Je ne lui parle que de vos bontés, de mon admiration pour votre génie, du bonheur de vivre auprès de vous. Si je lui envoie quelques vers où mes sentiments pour vous sont exprimés, je lui recommande même de n'en jamais tirer de copie, et elle est d'une fidélité exacte.

Il est bien cruel que tout ce qu'on a mandé à Paris la détourne de venir s'établir ici avec moi, et d'y recueillir mes derniers soupirs. Encore une fois, Sire, daignez m'avertir s'il y a quelque chose à reprendre dans ma conduite. Je mettrai cette bonté au rang de vos plus grandes faveurs. Je la mérite, m'étant donné à vous sans réserve. Le bonheur de me sentir moins indigne de vous me fera soutenir patiemment les maux dont je suis accablé.

304. DU MÊME.

Dimanche, 20 février (1752).

Sire, j'espérais venir mettre hier à vos pieds ce petit tribut, heureux s'il pouvait être dans la bibliothèque de V. M., au-dessous de l'Histoire de Brandebourg, comme le serviteur au-dessous du maître. Mon triste état ne m'a pas permis de remplir mes désirs. Je me flatte encore que, mercredi ou jeudi, je pourrai jouir de ce bonheur, et reprendre<329> un reste de vie par vos bontés. Celui qui a dit si heureusement et d'une manière si touchante qu'il était

.... roi sévère et citoyen humain,329-a

celui qui a daigné rassurer ma famille contre ses craintes, se souviendra que depuis seize ans je lui suis attaché. Comment, Sire, après ce temps, ne me serais-je pas donné entièrement à vous, quand je joins à l'étonnement où vos talents me jettent le bonheur de trouver mes sentiments, mes goûts justifiés par les vôtres, la même horreur des préjugés, la même ardeur pour l'étude, la même impatience de finir ce qui est commencé, avec la patience de le polir et de le retoucher? Vous m'encouragez au bout de ma carrière; et, à présent que vous êtes perfectionné dans la connaissance et dans l'usage de toutes les finesses de notre langue, en vers et en prose, à présent que je ne vous suis plus d'aucun secours pour les bagatelles grammaticales, vous me souffrirez par bonté, par générosité, par cette constance attachée à vos vertus. Vous n'ignorez pas que mon cœur est fait pour être sensible avec persévérance, que j'ai vécu vingt ans avec la même personne, que mes amis sont des amis de plus de quarante années, que je n'en ai perdu que par la mort, et que ma passion pour vous vous a fait le maître de ma destinée.

<330>

305. A VOLTAIRE.330-a

(Février) 1752.

J'ai cru d'un jour à l'autre vous voir arriver ici, ce qui m'a empêché de vous remercier plus tôt de l'Histoire de Louis XIV, que j'ai à présent quadruple. Pour bien suivre l'art dont vous avez fait cet extrait, je lis la première partie avec le commentaire de Quincy, ce dictionnaire de batailles et de siéges; et j'attends à votre retour à vous en dire mon sentiment. Mon impatience m'a fait lire le second volume en même temps; et, à vous dire le vrai, je le trouve supérieur au premier, tant par la nature des choses que par le style et cette noble hardiesse avec laquelle vous dites des vérités jusqu'aux rois. C'est un très-beau morceau, et qui doit vous combler d'honneur. La mort de madame Henriette330-b fera qu'on jouera votre Rome sauvée plus tard que vous ne l'aviez cru.330-c Je suis malade depuis huit jours d'un rhume de poitrine et d'une ébullition de sang; mais le mal est presque passé. Je ne fais que lire, je n'écris plus; quand on a la mémoire aussi mauvaise qu'est la mienne, il faut de temps en temps relire ce qu'on a lu pour s'en rappeler l'idée, et pour bien savoir ce qui en vaut la peine. Ensuite de cela, je recommencerai à corriger mes misères. Votre feu est pareil à celui des vestales, il ne s'éteint jamais; le peu qui m'en est tombé en partage veut être attisé souvent, et encore est-il souvent près d'étouffer sous les cendres. Adieu. Ne pensez pas qu'il y ait plus de chênes que de roseaux dans le monde; vous verrez périr bien des personnes à vos côtés, et vous en surpasserez encore plus par votre nom, qui ne périra jamais.

<331>

306. DE VOLTAIRE.331-a

(Juillet 1752.)

Sire, vous contâtes hier l'histoire de Gustave Wasa avec une éloquence si animée, que vous nous enchantâtes tous. J'espère que, quand V. M. aura pris le fort Balbi,331-b et donné quelque combat paisible, elle s'amusera à mettre en vers ce qu'elle nous dit hier en prose d'une manière si vive et si touchante. En vérité, il y a un homme bien extraordinaire dans le monde :

Il est grand roi tout le matin,
Après dîner grand écrivain,
Tout le jour philosophe humain,
Et le soir convive divin.
C'est un assez joli destin;
Puisse-t-il n'avoir point de fin!

On me presse d'aller à Paris; on veut que j'aille voir jouer cette tragédie331-c que vous aimez et que vous protégez. Oui, tarare; je ne quitterai point mon grand homme pour aller chez des gens qui demandent des billets de confession.

Pardon, Sire; on ne peut s'empêcher de vous chérir malgré son profond respect.

<332>

307. DU MÊME.

(Août 1752.)

Sire, vos réflexions valent bien mieux que mon ouvrage. J'ai eu bien raison de dire quelque part que vous étiez le meilleur logicien que j'aie jamais entendu. Vous m'épouvantez; j'ai bien peur, pour le genre humain et pour moi, que vous n'ayez tristement raison. Il serait affreux pourtant qu'on ne pût pas se tirer de là. Tâchez, Sire, de n'avoir pas tant raison; car encore faut-il bien, quand vous faites de Potsdam un paradis terrestre, que ce monde-ci ne soit pas absolument un enfer. Un peu d'illusion, je vous en conjure. Daignez m'aider à me tromper honnêtement. Au bout du compte, les sottises sont traitées ici comme elles le méritent, mais j'ai enfoncé le poignard avec respect. Le véritable but de cet ouvrage est la tolérance, et votre exemple à suivre. La religion naturelle est le prétexte, et quand cette religion naturelle se bornera à être bon père, bon ami, bon voisin, il n'y aura pas grand mal. Je me doute bien que l'article des remords est un peu problématique; mais encore vaut-il mieux dire avec Cicéron, Platon, Marc-Aurèle, etc., que la nature nous donne des remords, que de dire avec La Mettrie qu'il n'en faut point avoir.

Je conçois très-bien qu'Alexandre, nommé général des Grecs, n'ait point eu plus de scrupule d'avoir tué des Persans à Arbèles que V. M. n'en a eu d'avoir envoyé quelques impertinents Autrichiens dans l'autre monde. Alexandre faisait son devoir en tuant des Persans à la guerre; mais certainement il ne le faisait pas en assassinant son ami après souper.

Au reste, il s'en faut beaucoup que l'ouvrage soit achevé. Je profite déjà des remarques dont vous daignez m'honorer. Je supplierai V. M. de vouloir bien me le renvoyer avant qu'elle parte pour la Si<333>lésie.333-a Il est difficile de définir la vertu, mais vous la faites bien sentir. Vous en avez, donc elle existe; or, ce n'est pas la religion qui vous la donne; donc vous la tenez de la nature, comme vous tenez d'elle votre rare esprit, qui suffit à tout, et devant lequel mon âme se prosterne.

Je remercie V. M. autant que je l'admire.

308. DU MÊME.

Potsdam, 5 septembre 1752.

Sire, votre pédant en points et en virgules, et votre disciple en philosophie et en morale, a profité de vos leçons, et met à vos pieds la Religion naturelle,333-b la seule digne d'un être pensant. Vous trouverez l'ouvrage plus fort et plus selon vos vues. J'ai suivi vos conseils; il en faut à quiconque écrit. Heureux qui peut en avoir de tels que les vôtres! Si vos bataillons et vos escadrons vous laissent quelque loisir, je supplie V. M. de daigner lire avec attention cet ouvrage, qui est en partie l'exposition de vos idées, et en partie celle des exemples que vous donnez au monde. Il serait à souhaiter que ces opinions se répandissent de plus en plus sur la terre. Mais combien d'hommes ne méritent pas d'être éclairés!

Je joins à ce paquet ce qu'on vient d'imprimer en Hollande. V. M.<334> sera peut-être bien aise de relire l'Éloge de La Mettrie.334-a Cet Éloge est plus philosophique que tout ce que ce fou de philosophe avait jamais écrit. Les grâces et la légèreté du style de cet Éloge y parent continuellement la raison. Il n'en est pas de même de la pesante lettre de Haller, qui a la sottise de prendre sérieusement une plaisanterie. La réponse grave de Maupertuis n'était pas ce qu'il fallait. C'était bien le cas d'imiter Swift, qui persuadait à l'astrologue Partridge qu'il était mort. Persuader un vieux médecin qu'il avait fait des leçons au b..... eût été une plaisanterie à faire mourir de rire.

Nous attendrons tranquillement V. M. à Potsdam. Qu'irais-je faire à Berlin? Ce n'est pas pour Berlin que je suis venu, quoique ce soit une fort belle ville; c'est uniquement pour vous. Je souffre mes maux aussi gaîment que je peux. D'Argens s'amuse et engraisse. Arius de Prades est un très-aimable hérésiarque.334-b Nous vivons ensemble en louant Dieu et V. M., et en sifflant la Sorbonne. Nous avons de beaux projets pour l'avancement de la raison humaine. Mais un plus beau projet, c'est Gustave Wasa. Il n'y a pas moyen d'y penser en Silésie; mais je me flatte qu'à Potsdam vous ne résisterez pas à la grâce efficace qui vous a inspiré ce bon mouvement. Ce sujet est admirable, et digne de votre génie unique et universel. Je me mets à vos pieds.

<335>

309. A VOLTAIRE.335-a

Cosel, (10) septembre 1752.

J'ai reçu votre poëme philosophique proche de ce Carnovie où Marc-Aurèle jeta par écrit ses sages Réflexions morales;335-b j'en ai trouvé votre poëme d'autant plus beau. Reste à faire quelques réflexions, non pas sur la poésie, mais sur le fond et la conduite du quatrième chant, dont je me réserve à vous entretenir à mon retour. Ici les hussards, les ingénieurs, les officiers d'infanterie et de cavalerie me tarabustent si fort, qu'ils ne me laissent pas le temps de me reconnaître. Adieu. Ayez pitié d'une âme qui est dans le purgatoire, et qui vous demande des messes pour en être tirée bientôt.

<336>

310. DE VOLTAIRE.

(1752.)

Sire, je mets à vos pieds Abraham336-a et un Catalogue.336-b Le père des croyants n'est qu'ébauché, parce que je suis sans livres. Mais si V. M. jette les yeux sur cet article dans Bayle, elle verra que cette ébauche est plus pleine, plus curieuse et plus courte. Ce livre, honoré de quelques articles de votre main, ferait du bien au monde. Chérisac coulerait à fond les saints Pères.

Il y a une grande apparence que j'ai fait une grosse sottise en envoyant à V. M. un mémoire détaillé. Mais, Sire, j'ai parlé en philosophe qui ne craint point de faire des fautes devant un roi philosophe, auquel il est assurément attaché avec tendresse. Je peux très-bien me corriger de mes sottises, mais non en rougir.

J'aurai encore la hardiesse de dire que je ne conçois pas comment on peut habiller tous les ans cent cinquante mille hommes, nourrir tous les officiers de ses gardes, bâtir des forteresses, des villes, des villages, établir des manufactures, avoir trois spectacles, donner tant de pensions, etc., etc.

Il m'a paru qu'il y aurait une prodigieuse indiscrétion à moi de proposer de nouvelles dépenses à V. M. pour mes fantaisies, quand elle me donne cinq mille écus par an pour ne rien faire.

De plus, je ne connais que le style des personnes que j'ai voulu attirer ici pour travailler, et point leur caractère. Il se pourrait que, étant employées par V. M. pour un ouvrage qui ne laisse pas d'être délicat, et qui demande le secret, elles fissent les difficiles, s'en al<337>lassent, et vous compromissent. En me chargeant de tout, sous vos ordres, V. M. n'était compromise en rien.

Voilà mes raisons; si elles ne vous plaisent pas, si V. M. ne se soucie pas de l'ouvrage proposé, me voilà résigné avec la même soumission que je travaillais avec ardeur.

Si V. M. a des ordres à donner, ils seront exécutés.

Pourvu que je me console de mes maux par l'étude et par vos bontés, je vivrai et mourrai content.

311. A VOLTAIRE.337-a

(1752.)

J'ai lu votre premier article, qui est très-bon. Vous aurez commencé la table alphabétique des articles; je crois qu'il faudrait l'achever avant de commencer l'ouvrage, afin de se fixer à un nombre d'articles, de mieux choisir les principaux, et de ne point permettre d'entrée aux petits détails; car si quelques articles subordonnés aux autres ont l'entrée dans le Dictionnaire, ce sera une nécessité ou de mettre un plus grand détail, ou de changer de projet en travaillant, ce qui ne répondrait pas, il me semble, à l'unité du but qu'il faut se proposer dans un ouvrage de ce genre.

<338>

312. DE VOLTAIRE.

(1752.)

Sire, Votre Majesté m'a favorisé de quatre volumes du plus parfait galimatias qui soit jamais sorti d'une tête théologique. L'auteur doit descendre en droite ligne de saint Paul, et être proche parent du père Castel.

En qualité de théologien de Belzébuth, oserai-je interrompre vos travaux par un mot d'édification sur l'athéisme, que je mets à vos pieds? J'ai choisi ce petit morceau parmi les autres, comme un des plus orthodoxes.

Je ne fais que dire ce que V. M. pense, et ce qu'elle dirait cent fois mieux. Si elle daignait me corriger, je croirais alors l'ouvrage digne d'elle. Je souhaite pouvoir le finir, en amuser V. M. quelquefois, et mourir de la mort des justes, avec votre bénédiction.

313. A VOLTAIRE.338-a

(1752.)

Si vous continuez du train dont vous allez, le Dictionnaire sera fait en peu de temps. L'article de l'âme, que je reçois, est bien fait; celui du baptême y est supérieur. Il semble que le hasard vous fait dire ce qui pourtant est la suite d'une méditation. Votre Dictionnaire imprimé, je ne vous conseille pas d'aller à Rome; mais qu'importe Rome, Sa Sainteté, l'inquisition, et tous les chefs tondus des ordres<339> irréligieux qui crieront contre vous? L'ouvrage que vous faites sera utile par les choses, et agréable par le style; il n'en faut pas davantage. Si l'âme de vos nerfs demeure dans un état de quiétude, je serai charmé de vous voir ce soir; sinon je croirai qu'elle se venge sur votre corps du tort que votre esprit lui fait. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne crois pas que moi ni personne soit double. Les grands, en parlant d'eux, disent nous; ils n'en sont pas multipliés pour cela. Mettons la main sur la conscience, et parlons franchement; l'on avouera de bonne foi que la pensée et le mouvement dont notre corps a la faculté sont des attributs de la machine animée, formée et organisée comme l'homme. Adieu.

314. AU MÊME.339-a

(1752.)

Cet article339-b me paraît très-beau; il n'y a que le pari que je vous conseillerais de changer, à cause que vous vous êtes moqué de Pascal, qui se sert de la même figure. Remarquez encore, s'il vous plaît, que vous citez Épicure, Protagoras,339-b etc., qui vivraient tranquilles dans la même ville; je crois qu'il ne faudrait pas citer des gens de lettres pour vivre tranquilles ensemble. Remarquez que de querelles dans l'Académie des sciences de Paris pour Newton et Des Cartes, et dans celle d'ici pour et contre Leibniz. Je suis sûr qu'Épicure et Protago<340>ras se seraient disputés, s'ils avaient habité le même lieu; mais je crois de même que Cicéron, Lucrèce et Horace auraient soupé ensemble en bonne union. Je vous demande pardon des remarques que mon ignorance s'émancipe de vous faire; je suis comme la servante de Molière, qui, lorsqu'elle ne riait pas, faisait changer ses pièces au premier auteur comique de l'univers.

315. AU MÊME.340-a

(1752.)

La nature pour moi plus marâtre que mère,
Ne m'a point accordé le don
D'entonner au sacré vallon
Les chants mélodieux de Virgile et d'Homère;
Et, lorsqu'elle doua Voltaire
D'un plus vaste génie et des traits d'Apollon,
Me laissant un regard sévère,
Elle me donna la raison.

C'est mon lot que cette vieille raison, ce bon sens qui trotte par les rues. Il peut suffire pour ne pas se noyer dans la rivière quand on voit un pont sur lequel on peut la passer. Ce bon sens est ce qu'il faut pour se conduire dans la vie commune; mais cette même raison, qui m'avertit d'éviter un précipice quand j'en vois un sur mon passage, m'apprend à ne point sortir de ma sphère et à ne point entreprendre au-dessus de mes forces. C'est pourquoi, en me rendant justice, et en avouant que mes vers sont mal faits, ma raison est assez <341>éclairée pour me faire admirer les vôtres. Je vous remercie de M. de Coucy,341-a qui est, selon moi, votre chef-d'œuvre tragique. Quant à l'Empereur Julien,341-b il pourra devenir excellent, si vous y ajoutez les raisons pour et contre de sa conversion, et que vous retranchiez, dans ce que j'ai lu, l'endroit où vous effleurez ce sujet, qui est trop faible en comparaison des arguments forts que vous ajouterez.

316. AU MÊME.341-c

Octobre 1752.

Si je n'avais pas eu hier une terrible colique, accompagnée de violents maux de tête, je vous aurais remercié d'abord de la nouvelle édition de vos Œuvres que j'ai reçue. J'ai parcouru légèrement les nouvelles pièces que vous y avez mises; mais je n'ai pas été content de l'ordre des pièces, ni de la forme de l'édition. On dirait que ce sont les cantiques de Luther, et, quant aux matières, tout est pêle-mêle. Je crois, pour la commodité du public, qu'il vaudrait mieux augmenter le nombre des volumes, grossir les caractères, et mettre ensemble ce qui convient ensemble, et séparer ce qui n'a pas de connexion. Voilà mes remarques, que je vous communique, car je suis très-persuadé que nous n'en sommes pas à la dernière édition de vos Œuvres. Vous tuerez et vos éditeurs et vos lecteurs avec vos coliques et vos évanouissements, et vous ferez, après notre mort, le panégy<342>rique ou la satire de tous ceux avec lesquels vous vivez. Voilà ce que vous prophétise, non pas Nostradamus,342-a mais quelqu'un qui se connaît assez en maladies, et dont la profession est de se connaître en hommes. Je travaille dans mon trou à des choses moins brillantes et moins bien faites que celles qui vous occupent, mais qui m'amusent, et cela me suffit. J'espère d'apprendre dans peu que vous êtes guéri et de bonne humeur. Adieu.

317. DE VOLTAIRE.

(1752.)

Sire, vous avez perdu plus que vous ne pensez; mais Votre Majesté ne pouvait deviner que, dans un gros livre plein d'un fatras théologique, et où l'abbé de Prades est toujours misérablement obligé de soutenir ce qu'il ne croit pas, il se trouvât un morceau d'éloquence digne de Pascal, de Cicéron et de vous.342-b

Lisez, je vous en supplie, Sire, seulement depuis 103 jusqu'à 105, à l'endroit marqué, et jugez si on a dit jamais rien de plus fort, et si le temps n'est pas venu de porter les derniers coups à la superstition. Ce morceau m'a paru d'abord être de d'Alembert ou de Diderot, mais il est de l'abbé Yvon. Jugez si j'avais tort de vouloir travailler avec lui à l'encyclopédie de la raison.

Comparez ces deux pages avec la misérable phrase d'écolier de rhétorique par où commence le Tombeau de la Sorbonne :342-c « Un vais<343>seau de la Sorbonne, sans voiles et sans timon, donnant contre des écueils, et fracassé sans ressource ..... » Cela ressemble au fameux plaidoyer fait contre les p...... de Paris : « Elles allèrent dans la rue Brise-Miche chercher un abri contre les tempêtes élevées sur leurs têtes dans la rue Chapon. » Vous sentez combien il est ridicule d'appliquer à la Sorbonne ce que Cicéron disait des secousses de la république romaine.

Il y a des choses que je fais, il y a des choses sur lesquelles je donne conseil, d'autres où j'insère quelques pages, d'autres que je ne fais point. Mais ce qui m'appartient uniquement, c'est mon érésipèle, mon amour pour la vérité, mon admiration pour votre génie, et mon attachement à la personne de V. M.

318. DU MÊME.

(1752.)

Sire, j'avais écrit ce matin une lettre à l'abbé de Prades pour être montrée à V. M.; depuis ce temps, il a eu un exemplaire de l'édition de La Beaumelle, dont vous l'aviez chargé de vous rendre compte. Je lui ai redemandé aussitôt ma lettre, comptant alors prendre la liberté d'écrire moi-même à V. M. Mais me trouvant très-mal, et ne pouvant écrire une lettre de détail dans ce moment, je supplie V. M. de permettre que je lui envoie la lettre, ou plutôt le mémoire de ce matin. Je la conjure de laisser périr un mauvais ouvrage qui tombera de lui-même, et d'avoir pitié de l'état affreux où elle m'a réduit.

<344>

319. A VOLTAIRE.344-a

(1752.)

Votre effronterie m'étonne. Après ce que vous venez de faire, et qui est clair comme le jour, vous persistez, au lieu de vous avouer coupable! Ne vous imaginez pas que vous ferez croire que le noir est blanc; quand on ne voit pas, c'est qu'on ne veut pas tout voir. Mais si vous poussez l'affaire à bout, je ferai tout imprimer, et l'on verra que si vos ouvrages méritent qu'on vous érige des statues, votre conduite vous mériterait des chaînes.

P. S. L'éditeur est interrogé; il a tout déclaré.

320. DE VOLTAIRE.344-b

(1752.)

Ah! mon Dieu, Sire, dans l'état où je suis! Je vous jure encore sur ma vie, à laquelle je renonce sans peine, que c'est une calomnie affreuse. Je vous conjure de faire confronter tous mes gens. Quoi! vous me jugeriez sans entendre! Je demande justice et la mort.

<345>

321. DU MÊME.345-a

Potsdam, 27 novembre 1752.

Je promets à Sa Majesté que, tant qu'elle me fera la grâce de me loger au château, je n'écrirai contre personne, soit contre le gouvernement de France, contre les ministres, soit contre d'autres souverains, ou contre des gens de lettres illustres, envers lesquels on me trouvera rendre les égards qui leur sont dus. Je n'abuserai point des lettres de S. M., et je me gouvernerai d'une manière convenable à un homme de lettres qui a l'honneur d'être chambellan de S. M., et qui vit avec des honnêtes gens.345-b

J'exécuterai, Sire, tous les ordres de Votre Majesté, et mon cœur n'aura pas de peine à lui obéir. Je la supplie encore une fois de considérer que jamais je n'ai écrit contre aucun gouvernement, encore moins contre celui sous lequel je suis né, et que je n'ai quitté que pour venir achever ma vie à vos pieds. J'ai été historiographe de France, et, en cette qualité, j'ai écrit l'histoire de Louis XIV et celle des campagnes de Louis XV, que j'ai envoyées à M. d'Argenson. Ma voix et ma plume ont été consacrées à ma patrie, comme elles le sont à vos ordres. Je vous conjure d'avoir la bonté d'examiner quel est le fond de la querelle de Maupertuis. Je vous conjure de croire que j'oublie cette querelle, puisque vous me l'ordonnez. Je me soumets sans doute à toutes vos volontés. Si V. M. m'avait ordonné de<346> ne me point défendre et de ne point entrer dans cette dispute littéraire, je lui aurais obéi avec la même soumission. Je la supplie d'épargner un vieillard accablé de maladies et de douleur, et de croire que je mourrai aussi attaché à elle que le jour que je suis arrivé à sa cour.

322. DU MÊME.

(1752.)

Sire, ce que j'ai vu dans les gazettes est-il croyable? On abuse du nom de V. M. pour empoisonner les derniers jours d'une vie que je vous ai consacrée. Quoi! on m'accuse d'avoir avancé que König écrivait contre vos ouvrages! Ah! Sire, il en est aussi incapable que moi. V. M. sait ce que je lui en ai écrit. Je vous ai toujours dit la vérité, et je vous la dirai jusqu'au dernier moment de ma vie. Je suis au désespoir de n'être point allé à Baireuth; une partie de ma famille, qui va m'attendre aux eaux, me force d'aller chercher une guérison que vos bontés seules pourraient me donner. Je vous serai toujours tendrement dévoué, quelque chose que vous fassiez. Je ne vous ai jamais manqué, je ne vous manquerai jamais. Je reviendrai à vos pieds au mois d'octobre; et, si la malheureuse aventure de La Beaumelle n'est pas vraie; si Maupertuis en effet n'a pas trahi le secret de vos soupers, et ne m'a point calomnié pour exciter La Beaumelle contre moi; s'il n'a pas été par sa haine l'auteur de mes malheurs, j'avouerai que j'ai été trompé, et je lui demanderai pardon devant<347> V. M. et devant le public. Je m'en ferai une vraie gloire. Mais si la lettre de La Beaumelle est vraie, si les faits sont constatés, si je n'ai pris d'ailleurs le parti de König qu'avec toute l'Europe littéraire, voyez, Sire, ce que les philosophes Marc-Aurèle et Julien auraient fait en pareil cas. Nous sommes tous vos serviteurs, et vous auriez pu d'un mot tout concilier. Vous êtes fait pour être notre juge, et non notre adversaire. Votre plume respectable eût été dignement employée à nous ordonner de tout oublier; mon cœur vous répond que j'aurais obéi. Sire, ce cœur est encore à vous; vous savez que l'enthousiasme m'avait amené à vos pieds, il m'y ramènera. Quand j'ai conjuré V. M. de ne plus m'attacher à elle par des pensions, elle sait bien que c'était uniquement préférer votre personne à vos bienfaits. Vous m'avez ordonné de les recevoir, ces bienfaits, mais jamais je ne vous serai attaché que pour vous-même; et je vous jure encore entre les mains de S. A. R. madame la margrave de Baireuth, par qui je prends la liberté de faire passer ma lettre, que je vous garderai jusqu'au tombeau les sentiments qui m'amenèrent à vos pieds, lorsque je quittai pour vous tout ce que j'avais de plus cher, et que vous daignâtes me jurer une amitié éternelle.

323. DU MÊME.

(24 ou 25 décembre 1752.)

Sire, ce n'est sans doute que dans la crainte de ne pouvoir plus me montrer devant V. M. que j'ai remis à vos pieds des bienfaits qui<348> n'étaient pas les liens dont j'étais attaché à votre personne.348-a Vous devez juger de ma situation affreuse, de celle de toute ma famille. Il ne me reste qu'à m'aller cacher pour jamais, et déplorer mon malheur en silence. M. Fredersdorf,348-b qui vient me consoler dans ma disgrâce, m'a fait espérer que V. M. daignerait écouter envers moi la bonté de son caractère, et qu'elle pourrait réparer par sa bienveillance, s'il est possible, l'opprobre dont elle m'a comblé. Il est bien sûr que le malheur de vous avoir déplu n'est pas le moindre que j'éprouve. Mais comment paraître? comment vivre? Je n'en sais rien. Je devrais être mort de douleur. Dans cet état horrible, c'est à votre humanité à avoir pitié de moi. Que voulez-vous que je devienne et que je fasse? Je n'en sais rien. Je sais seulement que vous m'avez attaché à vous depuis seize années. Ordonnez d'une vie que je vous ai consacrée, et dont vous avez rendu la fin si amère. Vous êtes bon, vous êtes indulgent, je suis le plus malheureux homme qui soit dans vos États; ordonnez de mon sort.

<349>

324. DU MÊME.349-a

(1er janvier 1753.)

Sire, pressé par les larmes et les sollicitations de ma famille, je me vois obligé de mettre à vos pieds mon sort, et les bienfaits, et les distinctions dont vous m'avez honoré. Ma résignation est égale à ma douleur. Je ne me souviendrai que de ces mêmes bienfaits; V. M. doit en être bien convaincue. Attaché à elle depuis seize ans par ses bontés prévenantes, appelé par elle dans ma vieillesse, rassuré par ses promesses sacrées contre la crainte attachée à une transplantation qui m'a tant coûté, ayant eu l'honneur de vivre deux ans et demi de suite avec elle, il m'est impossible de démentir des sentiments qui l'ont emporté dans mon cœur sur ma patrie, sur le Roi mon souverain et mon bienfaiteur, sur ma famille, sur mes amis, sur mes emplois. J'ai tout perdu; il ne me reste que le souvenir d'avoir passé un temps heureux dans votre retraite de Potsdam. Toute autre solitude sera pour moi bien douloureuse sans doute. Il est dur d'ailleurs de partir dans cette saison, quand on est accablé de maladies; mais il est encore plus dur de vous quitter. Croyez que c'est la seule douleur que je puisse sentir à présent. M. l'envoyé de France,349-b qui entre chez moi dans le temps que j'écris, est témoin de ma sensibilité, et il répondra à V. M. des sentiments que je conserverai toujours. J'avais fait de vous mon idole; un honnête homme ne change pas de religion, et seize ans d'un dévouement sans bornes ne peuvent être détruits par un moment de malheur.

<350>Je me flatte que de tant de bontés il vous restera envers moi quelque humanité : c'est ma seule consolation, si je puis en avoir une.

325. DU MÊME.

Berlin, au Belvédère,350-a 12 mars 1753.

Sire, j'ai reçu une lettre de König tout ouverte; mon cœur ne l'est pas moins. Je crois de mon devoir d'envoyer à V. M. le duplicata de ma réponse. J'ai tant de confiance en ses bontés et en sa justice, que je ne lui cache aucune de mes démarches. Je vous soumettrai ma conduite, toute ma vie, en quelque lieu que je l'achève. Je suis ami de König, il est vrai; mais assurément je suis plus attaché à V. M. qu'à lui, et, s'il était capable de manquer le moins du monde à ce qu'il vous doit, je romprais pour jamais avec lui.

Soyez convaincu, Sire, que je mets mon devoir et ma gloire à vous être attaché jusqu'au dernier moment. Ces sentiments sont aussi ineffaçables que mon affliction, qui chaque jour augmente.

Je me jette à vos pieds, et j'attends les ordres de V. M.

<351>

326. A VOLTAIRE.351-a

(1753.)

Le Roi a tenu son consistoire, et dans ce consistoire il a été discuté si votre cas était un péché mortel ou véniel. A la vérité, tous les docteurs ont reconnu qu'il était très-mortel, et constaté tel par les chutes et les rechutes. Mais cependant, par la plénitude de grâce de Belzébuth qui repose sur S. M., elle croit pouvoir vous absoudre, sinon en entier, du moins en partie. Ce serait, à la vérité, en faveur de quelque acte de contrition et de pénitence imposée; mais comme, dans l'empire de Satan, on déférait beaucoup au génie, je crois que, en faveur de vos talents, on pourrait pardonner les fautes qui auraient pu faire quelque espèce de tort à votre cœur. Voici les paroles du souverain pontife, que j'ai recueillies avec soin. C'est plutôt une prophétie.

327. VOLTAIRE A L'ABBÉ DE PRADES.351-b

Berlin, au Belvédère, 15 mars (1753).

Cher abbé, votre style ne m'a pas paru doux. Vous êtes un franc secrétaire d'État; mais je vous avertis qu'il faut que je vous embrasse avant mon départ. Je ne pourrai vous baiser, car j'ai les lèvres trop enflées de mon diable de mal. Vous vous passerez bien de mes bai<352>sers, mais ne vous passez point, je vous en prie, de ma vive et sincère amitié. Je vous avoue que je suis désespéré de vous quitter, et de quitter le Roi; mais c'est une chose indispensable. Voyez avec le cher marquis, avec Fredersdorf, pardieu avec le Roi lui-même, comment vous pourrez faire pour que j'aie la consolation de le voir avant mon départ. Je le veux absolument; je veux embrasser de mes deux bras l'abbé et le marquis. Le marquis ne sera pas plus baisé que vous; le Roi non plus. Mais je m'attendrirai; je suis faible, je suis une poule mouillée. Je ferai un sot personnage; n'importe; je veux encore une fois prendre congé de vous deux. Si je ne me jette pas aux pieds du Roi, les eaux de Plombières me tueront. J'attends votre réponse pour quitter ce pays-ci en homme heureux ou en infortuné. Comptez sur moi pour la vie.

328. (a) FRÉDÉRIC A VOLTAIRE.352-a

(16 mars 1753.)

Qu'il peut quitter ce service quand il lui plaira;352-b qu'il n'a pas besoin d'employer le prétexte des eaux de Plombières, mais qu'il aura la bonté, avant que de partir, de me remettre le contrat de son engagement, la clef, la croix, et le volume de poésies que je lui ai confié; que je voudrais que lui et König n'eussent attaqué que mes ouvrages, que je les sacrifie de bon cœur à ceux qui ont envie de dénigrer la réputation des autres; que je n'ai point la folie et la vanité des au<353>teurs, et que les cabales des gens de lettres me paraissent le comble de l'avilissement, etc.

328. (b) AU MÊME.353-a

(16 mars 1753.)

Il n'était pas nécessaire que vous prissiez le prétexte du besoin que vous me dites avoir des eaux de Plombières, pour me demander votre congé. Vous pouvez quitter mon service quand vous voudrez; mais, avant de partir, faites-moi remettre le contrat de votre engagement, la clef, la croix, et le volume de poésies que je vous ai confié. Je souhaiterais que mes ouvrages eussent été seuls exposés à vos traits et à ceux de König. Je les sacrifie de bon cœur à ceux qui croient augmenter leur réputation en diminuant celle des autres. Je n'ai ni la folie ni la vanité de certains auteurs. Les cabales des gens de lettres me paraissent l'opprobre de la littérature. Je n'en estime cependant pas moins les honnêtes gens qui les cultivent. Les chefs de cabale sont seuls avilis à mes yeux.

Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

<354>

329. MADAME DENIS A FRÉDÉRIC.354-a

Francfort-sur-le-Main, 11 juin 1753.



Sire,

Je n'aurais jamais osé prendre la liberté d'écrire à Votre Majesté sans la situation cruelle où je suis. Mais à qui puis-je avoir recours, sinon à un monarque qui met sa gloire à être juste et à ne point faire de malheureux?

J'arrive ici pour conduire mon oncle aux eaux de Plombières. Je le trouve mourant, et, pour comble de maux, il est arrêté, par les ordres de V. M., dans une auberge, sans pouvoir respirer l'air. Daignez avoir compassion, Sire, de son âge, de son danger, de mes larmes, de celles de sa famille et de ses amis. Nous nous jetons tous à vos pieds pour vous en supplier.

Mon oncle a sans doute eu des torts bien grands, puisque V. M., à laquelle il a toujours été attaché avec tant d'enthousiasme, le traite avec tant de dureté. Mais, Sire, daignez vous souvenir de quinze ans de bontés dont vous l'avez honoré, et qui l'ont enfin arraché des bras de sa famille, à qui il a toujours servi de père.

V. M. lui redemande votre livre imprimé de poésies, dont elle l'avait gratifié. Sire, il est assurément prêt de le rendre, il me l'a juré. Il ne l'emportait qu'avec votre permission; il le fait revenir avec ses papiers dans une caisse à l'adresse de votre ministre; il a demandé lui-même qu'on visite tout, qu'on prenne tout ce qui peut concerner V. M. Tant de bonne foi la désarmera sans doute. Vos lettres sont des bienfaits; notre famille rendra tout ce que nous trouverons à Paris.

V. M. m'a fait redemander par son ministre le contrat d'engage<355>ment. Je lui jure que nous le rendrons dès qu'il sera retrouvé. Mon oncle croit qu'il est à Paris; peut-être est-il dans la caisse de Hambourg. Mais, pour satisfaire V. M. plus promptement, mon oncle vient de dicter un écrit (car il n'est pas en état d'écrire) que nous avons signé tous deux; il vient d'être envoyé à mylord Marischal, qui doit en rendre compte à V. M. Sire, ayez pitié de mon état et de ma douleur. Je n'ai de consolation que dans vos promesses sacrées, et dans ces paroles si dignes de vous : Je serais au désespoir d'être cause du malheur de mon ennemi; comment pourrais-je l'être du malheur de mon ami?355-a Ces mots, Sire, tracés de votre main, qui a écrit tant de belles choses, font ma plus chère espérance. Rendez à mon oncle une vie qu'il vous avait dévouée et dont vous rendez la fin si infortunée, et soutenez la mienne; je la passerai comme lui à vous bénir.

Je suis avec un très-profond respect,



Sire,

de Votre Majesté
la très-humble et très-obéissante servante,
Denis.

330. L'ABBÉ DE PRADES A MADAME DENIS.355-b

(19 juin 1753.)

Madame, le Roi m'ordonne de vous répondre au sujet de ce que vous lui avez écrit pour votre oncle. Les ordres sont donnés pour<356> qu'on laisse à M. de Voltaire la liberté de poursuivre son voyage. Voltaire s'est attiré de gaîté de cœur tous les désagréments; le Roi lui avait pardonné, à son retour à Potsdam, toutes ses folies, à condition qu'il se tînt en repos, et ne continuât plus à publier des libelles contre un homme que ce prince estime. Il ne dépendait que de votre oncle de demeurer ici avec toutes les distinctions et les avantages dont il avait joui précédemment; on aurait passé l'éponge sur ses sottises, qu'on aurait mises en oubli avec tant d'autres qu'il a faites dans sa patrie et dans les pays étrangers. Mais à peine sait-on que Voltaire est à Leipzig, qu'il paraît à Berlin des Éloges d'académiciens faits par le Roi, avec des vers de ce prince parodiés; on est sûr à n'en pas douter que cette brochure part de Voltaire, qui, non content d'avoir si grossièrement manqué au Roi, son bienfaiteur, écrit une lettre impertinente à Formey,356-a et encore plus injurieuse pour l'Académie de Berlin. Après cet oubli de tous les devoirs et de toutes les bienséances, le Roi a cru ne devoir pas garder plus longtemps à son service un homme qui joignait tant de folie à tant d'ingratitude; il a fait redemander à Voltaire les marques de distinction que ce prince avait accordées à son rare génie plutôt qu'à sa naissance et à son cœur; et comme Voltaire a fait un usage aussi condamnable de quelques vers que le Roi a faits pour s'amuser, ce prince ne veut pas que ce dangereux poëte garde plus longtemps un volume de poésies qui n'est point fait pour le public. Quant à sa personne, le Roi lui souhaite qu'il se conduise à l'avenir avec plus de prudence qu'il n'a fait jusqu'à présent; qu'il renonce au despotisme qu'il veut exercer sur le Parnasse; surtout qu'il renonce au dangereux métier de faire des libelles. S. M. lui pardonne toutes ses malices passées et à faire; elle ne lui attribue point certaine satire que des gens de Paris mettent sur son compte. Elle la lui pardonnerait pourtant, si, en la faisant, il avait cru soulager sa vengeance, et le Roi vous fait assurer que, quoi que<357> Voltaire pût faire contre sa personne, elle n'en fera jamais tomber le moindre ressentiment sur ce poëte. En un mot, madame, votre oncle n'a rien à craindre du Roi; votre oncle aurait été heureux, s'il était susceptible de l'être. En regrettant le génie de ce grand poëte, le Roi se console de sa perte par la considération qu'il est défait d'un homme qui porte l'inquiétude et le trouble partout, qui se croit en droit de rendre ridicule qui bon lui semble, et pour lequel aucunes lois ne sont sacrées. Je suis, etc.


100-a Voltaire écrivait européan; l'abbé de Saint-Pierre, europain, p. e. dans ses Réflexions sur l'Antimachiavel de 1740. A Rotterdam, 1741. Il y parle, p. 30, de « l'établissement de cet arbitrage europain, » et donne, p. 33-37, « les cinq articles fondamentaux de la diète europaine proposée par Henri quatrième. » C'est ce dernier endroit que Voltaire rappelle ici.

101-a Voltaire fait allusion à son Essai sur les révolutions du monde, plus connu sous le titre d'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations.

102-a Cette correspondance est perdue.

102-b Voyez t. IX, p. 36 et 160; t. XIV, p. 292 et 323; t. XV, p. 71 et 102; et t. XVII, p. 200.

107-a Nom que Frédéric avait pris, au mois d'août 1740, pour aller à Strasbourg, dont le maréchal comte de Broglie était gouverneur. Voyez t. XIV, p. 181, 185 et 186.

108-a La bataille de Chotusitz, livrée le 17 mai 1742. Voyez t. II, p. 136-140.

108-b L. c., p. 168.

108-c Les préliminaires de la paix furent signés à Breslau le 11 juin 1742. Voyez t. II, p. 145.

109-a Ces vingt-cinq vers se trouvent aussi en tête de la lettre du Roi à Jordan, du 18 juin 1742. Voyez t. XVII, p. 254 et 255.

109-b Voyez t. II, p. II et III, et p. 161-169.

112-a Rigri, mot injurieux employé par le petit peuple de Paris, et signifiant une espèce de vilain et de ladre. Voyez la Prude de Voltaire, acte II, scène III; Œuvres, édit. Beuchot, t. V, p. 390 et 467.

114-a Voltaire a écrit Frédéric III, parce que Frédéric était en effet le troisième roi de Prusse.

114-b Ode à la reine de Hongrie. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 447.

114-c Qu'un petit citoyen. (Variante de l'édition de Kehl, t. LXV, p. 115.)

115-a I Samuel (I Rois, selon la Vulgate), chap. XVI.

118-a Sur les jugements que le public porte sur ceux qui sont chargés du malheureux emploi de politiques. (Note de l'édition de Kehl, t. LXV, p. 120.) Cette ode nous est inconnue.

12-a Voyez t. XIX, p. 180, et t. XXI, p. 47, 111 et 253.

122-a L'original de cette lettre était daté, par mégarde, du 26 septembre, comme Voltaire le fit remarquer au cardinal de Fleury, le 10 septembre, en la lui communiquant.

123-a Voltaire partit le 2 septembre pour Aix-la-Chapelle; le 10, il rendit compte de son voyage au cardinal de Fleury, dans la lettre ci-dessus mentionnée, datée de Bruxelles.

128-a Voyez t. IX, p. 62, et t. XVII, p. 247 et 269.

13-a Voyez t. XVII, p. 36, et t. XXI, p. 131.

130-a Essai sur les mœurs et l'esprit des nations. (Note de l'édition de Kehl, t. LXV, p. 134.)

130-b De la Divination, liv. II, c. 24 : Vetus autem illud Catonis admodun scitum est, qui mirari se ajebat, quod non rideret haruspex, haruspicem quum vidisset.

134-a Allusion au récit de la première croisade, dans l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, chap. LIV; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XVI, p. 157 et suivantes.

135-a L'Histoire de mon temps. Voyez t. II, p. I et II.

136-a Voyez t. XVII, p. 247 et 269, et t. XIX, p. 456.

136-b Voyez t. XVI, p. 170, et t. XXI, p. 206.

136-c Les premières éditions de l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations étaient intitulées : Essai sur l'histoire générale et sur les mœurs, etc.

137-a Le Singe de la mode. Voyez t. XIV, p. XVIII, no LII, et p. 317-346.

137-b Frère cadet du marquis d'Argens. Voyez t. XII, p. 98.

138-a Voyez t. XXI, p. 318.

14-a Voyez t. I, p. 200-202.

14-b Voyez t. XXI, p. 13 et 14; voyez aussi t. XVI, p. XI, 195, 303, 304, 429, 432 et 434; t. XVII, p. VIII et Ix, et 371-379; t. XVIII, p. I-IV, et 1-149; et t. XX, p. XIV-XVI, et 219 à 235.

140-a Voyez t. II, p. 117 et suivantes.

140-b Lettre à MM. les auteurs des Etrennes de la Saint-Jean; Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIX, p. 369.

141-a Le 29 janvier 1743.

143-a L'Embarras de la cour. Voyez t. XVII, p. 197 et 224.

143-b Œdipe, composé en 1713.

143-c Le commencement de la Henriade.

143-d Boyer, ancien évêque de Mirepoix. Voyez t. XVII, p. 274.

144-a Voyez t. XXI, p. 407.

145-a Voltaire appelait son ennemi Boyer âne de Mirepoix, à cause de sa signature : Boyer, anc. évêque de Mirepoix, dans laquelle il feignait de prendre anc. pour âne.

147-a Cette Préface, de l'an 1743, est perdue; mais la franchise que Voltaire reproche ici au Roi se montre dans le second chapitre de l'Histoire de mon temps. Voyez t. II, p. 56 et suivantes.

147-b La marquise de La Tournelle, depuis duchesse de Châteauroux. Voyez t. III, p. 44; t. XII, p. 68; et t. XXI, p. 347.

151-a Othon-Christophe comte de Podewils, seigneur de Gusow, envoyé de Prusse à la Haye.

151-b Permission d'avoir des chevaux de relais. Voyez t. XVII, p. 131.

153-a Voyez t. II, p. 124.

153-b Voyez t. III, p. 11 et 12; t. XIV, p. 185; et ci-dessus, p. 107.

153-c Voyez t. III, p. 13-15.

154-a Voyez t. II, p. 156 et 167, et t. III, p. 8.

155-a Voyez t. X, p. 250, et t. XI, p. 82.

156-a Voltaire arriva à Berlin le 30.

157-a L'édition Beuchot date cette lettre du 7 septembre 1743, ce qui nous paraît plus juste, car Frédéric fît un voyage à Baireuth, du 10 au 25 septembre.

16-a La fin de cette lettre, depuis le vers commençant par « L'amour sur votre cœur, » est omise dans l'édition de Kehl; nous la tirons des Œuvres posthumes, t. IX, p. 114 et 115.

161-a Voyez La vie privée du roi de Prusse, ou Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même. A Amsterdam, 1784, p. 62. Voyez aussi les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XL, p. 78.

163-a Le Roi dit dans l'Histoire de mon temps : « Sur ces entrefaites Voltaire arriva à Berlin. Comme il avait quelques protecteurs à Versailles, il crut que cela était suffisant pour se donner les airs de négociateur; son imagination brillante s'élançait sans retenue dans le vaste champ de la politique : il n'avait point de créditif, et sa mission devint un jeu, une simple plaisanterie. » Voyez t. III, p. 26.

163-b Voltaire partit pour Baireuth le mardi 10 septembre 1743, et fut de retour a Potsdam le 20.

164-a La remarque sur le dernier vers du Mondain,

Le paradis terrestre est où je suis,

se trouve dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIV, p. 131.

164-b Voltaire quitta Berlin le 12 octobre 1743; le Roi lui donna pour la duchesse de Brunswic sa sœur une lettre de recommandation datée du 8 octobre.

165-a Cette lettre a été écrite à Berlin, probablement le 8 octobre 1743, en réponse à la lettre précédente.

167-a L'édition de Kehl a mal daté cette lettre, car on voit que c'est la réponse à une lettre, perdue aujourd'hui, que Voltaire doit avoir écrite au Roi sur son séjour à Brunswic, où il arriva le 14 octobre 1743.

168-a Chapitre XX. Voyez t. VIII, p. 148-150, et p. 295-297.

169-a Le Roi fit représenter à Berlin, le 8 et le 10 octobre, l'opéra de Métastase La Clemenza di Tito, dont Hasse avait fait la musique.

17-a Voyez t. VIII, p. V-VI.

171-a C'était, selon les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 1743, no 128, 24 octobre, l'arc de Valaska, ancienne princesse païenne du comté de Glatz.

171-b Voyez t. XIV, p. 185, et ci-dessus, p. 153.

172-a Ce malheureux, enfermé à Spandow en 1730 pour avoir pris part à un complot de désertion, ne fut relâché que le 7 juillet 1749. Les dominicains de Halberstadt le recueillirent. Voyez Fassmann, Leben Friedrich Wilhelms I, t. I, p. 1010 et 1011, et Urkundenbuch zu der Lebensgeschichte Friedrichs des Grossen, par J.-D.-E. Preuss, t. I, p. 151, no 386.

173-a Les débris de ce tambour se trouvent au musée de Berlin, dans la section des curiosités historiques (Kunstkammer).

174-a Voyez ci-dessus, p. 35.

175-a Voltaire veut sans doute parler de l'évêque Boyer, précepteur du Dauphin. Voyez, ci-dessus, p. 145.

176-a Potsdam.

177-a Voyez t. XIV, p. 103.

177-b Les vingt-sept vers par lesquels commence cette lettre, et les trois premiers alinéa en prose, nous viennent de la Bibliothèque de l'Ermitage impérial de Saint-Pétersbourg. Les vers manquent dans toutes les éditions connues. Ces éditions portent pour toute date : « Du 7 avril 1744, » et les mots du second alinéa : « Et j'ai fait le commissionnaire de l'auteur, » y sont remplacés par ceux-ci : « Et j'ai fait la commission de l'auteur. »

177-c A partir du mot « ce, » le texte de cette lettre manque dans le manuscrit de Saint-Pétersbourg, et nous le tirons de l'édition de Kehl, t. LXV, p. 184.

177-d Voyez t. XXI, p. 90.

177-e Voyez t. XI, p. 152.

177-f Voyez t. XIV, p. 103-106.

180-a Voyez t. XIX, p. 44, et t. XX, p. 58 et suivantes.

180-b Voyez t. XI, p. 137, et t. XIX, p. 16.

181-a

Et toujours bien mangeant mourir par métaphore.

Boileau,

Satire IX

, v. 264.

181-b Voyez t. III, p. 100 et 111, et t. XVII, p. 344.

182-a La célèbre danseuse Barberina.

182-b Marianne Cochois, sœur cadette de madame d'Argens. Voyez le Palladion (t. XI, p. 239), où le Roi vante « un pied Cochois. »

182-c La jolie figure de madame de Hauteville est l'objet des éloges du marquis d'Argens dans sa lettre au Roi. du 15 août 1747. Voyez t. XIX, p. 19.

185-a Cette lettre se trouve déjà dans notre t. XI, p. 135-138, avec deux légères variantes.

185-b L'Histoire de mon temps. Voyez t II, p. 1.

186-a La reine Elisabeth-Christine écrit au prince Ferdinand de Brunswic, au mois de février 1747 : « A présent, cher frère, je puis vous écrire avec un cœur plus tranquille que je n'ai fait la poste passée; car, Dieu soit loué! notre cher roi se porte mieux, et est tout à fait hors de danger. Il a été bien mal, et j'ai été en mille inquiétudes pour lui. Si j'avais osé, je serais allée moi-même à Potsdam pour le voir. Tout est passé à présent. » Voyez Elisabeth Christine, Königinn von Preussen. Gemahlinn Friedrichs des Grossen, eine Biographie von F. W. M. v. Hahnke. Berlin, 1848, p. 109 et 110. Voyez aussi Krankheitsgeschichte des Höchstseligen Königs von Preussen Friedrich's des Zweiten Majestät, von Christian Gottlieb Selle. Berlin, 1786, p. 7.

187-a Voltaire, Épître à Genonville, vers 30 à 32. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. XIII, p. 47.

188-a M. Beuchot a mis ici, dans son édition, la variante suivante, tirée de l'édition de Kehl :

Et, jetant son ciseau perfide,
Chez ses sœurs elle s'en alla,
Et pour vous le trio fila
Une trame toute nouvelle,
Brillante, dorée, immortelle,
Et la même que pour Louis;
Car vous êtes tous deux amis :
Tous deux vous forcez des murailles,
Tous deux vous gagnez des batailles
Contre les mêmes ennemis;
Vous régnez sur des cœurs soumis,
L'un à Berlin, l'autre à Versailles.
Tous deux un jour .... mais je finis;
Il est trop aisé de déplaire
Quand on parle aux rois trop longtemps;
Comparer deux héros vivants
N'est pas une petite affaire.

189-a Jean V.

190-a Voyez t. I, p. 263.

191-a Cette lettre se trouve aussi dans notre t. XI, p. 139-143, avec quelques variantes.

192-a Allusion au voyage d'Astolphe dans la lune. Voyez t. X, p. 239, et t. XI, p. 141.

193-a Les Mémoires de Brandebourg. Voyez t. I, p. xxxv et suivantes.

194-a Cette lettre se trouve aussi t. XI, p. 144-147.

196-a Homère, Iliade, chant XIII, v. 47-58.

197-a Léonard Euler. Voyez t. XX, p. XIX, et 219-235.

197-b Il était depuis huit mois le correspondant littéraire du Roi. Voyez t. XIV, p. VIII et 110.

198-a Épître à Maupertuis, t. XI, p. 56-63.

20-a Le marquis de Valori, qui avait eu deux doigts de la main gauche emportés par un biscaïen, au siége de Douai, en 1710.

20-b M. de Camas avait perdu le bras gauche au siége de Pizzighetone. Voyez t. XVI, p. X, p. 137-192, et t. XVII, p. 84.

201-a Ces vers nous sont inconnus.

201-b Voyez t. XI, p. 62.

201-c Voyez t. X, p. 80.

201-d L. c., p. 29.

202-a Voyez t. XXI, p. 101, 102, 108 et suivantes.

202-b Voyez t. X, p. 75.

203-a Voyez t. X, p. 25.

203-b Le mot pour, omis dans les autres éditions, paraît avoir été ajouté par M. Beuchot.

205-a Cette lettre se trouve aussi t. XI, p. 148-153, avec quelques légères variantes.

206-a Voyez t. XI, p. 109.

206-b Voyez t. X, p. 110, et t. XXI, p. 184.

208-a Acte I, scène I.

208-b Acte II, scène III.

208-c Voyez t. IX, p. 171, t. X, p. 246, et t. XI, p. 152.

208-d Le Palladion, t. XI, p. II-VI, et p. 177-318.

209-a Voyez t. XI, p. 151, et ci-dessus, p. 177.

21-a Ces vers nous sont inconnus.

21-b Frédéric partit de Potsdam le 15 août.

210-a Suétone, Vie de Vespasien, chap. VII.

211-a Cette lettre se trouve aussi t. XI, p. 154-106, avec quelques variantes.

211-b L'Académie française, fondée en 1635, l'Académie des inscriptions, nommée plus tard Académie des inscriptions et belles-lettres, fondée en 1663, et l'Académie des sciences, fondée en 1666.

212-a A Darget. Voyez t. X, p. 238-247.

212-b Boileau, Art poétique, chant I, v. 109.

213-a Virgile, Énéide, liv. V, v. 835-860.

215-a Épître à Hermotime. Voyez t. X, p. 75 et 76, et ci-dessus, p. 202.

216-a Les Fâcheux, acte III, scène III.

218-a Voyez t. XIV, p. XV et 195.

219-a Voyez t. X, p. 191.

224-a Voyez ci-dessus, p. 177, 208 et 209.

224-b Jordan. Voyez t. VII, p. I, II, et 3-10; t. XVII, p. II, III, et 53-295.

225-a Oratio pro Archia, chap. 7; et Tusculanes, liv. V, chap. 36.

226-a Voyez t. XIX, p. 360 et 361; t. XXI, p. 169; et ci-dessus, p. 206.

226-b Voyez t. X, p. v.

227-a Les Troubles du Nord. Voyez t. X, p. 33.

227-b Voyez t. XI, p. 114 et 115.

227-c Le Roi envoya en effet à Voltaire les certificats de Maupertuis, de d'Argens, d'Algarotti, et de Darget; celui de ce dernier était ainsi conçu :

Je, qui suis né sur les bords de la Seine,
Mais qui depuis dix ans habite ces climats,
Où l'on croit que l'hiver et ses affreux frimas
M'accablent en tout temps de froidure et de peine.
A tout chacun atteste et certifie
Que, depuis environ deux mois,
Il fait dans ce pays des chaleurs d'Italie,
Que l'on y mange fraises, pois,
Abricots et melons, aussi bons qu'en Turquie,
Qu'on y jouit aussi de la tranquillité
Qui rend le travail agréable.
Et qu'on peut avec liberté
Travailler dans son lit, et ne point boire à table :
En foi de quoi j'ai signé le présent
A Sans-Souci, séjour charmant,
Dans le palais d'un monarque adorable.
Qui fait des vers en s'amusant,
Qui souffre la goutte en riant,
Et, pour ses ennemis seulement redoutable.
Avec ses amis doux, affable,
Ne se montre le plus puissant
Qu'en se montrant le plus aimable.

228-a Voyez t. XX, p. 28.

23-a Exode, chap. XXXIV, v. 29-35.

231-a Cette lettre se trouve aussi dans notre t. XI, p. 157-159, avec quelques variantes.

231-b L. c., p. 158.

232-a Voyez t. XVIII, p. 20.

232-b Voyez t. XVII, p. 344; t. X, p. 226 : et t. XI, p. 18.

233-a Épître à madame Denis. La vie de Paris et de Versailles. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIII, p. 180.

234-a Voyez t. XXI, p. 231.

24-a Allusion au roi Louis XV et au cardinal de Fleury, qui avaient pour confesseurs, non des carmes, mais des jésuites.

240-a Oreste. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. VI, p. 145-242.

241-a Chapitres III et VIII. Voyez t. VIII, p. 78, 79 et 97.

241-b Le marquis d'Argens. Voyez t. XIX, p. 443.

242-a Celle de gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi, accordée à Voltaire à l'occasion de la Princesse de Navarre, qu'il avait composée pour le mariage de la Dauphine. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. XIV, p. 388.

243-a George-Louis baron de Bar, homme de lettres, était né en Westphalie, vers 1701, et mourut dans sa terre de Barnau, dans l'évêché d'Osnabrück, le 6 août 1767. On a de lui des Épîtres diverses sur des objets différents. Londres, 1740, deux volumes in-8.

243-b Ce vers ne se trouve plus dans Rome sauvée. Voyez, dans les Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. VI, p. 376, les Notes et variantes de cette tragédie.

244-a Épître à Hermotime. Voyez t. X, p. 69.

244-b Voyez t. XIV, p. 193.

244-c Voyez t. XX, p. 108.

245-a La marquise du Chàtelet, morte à Lunéville le 10 septembre 1749. Voyez t. XVII, p. I et II, et p. 1-52.

249-a A. M. l'abbé d'Olivet.

Ne crois pas m'échapper, consul que je dédaigne;
Tyran par la parole, il faut finir ton règne.

Mon cher maître, ce tyran par la parole est-il ou une hardiesse heureuse, ou une témérité condamnable? Mettez, s'il vous plaît, votre avis au bas de ce billet. V.
Réponse de l'abbé d'Olivet.

Je ne vois rien là qui ne soit très-grammatical. Je vous rends les papiers que vous m'avez confiés, et qui sûrement ne sont pas sortis de mes mains.

252-a Acte I, scène II.

252-b Boileau, Épître I, v. 40.

253-a L'opéra d'Angélique et Médor, musique de Graun, représenté pour la première fois le 27 mars 1749. Le sujet de cette pièce est tiré du Roland furieux de l'Arioste.

253-b L'opéra de Coriolan, musique de Graun, représenté pour la première fois le 19 décembre 1749. Voyez t. XVIII, p. 71, 72 et 74.

254-a Cette lettre répond à celle de Voltaire, du 17 novembre; elle se trouve déjà dans notre t. XI, p. 160-163, avec quelques légères variantes.

256-a Eloge funèbre des officiers qui sont morts dans la guerre de 1741. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIX, p. 27-47.

257-a L'Épître à Stille. Voyez t. X, p. 145-155.

257-b Voyez t. IX, p. 78, et t. XII, p. 158.

259-a Boileau, Art poétique. chant III, v. 118.

260-a Le texte de cette lettre, qui se trouve déjà dans notre t. XI, p. 164-167 est tiré des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, 1750, t. III, p. 212-216.

261-a Voyez t. XI, p. 165, et t. XXI, p. 192 et 202.

263-a Cette lettre se trouve aussi dans notre t. XI, p. 168-171.

263-b Le passage qui commence par « et surtout, » et qui finit par « m'instruire, » manque dans l'édition de Kehl. Nous le tirons de notre onzième volume, où cette lettre a été imprimée d'après les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, 1750, t. III, p. 217-222.

264-a Personnage de l'Électre de Crébillon.

265-a Les mots « peut-être l'ouvrage de sa vieillesse, » tirés de notre onzième volume, p. 170, sont omis dans l'édition de Kehl.

266-a Voyez t. X, p. 162.

267-a Épître (de Frédéric) à Podewils. Voyez t. X, p. 180.

268-a Le texte de cette lettre, qui se trouve déjà dans notre t. XI, p. 172-175, est tiré des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, 1750, t. III, p. 223-228.

27-a Voyez t. XVII, p. 373 et 374.

270-a Voyez t. XI, p. 175.

271-a Voyez t. XIV, p. 110.

271-b Versailles. (Note de l'édition Beuchot.)

275-a Paris, 20 mai 1750. (Variante de l'édition de Kehl, t. LXV, p. 242.)

276-a Voyez t. X, p. 20.

279-a Allusion au séjour forcé que Frédéric fit à Cüstrin, du 4 septembre 1730 au 26 février 1732. Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrichs des Grossen Jugend und Thronbesteigung, p. 75 et suivantes. Voyez aussi t. XXI, p. 101 de notre édition.

28-a Voyez t. XIV, p. XIII, no XXXV, et p. 181-187.

281-a Cette lettre, tirée du Magasin encyclopédique, rédigé par Millin. Paris, 1799, t. I, p. 103 à 105, a été imprimée dans d'autres éditions, mais avec quelques légers changements dans les vers, et avec omission de la fin du premier alinéa en prose, depuis « Je payerai le marc d'esprit » jusqu'à « dans la boutique de Mettra. »

282-a Art poétique, v. 343. Voyez t. XXI, p. 353.

284-a Président de la régence de Clèves depuis 1742. Voyez ci-dessus, p. 36.

285-a Cette lettre est tirée de l'édition de Bâle, t. II, p. 243-245.

285-b Voyez, au sujet de Rabican, t. XI, p. 306. Parangon fait sans doute allusion à Bayard, cheval de Renaud de Montauban.

286-a Charles-Quint disait que s'il voulait parler à Dieu, il le ferait en espagnol; à sa maîtresse, en italien; à ses amis, en français; et à ses chevaux, en allemand.

286-b Voyez, t. XIV, p. 110 et 111, les Vers (de Frédéric) à d'Arnaud, dont il est question dans cette lettre. Marmontel raconte, dans les Mémoires d'un père pour servir à l'instruction de ses enfants (vers la fin du quatrième livre), qu'il était chez Voltaire lorsque Thieriot apporta à celui-ci l'Épître de Frédéric à d'Arnaud-Baculard. Voltaire lut un moment en silence et d'un air de pitié : mais quand il en fut aux vers où Frédéric donne à entendre que Voltaire est à son couchant et d'Arnaud à son aurore, il se mit en fureur, et s'écria : « J'irai, oui, j'irai lui apprendre à se connaître en hommes! » Dès ce moment, son voyage à Berlin fut décidé.

289-a Cette lettre est tirée du journal Der Freymüthige, oder Berlinische Zeitung für gebildete, unbefangene Leser, publié par A. de Kotzebue, Berlin, chez Sander, 1803, in-4, p. 89.

289-b Voltaire arriva à Potsdam le 10 juillet.

29-a Au roi de Prusse. Sur M. Hony, marchand de vin. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 515, et notre édition, t. XXI, p. 326.

290-a Cette lettre est tirée de l'édition de Bâle, t. II, p. 245 et 246.

291-a La quintessence de cette lettre a été publiée dans La vie privée du roi de Prusse, ou Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même. A Amsterdam, 1784, in-12, p. 75.

291-b Voyez t II, p. 22, et t. XIX, p. 176.

291-c Épître à mon Esprit. Voyez t. X, p. 258.

294-a Tinois, ou Le Tinois, de Reims.

296-a Voyez t. III, p. 167.

296-b Voyez, dans le t. XIX, p. 37-39, les lettres du marquis d'Argens, nos 25 et 26.

296-c Le 8 février 1751.

298-a Cette lettre est tirée de l'édition de Bâle, t. II, p. 247 et 248.

298-b Voyez ci-dessus, p. 197, 271, 273, 270, 277, 278, 284, 286, etc. La reine Elisabeth-Christine écrit à son frère le duc Ferdinand de Brunswic, Berlin, 21 novembre 1750 : « M. d'Arnaud est parti aujourd'hui pour retourner en France; il s'est brouillé avec Voltaire. »

298-c M. de Gross, qui avait quitté Berlin vers la fin de l'année 1750. Voyez t. IV, p. 23.

299-a Voyez t. XXI, p. 8, 13 et 14.

3-a Avec le vieux Machiavel mitré. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 108.) Voyez. t. XXL, p. 393.

30-a Ces vers se trouvent, avec quelques corrections, dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Au donjon du château. Avec privilége d'Apollon. MDCCL, t. III, p. 100-102. Voyez notre onzième volume, p. 80 et 81.

301-a Cette lettre est tirée de l'édition de Bâle, t. II, p. 248 et 249.

301-b Travenol.

303-a Cette lettre est tirée du Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 377.

303-b L'Art de la guerre, en six chants. Voyez t. X, p. IV et V, et p. 259-318.

303-c La Mettrie, auteur d'un livre intitulé L'Homme machine. Voyez t. VII, p. 26-32.

303-d Tirée des Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 532.

305-a Cette lettre, que nous tirons du journal Der Freymüthige, 1803, p. 62, est relative à l'Épître du Roi au comte Gotter, t. X, p. 113-124.

308-a Frédéric partit, le 31 mai, de Potsdam pour Magdebourg, Minden, Bielefeld. Emden et Wésel, et, cette tournée militaire et administrative achevée, il revint à Potsdam, Je 23 juin.

308-b Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIX, p. 359. C'est le même Dialogue entre Marc-Aurèle et un récollet qu'on a placé, par méprise, parmi les Œuvres posthumes de Frédéric II. A Berlin, 1788, t. VI, p. 139-138. Voyez notre t. XIV, p. II et III.

309-a Le poëme de l'Art de la guerre.

31-a Le château de Moyland; Voltaire y arriva le 11 septembre, ainsi que le Roi, qui repartit le 14 pour Potsdam. Voyez t. XVI, p. 221, et t. XVII, p. 48, 76 et 77.

311-a Cette lettre est tirée du journal Der Freymüthige, 1804, p. 6.

314-a Chevalier de Malte.

315-a Voyez t. X, p. 153, et 156-166.

317-a Le Roi partit de Berlin pour la Silésie le 25 août, et revint le 15 septembre.

317-b Le marquis d'Argens, qui arriva de son pays à Potsdam le 26 août. Voyez ci-dessus, p. 296.

318-a Cette lettre est tirée du Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 385 et 386.

318-b Voyez t. IV, p. 14; t. VIII, p. 316; t. XIX, p. 118 et 119; et t. XXI, p. 185 et 422.

320-a Chambellan de Frédéric, envoyé en France au mois de janvier 1751, pour conclure un traité concernant les toiles de Silésie.

321-a A Voltaire. Qu'il prenne son parti sur les approches de la vieillesse et de la mort. Voyez t. X, p. 52-54.

321-b Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 530. Voyez aussi notre t. XIX, p. 464.

322-a Voyez t. XIII, p. 66 et 70.

323-a La Mettrie.

323-b Voyez t. XIII, p. 34; t. XIX, p. 38; et t. XX, p. 137.

323-c Le Siècle de Louis XIV. Publié par M. de Francheville, conseiller aulique de Sa Majesté, et membre de l'Académie royale des sciences et belles-lettres de Prusse. A Berlin, chez C.-F. Henning, imprimeur du Roi, MDCCLI, deux volumes in-12.

324-a Voyez ci-dessus, p. 108, 109 et 110.

328-a Voyez, ci-dessus, p. 290 et 291, la lettre de Frédéric, du 23 août 1750.

329-a Voyez t. X, p. 258, et ci-dessus, p. 291.

33-a Le Roi avait fait entrer deux mille hommes dans Maeseyk, pour soutenir ses droits sur la baronnie de Herstal. Voyez t. II, p. 59, et t. XVII, p. 73.

330-a Cette lettre est tirée du Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 383, et nous l'avons corrigée d'après l'autographe, dont feu M. Jean-Guillaume Oelsner, de Breslau, nous avait fourni une exacte copie.

330-b Anne-Henriette, fille de Louis XV, née en 1727, morte le 10 février 1752.

330-c Rome sauvée fut représentée à Paris le 24 février.

331-a Cette lettre est tirée du journal Der Freymüthige, 1803, p. 6.

331-b Fort construit à Potsdam, au mois de juillet 1752, par Jean de Balbi, lieutenant-colonel du génie, pour l'instruction des officiers de l'armée prussienne.

331-c Rome sauvée, ou Catilina.

333-a Frédéric partit de Berlin le 1er septembre.

333-b Cet ouvrage, en quatre chants, a été intitulé plus tard Poëme sur la Loi naturelle. Il se trouve dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 143-182. Voyez aussi notre t. XX, p. 74 et 75.

334-a Voyez t. VII, p. 26-32. Cet Éloge venait de paraître sous le titre de : Éloge du sieur La Mettrie, médecin de la Faculté de Paris, et membre de l'Académie royale des sciences de Berlin; avec le catalogue de ses ouvrages, et deux lettres qui le concernent. A la Haye, chez Pierre Gosse junior, libraire de S. A. R. MDCCLII, cinquante-neuf pages petit in-8.

334-b Voyez t. XX, p. 42 et 43.

335-a Cette lettre est tirée du Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 385, et nous l'avons collationnée sur l'autographe appartenant à M. Künzel, à Heilbronn.

335-b Ce n'est pas à Carnovie (Jägerndorf) que Marc-Aurèle écrivit ses Réflexions. Le Roi a confondu ce nom avec celui de Carnunte, en Pannonie, où l'empereur romain composa le second livre de son ouvrage.
Frédéric, se trouvant en quartier d'hiver à Breslau, en 1778, et présumant que Carnovie était la même ville que Carnunte, fit consulter là-dessus les savants les plus renommés, qui furent pour la négative, entre autres le recteur Arletius, auquel le Roi fit expédier, le 9 décembre, une flatteuse lettre de remercîment. Voyez Johann Caspar Arletius, par Julius Schmidt, Breslau, 1841, p. 15.

336-a La première idée du Dictionnaire philosophique fut mise en avant chez le Roi, le 28 septembre 1702. Voyez Colini, Mon séjour auprès de Voltaire, et Lettres inédites, etc. A Paris, 1807, p. 32. - Voltaire publia cet ouvrage sous le pseudonyme de Chérisac.

336-b Le Catalogue de la plupart des écrivains français qui ont paru dans le siècle de Louis XIV. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIX, p. 47-222.

337-a Cette lettre est tirée du Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 377 et 378.

338-a Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 378 et 379.

339-a Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 380 et 381.

339-b Il s'agit de ce qui forme aujourd'hui la première section de l'article Athée, dans le Dictionnaire philosophique. Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXVII, p. 159. Épicure et Protagoras y sont nommés; le passage sur Pascal ne s'y trouve plus.

34-a Voltaire écrit à M. de Camas, de la Haye, le 18 octobre 1740 :
« J'ai tout lieu d'espérer que la conduite du roi justifiera en tout l'Antimachiavel du prince. J'en juge par ce qu'il me fait l'honneur de m'écrire, du 7 octobre, au sujet de Herstal : Ceux qui ont cru que je voulais garder le comté de Horn, au lieu de Herstal, ne mont pas connu. Je n'aurais eu d'autres droits sur Horn que ceux que le plus fort a sur les biens du plus faible. »
Ce passage ne se trouve pas dans le texte qui nous est parvenu de la lettre du 7 octobre : peut-être faisait-il suite, dans l'original, au second alinéa de notre no 144.

34-b La Noue. Voyez t. XIX, p. 26 et 36.

34-c M. Du Molard. Voyez t. XVII, p. 76, 79 et 92.

340-a Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 379 et 380.

341-a Le sire de Coucy est un des principaux personnages de la tragédie de Voltaire qui fut représentée à diverses époques et avec divers changements, sous les titres de : Adélaïde Du Guesclin, le Duc d'Alençon, et Amélie, ou le Duc de Foir.

341-b Article du Dictionnaire philosophique.

341-c Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 386 et 387.

342-a Voyez t. XVII, p. 142.

342-b Il est question ici de l'Apologie de M. l'abbé de Prades. A Amsterdam, 1752, in-8. L'auteur de la première partie est l'abbé de Prades lui-même; celui de la seconde partie, dont Voltaire fait l'éloge, est l'abbé Yvon.

342-c Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIX, p. 530-548.

344-a Supplément aux Œuvres posthumes, t. II, p. 388.

344-b Ce billet était écrit au bas de celui qui précède.

345-a Cette pièce a été copiée sur l'autographe conservé par M. Benoni Friedländer.

345-b Ce qui précède était écrit de la main du Roi, et fut envoyé à V oltaire pour qu'il le signât. La fin de la lettre fut écrite par Voltaire sur la même feuille.

348-a Lorsque le Roi eut fait brûler l'Akakia de Voltaire, le 24 décembre 1752 (t. XIV, p. 196), celui-ci lui remit la clef de chambellan et l'ordre pour le mérite, avec ces vers :

Je les reçus avec tendresse,
Je vous les rends avec douleur;
C'est ainsi qu'un amant, dans son extrême ardeur,
Rend le portrait de sa maîtresse.

Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse mit seinen Verwandten und Freunden, p. 190.

348-b Trésorier privé du Roi. Voyez t. XIX, p. 37 et 48.

349-a Cette lettre est tirée de la Correspondance inédite de Voltaire avec Frédéric, le président de Brosses, etc., publiée par M. Foisset. Paris, 1836, p. 15-17.

349-b Le chevalier de La Touche.

35-a Gentil-Bernard, sans doute. Voyez t. X, p. 9, t. XVIII, p. 11, et t. XXI, p. 84 et 384.

35-b Le prince d'Orange. Voyez t. XXI, p. 294 et 295.

35-c Abraham-George Luiscius, précédemment envoyé prussien à la Haye; Voltaire en parle dans la Vie privée du roi de Prusse. A Amsterdam, 1784, in-12, p. 9. Voyez ses Œuvres. édit. Beuchot, t. XL, p. 44. Voyez aussi t. I, p. 200 de notre édition.

350-a Le 5 mars 1753, Voltaire quitta la maison de Francheville (t. XIV, p. 196) pour aller loger dans celle du négociant Schweigger, hors de la porte de Stralow. Cette propriété, qu'il nomme deux fois Belvédère dans ses lettres, a été morcelée depuis, et forme à présent les numéros 56, 57, 58 et 59 de la Hohmarktstrasse.

351-a Cette lettre est tirée des archives du Cabinet de Berlin. Elle fut dictée par le Roi à l'abbé de Prades. Voyez t. XX, p. 297.

351-b Tirée des archives du Cabinet de Berlin.

352-a Ce fragment, formant le précis d'une lettre à Voltaire, a été copié sur la minute autographe du Roi, conservée aux archives du Cabinet de Berlin.

352-b Voltaire partit de Potsdam le 26 mars.

353-a Cette lettre est tirée des Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LVI, p. 291.

354-a Cette lettre est tirée du Berliner Kalender fûr 1846, Berlin, Reimarus, p. 37 et 38. Elle fait partie de l'ouvrage de Varnhagen d'Ense, Voltaire in Frankfurt am Main 1753.

355-a Cette phrase se trouve presque textuellement dans la lettre de Frédéric à Voltaire, du 23 août 1750. Voyez ci-dessus, p. 290.

355-b Cette lettre est tirée des archives du Cabinet de Berlin, où l'on en conserve la minute, de la main de Frédéric. Pour la date du 19 juin, nous l'avons ajoutée d'après Varnhagen d'Ense. l. c., p. 75 et 76.

356-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIX, p. 511-513.

36-a Jean-Pierre de Raesfeld, envoyé de Prusse à la Haye de 1739 à 1741.

37-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 116-120. Il s'en trouve aussi deux fragments dans le t. LXV de l'édition de Kehl, l'un à la page 51, et l'autre à la page 56. Le premier fait partie de la lettre qui porte, dans notre recueil, le no 148 et la date du 12 octobre : le second est cité comme variante dans notre no 151, du 21 (24).

43-a Cet alinéa se trouve déjà dans la lettre du 7 octobre (Voyez ci-dessus, p. 38); mais nous n'avons pas cru devoir corriger ce double emploi.

44-a Le marquis de Fénelon, ambassadeur en Hollande. Voyez t. I, p. 200, et t. VIII, p. 31 et 32.

45-a George-Louis comte de Berghes, évêque de Liége. Voyez ci-dessus, p. 33.

45-b Sommaire des droits de Sa Majesté le roi de Prusse sur Herstal. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. L, p. 605. (Imprimé pour la première fois dans la Gazette d'Amsterdam du 7 octobre 1740.)

46-a Voyez t. XIV, p. 92.

49-a Cette lettre, tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 120-125, se trouve aussi dans l'édition de Kehl, t. LXV, p. 56, sous le numéro 27, et la date du 24 octobre 1740.

50-a Voyez t. VIII, p. 58.

50-b L'évêque de Liége et van Duren.

51-a Au lieu de ces quarante-huit vers, on ne trouve dans l'édition de Kehl que les suivants, qui font partie du no 146 de notre recueil (voyez ci-dessus, p. 38) :

L'ananas, qui de tous les fruits
Rassemble en lui le goût exquis,
Voltaire, est ton parfait emblème;
Ainsi les arts au point suprême
Se trouvent en toi réunis.

51-b Qu'un vieillard têtu. (Variante de l'édition de Kehl, t. LXV, p. 56.)

52-a La fin de cette lettre, depuis le vers :

Tu naquis pour la liberté,

est omise dans le t. LXV, p. 57 de l'édition de Kehl; mais ce fragment s'y trouve, l. c, p. 41, et 42 formant lettre à part, sous le no 20; c'est notre no 142.

53-a Exode, chap. XXXIII, v. 11 et 23.

55-a Cette lettre est tirée des Œuvres posthumes, t. IX, p. 126 et 127.

55-b Daniel, chap. II. Voyez t. XXI, p. 186.

56-a Voyez t. X, p. 11-13, et t. XX, p. 4.

57-a Frédéric écrit à Algarotti, le 21 novembre 1740 : « Voltaire est arrivé, etc.; » et à Jordan, le 28 : « Son apparition de six jours me coûtera par journée cinq cent cinquante écus. » Voyez t. XVIII, p. 28, et t. XVII, p. 79.

60-a Voltaire ne partit que le 2 ou le 3 décembre.

60-b Ces vers font allusion à la Réponse du Roi au Billet de congé de Voltaire. Voyez t. XIV, p. 193.

61-a Cette lettre, où Voltaire a l'air de s'adresser à Algarotti, était en réalité pour le Roi.

62-a Par ce nom des personnages de la Comédie italienne Voltaire désigne ici les prêtres inquisiteurs. (Note de l'édition Beuchot.)

62-b Les lagunes de Venise, ville natale d'Algarotti. Voyez t. XVIII, p. 1.

63-a Voltaire avait une ophthalmie, en quittant Berlin.

63-b Voyez t. XXI, p. 53, 55, 432 et 433.

63-c Charles-Antoine de Guérin, connu sous le nom de marquis de Lugeac.

65-a Allusion à Stanislas Leszczynski. Voyez t. XXI, p. 244 et 245. Voyez aussi t. I, p. 128, 188 et suivantes, et t. II, p. 27.

65-b Algarotti.

65-c Maupertuis.

65-d Du Molard.

65-e Jordan.

67-a Le baron Horn af Åminne.

68-a Cette pièce se trouve dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LIV, p. 256-263. Nous l'avons omise, comme quelques dédicaces d'Algarotti adressées à Frédéric (t. XVIII, p. III). D'ailleurs, Voltaire dédia, depuis, son Mahomet au pape Benoît XIV, au lieu de le dédier à Frédéric, comme il avait d'abord eu l'intention de le faire. Voyez, ci-dessous, p. 78, sa lettre à Frédéric, du 5 mai 1741.

76-a Voyez t. II, p. 88 et 89.

77-a Voyez t. XVII, p. 118 et 119.

77-b Le colonel de Camas mourut à Breslau, d'une fièvre chaude, le 14 avril 1741. Voyez t. XVI, p. x et XI, et p. 137-192.

77-c Knobelsdorff. Voyez ci-dessous, p. 80.

8-a I Samuel, chap. X. v. 1.

80-a Le prince Frédéric. Voyez t. II, p. 85, t. III, p. 63, et t. XVIII, p. 157.

83-a Le cardinal de Fleury.

83-b Lord Hyndford, envoyé anglais. Voyez t. II, p. 89 et suivantes.

83-c M. Reede de Ginkel, envoyé hollandais. Voyez t. II, p. 90.

87-a A partir du temps où cette lettre fut écrite, Frédéric donna à son ami Jordan le surnom de Tindalien, par allusion au déiste anglais Tindal, dont ce savant aimait les ouvrages. Nous ne savons, du reste, si Jordan a jamais traduit aucun auteur anglais. Voyez t. XVII, p. 149, 166, 193, 190, 198, 204, etc.

89-a Voyez ci-dessus, p. 28.

9-a Le 21 juin 1740. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 111.) Cette date-ci est évidemment la vraie, car l'enterrement du roi défunt, dont il est parlé dans la lettre, eut lieu le 22, à Potsdam.

9-b Discours sur la Fausseté, t. XI, p. 91-97; il se termine par ce vers : Allez, voyez Camas, vous direz le contraire.

9-c Épître LX. Au roi de Prusse Frédéric le Grand, en réponse à une lettre dont il honora l'auteur, à son avénement à la couronne. Voyez Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. XIII, p. 138-140.

92-a Neisse fut pris le 31 octobre. Quant aux vers dont il s'agit ici, ils nous sont inconnus.

92-b I Rois, chap. XI, v. 1 et 3.

93-a Milton dit dans le Paradis perdu, livre VIII, v. 383 et 384 :

Among unequals what society
Can sort, what harmony, or true delight?

98-a Ou plutôt selon saint Paul, 1 Corinthiens, chap. VI, v. 9.