<28> Sire, sur ce sujet. Une ode régulière, dans ma maudite langue, exige trois mois d'un travail assidu, pour être passable. A l'égard des brimborionsa dont j'avais parlé, je les aurais surtout demandés, si quatre ou cinq cent mille hommes prévalaient contre vous, si vous étiez seul, réduit à votre courage et à votre supériorité sur les autres hommes; mais si vous continuez à être la terreur de trois ou quatre nations, à nettoyer en deux mois trois ou quatre provinces d'ennemis, d'être le plus puissant prince de l'Europe par vous-même, alors ce serait à V. M. à me les offrir. Je me suis fait un tombeau entre les Alpes et le mont Jura; j'y ai deux seigneuries considérables, qui sont, aux yeux d'un roi, des taupinières. Je n'ai nulle envie de briller aux yeux de mes paysans; mon cœur seul demandait ces marques de votre souvenir, et les méritait. Je vous regarderai, Sire, comme le plus grand homme de l'Europe; mais je n'ai besoin de rien que du souvenir de ce grand homme qui, au bout du compte, m'a arraché à ma patrie, à ma famille, à mes emplois, à mes charges, à ma fortune, et qui m'a planté là.

J'attends la mort tout doucement. Tracassez bien, Sire, votre illustre, et glorieuse, et malheureuse vie, et puissiez-vous enfin goûter le repos, qui est le seul but de tous les hommes, et qui sera mieux employé par un philosophe tel que vous que par aucun de ceux qui croient l'être!

Pour mon respect, V. M. ne s'en soucie guère; mais il est sans bornes.


a Ce que Voltaire appelle brimborions, babioles et bagatelles, c'est l'ordre pour le mérite et la clef de chambellan, qu'il avait rendus le 24 décembre 1752, que le Roi lui avait redonnés, et que le poëte avait été obligé de restituer à Francfort-sur-le-Main, le 1er juin 1753. Il les redemanda souvent, soit directement, soit par l'intermédiaire de d'Alembert, comme une réparation d'honneur; mais le Roi ne les lui rendit jamais, quoiqu'il lui en eût fait concevoir l'espérance, dans sa lettre du 2 mars 1759, qui suit celle-ci.