384. AU MÊME.

Berlin, 8 janvier 1766.

Non, il n'est point de plus plaisant vieillard que vous. Vous avez conservé toute la gaîté et l'aménité de votre jeunesse. Votre lettre sur les miracles m'a fait pouffer de rire. Je ne m'attendais pas à m'y trouver, et je fus surpris de m'y voir placé entre les Autrichiens et les cochons.107-b Votre esprit est encore jeune, et, tant qu'il restera tel, il n'y a rien à craindre pour le corps. L'abondance de cette liqueur qui circule dans les nerfs, et qui anime le cerveau, prouve que vous avez encore des ressources pour vivre.

Si vous m'aviez dit, il y a dix ans, ce que vous dites en finissant votre lettre, vous seriez encore ici. Sans doute que les hommes ont leurs faiblesses,107-c sans doute que la perfection n'est point leur partage; je le ressens moi-même, et je suis convaincu de l'injustice qu'il<108> y a d'exiger des autres ce qu'on ne saurait accomplir, et à quoi soi-même on ne saurait atteindre. Vous deviez commencer par là; tout était dit, et je vous aurais aimé avec vos défauts, parce que vous avez assez de grands talents pour couvrir quelques faiblesses. Il n'y a que les talents qui distinguent les grands hommes du vulgaire. On peut s'empêcher de commettre des crimes; mais on ne peut corriger un tempérament qui produit de certains défauts, comme la terre la plus fertile, en même temps qu'elle porte le froment, fait éclore l'ivraie.108-a L'infâme ne donne que des herbes venimeuses. Il vous est réservé de l'écraser avec votre redoutable massue, avec les ridicules que vous répandez sur elle, et qui portent plus de coups que tous les arguments.108-b Peu d'hommes savent raisonner, tous craignent le ridicule.

Il est certain que ce qu'on appelle honnêtes gens en tout pays commence à penser. Dans la superstitieuse Bohême, en Autriche, ancien siége du fanatisme, les personnes de mise commencent à ouvrir les yeux. Les images des saints n'ont plus ce culte dont elles avaient joui autrefois. Quelques barrières que la cour oppose à l'entrée des bons ouvrages, la vérité perce, nonobstant toutes ces sévérités. Quoique les progrès ne soient pas rapides, c'est toutefois un grand point que de voir un certain monde qui déchire le bandeau de la superstition.

Dans nos pays protestants on va plus vite; et peut-être ne faudra t-il plus qu'un siècle pour que les animosités qui naquirent des parties sub utraque,108-c et la Sorbonne, soient entièrement éteintes. De ce vaste domaine du fanatisme, il ne reste guère que la Pologne, le Portugal, l'Espagne et la Bavière, où la crasse ignorance et l'engourdissement des esprits maintiennent encore la superstition.

<109>Pour vos Genevois, depuis que vous y êtes, ils sont non seulement mécroyants, ils sont encore devenus tous de beaux esprits. Ils font des conversations entières en antithèses et en épigrammes. C'est un miracle par vous opéré. Qu'est-ce que ressusciter un mort, en comparaison de donner de l'imagination à qui la nature en a refusé? En France, aucun conte de balourdise qui ne roule sur un Suisse; en Allemagne, quoique nous ne passions pas pour les plus découplés, nous plaisantons cependant la nation helvétique. Vous avez tout changé. Vous créez des êtres où vous résidez; vous êtes le Prométhée de Genève. Si vous étiez demeuré ici, nous serions à présent quelque chose. Une fatalité qui préside aux choses de la vie n'a pas voulu que nous jouissions de tant d'avantages.

A peine aviez-vous quitté votre patrie, que la belle littérature y tomba en langueur; et je crains que la géométrie n'étouffe en ce pays le peu de germe qui pouvait reproduire les beaux-arts. Le bon goût fut enterré à Rome dans le tombeau de Virgile, d'Ovide et d'Horace; je crains que la France, en vous perdant, n'éprouve le sort des Romains.

Quoi qu'il arrive, j'ai été votre contemporain. Vous durerez autant que j'ai à vivre, et je m'embarrasse peu du goût, de la stérilité ou de l'abondance de la postérité.

Adieu; cultivez votre jardin,109-a car voilà ce qu'il y a de plus sage.


107-b Frédéric est plusieurs fois cité et loué dans les Questions sur les miracles, 1765. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLII, p. 178, 201, 226, 227, 244 et 247. Il est parlé de la maison d'Autriche et des cochons aux pages 181 et 156.

107-c Allusion à une lettre de Voltaire, du 21 décembre 1765, qui est perdue, et où se trouvaient les mots suivants, que nous tirons de la traduction allemande, et que nous retraduisons ainsi : « Vous parlez de mes faiblesses; oubliez-vous que je suis homme? » Voyez Friedrichs des Zweiten hinterlassene Werke. Aus dem Französichen übersetzt. Berlin, 1789, t. I, p. XXXI (b).

108-a Tout le passage commençant par « Sans doute, » est en partie omis, en partie altéré dans l'édition de Kehl; nous le tirons des Œuvres posthumes, t. X, p. 24.

108-b Avec le ridicule que vous répandez sur elle, et qui porte coup plus que tous les arguments. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 24 et 25.)

108-c Sub utraque et sub una. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 25.)

109-a « Mais il faut cultiver notre jardin. »Candide, Œuvres de Voltaire, édition Beuchot. t. XXXIII, p. 344.