544. A VOLTAIRE.

Potsdam, 8 avril 1776.

J'ai lu avec plaisir les Lettres curieuses que vous avez bien voulu m'envoyer. J'ai beaucoup ri de l'anecdote sur Alexandre, rapportée par Oléarius.423-b L'abbé Pauw est tout vain de ce que ces Lettres lui<424> sont adressées; il croit n'avoir aucune dispute avec vous pour le fond des choses; il croit qu'il ne diffère de vos opinions sur les Chinois que de quelques nuances; il croit que l'empire de la Chine remonte à la plus haute antiquité, qu'on y connaît les principes de la morale, que les lois y sont équitables : mais il est aussi très-persuadé que, avec ces lois et cette morale, les hommes sont les mêmes à Pékin qu'à Paris, à Londres, et à Naples.

Ce qui le révolte le plus contre cette nation, c'est l'usage barbare d'exposer les enfants, c'est la friponnerie invétérée dans ce peuple, ce sont les supplices plus atroces que ceux dont on ne se sert encore que trop en Europe.

Je lui dis : Mais ne voyez-vous pas que le Patriarche de Ferney suit l'exemple de Tacite? Ce Romain, pour animer ses compatriotes à la vertu, leur proposait pour modèle de candeur et de frugalité nos anciens Germains, qui certainement ne méritaient alors d'être imités de personne. De même M. de Voltaire se tue de dire à ses Velches : Apprenez des Chinois à récompenser les actions vertueuses, encouragez comme eux l'agriculture, et vous verrez vos landes de Bordeaux et votre Champagne pouilleuse, fécondées par vos travaux, produire d'abondantes moissons; faites de vos encyclopédistes des mandarins, et vous serez bien gouvernés. Si les lois sont uniformes et les mêmes dans tout le vaste empire de la Chine, ô Velches! n'êtes-vous pas honteux de ce que, dans votre petit royaume, vos lois changent à chaque poste, et qu'on ne sait jamais par quelle coutume on est jugé?

L'abbé me répond que vous faites fort bien; mais il prétend que la Chine n'est ni si heureuse ni si sage que vous le soutenez, et qu'elle est rongée par des abus plus intolérables que ceux dont on se plaint dans notre Occident.

Il me semble donc que votre dispute se réduit à ceci : est-il permis d'employer des mensonges officieux pour parvenir à de bonnes<425> fins? On pourra soutenir le pour et le contre, et sur cette question les avis ne se réuniront jamais.425-a

Pour moi, pauvre Achille, si tant y a, je ne suis invulnérable ni aux talons, ni aux genoux, ni aux mains. La goutte s'est promenée successivement dans tout mon corps, et m'a donné une bonne leçon de patience. Il n'y a que ma tête qui est demeurée hors d'atteinte. A présent j'ai fait divorce avec cette harpie, et j'espère au moins d'en être délivré pour un temps. Il faut bien que notre frêle machine soit détruite par le temps, qui absorbe tout. Mes fondements sont déjà sapés; je défends encore la citadelle, et j'abandonne les ouvrages extérieurs à la force majeure, qui bientôt m'achèvera par quelque assaut bien préparé.

Mais tout cela ne m'embarrasse guère, pourvu que j'apprenne que le Protée de Ferney a eu quelques succès contre l'infâme, qu'il éclaire encore la littérature, la raison, les finances, etc., etc. Cela me suffit, et j'espère qu'il n'oubliera pas l'ex-jésuite de Sans-Souci. Vale.

Je reçois une lettre de ma nièce de Hollande, qui me marque que, un mandarin chinois étant arrivé à la Haye, elle avait eu la curiosité de le voir et de lui parler par le moyen d'un interprète; qu'il passait pour être fort ignorant et pour avoir peu d'esprit. L'abbé Pauw triomphe de cette nouvelle. Je lui ai répondu qu'une hirondelle ne fait pas l'été, et qu'il faut nécessairement, selon les lois éternelles de la nature, que sur une population de cent soixante millions d'âmes, dont vous gratifiez la Chine, il y ait au moins quatre-vingt-dix millions de bêtes et d'imbéciles, et que la mauvaise étoile de la Chine a voulu que précisément un être de cette espèce eût lait le voyage de Hollande. Si je ne l'ai pas assez réfuté, je vous abandonne le reste.


423-b Voyez Lettres chinoises, indiennes, tartares, onzième lettre; Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. XLVIII, p. 245-247.

425-a Voyez, la lettre de Frédéric à d'Alembert, du 3 avril 1770; la lettre de celui-ci à Frédéric, du 22 septembre 1777; et la réponse du Roi, du 5 octobre 1777.