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59. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 8 février 1766.



Madame ma sœur,

Je ne manquerai pas d'entrer dans les idées de Votre Altesse Royale pour tâcher d'inspirer des sentiments conciliants à l'avocat des conférences. Vous avez grande raison, madame, de condamner cet esprit opiniâtre et contentieux dans lequel la plupart des gens d'affaires font consister leur mérite. Il serait heureux qu'on pût se passer d'eux; il ne faut les considérer que comme des mâtins de basse-cour qu'on ne déchaîne que pour les laisser poursuivre le voleur. Tous les hommes devraient naturellement vivre en intelligence; la terre est assez grande pour les contenir, pour les nourrir et les occuper. Deux malheureux mots ont tout gâté, le mien et le tien; de là sont nés l'intérêt, l'envie, l'injustice, la violence, et tous les crimes. Si j'avais eu le bonheur de naître particulier, je n'aurais eu de procès avec personne, parce que j'aurais cédé jusqu'à ma chemise, et que j'aurais trouvé des ressources dans une industrie honnête. Il en est autrement des princes; une opinion s'est établie dans l'esprit des hommes, que, s'ils cèdent, c'est par faiblesse, ou qu'ils sont dupes, ou qu'ils sont lâches, s'ils sont modérés. Il y en a que leur facilité et leur bonté ont rendus des objets de mépris aux yeux de leurs peuples. Je vous avoue, madame, que d'aussi faux appréciateurs du mérite doivent être dédaignés, qu'on ne doit tenir aucun compte de leur jugement, et qu'ils se rendent eux-mêmes méprisables. Toutefois c'est la voix publique qui décide des réputations; et, quelque envie que l'on ait de braver les jugements de ce tribunal, on se trouve quelquefois obligé de le respecter. Les juges éclairés sont, quoique en petit nombre, infiniment préférables à ceux de la multitude. Lucain dit :